[1] Ce livre a été écrit vers l’an 426.
Saint Augustin expose le développement des deux cités depuis l’époque d’Abraham jusqu’à la fin du monde ; il signale en même temps les oracles qui ont annoncé Jésus-Christ, soit chez les sibylles, soit principalement chez les prophètes qui ont écrit depuis la naissance de l’empire romain, tels qu’Osée, Amos, Isaïe, Michée et les suivants.
J’ai promis de parler de la naissance, du progrès et de la fin des deux cités, après avoir réfuté, dans les dix premiers livres de cet ouvrage, les ennemis de la Cité de Dieu, qui préfèrent leurs dieux à Jésus-Christ, et dont l’âme dévorée d’une pernicieuse envie a conçu contre les chrétiens la plus implacable inimitié. J’ai fait voir en quatre livres, depuis le onzième jusqu’au quatorzième, la naissance des deux cités. Le quinzième en a montré le progrès, depuis le premier homme jusqu’au déluge, et depuis le déluge jusqu’à Abraham. Mais depuis Abraham jusqu’aux rois des Juifs, période exposée dans le seizième livre, et depuis ces rois jusqu’à la naissance du Sauveur, où nous conduit le dix-septième, il semble que la seule Cité de Dieu se soit montrée dans notre récit, quoique celle du monde n’ait pas laissé de continuer son cours. J’ai procédé de la sorte, afin que le progrès de la Cité de Dieu parût plus distinctement, depuis que les promesses de l’avènement du Messie ont commencé à être plus claires ; et toutefois il est vrai de dire que, jusqu’à la publication du Nouveau Testament, cette cité ne s’est montrée qu’à travers des ombres. Il faut donc reprendre maintenant le cours de la cité du monde depuis Abraham, afin qu’on puisse comparer ensemble le développement des deux cités.
La société des hommes répandue par toute la terre, dans les lieux et les climats les plus différents, ne cherchant qu’à satisfaire ses besoins ou ses convoitises, et l’objet de ses désirs n’étant capable de suffire ni à tous, ni à personne, parce que ce n’est pas le bien véritable, il arrive d’ordinaire qu’elle se divise contre elle-même et que le plus faible est opprimé par le plus fort. Accablé par le vainqueur, le vaincu achète la paix aux dépens de l’empire, et même de la liberté, et c’est un rare et admirable spectacle que celui d’un peuple qui aime mieux périr que de se soumettre. En effet, la nature crie en quelque sorte à l’homme qu’il vaut mieux subir le joug du vainqueur que de s’exposer aux dernières fureurs de la guerre. Et c’est ainsi que dans la suite des temps, non sans un conseil de la providence de Dieu, qui règle le sort des batailles, quelques peuples ont été les maîtres des autres. Or, entre tous les empires que les divers intérêts de la cité de la terre ont établis, il en est deux singulièrement puissants, celui des Assyriens et celui des Romains, distincts l’un de l’autre par les lieux comme par les temps. Celui des Assyriens, situé en Orient, a fleuri le premier ; et celui des Romains, qui n’est venu qu’après, s’est étendu en Occident : la fin de l’un a été le commencement de l’autre. On peut dire que les autres royaumes n’ont été que des rejetons de ceux-là.
Ninus, second roi des Assyriens, qui avait succédé à son père Bélus[1], tenait l’empire, quand Abraham naquit en Chaldée. En ce temps-là florissait aussi le petit royaume des Sicyoniens, par lequel le docte Varron commence son histoire romaine[2]. Des rois des Sicyoniens, il descend aux Athéniens, de ceux-ci aux Latins, et des Latins aux Romains. Mais, comme je l’ai dit, tous ces empires qui ont précédé la fondation de Borne étaient peu de chose en comparaison de celui des Assyriens ; et Salluste, tout en reconnaissant que les Athéniens ont été célèbres dans la Grèce, croit pourtant que la renommée a exagéré leur puissance. « Les faits d’armes d’Athènes, dit-il, ont été grands et glorieux, je n’en disconviens pas ; mais toutefois je les crois un peu au-dessous de ce qu’on en publie. L’éloquence des historiens a beaucoup contribué à leur éclat, et la vertu de ses héros a été rehaussée de toute la grandeur de ses beaux génies[3] ». Ajoutez à cela qu’Athènes a été l’école des lettres et de la philosophie, ce qui n’a pas peu contribué à sa gloire. Mais à ne considérer que la puissance matérielle, il n’y avait point en ce temps-là d’empire plus fort ni plus étendu que celui d’Assyrie. En effet, on dit que Ninus subjugua toute l’Asie, c’est-à-dire la moitié du monde, et porta ses conquêtes jusques aux confins de la Libye. Les Indiens furent les seuls de tous les peuples d’Orient qui demeurèrent libres de sa domination ; encore, après sa mort, furent-ils soumis par sa femme Sémiramis[4]. Ce fut donc alors, sous le règne de Ninus[5], qu’Abraham naquit chez les Chaldéens ; mais, comme l’histoire des Grecs nous est bien plus connue que celle des Assyriens, ayant passé jusqu’à nous par les Latins, et, après ceux-ci, par les Romains, qui en sont descendus, j’estime qu’il ne sera pas hors de propos de rappeler à l’occasion les rois des Assyriens, afin qu’on voie comment Babylone, ainsi que l’ancienne Home, s’avance dans le cours des siècles avec la Cité de Dieu, étrangère ici-bas. Quant aux faits qui doivent nous servir à mettre en parallèle les deux cités, il vaut mieux les emprunter aux Grecs et aux Latins, parmi lesquels je comprends Rome, comme une seconde Babylone.
Or, à la naissance d’Abraham, Ninus était le second roi des Assyriens, et Europs le second roi des Sicyoniens ; l’un avait succédé à Bélus, et l’autre à Aegialeus[6]. Quand Dieu promit à Abraham une postérité nombreuse, après qu’il fut sorti de Babylone, les Assyriens en étaient à leur quatrième roi, et les Sicyoniens à leur cinquième : Alors le fils de Ninus régnait chez les Assyriens après sa mère Sémiramis, qu’il tua, dit-on, parce qu’elle voulait former avec lui une union incestueuse[7]. Quelques-uns croient qu’elle fonda Babylone, peut-être parce qu’elle la rebâtit[8] ; car nous avons montré au seizième livre quand et comment Babylone fut fondée. Pour ce fils de Sémiramis, les uns le nomment Ninus comme son père, les autres Ninyas. Telxion tenait alors le sceptre des Sicyoniens, et son règne fut si tranquille que ses sujets, après sa mort, firent de lui un dieu et lui décernèrent des jeux et des sacrifices.
[1] Sur Bélus, voyez Hérodote, lib. I, cap. 181 et seq. La plupart des historiens font commencer l’empire d’Assyrie à Nions. Bélus a été ajouté par les historiens postérieurs, notamment par Eusèbe dans sa Chronique.
[2] Voyez plus haut (livre VI, ch. 2) le témoignage éclatant que rend saint Augustin à la science de Varron. – L’histoire romaine don il est question ici et qui est entièrement perdue, est mentionnée par les grammairiens Charisius et Servius et par Arnobe (Adv. Gent., lib. V, p. 143 de l’édition de Stewech).
[3] Catil. ch. 8.
[4] Voyez Diodore de Sicile, d’après Ctésias (lib. II, cap. 15 et seq.)
[5] Saint Augustin suit la Chronique d’Eusèbe ; d’autres font naître Abraham la vingtième année du règne de Sémiramis.
[6] Ces synchronismes sont établis d’après Eusèbe.
[7] C’est le récit de Justin, abréviateur de Trogne-Pompée, qui écrivait probablement d’après Ctésias. Comp. Agathias, Hist., lib. II, cap. 24.
[8] Diodore de Sicile et Justin, d’après Ctésias (page 396 et seq. de l’édition de Baehr), font bâtir Babylone par Sémiramis. Suivant Josèphe et Eusèbe, Bélus serait le fondateur de Babylone, et Sémiramis n’aurait fait que la restaurer et la fortifier.
Ce fut sous le règne de Teixion que naquit Isaac, selon la promesse que Dieu en avait faite à son père Abraham, qui l’eut à l’âge de cent ans de sa femme Sarra, à qui la stérilité et le grand âge avaient ôté l’espérance d’avoir des enfants : Arrius[1], cinquième roi des Assyriens, régnait alors. Isaac, âgé de soixante ans, eut de sa femme Rébecca deux enfants jumeaux, Esaü et Jacob, Abraham étant encore vivant et âgé de cent soixante ans ; mais il mourut quinze ans après, sous le règne de l’ancien Xerxès, roi des Assyriens, surnommé Baléus, et de Thuriacus ou Thurimachus, roi des Sicyoniens, tous deux septièmes souverains de leurs peuples. Le royaume des Argiens prit naissance sous les petits-fils d’Abraham, et Inachus en fut le premier roi. Il ne faut pas oublier, qu’au rapport de Varron, les Sicyoniens avaient coutume de sacrifier sur le sépulcre de Thurimachus. Sous les règnes d’Armamitres et de Leucippus, huitièmes rois des Assyriens et des Sicyoniens, et sous celui d’Inachus, premier roi des Argiens, Dieu parla à lsaac et lui promit, comme il avait fait à son père, qu’il donnerait la terre de Chanaan à sa postérité, et qu’en elle toutes les nations seraient bénies. Il promit la même chose à son fils Jacob, appelé depuis Israël, sous le règne de Bélocus, neuvième roi des Assyriens, et de Phoronée, fils d’Inachus, deuxième roi des Argiens ; car Leucippus, huitième roi des Sicyoniens, vivait encore. Ce fut sous ce Phoronée [2], roi d’Argos, que la Grèce commença à devenir célèbre par ses lois et ses institutions. Phegoiis, cadet de Phoronée, fut honoré comme un dieu après sa mort, et on lui bâtit un temple sur son tombeau. J’estime qu’on lui déféra cet honneur, parce que, dans la partie du royaume que son père lui avait laissée, il avait élevé des chapelles aux dieux, et divisé les temps par mois et par années. Surpris de ces nouveautés, les hommes encore grossiers crurent qu’il était devenu dieu après sa mort, ou le voulurent croire. On dit qu’Io, fille d’Inachus, appelée depuis Isis, fut honorée en Egypte comme une grande déesse ; d’autres pourtant la font venir d’Ethiopie en Egypte, où elle gouverna avec tant de sagesse et de justice que les Egyptiens, qui lui devaient en outre l’invention des lettres et beaucoup d’autres choses utiles, la révérèrent comme une divinité, et défendirent, sous peine de la vie, de dire qu’elle avait été une simple mortelle.
[1] L’édition bénédictine donnait Arabius, auquel la nouvelle édition de 1838 substitue Arrius. Voyez la note du savant éditeur, tome VII, page 776.
[2] Pausanias fait honneur à Phoronée d’avoir initié son peuple à l’usage du feu (lib. II, cap. 15) ; ce que saint Augustin dit de ce personnage et de son frère Phegoüs est très-probablement emprunté à Vairon. Comp. Platon, Timée, init.
Pendant que Baléus, dixième roi des Assyriens, occupait le trône sous le règne de Messapas, surnommé Céphisus, neuvième roi des Sicyoniens (si toutefois ce ne sont point là deux noms différents), et sous celui d’Apis, troisième roi des Argiens, Isaac mourut âgé de cent quatre-vingts ans, et laissa ses deux jumeaux qui en avaient cent vingt. Le plus jeune des deux, Jacob, qui appartenait à la Cité de Dieu, à l’exclusion de l’aîné, avait douze fils. Joseph, l’un d’eux, ayant été vendu par ses frères du vivant d’Isaac, leur aïeul, à des marchands qui trafiquaient en Egypte, fut tiré de la prison où l’avait fait mettre sa chasteté, courageusement défendue contre la passion d’une femme adultère, et présenté à l’âge de trente ans à Pharaon, roi d’Egypte. Ce prince le combla d’honneurs et de biens, parce qu’il lui avait expliqué ses songes et prédit les sept années d’abondance, qui devaient être suivies des sept autres années de stérilité. Ce fut à la seconde de ces années stériles que Jacob vint en Egypte avec toute sa famille, âgé de cent trente ans, comme il le dit lui-même au roi Pharaon. Joseph en avait alors trente-neuf, attendu que les sept années d’abondance et les deux de stérilité s’étaient écoulées, depuis qu’il avait commencé à être en faveur.
En ce temps, Apis, roi des Argiens, qui était venu par mer en Egypte et qui y était mort, devint ce fameux Sérapis, le plus grand de tous les dieux des Egyptiens. Pourquoi ne fut-il pas nommé Apis après sa mort, mais Sérapis ? Varron en rend une raison fort claire, qui est que les Grecs appelant un cercueil soros[1], et celui d’Apis ayant été honoré avant qu’on lui eût bâti un temple, on le nomma d’abord Sorosapis ou Sorapis, et puis, en changeant une lettre, comme cela arrive souvent, Sérapis. Il fut ordonné que quiconque l’appellerait homme serait puni du dernier supplice ; et Varron dit que c’était pour signifier cette défense que les statues d’Isis et de Sérapis avaient toutes un doigt sur les lèvres. Quant à ce bœuf que l’Egypte, par une merveilleuse superstition, nourrissait si délicatement[2] en l’honneur du dieu, comme ils l’adoraient vivant et non pas dans le cercueil, ils l’appelèrent Apis et non Sérapis. A la mort de ce bœuf, on en mettait un autre à sa place, marqué pareillement de certaines taches blanches, où le peuple voyait une grande merveille et un don de la divinité ; mais, en vérité, il n’était pas difficile aux démons, qui prenaient plaisir à tromper ces peuples, de représenter à une vache pleine un taureau pareil à Apis, comme fit Jacob[3], qui obtint des chèvres et des brebis de la même couleur que les baguettes bigarrées qu’il mettait devant les yeux de leurs mères. Ce que les hommes font avec des couleurs véritables, les démons le peuvent faire très-aisément par le moyen de couleurs fausses et fantastiques.
[1] Zorós, cercueil, urne funéraire, sarcophage.
[2] Sur la nourriture du bœuf Apis, voyez Strabon, lib. XVII, cap. 1. § 31.
[3] Gen. XXX, 39.
Apis, roi des Argiens et non des Egyptiens, mourut donc en Egypte, et son fils Argus lui succéda. C’est de lui que les Argiens prirent leur nom, car on ne les appelait pas ainsi auparavant. Sous son règne, Eratus gouvernant les Sicyoniens, et Baléus, qui vivait encore, les Assyriens, Jacob mourut en Egypte, âgé de cent quarante-sept ans, après avoir béni ses enfants et les enfants de son fils Joseph, et annoncé clairement le Messie, lorsque, bénissant Juda, il dit : « Il ne manquera ni prince de la race de Juda, ni chef de son sang, jusqu’au jour où ce qui lui a été promis sera accompli ; et il sera l’attente des nations[1] ». Sous le règne d’Argus, la Grèce commença à cultiver son sol et à semer du blé. Argus, après sa mort, fut adoré comme un dieu, et on lui décerna des temples et des sacrifices : honneur suprême déjà rendu avant lui sous son propre règne à un particulier nommé Homogyrus, qui fut tué d’un coup de foudre, et qui le premier avait attelé des bœufs à la charrue.
[1] Gen. XLIX, 10.
Sous le règne de Mamitus, douzième roi des Assyriens, et de Plemnaeus, le onzième des Sicyoniens, temps où Argus était encore roi des Argiens, Joseph mourut en Egypte, âgé de cent dix ans. Après sa mort, le peuple de Dieu, qui s’accroissait d’une façon prodigieuse, demeura en Egypte l’espace de cent quarante-cinq ans, assez tranquillement d’abord, tant que vécurent ceux qui avaient vu Joseph ; mais depuis, le grand nombre des Hébreux étant devenu suspect aux Egyptiens, ils persécutèrent cruellement cette race et lui firent souffrir mille maux ; ce qui n’en diminua pas la fécondité. Pendant ce temps, nul changement de règne en Assyrie ni en Grèce.
Ainsi, au temps de Saphrus[1], quatorzième roi des Assyriens, et d’Orthopolis, le douzième des Sicyoniens, lorsque les Argiens comptaient Criasus pour leur cinquième roi, naquit en Egypte[2] ce Moïse qui délivra le peuple de Dieu de la captivité sous laquelle il gémissait et où Dieu le laissait languir pour lui faire désirer l’assistance de son Créateur. Quelques-uns croient que Prométhée vivait alors ; et comme il faisait profession de sagesse, on dit qu’il avait formé des hommes avec de l’argile. On ne sait pas néanmoins quels étaient les sages de son temps. Son frère Atlas fut, dit-on, un grand astrologue ; ce qui a donné lieu de dire qu’il portait le ciel sur ses épaules, quoiqu’il existe une haute montagne du nom d’Atlas, d’où ce conte a bien pu tirer son origine. En ce temps-là beaucoup de fables commencèrent à avoir cours dans la Grèce ; et sous le règne de Cécrops, roi des Athéniens, la superstition des Grecs mit plusieurs morts au rang des dieux : Mélantomice, femme de Criasus, et Phorbas, leur fils, sixième roi des Argiens, furent de ce nombre, aussi bien que Jasus et Sthénélas, Sthénéléus ou Sthénélus (car les historiens ne s’accordent pas sur son nom), l’un fils de Triopas, septième roi, et l’autre de Jasus, neuvième roi des Argiens. Alors vivait Mercure, petit-fils d’Atlas par Maïa, suivant le témoignage de presque tous les historiens. Il apprit aux hommes beaucoup d’arts utiles à la vie, ce qui fut cause qu’ils en firent un Dieu après sa mort. Vers le même temps, mais après lui, vint Hercule, que quelques-uns néanmoins mettent auparavant, en quoi je pense qu’ils se trompent. Mais quoi qu’il en soit de l’époque de ces deux personnages, les plus graves historiens tombent d’accord que tous deux furent des hommes qui reçurent les honneurs divins pour avoir trouvé quantité de choses propres au soulagement de la condition humaine. Pour Minerve, elle est bien plus ancienne qu’eux, puisqu’on la vit, dit-on, jeune fille du temps d’Ogygès auprès du lac Triton, d’où elle fut surnommée Tritonienne. On lui doit beaucoup d’inventions rares et utiles, et l’on inclina d’autant plus à la croire une déesse que son origine n’était pas connue. Car ce que l’on raconte, qu’elle sortit de la tête de Jupiter, est plutôt une fiction de poète qu’une vérité historique. Toutefois, les historiens ne sont pas d’accord sur l’époque où vivait Ogygès, qui a donné son nom à un grand déluge, non pas à celui qui submergea tout le genre humain, à l’exception du petit nombre sauvé dans l’arche, car l’histoire grecque ni l’histoire latine n’ont point connu celui-là[3], mais à un autre, plus grand que celui de Deucalion[4]. Varron n’a rien trouvé de plus ancien dans l’histoire que le déluge d’Ogygès, et c’est à ce temps qu’il commence son livre des Antiquités romaines. Mais nos chronologistes, Eusèbe, et Jérôme après lui, qui sans doute ici s’appuient sur le témoignage d’historiens antérieurs, reculent le déluge d’Ogygès de plus de trois cents ans, jusque sous Phoronée, second roi des Argiens. Quoi qu’il en soit, Minerve était déjà adorée comme une déesse du temps de Cécrops, roi des Athéniens, sous le règne duquel Athènes fut fondée ou rebâtie.
[1] Les manuscrits et les éditions donnent Saphrus ; c’est probablement une erreur. Julius Africanus, Eusèbe et le Syncelle s’accordent à donner Sphaerus, Sphairos.
[2] Exod. II.
[3] Platon dans le Timée (trad. Franç., tom. XII, page 109,) fait dire à Solon par un prêtre égyptien qu’il y a eu, non pas un déluge, mais plusieurs.
[4] Eusèbe (Chron., p. 273, Prœp. Evang., lib. X, Cap. 10, p. 488 et seq.) et Orose (Hist., lib. I, cap. 7) placent entre le déluge d’Ogygès et celui de Deucalion un intervalle de deux siècles.
Voici, selon Varron, la raison pour laquelle cette ville fut nommée Ahènes, qui est un nom tiré de celui de Minerve, que les Grecs appellent Athena. Un olivier étant tout à coup sorti de terre, en même temps qu’une source d’eau jaillissait en un autre endroit, ces prodiges étonnèrent le roi, qui députa vers Apollon de Delphes pour savoir ce que cela signifiait et ce qu’il fallait faire. L’oracle répondit que l’olivier signifiait Minerve, et l’eau Neptune, et que c’était aux habitants de voir à laquelle de ces deux divinités ils emprunteraient son nom pour le donner à leur ville. Là-dessus Cécrops assemble tous les citoyens, tant hommes que femmes, car les femmes parmi eux avaient leur voix alors dans les délibérations. Quand il eut pris les suffrages, il se trouva que tous les hommes étaient pour Neptune, et toutes les femmes pour Minerve mais comme il y avait une femme de plus, Minerve l’emporta. Alors Neptune irrité ravagea de ses flots les terres des Athéniens ; et, en effet, il n’est pas difficile aux démons de répandre telle masse d’eaux qu’il leur plaît. Pour apaiser le dieu, les femmes, à ce que dit le même auteur, furent frappées de trois sortes de peines : la première, que désormais elles n’auraient plus voix dans les assemblées ; la seconde, qu’aucun de leurs enfants ne porterait leur nom ; et la troisième enfin, qu’on ne les appellerait point Athéniennes. Ainsi, cette cité, mère et nourrice des arts libéraux et de tant d’illustres philosophes, à qui la Grèce n’a jamais rien eu de comparable, fut appelée Athènes par un jeu des démons qui se moquèrent de sa crédulité, obligée de punir le vainqueur pour calmer le vaincu et redoutant plus les eaux de Neptune que les armes de Minerve. Cependant Minerve, qui était demeurée victorieuse, fut vaincue dans ces femmes ainsi châtiées, et elle n’eut pas seulement le pouvoir de faire porter son nom à celles qui lui avaient donné la victoire. On voit assez tout ce que je pourrais dire là-dessus, s’il ne valait mieux passer à d’autres objets.
