Les choses visibles sont passagères, mais les invisibles sont éternelles.
La réalité d’un mouvement religieux dans les sommités et dans les masses frappe les yeux les moins attentifsa. Du dédain l’on est arrivé à l’attention, de l’attention au respect, du respect au désir. Tant de promesses ont été trompeuses, tant d’espérances déçues, tant de systèmes renversés, tant de vides produits, tant de maux éprouvés, tant de sentiments flétris, tant d’immoralités subies ! Le matérialisme a fait tant de blessures et donné si peu de jouissances ; le positif tant vanté a traîné derrière lui tant de doutes et laissé si peu de réalités ! L’ère qui devait voir disparaître tous les préjugés en a tant fait naître, et de plus dangereux que les autres ! Faut-il s’étonner que l’humanité attristée et déçue se soit repliée sur elle-même, ait cherché dans son sein de nouvelles ressources et soit revenue au sentiment de ces choses invisibles qui peuvent seules diriger, éclairer et compléter les choses visibles ?
a – 1. Avril 1837. — Le fragment qu’on va lire est tout ce que Vincent a écrit du discours dont le plan a été inséré dans la Notice sur ses écrits.
Et, pendant que l’expérience la plus intime révélait ce vide aux esprits les plus éclairés et aux cœurs les plus généreux, les plus grands intérêts de la terre se débattaient sur le plus vaste théâtre. Les questions les plus hautes étaient posées, celles qui embrassaient dans leur sphère toute l’existence matérielle, toute l’assiette sociale, tous les progrès intellectuels et moraux de la plus nombreuse et de la plus puissante nation de l’Europe. Il s’est trouvé que pendant cette longue fièvre ce corps immense n’a pu rencontrer une place de repos et de bien-être. Il s’est agité sur sa couche comme un géant, s’entourant partout de débris et jetant loin de lui, comme une paille légère, les médecins imprudents qui promettaient de le guérir. Et la cause de ce mal s’est pourtant révélée aux hommes désintéressés et amis de leur pays. Elle est tout entière dans le défaut de foi qui a fini par assoupir la conscience. C’est le matérialisme qui a tué le principe de la vie morale et, par conséquent, sapé les fondements de l’ordre, de l’harmonie, de la subordination et de l’obéissance. Il n’est plus resté qu’un seul sentiment, un seul désir, un seul besoin :jouir et gouverner. Le malade a la fièvre et veut avoir la fièvre. Le calme et le repos de la santé lui sont inconnus, et il ne peut en supporter les premiers moments. L’expérience est complète, le cercle tout entier est parcouru ; il faut en sortir. Ce n’est pas la religion, c’est le matérialisme qui a fait son temps. Le nombre de ceux qui le sentent devient tous les jours plus grand, et pour quelques-uns ce retour a pris toutes les apparences d’un impérieux besoin.
Et ce besoin ne demeure pas caché dans le fond des cœurs : il se révèle par une foule de signes. Les actes, les paroles, la vie privée et publique en fournissent déjà l’expression. Les lieux consacrés au culte sont plus fréquentés, l’exposition des vérités religieuses trouve des auditeurs plus nombreux, les conversations intimes s’en alimentent, les livres qui y sont consacrés prennent faveur dans la librairie ; et dans ces écrits frivoles que chaque jour voit naître et que le lendemain emporte, si quelques-uns surnagent, ce sont encore ceux où, sans les résoudre, l’on agite, où plutôt l’on tourmente ces grandes questions de l’âme humaine qui, au fond, ne sont autre chose que la religion elle-même. Tout ce qui ne va pas jusque là est déjà vulgaire et délaissé.
Heureux ceux qui sont appelés à parler de religion dans la période qui va commencer ! Leurs prédécesseurs ont parlé au milieu de l’inattention et du dédain ; eux trouveront la considération et le désir.
Mais cette nouvelle période qui s’ouvre pour la religion est séparée des périodes anciennes par un abîme.
