« Le juste vivra par la foi »
(Romains 1.17)
Martin Luther vint au monde à Eisleben, en 1483, trente ans après la prise de Constantinople par les Turcs, neuf ans avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, à l’époque où l’art italien rayonnait sur l’Europe avec Léonard de Vinci, Michel Ange, le Corrège, le Titien, Raphaël.
« Mon père, mon grand-père, mon aïeul, étaient de vrais paysans ; mon père devint mineur. Que je dusse être bachelier, docteur, etc., cela n’était pas dans les étoiles. » Cette remarque de Luther s’applique à l’ensemble de sa carrière. On se méprendrait, en se figurant qu’il décida, un beau jour, de renverser le Souverain Pontife. Il donne l’impression d’un homme qui réalisa malgré lui, parfois même à son insu, une œuvre sans bornes. S’il fut entraîné par les évènements (comme un sauveteur qui se jette à la nage est roulé par les rapides), néanmoins, il ne regretta jamais d’avoir obéi à l’impulsion héroïque de sa conscience. Tel un Moïse, tel un Saul de Tarse, il obéissait à un appel d’En-Haut.
Son cas est typique ; il prouve que l’Esprit se plaît à employer des instruments imparfaits et méprisés. Le petit Martin ne fut pas élevé dans un milieu très propice à la distinction des manières, à la modération du langage. Sa mère, qui se traitait durement, et portait souvent des charges de bois sur son dos, châtia Martin jusqu’au sang, à propos d’une noisette. Devenu écolier, il chanta de maison en maison, dans les cours, pour mendier quelques subsides utiles à ses études. Et le couvent où il s’enferma plus tard, durant quinze années, sans autre compagnie que celle des moines, était peu capable de lui policer les mœurs. Aussi, demeura-t-il toujours un homme du peuple, primesautier, vulgaire, violent, généreux, avec des traits de sentimentalisme germain, la passion de la musique, une imagination ardente, une poésie intense, jointe à une trivialité prodigieuse dans le double domaine de l’invective et du paradoxe. Il ne fut pas un juriste, un logicien, un savant humaniste, un écrivain maître de sa plume, comme Jean Calvin. Mais, en Luther, déborda l’exubérance magnifique d’une personnalité géniale. Il évoque l’image de ces antiques sculptures où la source d’un fleuve est symbolisée par un vieillard hirsute, qui incline vers la plaine quelque urne inépuisable.
Le père de Martin avait l’ambition que son fils étudiât le droit. Un jour, il reçut de ce jeune-homme, âgé de vingt-deux ans, une lettre qui fut le coup de massue : Martin était devenu moine. Le 17 juillet 1505 après une soirée passée à faire de la musique avec des amis, il était entré dans le cloître des Augustins, à Erfurth.
Pourquoi ? Luther, âme très humaine, cramponnée à la vie par ses instincts les plus profonds, redoutait la perdition éternelle. La mort d’un ami, foudroyé à ses côtés, lui arracha un vœu à sainte Anne, s’il échappait à l’orage : « Je serai moine ! » La forme de ce vœu s’explique, peut-être, par l’impression indélébile produite, sur son imagination, par un tableau très suggestif : il représentait le vaisseau de l’Eglise, rempli de prêtres et de religieux ; autour du navire, dans une mer agitée, se débattait la multitude pitoyable des laïques. « Ce n’est pas volontiers que je suis devenu moine. Enveloppé des terreurs de la mort, j’ai fait un vœu forcé. » Ainsi, la vocation de Luther ne rayonnait pas d’idéalisme. Elle manquait de base réellement spirituelle. Les livres qu’il apportait chez les Augustins étaient les ouvrages des païens Plaute. et Virgile. Martin fut ordonné prêtre au bout de deux années. « Quand je célébrai ma première messe, je n’avais aucune foi. Je ne me considérais point comme pécheur. Le cher jeune seigneur (comme les paysans appelaient leur nouveau curé) devait danser avec sa mère, si elle vivait encore, et les assistants en pleuraient de joie. Si elle était morte, il la mettait, disait-on, dans le calice, et la sauvait du Purgatoire. »
Mais la personnalité de Luther était trop puissante pour qu’il pût tromper la faim de son âme. Il s’aperçut bientôt, avec terreur, que ni son ordination, ni les exercices liturgiques, ni la discipline du couvent, ni l’ascétisme, ne parvenaient à combler dans son cœur un vide immense. Il s’était enterré vif dans un couvent, sans trouver la paix intérieure.