Cependant Varron refuse d’ajouter foi aux fables qui sont au désavantage des dieux, de peur d’adopter quelque sentiment indigne de leur majesté. C’est pour cela qu’il ne veut pas que l’Aréopage, où l’apôtre saint Paul discuta avec les Athéniens[1] et dont les juges sont appelés Aréopagites, ait été ainsi nommé de ce que Mars, que les Grecs appellent Arès, accusé d’homicide devant douze dieux qui le jugèrent au lieu où le célèbre tribunal est aujourd’hui placé, fut renvoyé absous, ayant eu six voix pour lui, et le partage alors étant toujours favorable à l’accusé. Il rejette donc cette opinion commune et tâche d’établir une autre origine qu’il va déterrer dans de vieilles histoires surannées, sous prétexte qu’il est injurieux aux divinités de leur attribuer des querelles ou des procès ; et il soutient que cette histoire de Mars n’est pas moins fabuleuse que ce qu’on dit de ces trois déesses, Junon, Minerve et Vénus, qui disputèrent devant Pâris le prix de la beauté, et ainsi de tous les mensonges semblables qui se débitent sur la scène au détriment de la majesté des dieux. Mais ce même Varron, qui se montre si scrupuleux à cet égard, ayant à donner une raison historique et non fabuleuse du nom d’Athènes, nous raconte qu’il survint un si grand différend entre Neptune et Minerve au sujet de ce nom, qu’Apollon n’osa s’en rendre l’arbitre, mais en remit la décision au jugement des hommes, à l’exemple de Jupiter, qui renvoya les trois déesses à la décision de Pâris ; et Varron ajoute que Minerve l’emporta par le nombre des suffrages, mais qu’elle fut vaincue en la personne de celles qui l’avaient fait vaincre, et n’eut pas le pouvoir de leur faire porter son nom ! En ce temps-là, sous le règne de Cranaüs, successeur de Cécrops, selon Varron, ou, selon Eusèbe et Jérôme, sous celui de Cécrops même, arriva le déluge de Deucalion, appelé ainsi parce que le pays où Deucalion commandait fut principalement inondé ; mais ce déluge ne s’étendit point jusqu’en Egypte, ni jusqu’aux lieux circonvoisins.
[1] Act. XVII, 19 et seq.
Moïse tira d’Egypte le peuple de Dieu sur la fin du règne de Cécrops, roi d’Athènes, Ascatadès étant roi des Assyriens, Marathus des Sicyoniens, et Triopas des Argiens. Il donna ensuite aux Israélites la loi qu’il avait reçue de Dieu sur le mont Sinaï et qui s’appelle l’Ancien Testament, parce qu’il ne contient que des promesses temporelles, au lieu que Jésus-Christ promet le royaume des cieux dans le Nouveau. Il était nécessaire de garder cet ordre qui, selon l’Apôtre, s’observe en tout homme qui s’avance dans la vertu, et qui consiste en ce que la partie corporelle précède la spirituelle : « Le premier homme, dit-il avec raison, le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second « homme est le céleste descendu du ciel[1] ».
Or, Moïse gouverna le peuple dans le désert l’espace de quarante années, et mourut âgé de cent vingt ans, après avoir aussi prophétisé le Messie par les figures des observations légales, par le tabernacle, le sacerdoce, les sacrifices et autres cérémonies mystérieuses. A Moïse succéda Jésus, fils de Navé, qui établit le peuple dans la terre promise, après avoir exterminé, par l’ordre de Dieu, les peuples qui habitaient ces contrées. Il mourut après vingt-sept années de commandement, sous les règnes d’Amnyntas, dix-huitième roi des Assyriens, de Corax, le seizième des Sicyoniens, de Danaüs, le dixième des Argiens, et d’Erichthon, le quatrième des Athéniens.
[1] I Cor. XV, 47.
Durant ce temps, c’est-à-dire depuis que le peuple juif fut sorti d’Egypte jusqu’à la mort de Jésus Navé, les rois de la Grèce instituèrent en l’honneur des faux dieux plusieurs solennités qui rappelaient le souvenir du déluge et de ces temps misérables où les hommes tour à tour gravissaient le sommet des montagnes et descendaient dans les plaines. Telle est l’explication que l’on donne de ces courses fameuses des prêtres Luperques[1], montant et descendant tour à tour la Voie sacrée[2]. C’est en ce temps que Dionysius, qu’on nomme aussi Liber, se trouvant dans l’Attique, apprit, dit-on, à son hôte l’art de planter la vigne, et fut honoré comme un dieu après sa mort. Alors aussi des jeux de musique furent dédiés à Apollon de Deiphes, suivant son ordre, pour l’apaiser, parce qu’on attribuait la stérilité de la Grèce à ce qu’on n’avait pas garanti son temple du feu, lorsque Danaüs fit irruption dans leur pays. Erichthon fut le premier qui institua en Attique des jeux en son honneur et en l’honneur de Minerve. Le prix en était une branche d’olivier, parce que Minerve avait enseigné la culture de cet arbre, comme Bacchus celle de la vigne. Xanthus, roi de Crète, que d’autres nomment autrement[3], enleva en ce temps-là Europe, dont il eut Rhadamante, Sarpédon et Minos, que l’on fait communément fils de Jupiter. Mais les adorateurs de ces dieux prennent ce que nous avons rapporté du roi de Crète pour historique, et ce qu’on dit de Jupiter et ce qu’on en représente sur les théâtres comme fabuleux, de sorte qu’il ne faudrait voir dans ces aventures que des fictions dont on se sert pour apaiser les dieux, qui se plaisent à la représentation de leurs faux crimes. C’était aussi alors qu’Hercule florissait à Tyrinthe[4], mais un autre Hercule que celui dont nous avons parlé plus haut. Les plus savants dans l’histoire comptent en effet plusieurs Bacchus et plusieurs Hercules. Cet Hercule dont nous parlons, et à qui l’on attribue les douze fameux travaux, n’est pas celui qui tua Antée, mais celui qui se brûla lui-même sur le mont Œta, lorsque cette vertu, qui lui avait fait dompter tant de monstres, succomba sous l’effort d’une légère douleur. C’est vers ce temps que le roi, ou plutôt le tyran Busiris, immolait ses hôtes à ses dieux. Il était fils de Neptune, qui l’avait eu de Lybia, fille d’Epaphus ; mais je veux que ce soit une fable inventée pour apaiser les dieux, et que Neptune n’ait pas cette séduction à se reprocher. On dit qu’Erichthon, roi d’Athènes, était fils de Vulcain et de Minerve. Toutefois, comme on veut que Minerve soit vierge, on raconte que Vulcain, la voulant posséder en dépit d’elle, répandit sa semence sur la terre, d’où naquit un enfant qui, à cause de cela, fut nommé Erichthon[5]. Il est vrai que les plus savants rejettent ce récit et expliquent autrement la naissance d’Erichthon. Ils disent que dans le temple de Vulcain et de Minerve (car il n’y en avait qu’un pour tous deux à Athènes), on trouva un enfant entouré d’un serpent, et que, ne sachant à qui il était, on l’attribua à Vulcain et à Minerve. Sur quoi je trouve que la fable rend mieux raison de la chose que l’histoire. Mais que nous importe ? l’histoire est pour l’instruction des hommes religieux, et la fable pour le plaisir des démons impurs, que toutefois ces hommes religieux adorent comme des divinités. Aussi, encore qu’ils ne veuillent pas tout avouer de leurs dieux, ils ne les justifient pas tout à fait, puisque c’est par leur ordre qu’ils célèbrent des jeux où on représente leurs crimes, et que ces dieux, disent-ils, s’apaisent par de telles infamies. Les crimes ont beau être faux, les dieux païens n’en sont guère moins coupables, puisque prendre plaisir à des crimes faux est un crime très-véritable.
[1] Sur les Lupercales et les Luperques, voyez Ovide, Fastes, lib. II, v. 267 et seq.
[2] La Voie sacrée conduisait de l’arc de Fabius au Capitole en passant par le Forum.
[3] Il est nommé Astérius par Apollodore (lib. III, cap. I, secl. 2), Diodore de Sicile (lib. IV, cap. 60) et Eusèbe (p. 286)
[4] Tyrinthe, ville du Péloponèse, près d’Argos.
[5] Erichthon, dit saint Augustin, vient de eris, lutte, et de Xton, terre.
Après la mort de Jésus Navé, le peuple de Dieu fut gouverné par des Juges, et éprouva tour à tour la bonne et la mauvaise fortune, selon qu’il était digne de grâces ou de châtiments. Il faut rapporter à cette époque l’invention d’un grand nombre de fables célèbres : Triptolème, porté sur des serpents ailés et distribuant du blé, par ordre de Cérès, dans les pays -affligés de la famine ; le Minotaure et ce labyrinthe inextricable d’où il était impossible de sortir ; les Centaures, moitié hommes et moitié chevaux ; Cerbère, chien à trois têtes, qui gardait l’entrée des enfers ; Phryxus et Hellé, sa sœur, s’envolant sur un bélier ; la Gorgone, à la chevelure de serpents, qui changeait en pierres ceux qui la regardaient ; Bellérophon, porté sur un cheval ailé ; Amphion, qui attirait les arbres et les rochers au son de sa lyre ; Dédale et son fils, qui se firent des ailes pour traverser les airs ; Œdipe, qui résolut l’énigme de Sphinx, monstre à quatre pieds et à visage humain, et le força de se jeter dans son propre abîme ; Antée enfin, qu’Hercule étouffa en le soulevant de terre, parce que ce fils de la terre se relevait plus fort toutes les fois qu’il la touchait. Ces fables et autres semblables, jusqu’à la guerre de Troie, où Varron finit son second livre des Antiquités romaines, ont été inventées à l’occasion de quelques événements véritables, et ne sont point honteuses aux dieux. Mais quant à ceux qui ont imaginé que Jupiter enleva Ganymède (crime qui fut commis en effet par le roi Tantalus) et qu’il abusa de Danaé en se changeant en pluie d’or, par où l’on a voulu figurer la séduction d’une femme intéressée, il faut qu’ils aient eu bien mauvaise opinion des hommes pour les avoir crus capables d’ajouter foi à ces rêveries. Cependant ceux qui honorent le plus Jupiter sont les premiers à les soutenir ; et, bien loin de s’indigner contre des inventions pareilles, ils appréhenderaient la colère des dieux, si l’on ne les représentait sur le théâtre. En ce même temps, Latone accoucha d’Apollon, non de celui dont on consultait les oracles, mais d’un autre[1] qui fut berger d’Admète du temps d’Hercule, et qui néanmoins a tellement passé pour un dieu que presque tout le monde le confond avec l’autre. Ce fut aussi alors que Bacchus fil la guerre aux Indiens, accompagné d’une troupe de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres par leur fureur que par leur courage. Quelques-uns écrivent qu’il fut vaincu et fait prisonnier ; et d’autres, qu’il fut même tué dans le combat par Persée, sans oublier le lieu où il fut enseveli ; et toutefois les démons ont fait instituer des fêtes en son honneur, qu’on appelle Bacchanales, dont le sénat a eu tant de honte après plusieurs siècles, qu’il les a bannies de Rome[2]. Persée et sa femme Andromède vivaient vers le même temps, et, après leur mort, ils furent si constamment réputés pour dieux qu’on ne rougit point d’appeler quelques étoiles de leur nom.
[1] Sur les divers Apollons, voyez Cicéron, De Nat. Deor., lib. III, cap. 23.
[2] Titelive rapporte en effet que Liber et ses mystères furent bannis, non-seulement de Rome, mais de tonte l’Italie (lab. XXXIX, cap. 18). Comp. Tertullien, Apolog., cep. 6.
A la même époque, il y eut des poètes qu’on appelait aussi théologiens, parce qu’ils faisaient des vers en l’honneur des dieux ; mais quels dieux ? des dieux qui, tout grands hommes qu’ils pussent avoir été, n’en étaient pas moins des hommes, ou qui même n’étaient autre chose que les éléments du monde, ouvrage du seul vrai Dieu ; ou enfin, si c’étaient des anges, ils devaient ce haut rang moins à leurs mérites qu’à la volonté du Créateur. Que si, parmi tant de fables, ces poètes ont dit quelque chose du vrai Dieu, comme ils en adoraient d’autres avec lui, ils ne lui ont pas rendu le culte qui n’est dû qu’à lui seul ; outre qu’ils n’ont pu se défendre de déshonorer ces dieux mêmes par des contes ridicules, comme ont fait Orphée, Musée et Linus. Du moins, si ces théologiens ont adoré les dieux, ils n’ont pas été adorés comme des dieux, quoique la cité des impies fasse présider Orphée aux sacrifices infernaux. Ce fut le temps où Ino, femme du roi Athamas, se jeta dans la muer avec son fils Mélicerte, et où ils furent tous deux mis au rang des dieux, comme beaucoup d’autres hommes de ce temps-là, et entre autres Castor et Pollux. Les Grecs donnent à la mère de Mélicerte le nom de Leucothée, et les Latins celui de Matuta ; mais les uns et les autres la prennent pour une déesse[1].
[1] Comp. Ovide, Metam., lib. IV, v. 416-540, et Fast., lib. VI, v. 475-550.
Vers ce temps, le royaume des Argiens prit fin et fut transféré à Mycènes, dont Agamemnon fut roi, et celui des Laurentins commença à s’établir : ils eurent pour premier roi Picus, fils de Saturne. Debbora était alors juge des Hébreux. Cette femme fut élevée à cet honneur par un ordre exprès de Dieu, car elle était prophétesse ; mais comme ses prophéties sont obscures, il faudrait trop nous étendre pour faire voir le rapport qu’elles ont à Jésus-Christ. Les Laurentins régnaient donc déjà en Italie, et ce peuple est, après les Grecs, l’origine la plus certaine de Rome[1]. Cependant la monarchie des Assyriens subsistait toujours, et ils comptaient Lamparès pour leur vingt-troisième roi, quand Picus fut le premier des Laurentins. C’est aux adorateurs de ces dieux à voir ce qu’ils veulent qu’ait été Saturne, père de ce Picus ; car ils disent que ce n’était pas un homme. D’autres ont écrit qu’il avait régné en Italie avant Picus, et Virgile l’a célébré dans ces vers bien connus : « C’est lui qui rassembla ces hommes indociles errant sur les hautes montagnes ; il leur donna des lois et voulut que cette contrée s’appelât Latium, parce qu’il s’y était caché pour éviter la fureur de son fils[2]. C’est sous son règne que l’on place l’âge d’or[3] »
Mais qu’ils traitent ceci de fiction poétique, et qu’ils disent, s’ils veulent, que le Père de Picus s’appelait Stercé, et qu’il fut ainsi nommé à cause qu’étant fort bon laboureur, il apprit aux hommes à amender la terre avec du fumier[4], d’où vient que quelques auteurs l’appellent Stercutius. Quoi qu’il en soit, ils en ont fait pour cette raison le Dieu de l’agriculture. Ils ont mis aussi Picus parmi les dieux, en qualité d’excellent augure et de grand capitaine. Picus engendra Faunus, second roi des Laurentins, qu’ils ont aussi déifié. Avant la guerre de Troie, ces apothéoses étaient fréquentes.
[1] La ville de Laurentum, d’où saint Augustin veut, d’après Eusèbe, que les Romains tirent en partie leur origine, était située entre Ardéa et les bouches du Tibre.
[2] Latium, de latere, se cacher.
[3] Enéide, livre VIII, v. 521-525.
[4] Fumier, en latin, se dit stercus.
Après la ruine de Troie, ce grand désastre illustré par les poètes et connu même des petits enfants, qui arriva sous le règne de Latinus, fils de Faunus (ce Latinus qui donna aux Laurentins leur nom nouveau de Latins qu’ils portèrent depuis ce moment), les Grecs victorieux regagnèrent leur pays et souffrirent pendant ce retour une infinité de maux. Ils en prirent sujet d’augmenter le nombre de leurs divinités. En effet, ils firent un dieu de Diomède ; ce qui ne les empêcha pas de raconter, non comme une fable, mais comme une vérité historique, que les dieux s’opposèrent au retour de ce personnage pour le châtier de ses crimes, et que ses compagnons furent changés en oiseaux[1], sans que Diomède, devenu dieu, leur pût rendre leur première forme, ni obtenir cette grâce de Jupiter pour sa bienvenue. Ils assurent même que Diomède a un temple dans l’île Diomédéa, non loin du mont Garganus en Apulie[2], et qu’autour du lieu sacré volent ces oiseaux, jadis compagnons du héros divinisé, qui remplissent leur bec d’eau et arrosent son temple pour lui faire honneur. Ils ajoutent que lorsque des Grecs viennent en cette île, non-seulement les oiseaux ne s’effarouchent point, mais ils caressent les visiteurs, au lieu que, quand ils voient des étrangers, ils volent contre eux en furie, et souvent les tuent avec leur bec, qui est d’une longueur et d’une force extraordinaires.
[1] Voyez Servius, ad Aeneid., lib. XI, v. 247.
[1] Voyez Strabon. Lib. VI, cap. 3, § 9.
Varron, à l’appui de cette tradition, en rapporte d’autres qui ne sont pas moins incroyables : celle de Circé, par exemple, la fameuse magicienne, qui changea en bêtes les compagnons d’Ulysse ; et encore, celle de ces Arcadiens, désignés par le sort pour passer à la nage un certain étang où ils se transformaient en loups, vivant ensuite dans les forêts avec les animaux de leur espèce. Varron ajoute que si ces loups s’abstenaient de chair humaine, ils repassaient l’étang au bout de neuf ans, et reprenaient leur première forme. Il parle en outre d’un certain Demaenetus qui, ayant goûté du sacrifice d’un petit enfant que les Arcadiens font à leur dieu Lycaeus, fut changé en loup ; dix ans après, il redevint homme et remporta le prix aux jeux olympiens. Le même auteur estime qu’en Arcadie on ne donne le nom de Lycaeus à Pan et à Jupiter qu’à cause de ces changements d’hommes en loups, attribués par le peuple à un miracle de la volonté divine ; car les Grecs appellent un loup lycos[1], d’où le nom de Lycaeus est dérivé. Enfin, selon Varron, c’est de là que les Luperques de Rome tirent leur origine.
[1] Lukos.
