Le mot de réveil s’applique, dans son sens figuré, à des crises qui surviennent à certains moments dans la vie des sociétés et qui amènent de soudains et profonds changements dans leur manière de penser et de vivre. Il y a des réveils politiques, tels que les Croisades, l’œuvre de Jeanne d’Arc, les révolutions de 1789, 1830, 1848, 1870, pour s’en tenir à la France. Il y a des réveils littéraires, tels que la Renaissance, le siècle de Louis XIV, le romantisme.
Mais il y a aussi des réveils religieux. L’histoire des Israélites en mentionne plusieurs, notamment aux temps de Moïse, de Josué, de Samuel, de Josias, de Néhémie, des prophètes. A l’aurore des temps évangéliques, Jean-Baptiste fut l’instrument d’un grand réveil. La première Pentecôte chrétienne fut le plus grand et le plus fécond réveil religieux dont parle l’histoire. Dans la nuit du Moyen Age, François d’Assise, Savonarole, les Vaudois luttèrent contre la léthargie où l’Église était tombée, en attendant la Réformation, qui arracha au sommeil la moitié de l’Europe. Le protestantisme lui-même a eu besoin de crises périodiques pour le ramener à la foi vivante, et ces réveils ont été en France l’œuvre des Antoine Court et des Paul Rabaut au xviiie siècle, des Monod, des Bost, des Cook au xixe ; en Angleterre, des Wesley et des Whitefield ; en Allemagne, des Zinzendorf et des Spener.
Pourquoi l’Église a-t-elle besoin de réveils ? Pourquoi s’assoupit-elle, tantôt dans le formalisme, tantôt dans l’orthodoxie, tantôt dans le rationalisme ? Pourquoi les Églises les plus fidèles se laissent-elles, peu à peu, gagner par l’assoupissement ? Sans nous arrêter à ces questions, bornons-nous à constater le fait que les hommes sont portés à s’absorber dans leurs intérêts matériels et à négliger les choses éternelles.
Puisque c’est le sommeil spirituel qui rend nécessaire ces crises que nous appelons réveils, il convient de chercher en quoi il consiste.
Le sommeil, c’est, dans la langue de l’Écriture, l’état de l’âme qui, possédant les germes de la vie nouvelle, demeure engourdie et impuissante. Ce n’est pas l’absence totale de vie, mais c’en est la suspension. C’est à l’âme endormie que saint Paul adresse cet énergique appel : « Réveille-toi, toi, toi qui dors ; relève-toi d’entre les morts, et Christ t’éclairera. » Les effets du sommeil de l’âme ne sont pas semblables à ceux du sommeil physique ; celui-ci est réparateur et l’autre pernicieux. On peut toutefois trouver des analogies frappantes entre les symptômes qui accompagnent ces deux genres de sommeil.
Et d’abord, ils se ressemblent quant à la façon d’y entrer. On s’endort, en général, non pas précisément sans le vouloir, mais sans s’en rendre compte. Voulez-vous dormir, vous n’avez qu’à prendre telle posture favorable au sommeil, et le sommeil viendra ; mais il viendra graduellement, à tel point que vous ne vous apercevez pas du moment précis où la veille cesse et où le sommeil commence. Il en est ainsi pour l’âme. Elle s’endort sans s’en douter ; elle passe insensiblement de la vie de l’activité morale à celle des vains rêves. Mais elle n’en est pas moins responsable ; car, si elle dort, c’est qu’elle l’a voulu, et qu’elle s’est placée dans l’attitude où le sommeil vient, de lui-même et sans effort, clore les paupières du dormeur.
Cet étrange état physique, qu’on nomme le sommeil, échappe à toute définition, mais chacun de nous en connaît par expérience les symptômes et les effets. Quand nous dormons, nos facultés et nos sens sont réduits à l’impuissance. L’intelligence est obscurcie, la sensibilité est affaiblie, la volonté n’agit plus. Par contre, l’imagination, cette folle du logis, comme on l’a appelée, n’étant plus gouvernée par la raison, est lâchée au milieu des rêveries les plus extravagantes. Les sens sont à demi paralysés ; le dormeur ne voit ni n’entend, ne sent ni ne goûte. Sa vie n’a plus conscience d’elle-même ; elle est presque mécanique.