Quelle paix ? L’être humain est la créature mystérieuse qui pose inlassablement les deux questions : Pourquoi ? Comment ? La première est théorique ; elle relève de la Philosophie, et nous est imposée par l’existence de l’Univers : D’où vient le monde, et quelle en est la signification ? L’autre question est pratique ; elle relève de la Morale, et nous est imposée par la réalité du Devoir : Comment réaliser notre tâche, rester fidèles à l’idéal proposé par la conscience ?
Les Religions se proposent d’apaiser la double inquiétude. A la question : « Pourquoi ? » elles répondent : « Affirme Dieu ! » A la question : « Comment ? » elles répondent : « Invoque Dieu ! »
Mais, d’après les divers clergés, les formes de cette invocation varient. Le culte juif, le culte musulman, le culte catholique (romain ou grec), affirment que le Dieu unique réclame, – pour accorder le pardon au pécheur, la force au tenté, la consolation à l’affligé, le salut au mourant, – des rites très différents ; il ne suffit point de prier, il faut prier d’une certaine manière, la seule qui plaise au Tout-Puissant. Les clergés enseignent que le « vrai » culte, et, par conséquent, le seul « efficace », est le culte particulier auquel ils sont, respectivement, préposés.
Voilà ce que Luther s’était figuré en devenant moine et prêtre. En échange d’un tel acte d’obéissance et de renoncement, il était persuadé, d’après la doctrine papale, que l’omnipotent le récompenserait : Martin ne redouterait plus ni le Péché, ni le Diable, ni la Mort, ni le Jugement dernier, ni l’Enfer éternel.
Quelle désillusion tragique ! Les exercices cultuels et les mortifications volontaires ne peuvent point, par eux-mêmes, apaiser l’âme. « Le cœur humain est comme la meule d’un moulin ; si l’on y met du blé, elle le transforme en farine ; si l’on n’en met point, elle tourne toujours, mais s’use elle-même. »
Il écrivait, un jour, à son confesseur : « Oh ! mes péchés ! mes péchés ! mes péchés ! » Les tourments intellectuels et les tentations qui l’obsédaient le réduisirent, pendant une période, à un tel état que, pendant quatorze jours, il resta presque sans nourriture, ni sommeil. « Ah ! si saint Paul vivait aujourd’hui, je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. C’est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés ; c’est plutôt la tentation exprimée par le psalmiste : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Rappelons-nous que, dans le langage biblique, un même terme désigne la « tentation » et l’ « épreuve ».)
« J’étais malade à l’infirmerie. Nul ne me consolait. Ceux auxquels je me plaignais, répondaient : Je ne sais pas ! Alors je me disais : Suis~ je donc le seul qui doive être si triste en esprit ? Oh ! que je voyais des spectres et des figures horribles ! »
Victime de ses lectures philosophiques, il ne comprenait même pas les Ecritures, et se croyait prédestiné par l’Eternel à la perdition. Comme une guêpe affolée qui, volant vers l’air libre, se heurte aux vitres d’une fenêtre fermée, ainsi Luther se butait contre une expression mal interprétée de l’épître aux Romains : la justice de Dieu. « Je haïssais ce mot. Moi qui menais la vie d’un moine irrépréhensible, et qui, pourtant, sentais en moi la conscience inquiète du pécheur, Je m’indignais contre ce Dieu justicier qui, dans l’Evangile même, nous menace de sa colère. »
Que manquait-il à cet infortuné ? La « Bonne nouvelle ». Le Père n’exige point - pour pardonner, purifier et inspirer ses fils errants ou ses enfants prodigues - telle forme rituelle ou telle formule dogmatique ; il demande leur cœur, un acte de confiance, un élan de consécration, un abandon total à sa Grâce qui guérit et sanctifie.
Combien de noyés eussent échappé à la mort s’ils avaient fait crédit à l’Océan ! Le corps humain y flotte, à condition de ne point se débattre. Combien de maladies nerveuses, à la fois morales et physiques, sont dissipées sans nuls remèdes, par une simple attitude intérieure d’affirmation : « Je crois à la lumière, victorieuse des ténèbres » ! De même la communion avec le « Père des esprits » n’est pas la récompense accordée à la vertu, au mérite, aux bonnes œuvres, aux observances cultuelles, aux exercices d’ascétisme ; elle est le don gratuit d’un Amour infini. Comme la poésie, la beauté, la tendresse maternelle, ou la nostalgie de la sainteté, - le Salut est un cadeau ; c’est un baiser de Dieu. Certes, il ne s’agit point d’une divinité indifférente au mal, indulgente au pécheur ; le Dieu qui pardonne est un Dieu saint, et un Dieu qui souffre pour sauver. Tel est l’enseignement de Jésus dans la parabole du fils dissipateur. A l’âme affamée, qui se détourne des porcs, pour s’orienter vers la maison paternelle, la réconciliation avec le Père est assurée.