Ceux qui lisent ces pages attendent peut-être que je donne mon sentiment ; mais que pourrais-je dire, sinon qu’il faut fuir du milieu de Babylone, c’est-à-dire sortir de la cité du monde, qui est la société des anges et des hommes impies, et nous retirer vers le Dieu vivant, sur les pas de la foi rendue féconde par la charité ? Plus nous voyons que la puissance des démons est grande ici-bas, plus nous devons nous attacher au Médiateur, qui nous retire des choses basses pour nous élever aux objets sublimes. En effet, si nous disons qu’il ne faut point ajouter foi à ces sortes de phénomènes, il ne manquera pas, même aujourd’hui, de gens qui assureront en avoir appris ou expérimenté de semblables. Comme nous étions en Italie, on nous assura que certaines hôtelières de notre voisinage, initiées aux arts sacrilèges, se vantaient de donner aux passants d’un certain fromage qui les changeait sur-le-champ en bêtes de somme dont elles se servaient pour transporter leurs bagages, après quoi elles leur rendaient leur première forme. Pendant la métamorphose, ils conservaient toujours leur raison, comme Apulée le raconte de lui-même dans son récit ou son roman de l’Ane d’or. Je tiens tout cela pour faux, ou du moins ce sont là des phénomènes si rares qu’on a raison de n’y pas ajouter foi. Ce qu’il faut croire fermement, c’est que Dieu, l’être tout-puissant, peut faire tout ce qu’il veut, soit pour répandre ses grâces, soit pour punir, et que les démons, qui sont des anges, mais corrompus, ne peuvent rien au-delà de ce que leur permet celui dont les jugements sont quelquefois secrets, jamais injustes. Quand donc ils opèrent de semblables phénomènes, ils ne créent pas de nouvelles natures, mais se bornent à changer celles que le vrai Dieu a créées et à les faire paraître autres qu’elles ne sont. Ainsi, non-seulement je ne crois pas que les démons puissent changer l’âme d’un homme en celle d’une bête, mais, à mon avis, ils ne peuvent pas même produire dans leurs corps cette métamorphose. Ce qu’ils peuvent, c’est de frapper l’imagination, qui tout incorporelle qu’elle soit, est susceptible de mille représentations corporelles ; appelant d’ailleurs à leur aide l’assoupissement ou la léthargie, ils parviennent, je ne sais comment, à imprimer dans les âmes une forme toute fantastique, assez fortement pour qu’elle semble réelle à nos faibles yeux. Il peut même arriver que celui dont ils se jouent de la sorte se croie tel qu’il paraît, tout comme il lui semble en dormant qu’il est un cheval et qu’il porte quelque fardeau. Si ces fardeaux sont de vrais corps, ce sont les démons qui les portent, afin de surprendre les hommes par cette illusion et de leur faire croire que la bête qu’ils voient est aussi réelle que le fardeau dont elle est chargée. Un certain Praestantius racontait que son père, ayant par hasard mangé de ce singulier fromage dont nous parlions tout à l’heure ; demeura comme endormi sur son lit sans qu’on le pût éveiller ; quelques jours après, il revint à lui comme d’un profond sommeil, disant qu’il était devenu cheval et qu’il avait porté à l’armée de ces vivres qu’on appelle retica[1] à cause des filets qui les enveloppent ; or, le fait s’était passé, dit-on, comme il le décrivait, bien qu’il prît tout cela pour un songe. Un autre rapportait qu’une nuit, avant de s’endormir, il avait vu venir à lui un philosophe platonicien de sa connaissance, qui lui avait expliqué certains sentiments de Platon qu’il avait refusé auparavant de lui éclaircir. Comme on demandait à ce philosophe pourquoi il avait accordé hors de chez lui ce que chez lui il avait refusé : « Je n’ai pas fait cela, dit-il, mais j’ai songé que je le faisais ». Et ainsi, l’un vit en veillant, par le moyen d’une image fantastique, ce que l’autre avait rêvé. Ces faits nous ont été rapportés, non par des témoins quelconques, mais par des personnes dignes de foi. Si donc ce que l’on dit des Arcadiens et de ces compagnons d’Ulysse dont parle Virgile[2] : « Transformés par les enchantements de Circé » ; si tout cela est vrai, j’estime que les choses se sont passées comme je viens de l’expliquer. Quant aux oiseaux de Diomède, comme on dit que la race en subsiste encore, je pense que les compagnons du héros grec ne furent pas métamorphosés en oiseaux, mais que ces oiseaux furent mis à leur place, comme la biche à celle d’Iphigénie. Il était facile aux démons, avec la permission de Dieu, d’opérer de semblables prestiges. Mais, comme Iphigénie fut trouvée vivante après le sacrifice, on jugea aisément que la biche avait été supposée en sa place ; tandis que les compagnons de Diomède n’ayant point été trouvés depuis, parce que les mauvais anges les exterminèrent par l’ordre de Dieu, on a cru qu’ils avaient été changés en ces oiseaux que les démons eurent l’art de leur substituer. Maintenant, que ces oiseaux arrosent d’eau le temple de Diomède, qu’ils caressent les Grecs et déchirent les étrangers, c’est un stratagème des mêmes démons, auxquels il importe de faire croire que Diomède est devenu dieu, afin de tromper les simples, et d’obtenir pour des hommes morts, qui n’ont pas même vécu en hommes, ces temples, ces autels, ces sacrifices, ces prêtres, tout ce culte enfin qui n’est dû qu’au Dieu de vie et de vérité.
[1] Retia, filets.
[2] Virgile, Énéide, VIII, 70.
Après la ruine de Troie, Enée aborda en Italie avec vingt navires qui portaient les restes des Trôyens. Latinus était roi de cette contrée, comme Mnesthéus l’était des Athéniens, Polyphidès des Sicyoniens, Tantanès des Assyriens ; Labdon était juge des Hébreux. Après la mort de Latinus, Enée régna trois ans en Italie, tous les rois dont nous venons de parler étant encore vivants, à la réserve de Polyphidès, roi des Sicyoniens, à qui Pélasgus avait succédé. Samson était juge des Hébreux à la place de Labdon, et comme il était extraordinairement fort, on le prit pour Hercule. Enée ayant disparu après sa mort, les Latins en firent un dieu. Les Sabins mirent aussi au rang des dieux Sancus ou Sanctus, leur premier roi. Environ vers le même temps, Codrus, roi des Athéniens, se fit tuer volontairement par les Péloponésiens, et ce dévouement sauva son pays. Ceux du Péloponèse avaient reçu de l’oracle cette réponse, qu’ils vaincraient les Athéniens s’ils ne tuaient point leur roi. Codrus les trompa en changeant d’habit et leur disant des injures pour les provoquer à le tuer ; c’est cette querelle de Codrus à laquelle Virgile fait quelque part allusion[1]. Des Athéniens honorèrent ce roi comme un dieu. Sous le règne de Sylvius, quatrième roi des Latins et fils d’Enée (non de Créusa, de laquelle naquit Ascanius, troisième roi de ces peuples, mais de Lavinia, fille de Latinus, qui accoucha de Sylvius après la mort d’Enée), Onéus étant le vingt-neuvième roi des Assyriens, Mélanthus le seizième d’Athènes, et le grand prêtre Héli jugeant le peuple hébreu, la monarchie des Sicyoniens fut éteinte, après avoir duré l’espace de neuf cent cinquante-neuf ans.
[1] Virgile, Énéide, V, v. 11.
Ce fut vers ce temps-là que le gouvernement des Juges étant fini parmi les Juifs, ils élurent pour leur premier roi Saül, sous lequel vivait le prophète Samuel. Les rois latins commencèrent alors à s’appeler Sylviens, de Sylvius fils d’Enée, comme depuis on appela Césars tous les empereurs romains qui succédèrent à Auguste. Après la mort de Saül, qui régna quarante ans, David fut le second roi des Juifs. Depuis la mort de Codrus, les Athéniens n’eurent plus de rois, et confièrent à des magistrats le soin de gouverner leur république. A David, dont le règne dura aussi quarante ans, succéda son fils Salomon, qui bâtit ce fameux temple de Jérusalem. De son temps, les Latins fondèrent Albe, qui donna son nom à leurs rois. Salomon laissa son royaume à son fils Roboam, sous qui la Judée fut divisée en deux royaumes.
Les Latins eurent après Enée onze rois qu’ils ne mirent point comme lui au nombre des dieux ; mais Aventinus, qui fut le douzième, ayant été tué dans un combat et enseveli sur le mont qui porte encore aujourd’hui son nom, eut rang parmi ces étranges divinités. Selon d’autres historiens, il ne serait pas mort dans la bataille, mais il n’aurait plus reparu depuis, et ce n’est pas de lui que le mont Aventin aurait pris son nom, mais des oiseaux qui venaient s’y reposer [1]. Après Aventinus, les Latins ne firent plus d’autre dieu que Romulus, fondateur de Rome. Mais entre ces deux rois, il s’en trouve deux autres, dont le premier est, pour parler avec Virgile : « Procas, la gloire de la nation troyenne[2] ». Ce fut sous le règne de celui-ci, tandis que se faisait l’enfantement de Rome, que la grande monarchie des Assyriens termina sa longue carrière. Elle passa aux Mèdes après avoir duré plus de treize cents ans, en la faisant commencer à Bélus, père de Ninus. Amulius succéda à Procas. On dit que Rhéa ou Ilia, fille de son frère Numitor, et mère de Romulus, qu’il avait faite vestale, conçut deux jumeaux du dieu Mars ; la preuve qu’il donne de cette paternité divine imaginée pour la gloire ou l’excuse de la vestale, c’est que, les deux enfants ayant été exposés par ordre d’Amnulius, une louve les allaita. Or, la louve est consacrée au dieu Mars, et on veut qu’elle ait reconnu les enfants de son maître ; mais il ne manque pas de gens pour soutenir que les deux jumeaux furent recueillis par une femme publique (on appelait cette sorte de femmes louves, lupae d’où est venu lupanar), laquelle les allaita et les mit ensuite entre les mains de Faustulus, l’un des bergers du roi, qui les fit soigner par sa femme Acca. Mais quand Dieu aurait permis que des bêtes farouches eussent nourri ces enfants qui devaient fonder un si grand empire, pour faire plus de honte à ce roi cruel qui les avait fait jeter dans la rivière, qu’y aurait-il en cela de si merveilleux ? Numitor, grand-père de Romulus, succéda à son frère Amulius, et Rome fut bâtie la première année de son règne. Ainsi il gouverna conjointement avec son petit-fils Romulus.
[1] Oiseaux, en latin Aves, d’où Aventinus. Voyez les diverses étymologies que donne Varron, De lingua lat., lib. V, § 43.
[2] Enéide, livre VI, v. 767.
Pour abréger le plus possible, je dirai que Rome fut bâtie comme une autre Babylone, ou comme la fille de la première, et qu’il a plu à Dieu de s’en servir pour dompter l’univers et réduire toutes les nations à l’unité de la même république et des mêmes lois. Il y avait alors des peuples puissants et aguerris, qui ne se soumettaient pas aisément, et ne pouvaient être vaincus sans qu’il en coûtât beaucoup de peine et de sang aux vainqueurs. En effet, lorsque les Assyriens conquirent presque toute l’Asie, les peuples n’étaient ni en si grand nombre ni si exercés aux armes, de sorte qu’ils en eurent bien meilleur marché. Depuis ce grand déluge, dont il ne se sauva que huit personnes, jusqu’à Ninus qui se rendit maître de toute l’Asie, il ne s’était écoulé qu’environ mille ans. Mais Rome ne vint pas si aisément à bout de l’Orient et de l’Occident et de tant de nations que nous voyons aujourd’hui soumises à son empire, parce qu’elle trouva de toutes parts des ennemis puissants et belliqueux. Lors donc qu’elle fut fondée, il y avait déjà sept cent dix-huit ans que les Juifs dominaient dans la terre promise, Jésus Navé ayant gouverné ce peuple vingt-sept ans, les Juges trois cent vingt-neuf ans, et les Rois trois cent soixante-deux. Achaz régnait alors en Juda, ou, selon d’autres, son successeur Ezéchias, prince excellent en vertu et en piété, qui vivait du temps de Romulus ; Osée tenait le sceptre d’Israël.
Plusieurs historiens estiment que ce fut en ce temps que parut la sibylle d’Erythra. On sait qu’il y a eu plusieurs sibylles, selon Varron. Celle-ci a fait sur Jésus-Christ des prédictions très-claires que nous avons d’abord lues en vers d’une mauvaise latinité et se tenant à peine sur leurs pieds, ouvrage de je ne sais quel traducteur maladroit, ainsi que nous l’avons appris depuis. Car le proconsul Flaccianus[1], homme éminent par l’étendue de son savoir et la facilité de son éloquence, nous montra, un jour que nous nous entretenions ensemble de Jésus-Christ, l’exemplaire grec qui a servi à cette mauvaise traduction. Or, il nous fit en même temps remarquer un certain passage, où en réunissant les premières lettres de chaque vers, on forme ces mots : Iesous Kreistos Theou Uios Soter, c’est-à-dire Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur[2]. Or, voici le sens de ces vers, d’après une autre traduction latine, meilleure et plus régulière : « Aux approches du jugement, la terre se couvrira d’une sueur glacée. Le roi immortel viendra du ciel et paraîtra revêtu d’une chair pour juger le monde, et alors les bons et les méchants verront le Dieu tout-puissant accompagné de ses saints. Il jugera les âmes aussi revêtues de leurs corps, et la terre n’aura plus ni beauté ni verdure. Les hommes effrayés laisseront à l’abandon leurs trésors et ce qu’ils avaient de plus précieux. Le feu brûlera la terre, la mer et le ciel, et ouvrira les portes de l’enfer. Les bienheureux jouiront d’une lumière pure et brillante, et les coupables seront la proie des flammes éternelles. Les crimes les plus cachés seront découverts et les consciences mises à nu. Alors il y aura des pleurs et des grincements de dents. Le soleil perdra sa lumière et les étoiles seront éteintes. La lune s’obscurcira, les cieux seront ébranlés sur leurs pôles, et les plus hautes montagnes abattues et égalées aux vallons. Plus rien dans les choses humaines de sublime ni de grand. Toute la machine de l’univers sera détruite, et le feu consumera l’eau des fleuves et des fontaines. Alors on entendra sonner la trompette, et tout retentira de cris et de plaintes. La terre s’ouvrira jusque dans ses abîmes ; les rois paraîtront tous devant le tribunal du souverain Juge, et les cieux verseront un fleuve de feu et de soufre[3] ».
Ce passage comprend en grec vingt-sept vers, nombre qui compose le cube de trois. Ajoutez à cela que, si l’on joint ensemble les premières lettres de ces cinq mots grecs que nous avons dit signifier Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur, on trouvera Ichthus, qui veut dire en grec poisson, nom mystique du Sauveur, parce que lui seul a pu demeurer vivant, c’est-à-dire exempt de péché, au milieu des abîmes de notre mortalité, semblables aux profondeurs de la mer.
D’ailleurs, que ce poème, dont je n’ai rapporté que quelques vers, soit de la sibylle d’Erythra ou de celle de Cumes, car on n’est pas d’accord là-dessus, toujours est-il certain qu’il ne contient rien qui favorise le culte des faux dieux ; au contraire, il parle en certains endroits si fortement contre eux et contre leurs adorateurs qu’il me semble qu’on peut mettre cette sibylle au nombre des membres de la Cité de Dieu. Lactance a aussi inséré dans ses œuvres quelques prédictions d’une sibylle (sans dire laquelle) touchant Jésus-Christ, et ces témoignages, qui se trouvent dispersés en divers endroits de son livre, m’ont paru bons à être ici réunis : « Il tombera, dit la sibylle, entre les mains des méchants, qui lui donneront des soufflets et lui cracheront au visage. Pour lui, il présentera sans résistance son dos innocent aux coups de fouet, et il se laissera souffleter sans rien dire, afin que personne ne connaisse quel Verbe il est, ni d’où il vient pour parler aux enfers et être couronné d’épines. Les barbares, pour toute hospitalité, lui ont donné du fiel à manger et du vinaigre à boire. Tu n’as pas reconnu ton Dieu, nation insensée ! ton Dieu qui se joue de la sagesse des hommes ; tu l’as couronné d’épines et nourri de fiel. Le voile du temple se rompra, et il y aura de grandes ténèbres en plein jour pendant trois heures. Il mourra et s’endormira durant trois jours. Et puis retournant à la lumière, il montrera aux élus les prémices de la résurrection[4] ».
Voilà les textes sibyllins que Lactance rapporte en plusieurs lieux de ses ouvrages et que nous avons réunis. Quelques auteurs assurent que la sibylle d’Erythra ne vivait pas à l’époque de Romulus, mais pendant la guerre de Troie.
[1] Saint Augustin a parlé de ce Flaccianus dans son livre Contre les Académiciens, livre I, n. 18-21.
[2] On attribuait déjà aux sibylles de ces vers en acrostiches au temps de Cicéron, qui fit remarquer avec une justesse parfaits combien cette forme régulière et travaillée a peu le caractère de l’inspiration. Ce sont là, dit-il, les jeux d’esprit d’un homme de lettres et non les accents d’une âme en délire. Voyez le De divinat., lib. II, cap. 54.
[3] On trouvera le texte grec de ces vers sibyllins dans la dernière édition de saint Augustin, tome VII, p. 807.
[4] Voyez Lactance, Instit., lib. IV, cap. 18 et 19.
Sous le règne de ce même Romulus vivait Thalès le Milésien[1], l’un des Sages qui succédèrent à ces poètes théologiens parmi lesquels Orphée tient le premier rang. Environ au même temps, les dix tribus d’Israël furent vaincues par les Chaldéens et emmenées captives, tandis que les deux autres restaient paisibles à Jérusalem. Romulus ayant disparu d’une façon mystérieuse, les Romains le mirent au rang des dieux, ce qui ne se pratiquait plus depuis longtemps, et ne se fit dans la suite à l’égard des Césars que par flatterie. Cicéron prend de là occasion de donner de grandes louanges à Romulus pour avoir mérité cet honneur, non à ces époques de grossièreté et d’ignorance où il était si aisé de tromper les hommes, mais dans un siècle civilisé, déjà plein de lumières, bien que l’ingénieuse et subtile loquacité des philosophes ne se fût pas encore répandue de toutes parts. Mais si les-époques suivantes n’ont pas transformé les hommes morts en dieux, elles n’ont pas laissé d’adorer les anciennes divinités, et même d’augmenter la superstition en construisant des idoles, usage inconnu à l’antiquité. Les démons portèrent les peuples à représenter sur les théâtres les crimes supposés des dieux et à consacrer des jeux en leur honneur, pour renouveler ainsi ces vieilles fables, le monde étant trop civilisé pour en introduire de nouvelles. Numa succéda à Romulus ; et bien qu’il eût peuplé Rome d’une infinité de dieux, il n’eut pas le bonheur, après sa mort, d’être de ce nombre, peut-être parce qu’on crut que le ciel en était si plein qu’il n’y restait pas de place pour lui. On dit que la sibylle de Samos vivait de son temps, vers le commencement du règne de Manassès, roi des Juifs, qui fit mourir cruellement le prophète Isaïe.
[1] Thalès est moins ancien d’un siècle que ne le fait saint Augustin. Il florissait 600 avant J.-C.
Sous le règne de Sédéchias, roi des Juifs, et de Tarquin l’Ancien, roi des Romains, qui avait succédé à Ancus Martius, le peuple juif fut mené captif à Babylone, après la ruine de Jérusalem et du temple de Salomon. Ce malheur leur avait été prédit par les Prophètes, et particulièrement par Jérémie, qui même en avait marqué l’année. Pittacus, de Mitylène, l’un des sept sages, vivait en ce temps-là, et Eusèbe y joint les cinq autres, car Thalès a déjà été mentionné, savoir : Solon d’Athènes, Chilon de Lacédémone, Périandre de Corinthe, Cléobule de Lindos, et Bias de Priène. Ils furent nommés Sages, parce que leur genre de vie les élevait au-dessus du commun des hommes, et comme ayant tracé quelques préceptes courts et utiles pour les mœurs. Du reste, ils n’ont point laissé d’autres écrits à la postérité, si ce n’est quelques lois qu’on dit que Solon donna aux Athéniens. Thalès a aussi composé quelques livres de physique, qui contiennent sa doctrine. D’autres physiciens[1] parurent encore en ce temps, comme Anaximandre, Anaximène et Xénophane[2]. Pythagore florissait aussi alors, et c’est lui qui porta le premier le nom de philosophe[3].
[1] En ces premiers âges de la science, physicien et philosophe, c’est tout un, la physique ayant pour objet la phusis tout entière, c’est-à-dire l’ensemble des choses.
[2] Xénophane de Colophon, chef de l’école Eléatique, florissait vers 550 ayant J.-C.
[3] Sur ces philosophes, voyez plus haut, livre VIII, chap. 2 et les notes.
En ce temps-là, Cyrus, roi de Perse, qui commandait aussi aux Chaldéens et aux Assyriens, relâchant un peu de la chaîne des Juifs, en renvoya cinquante mille pour rebâtir le temple. Mais ils se bornèrent à en jeter les fondements et à dresser un autel, à cause des courses continuelles des ennemis, de sorte que l’ouvrage fut différé jusqu’au règne de Darius. Ce fut alors qu’arriva ce qui est rapporté dans le livre de Judith que les Juifs ne reçoivent point parmi les livres canoniques. Or, sous le règne de Darius, roi des Perses, les soixante-dix années prédites par Jérémie étant accomplies, la liberté fut rendue aux Juifs, pendant que les Romains chassaient Tarquin le Superbe et s’affranchissaient de la domination de leurs rois. Jusque-là, les Juifs eurent toujours des prophètes ; mais à cause de leur grand nombre, il y en a peu dont les écrits soient reçus comme canoniques, tant par les Juifs que par nous. Sur la fin du livre précédent, j’ai promis d’en dire quelque chose, et il est temps de m’acquitter de ma promesse.
Afin que nous puissions bien voir en quel temps ils vivaient, remontons un peu plus haut. Le livre d’Osée, qui est le premier des douze petits prophètes, porte en tête : « Voici ce que le Seigneur a dit à Osée du temps d’Ozias, de Joathan, d’Achaz et d’Ezéchias, rois de Judée[1] ». Amos de même dit[2] qu’il prophétisa sous Ozias ; il ajoute et sous Jéroboam, roi d’Israël, qui vivait vers ce temps-là. Isaïe, fils d’Amos, soit du prophète, soit d’un autre Amos, indique au commencement de son ouvrage[3] les quatre rois dont parle Osée au début du sien, et déclare comme lui qu’il prophétisa sous leur règne. Michée marque aussi le temps de sa prophétie après Ozias[4], sous Joathan, Achaz et Ezéchias. Il faudrait joindre à ces prophètes Jonas et Joël, dont l’un prophétisa sous Ozias, et l’autre sous Joathan, au moins selon les chronologistes, car eux-mêmes n’en disent rien. Or, tout cet espace de temps va depuis Procas, roi des Latins, ou Aventinus, son prédécesseur, jusqu’à Romulus, roi des Romains ou même jusqu’au commencement du règne de son successeur Numa Pompilius ; car l’époque d’Ezéchias se prolonge jusque-là. Ce fut donc en cet espace de temps que jaillirent ces sources de prophéties, sur la fin de l’empire des Assyriens et au commencement de celui des Romains. Comme en effet c’est à la naissance de la monarchie des Assyriens que les promesses du Messie furent faites à Abraham, elles devaient être renouvelées à ces prophètes au commencement de la monarchie romaine, Babylone de l’Occident, sous le règne de laquelle elles devaient s’accomplir par l’avènement de Jésus-Christ. Ces dernières prophéties sont encore plus claires que les autres, comme ne devant pas seulement servir aux Juifs, mais aussi aux païens.