Les traditions sont interrompues, les esprits sont renouvelés. Tout a été remis en question, mais toutes les questions ne sont pas résolues ; le siècle écoulé a laissé d’immenses ruines, qui toutes ne se relèveront pas. Une foule de vieilles armes ont été laissées sur la route, et le siècle nouveau ne reviendra point en arrière pour les ramasser ; il sent qu’elles ne seraient plus pour lui qu’un inutile fardeau, il en cherche d’autres. Deux choses demeurent arrêtées : l’exclusion du matérialisme dont tout le monde est fatigué, parce qu’il n’a produit que corruption et misère ; le retour au christianisme, parce que le cœur humain y trouve la satisfaction réelle de tous ses besoins, et parce que l’histoire prouve que le vrai spiritualisme, celui qui élève les idées et qui épure les âmes, n’a jamais régné sans lui sur les sociétés et sur les masses.
Il y a donc eu dans la religion des choses que l’humanité dans ses progrès a pu laisser derrière sans compromettre ses progrès et la religion elle-même. Mais n’y en a-t-il pas aussi dont le rejet attaquerait la religion au cœur et corromprait l’humanité en la dépouillant de quelques-uns de ses plus beaux caractères ? Qui pourrait en douter, quand il voit la religion si profondément gravée dans le cœur de l’homme, faisant de lui déjà sur la terre une créature céleste, et appelant d’en haut non seulement les actes providentiels ordinaires qui conservent les lois morales et les instincts de tous les êtres sensibles, mais encore des actes extra-providentiels par lesquels l’essence divine s’est placée en quelque sorte face à face avec l’humanité.
La grande question qui s’agite dans toutes les âmes est donc la distinction entre ce qui est occasionnel, passager, transitoire dans la religion, et ce qui est constant, fondé sur les besoins impérissables de notre âme et par conséquent permanent.
Nul individu, nulle époque ne peuvent traiter cette question complètement en dehors de ses idées et de ses habitudes ; elle n’est donc jamais complètement résolue, et chaque âge en a donné une solution partielle qui n’a jamais pu être définitive. Mais l’expérience et la réflexion ne sont pas perdues ; l’intelligence du christianisme et de son histoire fait toujours de nouveaux progrès qui doivent être mis à profit. Notre époque pose donc la question avec une nouvelle instance. Elle veut une solution nouvelle, et le succès de la religion est attaché à ce que cette solution soit satisfaisante et réponde aux nouveaux besoins. Nous allons l’effleurer plutôt que la traiter dans l’étroit espace qu’il nous est permis de remplir.
Au premier rang des choses transitoires et passagères dans la religion il faut placer évidemment les institutions extérieures, les formes du culte, le gouvernement de l’église et la hiérarchie. Ce sont là des moyens de propagation, de développement, de direction, d’influence : ce n’est pas le but. Ces moyens peuvent changer avec l’état religieux et moral des peuples, avec le degré d’intelligence et de civilisation dans lequel ils sont arrivés, avec les habitudes, avec les institutions politiques, avec le caractère, avec la langue, avec le climat. Ils ont changé en réalité, ils ont différé d’un siècle à l’autre, ils diffèrent encore sur les deux flancs d’une montagne, sur les deux rives d’un fleuve, sans que pour cela la religion soit compromise ou perdue. Et l’on voit tous les jours des formes très divergentes s’appliquer à des idées semblables et produire de grands et beaux résultats. C’est précisément pour se prêter à ces divers besoins que le christianisme, à son origine, est si peu chargé de formes et que Jésus et ses apôtres ont été si sobres d’en créer, et il est tellement dans l’essence de toutes les formes du culte, de toutes les institutions religieuses visibles, d’être transitoires et passagères, que celles mêmes dont l’origine remonte jusqu’à Dieu par une révélation expresse ont fait leur temps et ont dû disparaître pour toujours. A défaut d’autre exemple, le mosaïsme tout entier en fournirait un irrécusable. C’était un immense recueil de formes et d’institutions visibles qui, quoique divines, ont dû céder la place devant une religion d’esprit et de vérité. Même dans le Nouveau Testament il ne serait pas difficile à un esprit exercé de trouver des formes et des institutions qui n’ont duré que peu de temps et ont légitimement disparu. Les moyens termes essayés avec le consentement des apôtres, pour l’usages des viandes, sont dans ce cas. Les règlements donnés par saint Paul sur les prophéties et les langues ont tellement fait leur temps, que nous ne les comprenons plus. Les formes d’invention humaine et d’origine ecclésiastique auraient-elles plus de droits à être confondues avec ce qui constitue l’essence éternelle de la religion ?
Ici finit le manuscrit.