Ces traits se retrouvent presque tous dans le sommeil de l’âme ; il amène un arrêt presque complet des fonctions et des facultés de l’être spirituel. La conscience, pauvre boussole détraquée, ne fonctionne plus ; la volonté ne sait plus vouloir le bien avec énergie et persévérance ; la foi, cet œil de l’âme, ne perçoit plus les réalités divines ; la communion avec Dieu par la prière, cette respiration de l’âme, a cessé. Le cœur bat peut-être encore, mais de plus en plus faiblement, et il menace de s’arrêter.
Le sommeil naturel est accompagné de l’arrêt de toute activité. Le dormeur ne parle pas, ou, s’il parle, il divague. Il n’agit pas, ou, s’il agit en somnambule, son action est de l’agitation stérile. Si, pendant son sommeil, il est attaqué, il ne peut ni se défendre ni se protéger, il est à la merci de ses ennemis. Image frappante des effets du sommeil spirituel, qui, lui aussi, rend l’homme inactif, impuissant, incapable de résister. Pour le chrétien vivant, la vie c’est l’action ; discerner quelle est, en toute chose, la volonté de Dieu et la faire, c’est obéir à sa vocation, c’est être utile, c’est être heureux. Mais, lorsqu’il cède aux attraits de l’assoupissement spirituel, ne lui demandez plus de faire quelque chose pour Dieu ou pour ses frères. Il ne le veut ni ne le peut. Un chrétien endormi est un égoïste, qui ne se dérangera pas pour aller au secours des âmes qui périssent. Une Église peut dormir, bercée par le bourdonnement sacré des chants, des prières et des prédications ; elle peut donner de l’argent pour se dispenser de l’effort personnel. Mais le Seigneur porte sur elle ce jugement : « J’ai quelque chose contre toi ; tu as le bruit de vivre, mais tu es morte. »
Ici, il n’y a plus moyen de comparer, et l’analogie se change en opposition. Car, tandis que la sommeil naturel est bienfaisant, parce qu’il prépare à un redoublement de vie, le sommeil spirituel est dangereux, parce qu’il mène insensiblement à la mort. C’est le sommeil de la sentinelle en face de l’ennemi, ou du voyageur dans les neiges des Alpes ; c’est le sommeil de trahison ou de mort.
Le sommeil spirituel est individuel ou collectif ; il affecte l’individu ou l’Église. Quand nous voyons autour de nous quelques chrétiens isolés qui, comme les compagnons du Seigneur à Gethsémané, se laissent aller au sommeil, leur condition nous paraît grave, et nous leur adressons la parole de reproche et d’avertissement du Maître : « Vous n’avez donc pu veiller une heure avec moi ! Veillez et priez, afin que vous ne succombiez pas à la tentation. » Mais, quand c’est l’Église tout entière qui dort, quand les dix vierges, tant les sages que les folles, « s’assoupissent et s’endorment toutes », quel scandale et quel malheur ! Qu’on ne dise pas : Les associations humaines ne peuvent pas se maintenir à la même hauteur de ferveur et d’enthousiasme, il leur faut, après les jours d’effort, des jours de détente, après la veille le sommeil. Luther n’a-t-il pas dit qu’un réveil religieux ne peut guère conserver plus de trente ans sa puissance d’action ? L’Église d’Ephèse, qui avait eu saint Paul et saint Jean pour pasteurs, ne perdit-elle pas son premier amour ? Nous répondons : L’Église n’est pas une association purement humaine et naturelle ; c’est une société d’ordre surnaturel, vivant de la vie de l’Esprit et appelée à trouver en lui le secret d’une éternelle jeunesse.
Le réveil est l’état normal des chrétiens et de l’Église chrétienne. C’est l’expresse volonté de notre Chef, qui nous répète cet appel : « Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez ! » C’est la nécessité suprême des temps difficiles où nous vivons. Nos ennemis ne dorment pas, et ils s’appellent le matérialisme sous ses formes diverses : débauche, alcoolisme, passion du jeu, l’incrédulité, le scepticisme, la superstition. Leurs hordes, sans cesse grossissantes, viennent battre nos murailles. Nous ne sommes qu’une minorité menacée d’être submergée. Dans une ville assiégée, tout le monde doit veiller au salut commun.
Oui, c’est bien ici l’heure de se réveiller de son sommeil !