[1] Osée, I, 1.
[2] Amos, I, 1.
[3] Isa. I, 1.
[4] Michée, I, 1.
Il est vrai qu’Osée est quelquefois difficile à saisir dans sa profondeur ; mais il faut en rapporter ici quelque chose pour m’acquitter de ma promesse : « Et il arrivera, dit-il, qu’au même lieu où il est écrit : Vous n’êtes point mon peuple, ils seront aussi appelés les enfants du Dieu vivant[1] ». Les Apôtres mêmes ont entendu cette prophétie de la vocation des Gentils. Et comme les Gentils sont aussi spirituellement les enfants d’Abraham, et qu’à ce titre on a raison de les appeler le peuple d’Israël, le Prophète ajoute : « Et les enfants de Juda et d’Israël seront rassemblés en un même corps et n’auront plus qu’un chef, et ils s’élèveront sur la terre[2] ». Ce serait ôter sa force à cette prophétie que de vouloir l’expliquer davantage. Qu’on se souvienne seulement de la pierre angulaire et de ces deux murailles, l’une composée des Juifs, et l’autre des Gentils[3] ; celle-là sous le nom de Juda, et celle-ci sous le nom d’Israël, s’appuyant toutes deux sur un même chef, et toutes deux s’élevant sur la terre. A l’égard de ces Israélites charnels, qui ne veulent pas croire en Jésus-Christ, le même prophète témoigne qu’ils croiront un jour en lui (entendez : non pas eux, mais leurs enfants), lorsqu’il dit : « Les enfants d’Israël demeureront longtemps sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel, sans sacerdoce, sans prophétie[4] ». Qui ne voit que c’est l’état où sont maintenant les Juifs ? Mais écoutons ce qu’il ajoute : « Et après cela, les enfants d’Israël reviendront et chercheront le Seigneur, leur Dieu, et leur roi David ; et ils s’étonneront de leur aveuglement et de la grâce de Dieu dans les derniers temps [5] ». Il n’y a rien de plus clair que cette prophétie où Jésus-Christ est marqué par David, parce que, comme dit l’Apôtre : « Il est né selon la chair de la race de David[6] ». Ce même prophète a prédit la résurrection du Sauveur au troisième jour, mais d’une manière mystérieuse et prophétique, lorsqu’il a dit : « Il nous guérira après deux jours, et nous ressusciterons le troisième[7] ». C’est dans le même sens que l’Apôtre nous dit : « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses du ciel[8] ». Voici encore une prophétie d’Amos sur ce sujet : « Israël, dit-il, préparez-vous pour invoquer votre Dieu, car c’est moi qui fais gronderie tonnerre, qui forme les tourbillons, et qui annonce aux hommes leur Sauveur[9] ». Et ailleurs : « En ce jour-là, dit-il, je relèverai le pavillon de Dieu qui est tombé, et je rétablirai tout ce qui est détruit ; je le remettrai au même état qu’il était le premier jour ; en sorte que tout le reste des hommes me chercheront, ainsi que toutes les nations qui deviendront mon peuple, dit le Seigneur qui fait ces merveilles[10] ».
[1] Osée, I, 10.
[2] Ibid. 11.
[4] Osée, III, 4.
[5] Ibid. 5.
[6] Rom. VIII, 31.
[7] Osée, VI, 1.
[8] Colos. III, 1.
[9] Amos, XV, 11.
[10] Ibid. XX, 11, 12.
Isaïe n’est pas du nombre des douze petits prophètes, qu’on nomme ainsi parce qu’ils ont écrit peu de chose au prix de ceux qu’on appelle les grands prophètes. Parmi ceux-là est Isaïe, que je joins à Osée et à Amos, comme ayant vécu du même temps. Ce prophète donc, entre les instructions qu’il donne au peuple et les menaces qu’il lui fait de la part de Dieu, a prédit beaucoup plus de choses que tous les autres de Jésus-Christ et de son Eglise, c’est-à-dire du roi de gloire et de la cité qu’il a bâtie, tellement, qu’il y en a qui disent que c’est plutôt un évangéliste qu’un prophète. Mais, pour abréger, je n’en rapporterai ici qu’un seul endroit, celui où il dit en la personne de Dieu le père : « Mon fils sera rempli de science et de sagesse ; il sera comblé d’honneur et de gloire. Comme il sera un spectacle d’horreur à plusieurs qui le verront déshonoré et défiguré, il sera un sujet d’admiration à une infinité de peuples, et les rois, pleins d’étonnement, demeureront dans un profond silence, parce que ceux à qui il n’a point été annoncé le verront, et ceux qui n’ont point entendu parler de lui sauront qui il est. Seigneur, qui a cru à notre parole, et à qui le -bras de Dieu a-t-il été révélé ? Nous bégaierons devant lui comme un enfant, et notre langue sera sèche comme une racine dans une terre sans eau. Il n’a ni gloire, ni beauté. Nous l’avons vu sans majesté et sans grâce, et le dernier des hommes était moins difforme que lui. C’est un homme en butte aux coups et accablé de faiblesse. Il a caché sa gloire ; c’est pourquoi il a été méprisé et déshonoré. Il porte nos péchés, et c’est pour nous qu’il souffre ; et nous avons cru que c’était pour ses crimes. Cependant c’est à cause de nos iniquités qu’il a été couvert de blessures, et ce sont nos péchés qui l’ont réduit en cet état de faiblesse. Il nous a procuré la paix par ses souffrances, et ses plaies ont été notre guérison. Nous étions tous comme des brebis égarées ; tous les hommes s’étaient écartés du droit chemin, et le Seigneur l’a livré pour nos péchés, et il n’a pas ouvert la bouche pour se plaindre. Il a été mené comme une brebis à la boucherie, et il est demeuré muet comme un agneau qu’on tond. Son abaissement lui a servi de degré pour monter à la gloire : qui pourra raconter sa génération ? Il sera enlevé du monde, et les péchés de mon peuple le conduiront au supplice. Sa sépulture coûtera la vie aux méchants, et les riches porteront la vengeance de sa mort, parce qu’il n’a fait aucun mal, qu’il n’y a en lui ni artifice, ni déguisement, et que le Seigneur veut le guérir de ses blessures. Si vous souffrez la mort pour vos péchés, vous verrez une longue postérité. Le Seigneur veut le délivrer de toute douleur, lui rendre le jour, remplir son esprit de lumière, justifier le juste qui s’est sacrifié pour plusieurs et qui s’est chargé de leurs péchés. Aussi acquerrai-t-il un domaine sur plusieurs, et il partagera les dépouilles des puissants, parce qu’il a été livré à la mort et mis au rang des scélérats, qu’il a porté les péchés de plusieurs et qu’il est mort pour leurs péchés[1] ».
Voilà ce que dit ce prophète au sujet de Jésus-Christ. Citons ce qu’il ajoute de l’Eglise : « Réjouissez-vous, stérile qui n’enfantez pas ; éclatez en cris de joie, vous qui ne concevez point ; car celle qui est abandonnée aura plus d’enfants que celle qui a un mari. Etendez le lieu de votre demeure et dressez vos pavillons. Ne ménagez point le terrain, prenez de grands alignements et enfoncez de bons pieux en terre. Etendez-vous à droite et à gauche, car cette postérité possédera les nations comme son héritage, et vous peuplerez les cités désertes. Vous êtes maintenant honteuse à cause des reproches qu’on vous fait ; mais ne craignez rien : cette honte sera ensevelie dans un éternel oubli, et vous ne vous souviendrez plus de l’opprobre de votre veuvage, parce que le Seigneur qui vous a créée s’appelle le Dieu des armées, et celui qui vous a délivrée est le Dieu d’Israël et de toute la terre[2] ». Cette citation suffit, et bien qu’il se trouve certaines choses dans ces passages qui auraient besoin d’explication, il en est d’autres qui sont si claires que nos ennemis mêmes les entendent ; malgré qu’ils en aient.
[1] Isa. LII, 13 et seq.
[2] Isa. LIV, 1 et seq.
Le prophète Michée, parlant de Jésus-Christ sous la figure d’une haute montagne, dit ceci : « Dans les derniers temps, la montagne du Seigneur paraîtra élevée au-dessus des plus hautes montagnes, et les peuples s’y rendront en foule de toutes parts, et diront : Venez, montons sur la montagne du Seigneur, et allons en la maison du Dieu de Jacob, et il nous enseignera le chemin qui mène à lui, et nous marcherons dans ses sentiers. Car la loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem. Il jugera plusieurs peuples, et s’assujettira des nations puissantes pour longtemps[1] ». Le même prophète dit du lieu de la naissance du Sauveur : « Et toi, Bethléem, maison d’Ephrata, tu es trop petite pour être mise au rang de ces villes de Juda qui fournissent des milliers d’hommes, et cependant c’est de toi que sortira le prince d’Israël. Sa sortie est dès le commencement et de toute éternité. C’est pourquoi Dieu abandonnera les siens jusqu’au temps où celle qui est en travail d’enfant doit accoucher, et le reste de ses frères se rangeront avec les enfants d’Israël. Il s’arrêtera, il contemplera et paîtra son troupeau par l’autorité et le pouvoir qu’il en a reçu du Seigneur ; et ils rendront leurs hommages au Seigneur, leur Dieu, qui sera glorifié jusqu’aux extrémités de la terre[2] ».
Le prophète Jonas n’a pas tant annoncé le Sauveur par ses discours que par cette espèce de passion qu’il a subie. Car pourquoi a-t-il été englouti dans le ventre d’une baleine et rejeté le troisième jour, sinon pour signifier la résurrection de Jésus-Christ[3] ?
Pour Joël, il faudrait s’engager dans un long discours pour expliquer toutes les prophéties qu’il a faites de Jésus-Christ et de l’Eglise. Toutefois j’en rapporterai un passage que les Apôtres mêmes alléguèrent[4], quand le Saint-Esprit descendit sur eux, selon la promesse de Jésus-Christ : « Après cela, dit-il, je répandrai mon esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards auront des songes, et vos jeunes gens des visions. En ce temps-là, je répandrai mon esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes[5] ».
[1] Michée, IV, 1 et seq.
[2] Michée, V, 2 et seq.
[3] Matt. XII, 39-11.
[4] Act. II, 17.
[5] Joel, III, 1 et 2.
Trois des petits prophètes, Abdias, Nahum et Habacuc, ne disent rien du temps où ils ont prophétisé, et l’on n’en trouve rien non plus dans les chronologies d’Eusèbe et de Jérôme. Il est vrai qu’elles joignent Abdias à Michée ; mais je pense que c’est une faute de copiste ; car elles mettent Abdias sous Josaphat, et il est certain que Michée n’est venu que longtemps après. Pour les deux autres, nous ne les avons trouvés mentionnés dans aucune chronologie. Toutefois, comme ils sont reçus parmi les livres canoniques, il ne faut pas que nous les omettions. Abdias, le plus court de tous les Prophètes, parle contre le peuple d’Idumée, c’est-à-dire contre Esaü, l’aîné des deux enfants d’Isaac, qui fut réprouvé. Que si par l’Idumée nous entendons toutes les nations, en prenant la partie pour le tout, comme cela est assez ordinaire dans le langage, nous pouvons fort bien appliquer à Jésus-Christ ce qu’il dit entre autres choses : « Le salut et la sainteté seront sur la montagne de Sion[1] » ; et un peu après, sur la fin de cette prophétie : « Ceux qui ont été rachetés de la montagne de Sion s’élèveront pour défendre la montagne d’Esaü et y faire régner le Seigneur ». Il est évident que ceci a été accompli, lorsque ceux qui ont été rachetés de la montagne de Sion, c’est-à-dire les fidèles de la Judée, et surtout les Apôtres, se sont élevés pour défendre la montagne d’Esaü. Comment l’ont-ils défendue, si ce n’est par la prédication de l’Evangile, en sauvant ceux qui ont cru, et les tirant de la puissance des ténèbres pour les faire passer au royaume de Dieu ? c’est ce qui est ensuite exprimé par ces paroles : « Afin d’y faire régner le Seigneur ». En effet, la montagne de Sion signifie la Judée, où devait commencer le salut et paraître la sainteté, qui est Jésus-Christ ; et la montagne d’Esaü est l’Idumée, figure de l’Eglise des Gentils, que ceux qui ont été rachetés de la montagne de Sion ont défendue, comme je viens de le dire, pour y faire régner le Seigneur. Cela était obscur avant de s’accomplir ; mais qui ne le comprend depuis l’événement ?
Pour le prophète Nahum, voici comme il parle, ou plutôt comme Dieu parle par lui : « Je briserai, dit-il, les idoles taillées et celles qui sont de fonte, et je les ensevelirai, parce que voici sur les montagnes les pieds légers de ceux qui portent et annoncent la paix. Juda, solennisez vos fêtes et offrez vos vœux ; car vos jours de fête ne vieilliront plus désormais. Tout est consommé, tout est accompli. Celui qui souffle contre votre face et qui délivre de l’affliction va monter[2] ». Qui est monté des enfers et qui a soufflé l’Esprit-Saint contre la face de Juda, c’est-à-dire des Juifs ses disciples ? Je le demande à quiconque a lu l’Evangile. Ceux dont les fêtes se renouvellent, de telle sorte qu’elles ne peuvent plus vieillir, appartiennent au Nouveau Testament. Du reste, nous voyons les idoles des faux dieux détruites par l’Evangile et comme ensevelies dans l’oubli ; et nous reconnaissons cette prophétie encore accomplie en ce point. Quant à Habacuc, de quel autre avènement que celui du Sauveur peut-il parler, quand il dit : « Le Seigneur me répondit : Ecrivez nettement cette vision sur le buis, afin que celui qui la lira l’entende. Car cette vision s’accomplira en son temps, à la fin, et ce ne sera pas une promesse vaine. S’il tarde à venir, attendez-le en patience, car il va venir sans délai[3] ».
[1] Abdias, 17, 21, sec. LXX.
[2] Nahum, I, 14.
[3] Habacuc, II, 2 et 3.
Et dans sa prière ou son cantique, à quel autre qu’au Sauveur dit-il : « Seigneur, j’ai entendu ce que vous m’avez fait entendre, et j’ai été saisi de frayeur ; j’ai contemplé vos ouvrages, et j’ai été épouvanté[1] ? » Qu’est-ce que cela, sinon une surprise extraordinaire à la vue du salut des hommes que Dieu lui avait fait connaître : « Vous serez reconnu au milieu de deux animaux ». Que signifient ces deux animaux ? ce sont les deux Testaments, ou les deux larrons, ou encore Moïse et Elie, qui parlaient avec Jésus sur la montagne où il se transfigura. « Vous serez connu dans la suite des temps ». Cela est trop clair pour avoir besoin qu’on l’explique. « Lorsque mon âme sera troublée, au plus fort de votre colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde ». Il dit ceci en la personne des Juifs, parce que, dans le temps qu’ils crucifiaient Jésus-Christ, transportés de fureur, Jésus, se souvenant de sa miséricorde, dit « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[2] ». Dieu viendra de Théman, et le saint viendra de la montagne couverte d’une ombre épaisse. D’autres, au lieu de Théman, traduisent du côté du midi ; ce qui marque l’ardeur de la charité et l’éclat de la vérité. Pour la montagne couverte d’une ombre épaisse, on peut l’expliquer de différentes façons ; mais il me paraît mieux de l’entendre de la profondeur des Ecritures qui contiennent les prophéties de Jésus-Christ. On y trouve en effet beaucoup de choses obscures et cachées qui exercent ceux qui les veulent pénétrer. Or, Jésus-Christ sort de ces ténèbres, quand celui qui le cherche sait l’y découvrir : « Il a fait éclater son pouvoir dans les cieux, et la terre est pleine de ses merveilles ». C’est ce que le psalmiste dit quelque part : « Mon Dieu, montez au-dessus des cieux et faites éclater votre gloire par toute la terre. Sa splendeur sera aussi vive que la plus vive lumière[3] » : c’est-à-dire que le bruit de son nom fera ouvrir les yeux aux fidèles. « Il tiendra des cornes en ses mains » ; c’est le trophée de la croix. « Il a mis sa force dans la charité » ; cela n’a pas besoin d’explication. « La parole marchera devant lui et le « suivra ; c’est-à-dire qu’il a été prophétisé avant qu’il ne vînt, et annoncé depuis qu’il s’en est allé. « Il s’est arrêté et la terre a été ébranlée » ; il s’est arrêté pour nous secourir, et la terre a été portée à croire. « Il a tourné les yeux sur les nations, et elles ont séché » ; entendez qu’il a eu pitié d’elles et qu’elles ont été touchées de repentir. « Les montagnes ont été mises en poudre par un grand effort » ; c’est-à-dire que l’orgueil des superbes a cédé à la force des miracles. « Les collines éternelles ont été abaissées » ; elles ont été humiliées pour un temps, afin d’être élevées pour l’éternité. « J’ai vu ces entrées éternelles et triomphantes, prix de ses travaux », c’est-à-dire : J’ai reconnu que les travaux de la charité recevront une récompense éternelle. « Les Ethiopiens et les Madianites seront remplis d’étonnement » ; les peuples surpris de tant de merveilles, ceux mêmes qui ne sont pas sous l’empire romain, seront sous celui de Jésus-Christ. « Vous mettrez-vous en colère, Seigneur, contre les fleuves, et déchargerez-vous votre fureur sur la mer ? » C’est qu’il ne vient pas maintenant pour juger le monde, mais pour le sauver. « Vous monterez sur vos chevaux, et vos courses produiront le salut » ; c’est-à-dire : Vos évangélistes vous portent, et vous les conduisez, et votre Evangile procure le salut à ceux qui croient en vous. « Vous banderez votre arc contre les sceptres, dit le Seigneur » ; entendez qu’il menacera de son jugement les rois mêmes de la terre. « La terre s’ouvrira pour recevoir les fleuves dans son sein ». Cela signifie que les cœurs des hommes, à qui il est dit : « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements[4] », s’ouvriront pour recevoir la parole des prédicateurs et confesser le nom de Jésus-Christ. « Les peuples vous verront et s’affligeront » ; c’est-à-dire qu’ils pleureront, afin d’être bienheureux[5]. « En marchant, vous ferez rejaillir de l’eau de toutes parts » ; vous répandrez de tous côtés des torrents de doctrine en marchant avec vos prédicateurs. « Une voix est sortie du creux de l’abîme » ; c’est-à-dire que le cœur de l’homme, qui est un abîme, n’a pu retenir ce qu’il pensait de vous, et a publié votre gloire partout. « La profondeur de son imagination » ; c’est une explication de ce qui précède ; car cette profondeur est un abîme. Et quand il ajoute : de son imagination, il faut sous-entendre : a fait retentir sa voix, c’est-à-dire a publié ce qu’elle voyait. En effet, l’imagination, c’est une vision que le cœur n’a pu cacher ni retenir, mais qu’il a proclamée à la gloire de Dieu. « Le soleil s’est levé et la lune a gardé son rang » ; Jésus-Christ est monté au ciel, et l’Eglise a été ordonnée sous son roi. « Vous lancerez vos flèches en plein jour », parce que votre parole sera prêchée publiquement. « Et elles brilleront à la lueur de vos armes ». Il avait dit à ses disciples : « Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres[6] ». – « Vos menaces abaisseront la terre » ; c’est-à-dire, humilieront les hommes. « Et vous abattrez les nations dans votre fureur » ; parce que vous dompterez les superbes, et ferez tomber vos vengeances sur leur tête. « Vous êtes sorti dans l’intention de sauver votre peuple, pour sauver vos christs, et vous avez donné les méchants en proie à la mort » ; cela est clair. « Vous les avez chargés de chaînes ; par ces chaînes, on peut aussi entendre les heureux liens de la sagesse. « Vous avez mis des entraves à leurs pieds et un carcan à leur cou. Vous les avez rompues avec étonnement » ; il faut sous-entendre les chaînes. De même qu’il a noué celles qui sont bonnes, il a brisé les mauvaises, d’où vient cette parole du psaume : « Vous avez rompu mes chaînes[7] ». – « Avec étonnement » ; c’est-à-dire, avec l’admiration de tous ceux qui ont été témoins de cette merveille. « Les plus grands en seront touchés ; ils seront affamés comme un pauvre qui mange en cachette » ; c’est que quelques-uns des premiers parmi les Juifs, touchés des paroles et des miracles du Sauveur, le venaient trouver, et, pressés par la faim, mangeaient le pain de sa doctrine, mais en secret, parce qu’ils craignaient le peuple, comme le remarque l’Evangile[8]. « Vous avez poussé vos chevaux dans la mer et troublé ses eaux » ; c’est-à-dire les peuples. Les uns ne se convertiraient pas par crainte, et les autres ne persécuteraient pas avec fureur, si tous n’étaient troublés. « J’ai contemplé ces choses, et mes entrailles ont été émues. La frayeur a pénétré jusque dans mes os, et tout mon être intérieur en a été troublé ». Faisant réflexion sur ce qu’il disait, il en a été lui-même épouvanté. Il prévoyait ce tumulte des peuples, suivi de grandes persécutions contre l’Eglise, et aussitôt, s’en reconnaissant membre : « Je me reposerai, dit-il, au temps de l’affliction », comme étant de ceux qui, selon la parole de l’Apôtre[9], se réjouissent en espérance et souffrent constamment l’affliction. « Afin d’aller trouver le peuple qui a été étranger ici-bas comme moi », en s’éloignant de ce peuple méchant qui lui était uni selon la chair, mais qui, n’étant point étranger en ce monde, ne cherchait point la céleste patrie. « Car le figuier ne portera point de fruit, ni la vigne de raisin. Les oliviers tromperont l’attente du laboureur, et la campagne ne produira rien. Les brebis mourront faute de pâturage, et il n’y aura plus de bœufs dans les étables ». Il voyait que cette nation, qui devait mettre à mort Jésus-Christ, perdrait les biens spirituels qu’il a prophétiquement figurés par les temporels ; et parce que la colère du ciel est tombée sur ce peuple, à cause qu’ignorant la justice de Dieu[10], il a voulu établir la sienne à la place, il ajoute aussitôt : « Mais moi je me réjouirai, Seigneur, je me réjouirai en mon Seigneur et mon Dieu. Le Seigneur mon Dieu est ma force, il affermira mes pas jusqu’à la fin. Il m’élèvera sur les hauteurs, afin que je triomphe par son cantique » ; c’est-à-dire par ce cantique dont le Psalmiste dit quelque chose de pareil en ces termes : « Il a affermi mes pieds sur la pierre, et il a conduit mes pas. Il m’a mis en la bouche un nouveau cantique, un hymne à la louange de notre Dieu[11] ». Celui-là donc triomphe par le cantique du Seigneur, qui se plaît à entendre les louanges de Dieu, et non les siennes, « afin que celui qui se glorifie, ne se glorifie que dans le Seigneur[12] ». Au reste, quelques exemplaires portent : « Je me réjouirai en Dieu mon Jésus » ; ce qui me paraît meilleur que « en Dieu mon Sauveur », parce que Jésus est un nom plein de douceur et de confiance.