Elle l’est aussi, d’après cette parabole, à l’âme honnête vertueuse et froide, qui, soudain, fascinée par la Beauté de Dieu, rythme sa démarche sur la musique intérieure de l’Esprit Saint. Que, le frère aîné, l’irréprochable, oublie ses « états de service » ; qu’il cesse de revendiquer une récompense ; qu’il abandonne le terrain du Doit et de l’Avoir ; qu’il brise la machine arithmétique, bonne à calculer le taux de son salaire, et qu’il cherche un refuge, lui aussi, dans les bras d’une compassion douloureuse, d’une Miséricorde sanctifiante. La générosité du Dieu de l’Evangile peut convertir le pharisien, lui-même, à la pureté radieuse des Béatitudes, celle qui reste humble, charitable, créatrice d’inspiration et de joie.
Telle fut la révélation octroyée au moine torturé de scrupules morbides et de stériles angoisses. «Comme je méditais, nuit et jour, ces paroles : La justice de Dieu se révèle en lui, comme il est écrit : le juste vit par la Foi… Dieu eut enfin pitié de moi. Je compris que la justice de Dieu est celle dont vit le juste, par le bienfait de Dieu, c’est-à-dire la Foi ; et que le passage signifiait : l’Evangile révèle la justice de Dieu, par laquelle le Dieu de miséricorde nous justifie au moyen de la foi. Alors, je me sentis comme rené ; il me semblait que j’entrais, à portes ouvertes, dans le Paradis. » Luther ne prétend pas que cette interprétation fût restée .ignorée de tous les commentateurs de saint Paul ; il note seulement la fin d’une erreur grossière qui empoisonnait son intelligence. « Alors, seulement, je compris. »
Voilà l’expérience qui palpite sous les rigides formules : « justification par la foi », et « salut gratuit ». Un Martin d’Eisleben avait repassé lui-même, après un intervalle de quinze siècles, par l’agonie mentale et la résurrection spirituelle d’un Saul de Tarse. Le moine augustin, comme le pharisien juif, avait dû désapprendre « sa » religion, pour apprendre « la » Religion, celle de l’Esprit.
Sous 1’écorce de la planète, le travail d’érosion d’une source cachée affouille les fondations du sol ; soudain, la terre tremble. Ainsi, les larmes de Luther creusèrent les profondeurs obscures d’un cœur humain, en élargirent l’abîme, - et l’Europe fut ébranlée.
Enfermé dans son couvent, le moine avait fait une découverte immense ; il avait trouvé le secret de la paix : imposer silence à notre petit moi, et se recueillir devant l’Eternel, présent en nous.
Une autre découverte compléta la première : Luther visita la cite papale. En arrivant, il s’écria : « Salut, Rome la Sainte ! » Peu de jours suffirent pour dissiper ses illusions. Le pontife, Jules II, était un homme de guerre, entouré de prélats diplomates ou paganisants, lecteurs de Cicéron, « qui auraient craint de compromettre leur latinité en ouvrant la Bible ». Parfois, les prêtres, italiens consacraient l’hostie en disant : « Panis es et panis manebis » (Tu es pain, et tu resteras pain !). Luther s’éloigna, écoeuré. ll déclara, plus tard : « Je ne voudrais pas, pour 100.000 florins, n’avoir pas vu Rome ; il me serait resté le scrupule de me montrer, peut-être, injuste envers le pape. »
Quelques mois après, en qualité de Docteur en théologie, il expliqua les Psaumes, les Romains et les Galates. Le choix de ces livres bibliques est significatif. Les commenter, permettait à Luther d’affermir ses convictions évangéliques. Le petit Jean Calvin était alors âgé de trois ans ; il jouait à la balle et faisait des pâtés de sable.