[1] Habacuc, III, 1.
[2] Luc, XXIII, 34.
[3] Ps. LVI, 7.
[4] Joel, II, 13.
[5] Matt. V, 5.
[6] Matt. X, 27.
[7] Ps. CXV, 16.
[8] Jean, XVII, 38.
[9] Rom. XII, 12.
[10] Ibid. X, 3.
[11] Ps. XXXIX, 3.
[12] I Cor. I, 31.
Jérémie est du nombre des grands prophètes, aussi bien qu’Isaïe. Il prophétisa sous Josias, roi de Jérusalem, et du temps d’Ancus Martius, roi des Romains, la captivité des Juifs étant proche, et sa prophétie alla jusqu’au cinquième mois de cette captivité, comme il le dit lui-même. On lui joint Sophonias, l’un des petits prophètes, parce qu’il prophétisa aussi sous Josias, comme lui-même le témoigne ; mais il ne dit point combien-de temps. Jérémie prophétisa, non-seulement du temps d’Ancus Martius, mais aussi du temps de Tarquin l’Ancien, cinquième roi de Rome, qui l’était déjà lorsque les Juifs furent emmenés en captivité. Jérémie dit donc de Jésus-Christ : « Le Seigneur, le Christ par qui nous respirons, a été pris pour nos péchés[1] », marquant ainsi en peu de paroles et que Jésus-Christ est notre Seigneur, et qu’il a souffert pour nous. Et dans un autre endroit : « Celui-ci est mon Dieu, et nul autre n’est comparable à lui. Il est l’auteur de toute sagesse, et il l’a donnée à Jacob son serviteur, et à Israël son bien-aimé. Après cela il a été vu sur terre, et il a conversé parmi les hommes[2] ». Quelques-uns n’attribuent pas ce témoignage à Jérémie, mais à Baruch, son scribe, quoique ordinairement on le donne au premier. Le même prophète parlant encore du Messie : « Voici venir le temps, dit le Seigneur, que je ferai sortir du tronc de David un germe glorieux. Il régnera et sera rempli de sagesse et fera justice sur la terre. Alors Juda sera sauvé, et Ismaël demeurera en sûreté, et ils l’appelleront le Seigneur notre justice[3] ». Voici comme il parle de la vocation des Gentils, qui devait arriver et que nous voyons maintenant accomplie : « Seigneur, mon Dieu et mon refuge au temps de l’affliction, les nations viendront à vous des extrémités de la terre, et diront : Il est vrai que nos pères ont adoré de vaines statues qui ne sont bonnes à rien[4] ». Et parce que les Juifs ne devaient pas le connaître et qu’il fallait qu’ils le fissent mourir, le mème prophète en parle de la sorte : « Leur esprit est extrêmement pesant : c’est un homme ; qui le connaîtra[5] ? » Voici enfin un dernier passage de Jérémie que j’ai rapporté au dix-septième livre touchant le Nouveau Testament, dont Jésus-Christ est le médiateur : « Voici venir le temps, dit le Seigneur, que je contracterai une nouvelle alliance avec la maison de Jacob, etc.[6] »
De Sophonias, qui prophétisait du même temps que Jérémie, je veux citer au moins quelques témoignages sur Jésus-Christ. Voici donc comme il en parle : « Attendez que je ressuscite, dit le Seigneur, car j’ai résolu d’assembler les nations et les royaumes[7] » ; et encore : « Le Seigneur leur sera redoutable ; il exterminera tous les dieux de la terre, et toutes les nations de la terre l’adoreront, chacune en son pays[8] » ; et un peu après : « Je ferai que tous les peuples parleront comme ils doivent ; ils invoqueront tous le nom du Seigneur, et lui seront assujettis.
« Ils m’apporteront des victimes des bords du fleuve d’Ethiopie. Alors vous n’aurez plus de confusion pour toutes les impiétés que vous avez commises contre moi ; car j’effacerai toute la malice de vos offenses, et il ne vous arrivera plus de vous enorgueillir sur ma montagne sainte. Je rendrai votre peuple doux et modeste, et les restes d’Israël craindront le Seigneur[9] ». C’est de ces restes que l’Apôtre[10] a dit après un autre prophète[11] : « Quand le nombre des enfants d’Israël égalerait le sable de la mer, il n’y aura que les restes qui seront sauvés » ; car les restes de cette nation ont cru au Messie.
[1] Lamentations. IV, 20.
[2] Baruch, III, 36-38.
[3] Jérém. XXXIII, 5.
[4] Ibid. XVI, 19.
[5] Jérém. XVII, 9.
[6] Ibid. XXXI, 31.
[7] Sophon. III, 8.
[8] Ibid. II, 11.
[9] Ibid. III, 9.
[10] Rom. IX, 27.
[11] Isa. X, 22.
Daniel et Ezéchiel, deux des grands prophètes, prophétisèrent pendant la captivité même de Babylone ; et le premier a été jusqu’à dire combien il s’écoulerait d’années avant l’avènement et la passion du Sauveur. Cette supputation serait longue, et d’ailleurs elle a déjà été faite par d’autres avant nous ; mais voici comme il parle de la puissance et de la gloire du Messie : « J’eus une vision en dormant, où je voyais le fils de l’homme, environné de nuées, s’avançant jusqu’à l’Ancien des jours. Comme on le lui eût présenté, il lui donna puissance, honneur et empire, avec ordre à tous les peuplés, à toutes les tribus et à toutes les langues de lui rendre leurs hommages. Son pouvoir est un pouvoir éternel qui ne finira jamais, et son empire sera toujours florissant[1] ».
Ezéchiel, de même, figurant Jésus-Christ par David, parce que c’est à cause de David que Jésus-Christ a pris celte nature charnelle, cette forme d’esclave qu’il a revêtue en venant au monde, d’où vient que, tout en étant fils de Dieu, il est appelé esclave de Dieu, Ezéchiel, dis-je, en parle ainsi au nom de Dieu le Père : « Je susciterai un pasteur pour paître mes troupeaux, mon serviteur David ; et il les fera paître, et il sera leur pasteur. Pour moi, je serai leur Dieu, et mon serviteur David régnera au milieu d’eux. C’est le Seigneur qui l’a dit[2] » ; et dans un autre endroit : « Ils n’auront plus qu’un roi et ne formeront plus deux peuples, ni deux royaumes séparés. Ils ne se souilleront plus d’idolâtrie et d’autres abominations ; et je les tirerai de tous : les lieux où ils m’ont offensé et les purifierai de leurs crimes. Ils seront mon peuple, et je serai leur Dieu, et mon serviteur David sera à tous leur roi et leur pasteur[3] »
[1] Dan. VII, 13.
[2] Ezéch. XXXIV, 23, 24.
Restent trois petits prophètes qui ont prophétisé sur la fin de la captivité de Babylone :
Aggée, Zacharie et Malachie. Aggée prédit en peu de mots Jésus-Christ et l’Eglise en ces termes : « Voici ce que dit le Seigneur des armées : Encore un peu de temps, et j’ébranlerai le ciel et la terre, la mer et le continent, et je remuerai toutes les nations ; et celui qui est désiré de tous les peuples viendra[1] ». Cette prophétie est déjà accomplie en partie et le reste s’accomplira à la fin du monde. Dieu ébranla le ciel, quand Jésus-Christ prit chair, par le témoignage que les astres et les anges rendirent à son incarnation. Il émut la terre par le grand miracle de l’enfantement d’une vierge ; il émut la mer et le continent, lorsque le Sauveur fut annoncé dans les îles et par tout le monde. Ainsi nous voyons que toutes les nations sont remuées et portées à embrasser la foi. Ce qui suit : « Et a celui qui est désiré de tous les peuples viendra », doit s’entendre de son dernier avènement ; car avant que de souhaiter qu’il vînt, il fallait l’aimer et croire en lui.
Zacharie parle ainsi de Jésus-Christ et de l’Eglise « Réjouissez-vous, dit-il, fille de Sion, bondissez de-joie, fille de Jérusalem, car voici venir votre roi pour vous justifier et pour vous sauver. Il est pauvre, et vient monté sur une ânesse et sur le poulain d’une ânesse ; mais son pouvoir s’étend d’une mer à l’autre, et depuis les fleuves jusqu’aux confins de la terre[2] ». L’Evangile nous apprend, en effet, en quelle occasion Notre.Seigneur se servit de cette monture[3], et fait même mention de cette prophétie. Un peu après, parlant à Jésus-Christ même de la rémission des péchés qui devait se faire par son sang : « Et vous aussi, dit-il, vous avez tiré vos captifs de la citerne sans eau, par le sang de votre Testament[4] ». On peut expliquer diversement, et toujours selon la foi, cette citerne sans eau ; mais, pour moi, je pense qu’on doit entendre la misère humaine, qui est comme une citerne sèche et stérile, où les eaux de la justice ne coulent jamais, et qui est pleine de la boue et de la fange du péché. C’est de cette citerne que le Psalmiste dit : « Il m’a tiré d’une malheureuse citerne et d’un abîme de boue[5] ».
Malachie, annonçant l’Eglise que nous voyons fleurir par Jésus-Christ, dit clairement aux Juifs en la personne de Dieu : « Vous ne m’agréez point, et je ne veux point de vos présents. Car depuis le soleil levant jusqu’au couchant, mon nom est grand parmi les nations. On me fera des sacrifices partout, et l’on m’offrira une oblation pure, parce que mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur[6] ». Ce sacrifice est celui du sacerdoce de Jésus-Christ selon l’ordre de Melchisédech, que nous voyons offrir depuis le soleil levant jusqu’au couchant, tandis qu’on ne peut nier que le sacrifice des Juifs à qui Dieu dit : « Vous ne m’agréez point, et je ne veux point de vos présents », ne soit aboli. Pourquoi donc attendent-ils encore un autre Christ, puisque cette prophétie qu’ils voient accomplie n’a pu s’accomplir que par lui ? Un peu après, le même prophète, parlant encore en la personne de Dieu, dit du Sauveur : « J’ai fait avec lui une alliance de vie et de paix ; je lui ai donné ma crainte, et il m’a craint et respecté. La loi de la vérité était en sa bouche ; il marchera en paix avec moi, et il en retirera plusieurs de leur iniquité. Car les lèvres du grand-prêtre seront les dépositaires de la science ; et ils l’iront consulter sur la loi, parce que c’est l’ange du Seigneur tout-puissant[7] ». Il ne faut pas s’étonner que Jésus-Christ soit appelé l’ange de Dieu ; de même qu’il est esclave à cause de la forme d’esclave en laquelle il est venu parmi les hommes, il est aussi ange à cause de l’Evangile qu’il leur a annoncé ; car Evangile en grec signifie bonne nouvelle, et ange, messager[8]. Aussi le même prophète dit encore de lui : « Je m’en vais envoyer mon ange pour préparer la voie devant moi, et aussitôt viendra dans son temple le Seigneur que vous cherchez, et l’ange du Testament que vous demandez. Le voici qui vient, dit le Seigneur et le Dieu tout-puissant ; et qui pourra supporter l’éclat de sa gloire et soutenir ses regards[9] ? » On trouve prédit en cet endroit le premier et le second avènement de Jésus-Christ ; son premier avènement, lorsqu’il dit : « Et aussitôt le Seigneur viendra dans son temple », c’est-à-dire dans sa chair, dont il est dit dans l’Evangile : « Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois jours[10] » et le second en ces termes : « Le voici qui vient, dit le Seigneur tout-puissant, et qui pourra supporter l’éclat de sa gloire et soutenir ses regards ? » Ces paroles : « Le Seigneur que vous cherchez, et l’ange du Testament que vous demandez », signifient que les Juifs mêmes cherchent le Christ dans les Ecritures et désirent l’y trouver. Mais plusieurs d’entre eux, aveuglés par leurs péchés, ne voient pas que celui qu’ils cherchent et qu’ils désirent est déjà venu. Par le Testament, il entend parler du Nouveau, qui contient des promesses éternelles, et non de l’Ancien, qui n’en a que de temporelles ; mais ces promesses temporelles ne laissent pas de troubler beaucoup de personnes faibles qui s’y attachent, et qui, voyant les méchants comblés de ces sortes de biens, ne servent Dieu que pour les obtenir. C’est pourquoi le même prophète, pour distinguer la béatitude éternelle du Nouveau Testament, qui ne sera donnée qu’aux bons, de la félicité temporelle de l’Ancien, qui pour l’ordinaire est commune aux bons et aux méchants, s’exprime ainsi : « Vous avez tenu des discours qui me sont injurieux, dit le Seigneur. Et vous dites : En quoi avons-nous mal parlé de vous ? Vous avez dit : C’est une folie de servir Dieu ; que nous revient-il d’avoir observé ses commandements, et de nous être humiliés en la présence du Seigneur tout-puissant ? – N’avons-nous donc pas raison d’estimer heureux les méchants et les ennemis de Dieu, puisqu’ils triomphent dans la gloire et dans l’opulence ? Voilà ce que ceux qui craignaient Dieu ont murmuré tout bas ensemble. Et le Seigneur a vu tout cela et entendu leurs plaintes ; et il a écrit un livre en mémoire de ceux qui le craignent et qui le révèrent[11] ». Ce livre signifie le Nouveau Testament. Mais écoutons ce qui suit : « Et ils seront mon héritage, dit le Seigneur tout-puissant, au jour que j’agirai ; et je les épargnerai comme un père épargne un fils obéissant. Alors vous parlerez un autre langage, et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et l’injuste, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car voici venir le jour allumé comme une fournaise ardente, et il les consumera. Tous les étrangers et tous les pécheurs seront comme du chaume, et ce jour qui approche les brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu’il reste d’eux ni branches, ni racines. Mais, pour vous qui craignez mon nom, le soleil de justice se lèvera pour vous, et vous trouverez une abondance de tous biens à l’ombre de mes ailes. Vous bondirez comme de jeunes taureaux échappés, et vous foulerez aux pieds les méchants, et ils deviendront cendre sous vos pas, au jour que j’agirai, dit le Seigneur tout-puissant ». Ce jour est le jour du jugement, dont nous parlerons plus amplement en son lieu[12], si Dieu nous en fait la grâce.
[1] Aggée, II, 7.
[2] Zach. IX, 9.
[3] Jean, XII, 14.
[4] Zach. IX, 11.
[5] Ps. XXXIX, 2.
[6] Malach. I, 10.
[7] Malach. II, 5.
[8] Angelos, messager, ange, Euangelion, récompense donnée au porteur d’une bonne nouvelle.
[9] Malach. III, 1.
[10] Jean, II, 19.
[11] Malach. III, 13.
[12] Dans les quatre derniers livres.
Après ces trois prophètes, Aggée, Zacharie et Malachie, écrivit Esdras, lorsque le peuple fut délivré de la captivité de Babylone. Mais il passa plutôt pour historien que pour prophète, aussi bien que l’auteur du livre d’Esther où sont rapportées les actions glorieuses de cette femme illustre, qui arrivèrent vers ce temps-là. On peut dire néanmoins qu’Esdras a prophétisé Jésus-Christ dans cette dispute qui s’éleva entre quelques jeunes gens pour savoir quelle était la chose du monde la plus puissante. L’un ayant dit que c’était les rois, l’autre le vin, et le troisième les femmes, qui souvent commandent eu rois, ce dernier finit par montrer que c’est la vérité qui l’emporte par-dessus tout. Or, l’Evangile nous apprend que Jésus-Christ est la vérité. Depuis le temps que le temple fut rétabli jusqu’à Aristobule, les Juifs ne furent plus gouvernés par des rois, mais par des princes. La supputation de ces temps ne se trouve pas dans les Ecritures canoniques, mais ailleurs, comme dans les Machabées, que les Juifs ont rejetés comme apocryphes. Mais l’Eglise est d’un autre sentiment, à cause des souffrances admirables de ces martyrs qui, avant l’incarnation de Jésus-Christ, ont combattu pour la loi de Dieu jusqu’au dernier soupir et enduré des maux étranges et inouïs.
Du temps de nos prophètes, dont les écrits sont maintenant répandus dans le monde entier, il n’y avait point encore de philosophes parmi les Gentils. Du moins ils n’étaient point connus sous ce nom ; car c’est Pythagore qui l’a porté le premier, et il n’a commencé à fleurir que sur la fin de la captivité de Babylone[1]. A plus forte raison les autres philosophes sont-ils postérieurs aux prophètes. En effet, Socrate lui-même, le maître de ceux qui étaient alors le plus en honneur et le premier de tous pour la morale, ne vient qu’après Esdras dans l’ordre des temps[2] ; peu après parut Platon, qui a surpassé de beaucoup tous les autres disciples de Socrate. Les sept sages mêmes, qui ne s’appelaient pas encore philosophes, et les physiciens qui succédèrent à Thalès dans la recherche des choses naturelles, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore[3], et quelques autres qui ont fleuri avant Pythagore, ne sont pas antérieurs à tous nos prophètes. Thalès, le plus ancien des physiciens, ne parut que sous le règne de Romulus, lorsque les torrents de prophétie qui devaient inonder toute la terre sortirent des sources d’Israël. Il n’y a que les poètes théologiens, Orphée, Linus et Musée, qui soient plus anciens que nos prophètes ; encore n’ont-ils pas devancé Moïse, ce grand théologien, qui a annoncé le Dieu unique et véritable, et dont les écrits tiennent le premier rang parmi les livres canoniques. Ainsi, quant aux Grecs, dont la langue a donné tant d’éclat aux lettres humaines, ils n’ont pas sujet de se glorifier de leur sagesse comme plus ancienne que notre religion, en qui seule se trouve la sagesse véritable. Il est vrai que parmi les Barbares, comme en Egypte, il y avait quelques semences de doctrine avant Moïse ; autrement l’Ecriture sainte ne dirait pas qu’il avait été instruit dans toutes les sciences des Egyptiens à la cour de Pharaon ; mais la science même des Egyptiens n’a pas précédé celle de tous nos prophètes, puisque Abraham a aussi cette qualité. Et quelle science pouvait-il y avoir en Egypte, avant qu’Isis, qu’ils adorèrent après sa mort comme une grande déesse, leur eût communiqué l’invention des lettres et des caractères ? Or, Isis était fille d’Inachus, qui régna le premier sur les Argiens, au temps des descendants d’Abraham.
[1] La date de Pythagore n’est pas fixée d’une manière certaine. Eusèbe le fait fleurir pendant la 62e olympiade, au temps du prince Zorobabel, sous le pontificat de Josadech, fils de Jésus (Prœp. Evang., lib. X, cap. 4). Parmi les modernes, Lloyd place la naissance de Pythagore à la 3e année de la 48e olympiade (586 avant J.-C.) et Dodwell à la 4e anée de la 52e olympiade (568 avant J.-C.)
[2] Socrate naquit le 6e jour du mois Thargélion de l’an 470 avant J. -C. (Olymp. 77,4).
[3] Il y a ici une erreur chronologique. Anaxagore, contemporain de Périclès, est de beaucoup postérieur à Pythagore.
Si nous remontons plus haut avant le déluge universel, nous trouverons le patriarche Noé, que je puis aussi justement appeler prophète, puisque l’arche même qu’il fit était une prophétie du christianisme. Que dirai-je d’Enoch, le septième des descendants d’Adam ? L’apôtre saint Jude ne dit-il pas dans son épître canonique qu’il a prophétisé ? Que si les écrits de ces personnages ne sont pas reçus coin me canoniques par les Juifs, non plus que par nous, cela ne vient que de leur trop grande antiquité qui les a rendus suspects. Je sais bien qu’on produit quelques ouvrages dont l’authenticité ne paraît pas douteuse à ceux qui croient vrai tout ce qui leur plaît ; mais l’Eglise ne les reçoit ‘pas, non qu’elle rejette l’autorité de ces grands hommes qui ont été si agréables à Dieu, mais parce qu’elle ne croit pas que ces ouvrages soient de leur main. Il ne faut pas trouver étrange que des écrits si anciens soient suspects, puisque, dans l’histoire des rois de Juda et d’Israël, il est fait mention de plusieurs circonstances qu’on chercherait en vain dans nos Ecritures canoniques et qui se trouvent en d’autres prophètes dont les noms-ne sont pas inconnus et dont cependant les ouvrages n’ont point été reçus au nombre des livres canoniques. J’avoue que j’en ignore la raison ; à moins de dire que ces prophètes ont pu écrire certaines choses comme hommes et sans l’inspiration du Saint-Esprit, et que c’est celles-là que l’Eglise ne reçoit pas dans son canon pour faire partie de la religion, bien qu’elles puissent être d’ailleurs utiles et véritables. Quant aux ouvrages qu’on attribue aux prophètes et qui contiennent quelque chose de contraire aux Ecritures canoniques, cela seul suffit pour les convaincre de fausseté.
Il ne faut donc pas s’imaginer, comme font quelques-uns, que la langue hébraïque seule ait été conservée par Héber, qui a donné son nom aux Hébreux, et qu’elle soit passée de lui à Abraham, tandis que les caractères-hébreux n’auraient commencé qu’à la loi qui fut donnée à Moïse. Il est bien plus croyable que cette langue a été conservée avec ses caractères dès les époques primitives. En effet, nous voyons Moïse établir certains hommes pour enseigner les lettres, avant que la loi n’eût été dénuée, et l’Ecriture les appelle[1] des introducteurs aux lettres, parce qu’ils les introduisaient dans l’esprit de leurs disciples, ou plutôt, parce qu’ils introduisaient leurs disciples jusqu’à elles. Aucune nation n’a donc droit de se vanter de sa science, comme étant plus ancienne que nos patriarches et nos prophètes, puisque l’Egypte même, qui a cou-turne de se glorifier de l’antiquité de ses lumières, ne peut prétendre à cet avantage. Personne n’oserait dire que les Egyptiens aient été bien savants avant l’invention des caractères, c’est-à-dire avant Isis. D’ailleurs, cette science dont on a fait tant de bruit et qu’ils appelaient sagesse, qu’était-elle autre chose que l’astronomie, et peut-être quelques autres sciences analogues, plus propres à exercer l’esprit qu’à rendre l’homme véritablement sage ? Et quant à la philosophie, qui se vante d’apprendre aux hommes le moyen de devenir heureux, elle n’a fleuri en ce pays que vers le temps de Mercure Trismégiste[2], longtemps, il est vrai, avant les sages au les philosophes de la Grèce, mais toute, fois après Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, et même après Moïse ; car Atlas, ce grand astrologue, frère de Prométhée et aïeul maternel du grand Mercure, de qui Mercure Trismégiste fut petit-fils, vivait encore lorsque Moïse naquit[3].
[1] En grec : grammatœisagogeis, en latin : litterarum inductores vel introductores.
[2] Sur Mercure Trismégiste, voyez plus haut, livre VIII, ch. 23, pages 115,116 et les notes.
[3] Eusèbe fait vivre ce douteux personnage l’an 1638 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire vingt-neuf ans avant la naissance de Moïse.
C’est donc en vainque certains discoureurs, enflés d’une sotte présomption, disent qu’il y a plus de quatre cent -mille ans que l’astrologie est connue en Egypte. Et de quel livre ont-ils tiré ce grand nombre d’années, eux qui n’ont appris à lire de leur Isis que depuis environ deux mille ans ? C’est du moins ce qu’assure Varron, dont l’autorité n’est pas peu considérable, et cela s’accorde assez bien avec 1’Ecriture sainte. Du moment donc que l’on compte à peine six mille ans depuis la création du premier homme, ceux qui avancent des opinions si contraires à une vérité reconnue ne méritent-ils pas plutôt des railleries que des réfutations ? Aussi bien, à qui nous en pouvons-nous mieux rapporter, pour les choses passées, qu’à celui qui a prédit des choses à venir que nous voyons maintenant accomplies ? La diversité même qui se rencontre entre les historiens sur ce sujet ne nous donne-t-elle pas lieu d’en croire plutôt ceux qui ne sont pas contraires à notre Histoire sacrée ? Quand les citoyens de la cité du monde qui sont répandus par toute la terre voient des hommes très-savants, à peu près d’une égale autorité, qui ne conviennent pas en des choses de fait fort éloignées de notre temps, ils ne savent à qui donner créance. Mais pour nous, qui sommes appuyés sur une autorité divine en ce qui concerne l’histoire de notre religion, nous ne doutons point que tout ce qui contredit la parole de Dieu ne soit très-faux, quoi qu’il faille penser à d’autres égards de la valeur des histoires profanes, question qui nous met peu en peine, parce que, vraies ou fausses, elles ne servent de rien pour nous rendre meilleurs ni plus heureux.
Mais laissons les historiens pour demander aux philosophes, qui semblent n’avoir eu d’autre but dans leurs études que de trouver le moyen d’arriver à la félicité, pourquoi ils ont eu tant d’opinions différentes, sinon parce qu’ils ont procédé dans cette recherche comme des hommes et par des raisonnements humains ? Je veux que la vaine gloire ne les ait pas tous déterminés à se départir de l’opinion d’autrui, afin de faire éclater la supériorité de leur sagesse et de leur génie et d’avoir une doctrine en propre ; j’admets que quelques-uns, et même un grand nombre, n’aient été animés que de l’amour de la vérité ; que peut la misérable prudence des hommes pour parvenir à la béatitude, si elle n’est guidée par une autorité divine ? Voyez nos auteurs, à qui l’on attribue justement une autorité canonique : il n’y a pas entre eux la moindre différence de sentiment. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner qu’on les ait crus inspirés de Dieu, et que cette créance, au lieu de se renfermer entre un petit nombre de personnes disputant dans une école, se soit répandue parmi tant de peuples, dans les champs comme dans les villes, parmi les savants comme parmi les ignorants. Du reste, il ne fallait pas qu’il y eût beaucoup de prophètes, de peur que leur grand nombre n’avilît ce que la religion devait consacrer, et, d’un autre côté, ils devaient être en assez grand nombre pour que leur parfaite conformité fût un sujet d’admiration. Lisez cette multitude de philosophes dont nous avons les ouvrages ; je ne crois pas qu’on en puisse trouver deux qui soient d’accord en toutes choses ; mais je ne veux pas trop insister là-dessus, de peur de trop longs développements. Je demanderai cependant si jamais cette cité terrestre, abandonnée au culte des démons, a tellement embrassé les doctrines d’un chef d’école qu’elle ait condamné toutes les autres ? N’a-t-on pas vu en vogue dans la même ville d’Athènes, et les Epicuriens qui soutiennent que les dieux ne prennent aucun soin des choses d’ici-bas, et les Stoïciens qui veulent au contraire que le monde soit gouverné et maintenu par des divinités protectrices ? Aussi, je m’étonne qu’Anaxagoras ait été condamné pour avoir dit que le soleil était une pierre enflammée et non pas un dieu[1], tandis qu’Epicure a vécu en tout honneur et toute sécurité dans la même ville, quoiqu’il ne niât pas seulement la divinité du soleil et des autres astres, mais qu’il soutînt qu’il n’y avait ni Jupiter ni aucune autre puissance dans le monde à qui les hommes dussent adresser leurs vœux[2]. N’est-ce pas à Athènes qu’Aristippe[3] mettait le souverain bien dans la volupté du corps, au lieu qu’Antisthène[4] le plaçait dans la vigueur de l’âme, tous deux philosophes célèbres, tous deux disciples de Socrate, et qui pourtant faisaient consister la souveraine félicité en des principes si opposés ? De plus, le premier disait que le sage doit fuir le gouvernement de la république, et le second, qu’il y doit prétendre, et tous deux avaient des sectateurs. Chacun combattait avec sa troupe pour son opinion ; car on discutait au grand jour, sous le vaste et célèbre Portique[5], dans les gymnases, dans les jardins, dans les lieux publics, comme dans les demeures particulières. Les uns soutenaient qu’il n’y a qu’un monde[6], les autres qu’il y en a plusieurs[7] ; les uns que le monde a commencé, les autres qu’il est sans commencement ; les uns qu’il doit finir, les autres qu’il durera toujours ; ceux-ci qu’il est gouverné par une providence, ceux-là qu’il n’a d’autre guide que la fortune et le hasard. Quelques-uns voulaient que l’âme de l’homme fût immortelle, d’autres la faisaient mortelle ; et de ceux qui étaient pour l’immortalité, les uns [8] disaient que l’âme passe dans le corps des bêtes par certaines révolutions, les autres rejetaient ce sentiment ; parmi ceux au contraire qui la faisaient mortelle, les uns prétendaient qu’elle meurt avec le corps, les autres qu’elle vit après, plus ou moins de temps, mais qu’à la fin elle meurt[9]. Celui-ci mettait le souverain bien dans le corps, celui-là dans l’esprit, un troisième dans tous les deux, tel autre y ajoutait les biens de la fortune[10]. Quelques-uns disaient qu’il faut toujours croire le rapport des sens, les autres pas toujours, les autres jamais[11].
Quel peuple, quel sénat, quelle autorité publique de la cité de la terre s’est jamais mise en peine de décider entre tant d’opinions différentes, pour approuver les unes et condamner les autres ? Ne les a-t-elle pas reçues toutes indifféremment, quoiqu’il s’agisse en tout ceci, non pas de quelque morceau de terre ou de quelque somme d’argent, mais des choses les plus importantes, de celles qui décident du malheur ou de la félicité des hommes ? Car, bien qu’on enseignât dans les écoles des philosophes quelques vérités, l’erreur s’y débitait aussi en toute licence ; de sorte que ce n’est pas sans raison que cette cité se nomme Babylone, c’est-à-dire confusion. Et il importe peu au diable, qui en est le roi, que les hommes soient dans des erreurs contraires, puisque leur impiété les rend tous également ses esclaves.
Mais il en est tout autrement de ce peuple, de cette cité, de ces Israélites à qui la parole de Dieu a été confiée ; ils n’ont jamais confondu les faux prophètes avec les véritables, reconnaissant pour les auteurs des Ecritures sacrées ceux qui étaient en tout parfaitement d’accord. Ceux-là étaient leurs philosophes, leurs sages, leurs théologiens, leurs prophètes, leurs docteurs. Quiconque a vécu selon leurs maximes n’a pas vécu selon l’homme, mais selon Dieu qui parlait en eux. S’ils défendent l’impiété[12], c’est Dieu qui la défend. S’ils commandent d’honorer son père et sa mère[13], c’est Dieu qui le commande. S’ils disent : « Vous ne serez point adultère, ni homicide, ni « voleur[14] », ce sont autant d’oracles du ciel. Toutes les vérités qu’un certain nombre de philosophes ont aperçues parmi tant d’erreurs, et qu’ils ont tâché de persuader avec tant de peine, comme par exemple, que c’est Dieu qui a créé le monde et qui le gouverne par sa providence, tout ce qu’ils ont écrit de la beauté de la vertu, de l’amour de la patrie, de l’amitié, des bonnes œuvres et de toutes les choses qui concernent les mœurs, ignorant au surplus et la fin où elles doivent tendre et le moyen d’y parvenir, tout cela, dis-je, a été prêché aux membres de la Cité du ciel par la bouche des prophètes, sans arguments et sans disputes, afin que tout homme initié à ces vérités ne les regardât pas comme des inventions de l’esprit humain, mais comme la parole de Dieu même.
[1] Cléon le démagogue se porta l’accusateur d’Anaxagore, qui fut défendu par Périclès, son disciple et son ami. Voyez Diogène Laerce, lib. II, § 12 et 13.
[2] Saint Augustin paraît oublier qu’entre Anaxagore et Epicure deux siècles se sont écoulés.
[3] Aristippe, de Cyrène, vint à Athènes où il entendit Socrate. Il se sépara de son maître pour fonder l’école dite Cyrénaïque, berceau de l’école épicurienne.
[4] Antisthène est le chef de cette école cynique tant et si justement discréditée par les folie, de ses adeptes, mais qui m’en garde pas moins l’honneur d’avoir légué au stoïcisme quelques-uns de ses plus mâles préceptes.
[5] Ce portique est celui où Zénon de Cittium, le fondateur de l’école stoïcienne, réunissait ses disciples.
[6] C’est l’opinion des Stoïciens.
[7] C’est l’opinion des Epicuriens.
[8] C’est la doctrine pythagoricienne, adoptée dans une certaine mesure par quelques platoniciens, rejetée par d’autres.
[9] Sur ces divers systèmes, voyez Cicéron, Tusculanes, livre I.
[10] Les Stoïciens plaçaient le souverain bien dans l’âme, les Epicuriens dans le corps, les Péripatéticiens dans tous les deux.
[11] Toujours croire aux sens, c’est le sentiment d’Epicure ; y croire quelquefois, c’est le sentiment des Péripatéticiens et des Stoïciens ; n’y croire jamais d’une manière absolue, c’est le sentiment commun de l’école pyrrhonienne et de la nouvelle Académie.
[12] Exod. XX, 3.
[13] Ibid. 12.
[14] Ibid. 13.
Un des Ptolémées, roi d’Egypte, souhaita de connaître nos saintes Ecritures. Car après la mort d’Alexandre le Grand, qui avait subjugué toute l’Asie et presque toute la terre, et conquis même la Judée, ses capitaines ayant démembré son empire, l’Egypte commença à avoir des Ptolémées pour rois. Le premier de tous fut le fils de Lagus, qui emmena captifs en Egypte beaucoup de Juifs. Mais Ptolémée Philadelphe, son successeur, les renvoya tous en leur pays, avec des présents pour le temple, et pria le grand-prêtre Eléazar de lui donner l’Ecriture sainte pour la placer dans sa fameuse bibliothèque. Eléazar la lui ayant envoyée, Ptolémée lui demanda des interprètes pour la traduire en grec ; de sorte qu’on lui donna septante et deux personnes, six de chaque tribu, qui entendaient parfaitement l’une et l’autre langue, c’est-à-dire le grec et l’hébreu. Mais la coutume a voulu qu’on appelât cette version la version des Septante. On dit qu’ils s’accordèrent tellement dans cette traduction que, l’ayant faite chacun à part, selon l’ordre de Ptolémée, qui voulait éprouver par là leur fidélité, ils se rencontrèrent en tout, tant pour le sens que pour l’arrangement des paroles, si bien qu’il semblait qu’il n’y eût qu’un seul traducteur. Et il ne faut pas trouver cela étrange, puisqu’en effet ils étaient tous inspirés d’un même Esprit, Dieu ayant voulu, par un si grand miracle, rendre l’autorité de ces Ecritures vénérable aux Gentils qui devaient croire un jour, comme cela est en effet arrivé.
Bien que d’autres aient traduit en grec l’Ecriture sainte, comme Aquila, Symmaque, Théodotion[1], et un auteur inconnu, dont la traduction, à cause de cela, s’appelle la Cinquième, l’Eglise a reçu la version des Septante comme si elle était seule, en sorte que la plupart des Grecs chrétiens ne savent pas même s’il y en a d’autres. C’est sur cette version qu’a été faite celles dont les Eglises latines se servent, quoique de notre temps le savant prêtre Jérôme, très-versé dans les trois langues, l’ait traduite en latin sur l’hébreu. Les Juifs ont beau reconnaître qu’elle est très-fidèle, et soutenir au contraire que les Septante se sont trompés en beaucoup de points, cela n’empêche pas les Eglises de Jésus-Christ de préférer celle-ci, parce qu’en supposant même qu’elle n’eût pas été exécutée d’une manière miraculeuse, l’autorité de tant de savants hommes qui l’auraient faite de concert entre eux serait toujours préférable à celle d’un particulier. Mais la façon si extraordinaire dont elle a été composée portant des marques visibles d’une assistance divine, quelque autre version qu’on en fasse sur l’hébreu, elle doit être conforme aux Septante, ou si elle en paraît différente sur certaines choses, il faut croire qu’en ces endroits il y a quelque grand mystère caché dans celle des Septante. Le même Esprit qui était dans les prophètes, lorsqu’ils composaient l’Ecriture, animait les Septante, lorsqu’ils l’interprétaient. Ainsi, il a fort bien pu tantôt leur faire dire autre chose que ce qu’avaient dit les Prophètes ; car cette différence n’empêche pas l’unité de l’inspiration divine, tantôt leur faire dire autrement la même chose, de sorte que ceux qui savent bien entendre y trouvent toujours le même sens. Il a pu même passer ou ajouter quelque chose, pour montrer que tout cela s’est fait par une autorité divine, et que ces interprètes ont plutôt suivi l’Esprit intérieur qui les guidait, qu’ils ne se sont assujettis à la lettre qu’ils avaient sous les yeux. Quelques-uns ont cru qu’il fallait corriger la version grecque des Septante sur les exemplaires hébreux[2] : toutefois, ils n’ont pas osé retrancher ce que les Septante avaient de plus que l’hébreu ; ils ont seulement ajouté ce qui était de moins dans les Septante, et l’ont marqué avec de certains signes, en forme d’étoiles qu’on nomme astérisques, au commencement des versets. Ils ont marqué de même avec de petits traits horizontaux, semblables aux signes des onces, ce qui n’est pas dans l’hébreu et se trouve dans les Septante, et l’on voit encore aujourd’hui beaucoup de ces exemplaires, tant grecs que latins, marqués de la sorte. Pour les choses qui ne sont ni omises ni ajoutées dans la version des Septante, mais qui sont seulement dites d’une autre façon que dans l’hébreu, soit qu’elles fassent un sens manifestement identique, soit que le sens diffère en apparence, quoique concordant en réalité, on ne les peut trouver qu’en conférant le grec avec l’hébreu. Si donc nous ne considérons les hommes qui ont travaillé à ces Ecritures que comme les organes de l’Esprit de Dieu, nous dirons pour les choses qui sont dans l’hébreu et qui ne se trouvent pas dans les Septante, que le Saint-Esprit ne les a pas voulu dire par ces prophètes, mais par les autres ; et pour celles au contraire qui sont dans les Septante et qui ne sont pas dans l’hébreu, que le même Saint-Esprit a mieux aimé les dire par ces derniers prophètes que par les premiers, mais nous les regarderons tous comme des prophètes. C’est de cette sorte qu’il a dit-une chose par Isaïe, et une autre par Jérémie, ou la même chose autrement par celui-ci et par celui-là. Et quand enfin les mêmes choses se trouvent également dans l’hébreu et dans les Septante, c’est que le Saint-Esprit s’est voulu servir des uns et des autres pour les dire, car, comme il a assisté les premiers pour établir entre leurs prédictions une concordance parfaite, il a conduit la plume des seconds pour rendre leurs interprétations identiques.
[1] Aquila, dont il a été parlé plus haut, publia sa traduction sous Adrien, vers l’an 130 de J.-C. La version de Symmaque est de 200 ans environ de J.-C., sous Aurélien ou sous Sévère. Théodotion donna la sienne avant Symmaque, sous Commode, vers l’an 180. Outre les cinq versions dont parle saint Augustin, Il y en a une sixième qui fut publiée à Nicopolis, vers l’an 230. Voyez dans l’édition bénédictine d’Origène les remarques de Montfaucon sur les Hexaples.
[2] C’est l’opinion d’Origène, de Lucien le martyr, d’Hésychius et de saint Jérôme.
Quelqu’un fera cette objection : Comment saurai-je ce que Jonas a dit en effet aux Ninivites et s’il leur a dit : « Encore trois jours », ou bien : « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite[1] ? » Il est clair en effet que ce prophète, envoyé pour menacer Ninive d’une ruine imminente, n’a pu assigner deux termes différents et qui s’excluent l’un l’autre. Si l’on me demande lequel des deux il a marqué, je crois que c’est plutôt quarante jours, comme le porte l’hébreu. Car les Septante, qui sont venus longtemps après, ont très-bien pu attribuer à Jonas d’autres paroles, lesquelles toutefois se rapportent parfaitement au sujet et expriment, quoique en d’autres termes, un seul et même sens, et cela pour inviter le lecteur à s’élever au-dessus de l’histoire et à chercher ce qu’elle signifie, sans mépriser d’ailleurs en rien ni l’autorité des Septante ni celle de l’hébreu. Les événements prédits par Jonas se sont effectivement accomplis dans Ninive, mais ils en figuraient d’autres qui ne convenaient pas à cette ville ; tout comme il est vrai que ce prophète fut effectivement trois jours dans le ventre de la baleine, et néanmoins il figurait un autre personnage qui devait demeurer dans l’enfer pendant ce temps, et celui-là est le Seigneur de tous les prophètes. C’est pourquoi, si par Ninive était figurée l’Eglise des Gentils, qui a été détruite en quelque façon par la pénitence, en ce qu’elle n’est plus ce qu’elle était, comme c’est Jésus-Christ qui a opéré en elle ce changement, c’est lui-même qui est signifié, soit par les trois jours, soit par les quarante ; par les quarante, parce qu’il demeura cet espace de temps avec ses disciples après sa résurrection, avant que de monter au ciel ; et par les trois jours, parce qu’il ressuscita le troisième jour. Ainsi il semble que les Septante aient voulu réveiller l’esprit du lecteur qui se serait arrêté au récit historique, pour le porter à approfondir la prophétie qu’il contient, et lui aient dit en quelque sorte Cherchez dans les quarante jours celui-là même en qui vous pourrez aussi trouver les trois jours ; et vous verrez que l’un des deux termes assignés s’est accompli dans son ascension, et l’autre dans sa résurrection. – Il a donc fort bien pu être désigné par l’un et par l’autre nombre dans le prophète Jouas d’une façon, dans la prophétie des Septante de l’autre, mais toujours par un seul et même Esprit. J’abrège, et ne veux pas rapporter beaucoup d’autres exemples où l’on croirait que les Septante se sont éloignés de la vérité hébraïque, quoique, bien entendu, on les y trouve parfaitement conformes. Aussi les Apôtres se sont-ils servis indifféremment de l’hébreu et de la version des Septante, en quoi j’ai cru devoir les imiter, parce que ce n’est qu’une même autorité divine. Mais poursuivons, selon nos forces, l’œuvre que nous avons à cœur d’accomplir.
[1] Jonas, III, 4.
Du moment que les Juifs cessèrent d’avoir des prophètes, ils devinrent pires qu’ils n’étaient, bien que ce fût le temps où, la captivité de Babylone ayant pris fin et le temple étant rétabli, ils se flattaient de devenir meilleurs. C’est ainsi que ce peuple charnel entendait cette prophétie d’Aggée « La gloire de cette dernière maison sera plus grande que celle de la première[1] ». Mais ce qui précède fait bien voir que le prophète parle ici du Nouveau Testament, lorsque, promettant clairement le Christ, il dit : « J’ébranlerai toutes ces nations, et celui que tous les peuples désirent viendra[2] ». Les Septante, de leur autorité de prophètes, ont rendu ces paroles dans un autre sens qui convient mieux au corps qu’à la tête, c’est-à-dire à l’Eglise qu’à Jésus-Christ. « Ceux, disent-ils, que le Seigneur a élus parmi toutes les nations, viendront » ; suivant cette parole du Sauveur dans l’Evangile « Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus[3] ». En effet, c’est de ces élus des nations, comme de pierres vivantes, que la-maison de Dieu est bâtie par le Nouveau Testament, maison bien plus illustre que le temple construit par Salomon et rétabli après la captivité de Babylone. Les Juifs ne virent donc plus de prophètes depuis ce temps-là, et eurent même beaucoup à souffrir des rois étrangers et des Romains, afin qu’on ne crût pas que cette prophétie d’Aggée eût été accomplie par le rétablissement du temple.
Peu de temps après, ils furent assujettis à l’empire d’Alexandre ; et quoique ce prince n’ait pas ravagé leur pays, parce qu’ils n’osèrent lui résister, toutefois la gloire de cette maison, pour parler comme le prophète, n’était pas alors si grande que sous la libre domination de ses rois. Il est vrai qu’Alexandre immola des victimes dans le temple de Dieu, mais il le fit moins par une véritable piété que par une vaine superstition, croyant qu’il devait aussi adorer le Dieu des Juifs comme il adorait les autres dieux. Après la mort d’Alexandre, Ptotémée, fils de Lagus, emmena les Juifs captifs en Egypte, et ils ne retournèrent en Judée que sous Ptolémée-Philadelphe, son successeur, celui qui fit traduire l’Ecriture par les Septante. Ensuite ils eurent sur les bras les guerres rapportées aux livres des Machabées. Ils furent vaincus par Ptolémée Epiphane, roi d’Alexandrie, et contraints par les cruautés inouïes d’Antiochus, roi de Syrie, d’adorer les idoles ; leur temple fut souillé de toutes sortes d’abominations, jusqu’à ce qu’il fût purifié de toute cette idolâtrie par la valeur de Judas Machabée, grand capitaine, qui défit les chefs de l’armée d’Antiochus.
Peu de temps après, un certain Alcimus usurpa la souveraine sacrificature, quoiqu’il ne fût pas de la lignée sacerdotale, ce qui était un attentat. Cinquante ans s’écoulent, pendant lesquels, malgré quelques succès heureux, les Juifs ne furent pas en paix ; Aristobule prend le diadème et se fait roi et grand prêtre tout ensemble. – C’est le premier roi que les Juifs aient eu après la captivité de Babylone, tous les autres depuis ce temps-là n’ayant porté que la qualité de chefs ou de princes. Alexandre succéda à Aristobule dans le sacerdoce et la royauté, et l’on dit qu’il maltraita fort ses sujets. Sa femme Alexandra fut après lui reine des Juifs ; et depuis, leurs maux augmentèrent toujours. Comme ses deux fils Aristobule et Hircan se disputaient l’empire, ils attirèrent les forces romaines contre les Juifs, parce que Hircan leur demanda secours contre son frère. Rome alors avait déjà dompté l’Afrique et la Grèce, et porté ses armes victorieuses en beaucoup d’autres parties du monde, en sorte qu’elle était comme accablée du poids de sa propre grandeur[4]. (Elle avait été tourmentée de furieuses séditions, qui furent suivies de la révolte des alliés et ensuite de guerres civiles, et les forces de la république étaient tellement abattues qu’elle ne pouvait encore subsister longtemps. Pompée, l’un des plus grands capitaines de Rome, étant entré en Judée, prit la ville de Jérusalem, ouvrit le temple comme vainqueur, et entra dans le Saint des saints ; ce qui n’était permis qu’au grand prêtre. Après avoir confirmé le pontificat d’Hircan et établi Antipater gouverneur de la Judée, il emmena avec lui Aristobule prisonnier. Depuis ce temps, les Juifs devinrent tributaires des Romains ; ensuite Cassius pilla le temple, et quelques années après, les Juifs eurent même pour roi un étranger qui fut Hérode, sous le règne duquel naquit le Messie. Le temps prédit par le patriarche Jacob en ces termes : « Les princes ne manqueront point dans la race de Juda, jusqu’à ce que vienne celui à qui la promesse est faite ; et il sera l’attente des nations[5] » ; ce temps, dis-je, était déjà accompli. Les Juifs ne manquèrent donc point de rois de leur nation jusqu’à cet Hérode ; et ainsi, le moment était venu où celui en qui reposent les promesses du Nouveau-Testament et qui est l’attente des nations devait paraître dans le monde. Or, les nations ne pourraient pas attendre, comme elles font, cet événement suprême où tous les hommes seront jugés par Jésus-Christ dans l’éclat de sa puissance, si elles ne croyaient à cet autre avènement où il a daigné, dans l’humilité de sa patience, subir le jugement des hommes.
[1] Aggée, II, 10.
[2] Aggée, II, 8.
[3] Matt. XXIX, 14.
[4] Ces expressions sont relies de Tite-Live dans le préambule de son Histoire.
[5] Gen. XLIX, 10.
Hérode régnait en Judée, et l’empereur Auguste avait donné la paix au monde, après que toute la constitution de la république eut été changée, quand le Messie, selon la parole du prophète cité tout à l’heure[1], naquit à Bethléem, ville de Juda : homme visible, né humainement d’une vierge comme homme, Dieu caché, divinement engendré de Dieu le Père. Un autre prophète l’avait prédit en ces termes : « Voici venir le temps qu’une vierge concevra ou enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous[2] ». Il fit plusieurs miracles pour rendre sa divinité manifeste, et l’Evangile en rapporte quelques-uns qu’elle croit suffisants pour la prouver. Le premier est celui de sa naissance ; le dernier est celui de sa résurrection et de son ascension au ciel. Peu après, les Juifs, qui l’avaient fait mourir et qui n’avaient pas voulu croire en lui, parce qu’il fallait qu’il mourût et qu’il ressuscitât, ont été chassés de leur pays par les Romains et dispersés dans toute la terre. Et ainsi, par leurs propres Ecritures, ils nous rendent ce témoignage, que nous n’avons pas inventé les prophéties qui parlent de Jésus-Christ. Plusieurs même d’entre eux les ayant considérées avant la passion, mais surtout après la résurrection, ont cru en lui, et c’est d’eux qu’il est dit : « Quand le nombre des enfants d’Israël égalerait le sable de la mer, les restes seront sauvés[3] ». Les autres ont été aveuglés, suivant cette prédiction : « Qu’en récompense, leur table devienne pour eux un piège et une pierre d’achoppement ; que leurs yeux soient obscurcis, afin qu’ils ne voient point, et faites que leur dos soit toujours courbé[4] ». Ainsi, par cela même qu’ils n’ajoutent point foi à nos Ecritures, les leurs s’accomplissent en eux, encore qu’ils soient assez aveugles pour ne le pas voir. Quelqu’un dira peut-être que les chrétiens ont supposé les prophéties des sibylles touchant Jésus-Christ, ainsi que quelques autres qui ne sont pas d’origine juive ; mais, sans nous arrêter à celles-là, nous nous contentons de celles que nos ennemis nous fournissent malgré eux, et dont ils sont eux-mêmes les dépositaires ; d’autant mieux que nous y trouvons prédite cette dispersion même dont les Juifs nous fournissent le témoignage éclatant. Chaque jour, ils peuvent lire dans les psaumes cette prophétie : « C’est mon Dieu ; il me préviendra par sa miséricorde ». Mon Dieu m’a dit en me parlant de mes ennemis : Ne les tuez pas, de peur qu’ils n’oublient votre loi ; mais dispersez-les par votre puissance[5] ». Dieu donc a fait voir sa miséricorde à l’Eglise dans les Juifs ses ennemis, parce que, comme dit l’Apôtre : « Leur crime « est le salut des Gentils[6] ». Et il ne les a pas tués, c’est-à-dire qu’il n’a pas entièrement détruit le judaïsme, de peur qu’ayant oublié la loi de Dieu, ils ne nous pussent rendre le témoignage dont nous parlons. Aussi ne s’est-il pas contenté de dire : « Ne les tuez pas, de peur qu’ils n’oublient votre loi » ; mais il ajoute : « Dispersez-les ». Si avec ce témoignage des Ecritures ils demeuraient dans leur pays, sans être dispersés partout, l’Eglise, qui est répandue dans le monde entier, ne les pourrait pas avoir de tous côtés pour témoins des prophéties qui regardent Jésus-Christ.
[1] Michée, V, 2.
[2] Isaïe, VII, 14.
[3] Isaïe, X, 22 s.
[4] Ps. LXVIII, 27.
[5] Ps. LVIII, 10.
[6] Rom, XI, 2.
Si d’autres que des Juifs ont prophétisé le Messie, c’est pour nous un surcroît de preuves ; mais nous n’avons pas besoin de leur témoignage. En effet, nous ne l’alléguons que pour montrer qu’il y a eu probablement parmi les autres peuples des hommes à qui ce mystère a été révélé, et qui ont été poussés à le prédire, soit qu’ils aient participé à la même grâce que les prophètes hébreux, soit qu’ils aient été instruits par les démons, que nous savons avoir confessé Jésus-Christ présent, tandis que les Juifs ne le connaissaient pas. Aussi je ne crois pas que les Juifs mêmes osent soutenir que nul, hors de leur race, n’a servi le vrai Dieu depuis l’élection de Jacob et la réprobation d’Esaü. A la vérité, il n’y a point eu d’autre peuple que le peuple israélite qui ait été proprement appelé le peuple de Dieu ; mais ils ne peuvent nier qu’il n’y ait eu parmi les autres nations quelques hommes dignes d’être appelés de véritables Israélites, en tant que citoyens de la céleste patrie. S’ils le nient, il est aisé de les convaincre par l’exemple de Job, cet homme saint et admirable, qui n’était ni juif ni prophète, mais un étranger originaire d’Idumée, à qui l’Ecriture néanmoins accorde ce glorieux témoignage que nul homme de son temps ne lui était comparable pour la piété[1]. Bien que l’histoire ne dise pas en quel temps il vivait, nous conjecturons par son livre placé par les Juifs entre les canoniques, à cause de son excellence, qu’il est venu au monde environ trois générations après le patriarche Jacob. Or, je ne doute point que ce ne soit un effet de la providence de Dieu de nous avoir appris par l’exemple de Job qu’il a pu y avoir parmi les autres peuples des membres de la Jérusalem spirituelle. Mais il faut croire que cette grâce n’a été faite qu’à ceux à qui l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, a été révélé, et que son incarnation leur était prédite avant qu’elle arrivât, comme elle nous a été annoncée depuis qu’elle est arrivée, en sorte qu’une seule et même foi conduise par lui à Dieu tous ceux qui sont prédestinés pour être sa cité, sa maison et son temple. Quant aux autres prophéties de Jésus-Christ qu’on produit d’ailleurs, on peut penser que les chrétiens les ont inventées. C’est pourquoi il n’est rien de plus fort contre tous ceux qui voudraient révoquer en doute notre foi, ni de plus propre pour nous y affermir, si nous prenons les choses comme il faut, que les prophéties de Jésus-Christ tirées des livres des Juifs, qui, ayant été arrachés de leur pays et dispersés dans tout le monde pour servir de témoignage à la foi de l’Eglise, ont contribué à la faire partout fleurir.
[1] Job, I ; Ezéch. XIV, 20.
Cette maison de Dieu, qui est l’Eglise, est bien plus auguste que la première, bâtie de bois précieux et toute couverte d’or. La prophétie d’Aggée n’a donc pas été accomplie par le rétablissement de ce temple, puisque, depuis le temps où il fut rebâti, il fut moins fameux que du temps de Salomon. On peut dire même qu’il perdit beaucoup de sa gloire, d’abord par les prophéties qui vinrent à cesser, et ensuite par les diverses calamités qui affligèrent les Juifs jusqu’à leur entière désolation. Il en est tout autrement de cette nouvelle maison qui appartient au Nouveau Testament ; elle est d’autant plus illustre qu’elle est composée de pierres meilleures, de pierres vivantes, c’est-à-dire des fidèles renouvelés par le baptême. Mais elle a été figurée par le rétablissement du temple de Salomon, parce qu’en langage prophétique ce rétablissement signifie le Testament nouveau. Ainsi, lorsque Dieu a dit par le prophète dont nous parlons : « Je donnerai la paix en ce lieu[1] », comme ce lieu désignait l’Eglise qui devait être bâtie par Jésus-Christ, on doit entendre : J’établirai la paix dans le lieu que celui-ci figure. En effet, toutes les choses figuratives semblent en quelque sorte tenir la place des choses figurées. C’est ainsi que l’Apôtre a dit : « La pierre était Jésus-Christ[2] », parce que la pierre dont il parle en était la figure. La gloire de cette maison du Nouveau Testament est donc plus grande que celle de l’Ancien, et elle paraîtra telle quand on en fera la dédicace. C’est alors que « viendra celui que tous les peuples désirent[3] », comme le porte le texte hébreu, parce que son premier avènement ne pouvait pas être désiré de tous les peuples, qui ne connaissaient pas celui qu’ils devaient désirer, et par conséquent ne croyaient point en lui. C’est aussi alors que, selon la version des Septante, dont le sens est pareillement prophétique, « les élus du Seigneur viendront de tous les endroits de l’univers ». A partir de cette époque, il ne viendra rien que ce qui a été élu et dont l’Apôtre dit : « Il nous a élus en lui avant la création du monde[4] ». Le grand Architecte qui a dit : « Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus[5] », n’entendait pas que ceux qui, ayant été appelés au festin, avaient mérité qu’on les en chassât, dussent entrer dans l’édifice de cette maison dont la durée sera éternelle, mais seulement les élus. Or, maintenant que ceux qui doivent être séparés de l’aire à l’aide du van, remplissent l’Eglise, la gloire de cette maison ne paraît pas si grande qu’elle paraîtra, quand chacun sera toujours où il sera une fois.
[1] Aggée, II, 10.
[2] I Cor. X, 4.
[3] Aggée, II, 8.
[4] Ephés. I, 4.
[5] Matt. XXII, 14.
Dans ce siècle pervers, en ces tristes jours où l’Eglise, par des humiliations passagères, s’acquiert une grandeur immortelle pour l’avenir et est exercée par une infinité de craintes, de douleurs, de travaux et de tentations, sans avoir d’autre joie que l’espérance, si elle se réjouit comme il faut, beaucoup de réprouvés sont mêlés avec les élus, et les uns et les autres renfermés en quelque sorte dans ce filet de l’Evangile[1], nagent pêle-mêle à travers l’océan du monde, jusqu’à ce que tous arrivent au rivage, où les méchants seront séparés des bons, alors que Dieu habitera dans les bons comme dans son temple, pour y être tout en tous[2]. Ainsi, nous voyons s’accomplir cette parole de celui qui disait dans le psaume : « J’ai publié et annoncé partout, et ils se sont « multipliés sans nombre[3] ». C’est ce qui arrive maintenant, depuis qu’il a publié et annoncé, d’abord par la bouche de Jean-Baptiste son précurseur[4] et en second lieu par la sienne propre : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche[5] ». Le Seigneur donc fit choix de quelques disciples qu’il nomma apôtres, sans naissance, sans considération, sans lettres, afin d’être et de faire en eux tout ce qu’ils seraient et feraient de grand. Parmi eux se trouva un méchant ; mais le Sauveur, usant bien d’une mauvaise créature, se servit d’elle pour accomplir ce qui était ordonné touchant sa passion, et pour apprendre, par son exemple, à son Eglise à supporter les méchants. Ensuite, après avoir jeté les semences de l’Evangile, il souffrit, mourut et ressuscita, montrant par sa passion ce que nous devons endurer pour la vérité, et par sa résurrection ce que nous devons espérer pour l’éternité, sans parler du profond mystère de son sang répandu pour la rémission des péchés. Il conversa quarante jours sur la terre avec ses disciples, et monta au ciel devant leurs yeux ; et dix jours après, il leur envoya, suivant sa promesse, l’Esprit-Saint de son père, dont la venue sur les fidèles est marquée par ce signe suprême et nécessaire qu’ils parlaient toute sorte de langues[6], figure de l’unité de l’Eglise catholique, qui devait se répandre dans tout l’univers et parler les langues de tous les peuples.
[1] Matt. XIII, 47.
[2] I Cor. XV, 28.
[3] Ps. XXXIX, 6.
[4] Matt. II, 2.
[5] Ibid. IV, 17.
[6] Act. II, 6.
Ensuite, selon cette prophétie : « La loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem[1] », et suivant la prédiction du Sauveur même, quand après sa résurrection il ouvrit l’esprit à ses disciples étonnés, pour leur faire entendre les Ecritures, et leur dit : « Il fallait, selon ce qui est écrit, que le Christ souffrît, et qu’il ressuscitât le troisième jour, et qu’on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés dans toutes les nations, en commençant par Jérusalem[2] » ; et encore, quand il répondit à ses disciples qui s’enquéraient de son dernier avènement : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps ou les moments dont mon Père s’est réservé la disposition ; mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui viendra en vous, et vous me rendrez témoignage à Jérusalem, et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre[3] » ; suivant, dis-je, toutes ces paroles, l’Eglise se répandit d’abord à Jérusalem, et de là en Judée et en Samarie ; et l’Evangile fut ensuite porté aux Gentils par le ministère de ceux que Jésus-Christ avait lui-même allumés comme des flambeaux pour éclairer toute la terre, et embrasés du Saint-Esprit. Il leur avait dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme[4] » ; et le feu de la charité qui brûlait leur cœur étouffait en eux toute crainte. Il ne s’est pas seulement servi pour la prédication de l’Evangile de ceux qui l’avaient vu et entendu avant et après sa passion et sa résurrection ; mais il a suscité à ces premiers disciples des successeurs qui ont aussi porté sa parole dans tout le monde, parmi de sanglantes persécutions, Dieu se déclarant en leur faveur par plusieurs prodiges et par divers dons du Saint-Esprit, afin que les Gentils, convertis à celui qui a été crucifié pour les racheter, prissent en vénération, avec un amour digne de chrétiens, le sang des martyrs qu’ils avaient répandu avec une fureur digne des démons, et que les rois mêmes, dont les édits ravageaient l’Eglise, se soumissent humblement à ce nom que leur cruauté s’était efforcée d’exterminer, et tournassent leurs persécutions contre les faux dieux, pour l’amour desquels ils avaient auparavant persécuté les adorateurs du Dieu véritable.
[1] Isa. II, 3.
[2] Luc, XXIV, 46 et 47.
[3] Act. I, 7, 8.
[4] Matt. X, 28.
Mais le diable, voyant qu’on abandonnait les temples des démons, et que le genre humain courait au nom du Sauveur et du Médiateur, suscita les hérétiques pour combattre la doctrine chrétienne sous le nom de chrétiens. Comme s’il pouvait y avoir dans la Cité de Dieu des personnes de sentiments contraires, à l’exemple de ces philosophes qui se contredisent l’un l’autre dans la cité de confusion ! Quand donc ceux qui dans l’Eglise de Jésus-Christ ont des opinions mauvaises et dangereuses, après en avoir été repris, y persistent opiniâtrement, et refusent de se rétracter de leurs dogmes pernicieux, ils deviennent hérétiques, et une fois sortis de l’Eglise, elle les regarde comme des ennemis qui servent à exercer sa vertu. Or, tout hérétiques qu’ils sont, ils ne laissent pas d’être utiles aux vrais catholiques qui sont les membres de Jésus-Christ, Dieu se servant bien des méchants mêmes, et toutes choses contribuant à l’avantage de ceux qui l’aiment[1]. En effet, tous les ennemis de l’Eglise, quelque erreur qui les aveugle ou quelque passion qui les anime, lui procurent, en la persécutant corporellement, l’avantage d’exercer sa patience, ou, s’ils la combattent seulement par leurs mauvais sentiments, ils exercent au moins sa sagesse mais, de quelque façon que ce soit, ils lui donnent toujours sujet de pratiquer la bienveillance ou la générosité envers ses ennemis, soit qu’elle procède avec eux par des conférences paisibles, soit qu’elle les frappe de châtiments redoutables. C’est pourquoi le diable, qui est le prince de la cité des impies, a beau soulever ses esclaves contre la Cité de Dieu étrangère en ce monde, il ne lui saurait nuire. Dieu ne la laisse point sans consolation dans l’adversité, de peur qu’elle ne s’abatte, ni sans épreuve dans la prospérité, de crainte qu’elle ne s’exalte, et ce juste tempérament est marqué dans cette parole du psaume « Vos consolations ont rempli mon âme de joie, à proportion des douleurs qui affligent mon cœur[2] » ; ou encore dans ces mots de l’Apôtre : « Réjouissez-vous en espérance, et portez avec constance les afflictions[3] ».
Le docteur des nations dit aussi que « tous ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ seront persécutés[4] » ; il ne faut donc pas s’imaginer que cela puisse manquer en aucun temps ; car alors même que l’Eglise est à couvert de la violence des ennemis du dehors, ce qui n’est pas une petite consolation pour les faibles, il y en a toujours beaucoup au dedans qui affligent cruellement le cœur des gens de bien par leur mauvaise conduite, en ce qu’ils sont cause qu’on blasphème la religion chrétienne et catholique ; et cette injure qu’ils lui font est d’autant plus sensible aux âmes pieuses qu’elles l’aiment davantage et qu’elles voient qu’on l’en aime moins. Un autre sujet de douleur, c’est de penser que les hérétiques qui se disent aussi chrétiens et ont les mêmes sacrements que nous et les mêmes Ecritures, jettent dans le doute plusieurs esprits disposés à embrasser le christianisme, et donnent lieu de calomnier notre religion. Ce sont ces dérèglements des hommes qui font souffrir une sorte de persécution à ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, lors même que personne ne les tourmente en leur corps. Aussi le Psalmiste fait sentir que cette persécution est intérieure, quand il dit : « A proportion des douleurs qui affligent mon cœur ». Mais au surplus, comme on sait que les promesses de Dieu sont immuables, et que l’Apôtre dit : « Dieu connaît ceux qui sont à lui[5] », de sorte que nul ne peut périr de ceux « qu’il a connus par sa prescience et prédestinés pour être conformes à l’image de son fils[6] », le Psalmiste ajoute : « Vos consolations ont rempli mon âme de joie[7] ». Or, cette douleur qui afflige le cœur des gens de bien à cause des mœurs des mauvais ou des faux chrétiens, est utile à ceux qui la ressentent, parce qu’elle naît de la charité, qui s’alarme pour ces misérables et pour tous ceux dont ils empêchent le salut. Les fidèles reçoivent aussi beaucoup de consolations, quand ils voient s’amender les méchants, et leur conversion leur donne autant de joie que leur perte leur causait de douleur. C’est ainsi qu’en ce siècle, pendant ces malheureux jours, non seulement depuis Jésus-Christ et les Apôtres, mais depuis Abel, le premier juste égorgé par son frère, jusqu’à la fin des siècles, l’Eglise voyage parmi les persécutions du monde et les consolations de Dieu.
[1] Rom. VIII, 28.
[2] Ps. CXIII, 19.
[3] Rom. XII, 12.
[4] II Tim. III, 12.
[5] I Tim. II, 19.
[6] Rom. VIII, 9.
[7] Ps. XCIII, 19.
C’est pourquoi je ne pense pas qu’on doive croire légèrement ce que quelques-uns avancent, que l’Eglise ne souffrira plus jusqu’à l’Antéchrist aucune autre persécution, après les dix qu’elle a souffertes, et que c’est lui qui suscitera la onzième. Ils placent la première sous Néron, la seconde sous Domitien, la troisième sous Trajan, la quatrième sous Antonin, la cinquième sous Sévère, la sixième sous Maximin, la septième sous Décius, la huitième sous Valérien, la neuvième sous Aurélien, et la dixième sous Dioclétien et Maximien. Ils disent que les dix plaies d’Egypte qui précédèrent la sortie du peuple de Dieu sont les figures de ces dix persécutions, et que la dernière, celle de l’Antéchrist, a été figurée par la onzième plaie d’Egypte, qui arriva lorsque les Egyptiens, poursuivant les Hébreux jusque dans la mer Rouge qu’ils passèrent à pied sec, furent engloutis par le retour de ses flots. Pour moi, je ne puis voir dans ces anciens événements une figure des persécutions de l’Eglise, quoique ceux qui sont de ce sentiment[1] y trouvent des rapports fort ingénieux, mais qui ne sont fondés que sur des conjectures de l’esprit humain, fort sujet à prendre l’erreur pour la vérité.
Que diront-ils en effet de cette persécution où le Sauveur même fut crucifié ? à quel rang la mettront-ils ? S’ils prétendent qu’il ne faut compter que les persécutions qui ont atteint le corps de l’Eglise et non celle qui en a frappé et retranché la tête, que diront-ils de celle qui s’éleva à Jérusalem après que Jésus-Christ fut monté au ciel, et où saint Etienne fut lapidé, où saint Jacques, frère de saint Jean, eut la tête tranchée, où l’apôtre saint Pierre fut mis en prison et délivré par un ange, où les fidèles furent chassés de Jérusalem, où Saul, qui allait devenir l’apôtre Paul, ravagea l’Eglise et souffrit ensuite pour elle ce qu’il lui avait fait souffrir, parcourant la Judée et toutes les autres nations où son zèle lui faisait prêcher Jésus-Christ ? Pourquoi donc veulent-ils faire commencer à Néron les persécutions de l’Eglise, puisque ce n’est que par d’horribles souffrances, qu’il serait trop long de raconter ici, qu’elle est arrivée au règne de ce prince ? S’ils croient que l’on doit mettre au nombre des persécutions de l’Eglise toutes celles qui lui ont été suscitées par des rois, « Erode était roi, et il lui en fit souffrir une des plus cruelles après l’ascension du Sauveur. D’ailleurs, que deviendra celle de Julien, qu’ils ne mettent pas entre les dix ? Dira-t-on qu’il n’a point persécuté l’Eglise, lui qui défendit aux chrétiens d’apprendre ou d’enseigner les lettres humaines[2], lui qui fit perdre à Valentinien, depuis empereur, la charge qu’il avait dans l’armée, pour avoir confessé la foi chrétienne[3], et je ne dis rien de ce qu’il avait commencé de faire à Antioche, quand. il s’arrêta effrayé par la constance admirable d’un jeune homme qui chanta tout le jour des psaumes au milieu des plus cruels tourments, parmi les ongles de fer et les chevalets[4]. Enfin le frère de ce Valentinien, l’arien Valens, n’a-t-il pas exercé de notre temps en Orient une sanglante persécution contre l’Eglise ? Comme notre religion est répandue dans tout le monde, elle peut être persécutée dans un lieu sans qu’elle le soit dans un autre ; est-ce à dire que cette persécution ne doive pas compter ? Il ne faudra donc pas mettre au nombre des persécutions celle que le roi des Goths dirigea dans son pays contre les catholiques[5], durant laquelle plusieurs souffrirent le martyre, ainsi que nous l’avons appris de quelques-uns de nos frères, qui se souvenaient de l’avoir vue, lorsqu’ils étaient encore enfants. Que dirai-je de celle qui vient de s’élever en Perse[6], et qui n’est pas encore bien apaisée ? N’a-t-elle pas été si forte qu’un certain nombre de chrétiens ont été contraints de se retirer dans les villes romaines ? Plus je réfléchis sur tout cela, plus il me semble qu’on ne doit pas déterminer le nombre des persécutions de l’Eglise. Mais aussi il n’y aurait pas moins de témérité à assurer qu’elle en doit souffrir d’autres avant celle de l’Antéchrist dont ne doute aucun chrétien. Laissons donc ce point indécis, le parti le plus sage et le plus sûr étant de ne rien assurer positivement.
[1] Saint Augustin paraît ici faire allusion à Orose. Voyez Hist., lib. VII, cap. 27, et comp. Sulpice Sévère, Hist., Sacr., lib. II, cap. 33.
[2] Voyez Ammien Marcellin, livre XXII, ch. 10.
[3] Socrate, Hist. eccl., lib. III, cap. 13.
[4] Ibid. cap. 19.
[5] Il s’agit de la persécution d’Athanaric, qui eut lieu l’an 370. Voyez Orose, lib. VII, cap. 38.
[6] C’est la persécution du roi des Perses Isdigerde et de son successeur Vararane, vers l’an 420. Voyez Théodoret, Hist. eccl., lib. V, cap. 38, et Socrate, lib. VII, cap. 18.
Pour cette dernière persécution de l’Antéchrist, le Sauveur lui-même la fera cesser par sa présence. Il est écrit « qu’il le tuera du « souffle de sa bouche, et qu’il l’anéantira par l’éclat de sa présence[1] ». On demande d’ordinaire, et fort mal à propos, quand cela arrivera. Mais s’il nous était utile de le savoir, qui nous l’aurait pu mieux apprendre que Jésus-Christ, notre Dieu et notre maître, le jour où ses disciples l’interrogèrent là-dessus ? Loin de s’en taire avec lui, ils lui firent cette question, quand il était encore ici-bas : « Seigneur, si vous paraissez en ce temps, quand rétablirez-vous le royaume d’Israël[2] ? » Mais il leur répondit : « Ce n’est pas à vous à savoir « les temps dont mon père s’est réservé la dis. « position ». Ils ne demandaient pas l’heure, ni le jour, ni l’année, mais le temps ; et toutefois Jésus-Christ leur fit cette réponse. C’est donc en vain que nous tâchons de déterminer les années qui restent jusqu’à la fin du monde, puisque nous apprenons de la Vérité même qu’il ne nous appartient pas de le savoir. Cependant, les uns en comptent quatre cents, d’autres cinq cents, et d’autres mille, depuis l’ascension du Sauveur jusqu’à son dernier avènement. Or, dire maintenant sur quoi chacun d’eux appuie son opinion, ce serait trop long et même inutile. Ils ne se fondent que sur des conjectures humaines, sans alléguer rien de certain des Ecritures canoniques. Mais celui qui a dit : « Ils ne vous appartient pas de savoir les temps dont mon père s’est réservé la disposition », a tranché court toutes ces suppositions et nous commande de nous tenir en repos là-dessus.
Comme néanmoins cette parole est de l’Evangile, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait pas empêché les idolâtres de feindre des réponses des démons touchant la durée de la religion chrétienne. Voyant que tant de cruelles persécutions n’avaient servi qu’à l’accroître au lieu de la détruire, ils ont inventé je ne sais quels vers grecs, qu’ils donnent pour une réponse de l’oracle, et où Jésus-Christ, à la vérité, est absous du crime de sacrilège, mais, en revanche, saint Pierre y est accusé de s’être servi de maléfices pour faire adorer le nom de Jésus-Christ pendant trois cent soixante-cinq ans, après quoi son culte sera aboli[3]. O la belle imagination pour des gens qui se piquent de science ! Et qu’il est digne de ces grands esprits qui ne veulent point croire en Jésus-Christ, de croire de lui de semblables rêveries, et de dire que Pierre, son disciple, n’a pas appris de lui la magie, mais que néanmoins il a été magicien et qu’il a mieux aimé faire adorer le nom de son maître que le sien, s’exposant pour cela à une infinité de périls et à la mort même. Si Pierre magicien a fait que le monde aimât tant Jésus, qu’a fait Jésus innocent pour être tant aimé de Pierre ? Qu’ils se répondent à eux-mêmes là-dessus, et qu’ils comprennent, s’ils peuvent, que la même grâce de Dieu qui a fait aimer Jésus-Christ au monde pour la vie éternelle, l’a fait aimer à saint Pierre pour la même vie éternelle, jusqu’à souffrir la mort temporelle en son nom. Quels sont d’ailleurs ces dieux qui peuvent prédire tant de choses, et qui ne les sauraient empêcher, ces dieux obligés de céder aux enchantements d’un magicien et d’un scélérat qui a tué, dit-on[4], un enfant d’un an, l’a mis en pièces, et l’a enseveli avec des cérémonies sacrilèges, ces dieux enfin qui souffrent qu’une secte qui leur est contraire ait subsisté si longtemps, surmonté tant d’horribles persécutions, non pas en y résistant, mais en les subissant, et détruit leurs idoles, leurs temples, leurs sacrifices et leurs oracles ? Quel est enfin le dieu, leur dieu, à coup sûr, et non le nôtre, qu’un si grand crime a pu porter ou contraindre à souffrir tout cela ? Car ce n’est pas à un démon, mais à un dieu que s’adressent ces vers où Pierre est accusé d’avoir imposé la loi chrétienne par son art magique. Certes, ils méritent bien un tel dieu, ceux qui ne veulent pas reconnaître Jésus-Christ pour Dieu.
[1] II Thess. II, 8.
[2] Act. I, 6.
[3] Sur cette accusation de magie élevée contre les chrétiens, voyez Eusèbe, Praep. Evang., lib. III, cap. 8.
[4] Nous savons par Tertullien que le soupçon d’infanticide était fort répandu contre les chrétiens. Peut-être avait-il un prétexte dans tes pratiques secrètes et sanglantes de certains hérétiques de la famille du gnosticisme. Voyez l’Apologétique de Tertullien, et comp. saint Augustin (De haeres., haer. 26 et 27) et Eusèbe (Hist. Eccl., lib. III, cap. 8).
Voilà une partie de ce que j’alléguerais contre eux, si cette année faussement promise et sottement crue n’était pas encore écoulée. Mais puisqu’il y a déjà quelque temps que ces trois cent soixante-cinq ans depuis l’établissement du culte de Jésus-Christ par son incarnation et par la prédication des Apôtres sont accomplis, que faut-il davantage pour réfuter cette fausseté ? Qu’on ne les prenne pas, si l’on veut, à la naissance du Sauveur, parce qu’il n’avait pas encore alors de disciples, au moins ne peut-on nier que la religion chrétienne n’ait commencé à paraître quand il commença à en avoir, c’est-à-dire après qu’il eut été baptisé par saint Jean dans le fleuve du Jourdain. En effet, c’est ce que marquait cette prophétie : « Il étendra sa domination d’une mer à l’autre, et depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre[1] ». Mais comme la foi n’avait pas encore été annoncée à tous avant sa passion et sa résurrection, ainsi que l’apôtre saint Paul le dit aux Athéniens en ces termes : « Il avertit maintenant tous les hommes, en quelque lieu qu’ils soient, de faire pénitence, parce qu’il a arrêté un jour pour juger le monde selon la justice, par celui en qui il a voulu que tous crussent en le ressuscitant d’entre les morts[2] » ; il vaut mieux, pour résoudre la question, commencer à ce moment l’ère chrétienne, surtout parce que ce fut alors que le Saint-Esprit fut donné dans cette ville où devait commencer la seconde loi, c’est-à-dire le Nouveau Testament. La première loi, qui est l’Ancien Testament, fut promulguée par Moïse au mont Sina ; mais pour celle-ci, qui devait être apportée par le Messie, voici ce qui en avait été prédit : « La loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem[3] » ; d’où vient que lui-même a dit qu’il fallait qu’on prêchât en son nom la pénitence à toutes les nations, mais en commençant par Jérusalem. C’est donc là que le culte de ce nom a commencé, et qu’on a, pour la première fois, cru en Jésus-Christ crucifié et ressuscité. C’est là que la foi fut d’abord si fervente que des milliers d’hommes, s’étant miraculeusement convertis, vendirent tous leurs biens et les distribuèrent aux pauvres pour embrasser la sainte pauvreté et être plus prêts à combattre jusqu’à la mort pour la défense de la vérité au milieu des Juifs frémissants et altérés de carnage. Si cela ne s’est point fait par magie, pourquoi font-ils difficulté de croire que la même vertu divine, qui a opéré une si grande merveille en ce lieu, ait pu l’étendre dans tout le monde ? Et si ce furent les maléfices de Pierre qui causèrent ce prodigieux changement dans Jérusalem, et firent qu’une si grande multitude d’hommes, qui avaient crucifié le Sauveur ou qui l’avaient insulté sur la croix, furent tout d’un coup portés à l’adorer, il faut voir, par l’année où cela est arrivé, quand les trois cent soixante-cinq ans ont été accomplis. Jésus-Christ est mort le huit des calendes d’avril, sous le consulat des deux Géminus[4]. Il ressuscita le troisième jour, suivant le témoignage des Apôtres, qui en furent témoins oculaires. Quarante jours après il monta au ciel, et envoya le Saint – Esprit le dixième jour suivant. Ce fut alors que mille hommes crurent en lui sur la prédication des Apôtres. Ce fut donc-alors que commença le culte de son nom par la vertu du Saint-Esprit, selon notre foi et selon la vérité, ou, comme l’impiété le feint ou le pense follement, par les enchantements de Pierre. Peu de temps après, cinq mille hommes se convertirent à la guérison miraculeuse d’un boiteux de naissance, qui était si impotent qu’on le portait tous les jours au seuil du temple pour demander l’aumône, et qui se leva et marcha à la parole de Pierre et au nom de Jésus-Christ. Et c’est ainsi que l’Eglise s’augmenta de plus en plus et fit rapidement de nouvelles conquêtes. Il est donc aisé de calculer le jour même auquel a commencé l’année que nous cherchons. Ce fut quand le Saint-Esprit fut envoyé, c’est-à-dire aux ides de mai. Or, en comptant les consuls, l’on trouve que ces trois cent soixante-cinq ans ont été accomplis pendant ces mêmes ides, sous le consulat d’Honorius et d’Eutychianus. Cependant l’année d’après, sous le consulat de Manlius Théodore, alors que, selon l’oracle des démons ou la fiction des hommes, il ne devait plus y avoir de christianisme, nous voyons à Carthage, la ville la plus considérable et la plus célèbre d’Afrique, sans parler de ce qui se passe ailleurs, Gaudentius et Jovius, comtes de l’empereur Honorius, donner, le 14 des calendes d’avril, l’ordre d’abattre les temples des faux dieux et de briser leurs idoles. Depuis ce temps jusqu’à cette heure[5], c’est-à-dire pendant l’espace d’environ trente années, qui ne voit combien le culte du nom de Jésus-Christ s’est augmenté, depuis surtout que plusieurs de ceux qui étaient retenus par cette vaine prophétie se sont faits chrétiens, voyant cette année chimérique écoulée. Nous donc qui sommes chrétiens et qui en portons le nom, nous ne croyons pas en Pierre, mais en celui en qui Pierre a cru, et nous n’avons pas été charmés par ses sortilèges, mais édifiés par ses prédications. Jésus-Christ, qui est le maître de Pierre, est aussi notre maître, et il nous enseigne la doctrine qui conduit à la vie éternelle. Mais il est temps de terminer ce livre, où nous avons suffisamment fait voir, ce me semble, le progrès des deux cités qui sont mêlées ici-bas depuis le commencement jusqu’à la fin. Celle de la terre s’est fait tels dieux qu’il lui a plu pour leur offrir des sacrifices ; celle du ciel, étrangère sur la terre, ne se fait point de dieux, mais est faite elle-même par le vrai Dieu pour être son véritable sacrifice. Toutes deux néanmoins omit part égale aux biens et aux maux de cette vie ; mais leur foi, leur espérance et leur charité sont différentes, jusqu’à ce que le dernier jugement les sépare et que chacune d’elles arrive à sa fin qui n’aura point de fin. C’est de cette fin de l’une et de l’autre qu’il nous reste à parler.
[1] Ps. LXXI, 8.
[2] Act, XVII, 30, 31.
[3] Isaïe, II, 3.
[4] C’est-à-dire le 25 mars. Les savants ne sont pas parfaitement d’accord sur cette date. Saint Augustin donne celle de Tertullien et de Lactance. Le Père Petau (Ration. temp., part. I, lib. V) fixe la mort du Christ au 23 mars, sous le consulat de Tibère et de Séjan.
[5] Saint Augustin nous donne ici, à peu de chose près, la date de la composition du livre XVIII de la Cité de Dieu. Baronius la fixe à l’an 426, Vivès à l’an 429.