En 1513, Léon X monta sur le trône pontifical. Ami des arts, il avait d’insatiables besoins d’argent ; la construction de la basilique de Saint-Pierre coûtait cher. Un concile eut beau attribuer au pape la dîme de tous les biens ecclésiastiques, Léon X chercha d’autres ressources ; il les trouva dans la vente des indulgences. Le dominicain Tetzel parcourut l’Allemagne ; par ses boniments de saltimbanque, il remplissait la caisse papale en exploitant la pitié superstitieuse pour les âmes du Purgatoire. De fil en aiguille, il finit, pratiquement, par vendre des exemptions de pénitence aux vivants, et même des licences de pécher. Quand Luther apprit ce blasphème, il s’écria : « Je ferai un trou à son tambour ! » Il s’adressa, d’abord, à son évêque, le priant de protester ; le prélat s’y refusa. C’est pourquoi, le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, à midi (pas à minuit), Luther afficha quatre- vingt-quinze Thèses contre l’Eglise du château de Wittemberg (1). On y lisait des affirmations de ce genre : « Le vrai trésor de l’Eglise, c’est le sacro-saint Evangile de la gloire et de la grâce de Dieu. – On a sujet de haïr ce trésor de l’Evangile, par qui les premiers deviennent les derniers. – On a sujet d’aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les premiers. – Le pape, quand il donne des pardons, a moins besoin d’argent que de bonne prière pour lui, et c’est là ce qu’il demande. – Si le pape connaissait les écorcheries des marchands de pardons il aimerait mieux voir le dôme de Saint-Pierre en cendres, que de le bâtir avec la chair, la peau et les os de ses brebis. »
(1) En souvenir de cette date, la Fête annuelle de la Réformation est célébrée le premier dimanche de novembre.
Un mois plus tard, les thèses de Luther volaient déjà dans toute l’Allemagne, – tel un incendie de pampas, – et la question religieuse flambait dans la chrétienté.
Le pape crut, d’abord, à une querelle entre Augustins et Dominicains. On lui prête ce mot : « Rivalité de moines ! » Cependant, il finit par s’émouvoir. En 1518, le Docteur Martin reçut l’ordre de comparaître à Rome dans les soixante jours ; il aurait éprouvé le sort de Jean Hus. Le prince de Saxe, qui le protégeait, obtint qu’il fût examiné à Augsbourg, en octobre, par le légat du pape, Cajétan. Celui-ci eut vite assez de son rôle. Il dit : « Je ne veux plus discuter avec cette bête-là ; car il a des yeux profonds, et des idées merveilleuses dans la tête ! » Quant à Luther, il en appela « du Très Saint-pape mal informé, au pape mieux informé. ». En janvier 1519, nouveaux débats avec un représentant du Pontife ; mais Luther savait qu’il était déjà brûlé en effigie à Rome. En juin, disputation à Leipzig avec des théologiens romains ; le docteur Eck amena Luther à nier, non seulement l’infaillibilité du pape, mais celle des conciles.
En 1520, Luther s’affirme dans toute la puissance de son génie. Il publie, il discute, il prêche, il se multiplie. Quand on l’exhorte à la prudence, il répond : « Que peuvent-ils contre moi ? Me tuer ! Ont-ils la puissance de me réveiller de la mort, et de me tuer une seconde fois ? … Me déshonorer comme hérétique ? Jésus a été condamné comme séducteur. »
En cette même année, il publia les trois « Ecrits réformateurs ». L’un est la Captivité de Babylone. Il y démontre, avec une verve, une truculence, une audace inouïes, que l’Eglise est prisonnière du pape, et que celui-ci est le geôlier du Christ. Il avouait, plus tard : « J’ai été trop violent, mais jamais à l’égard de la papauté. Il faudrait contre celle-ci une langue spéciale, dont tous les mots fussent des coups de foudre. »
Le second « Ecrit réformateur » est la Lettre à la noblesse chrétienne de la nation allemande. Il y déclare : « Le temps du silence est passé. Les romains ont élevé une triple muraille derrière laquelle ils se retranchent. Quand on les menace du pouvoir séculier, ils prétendent qu’il reste sans droits sur eux. Veut-on les frapper avec l’Ecriture sainte, ils répliquent : « Nul ne doit l’interpréter, sinon le pape. » Si on les menace d’un concile, ils répondent : « Le pape seul peut le convoquer. » Ils nous ont volé, ainsi, les trois verges avec lesquelles ils seraient châtiés. Soufflons sur ce mur de papier ; saisissons le fouet chrétien, et dévoilons les ruses infernales. »
Cependant, on suppliait Luther de ne point couper tous les ponts, et d’adresser au pape un hommage capable d’apaiser les esprits. Dans cette intention, il rédigea le troisième « Ecrit réformateur », l’opuscule exquis sur La liberté du chrétien. Il y expose avec onction et poésie, avec une rare félicité d’expression et un véritable irénisme, les deux principes fondamentaux de son enseignement : Par la foi, le chrétien est roi sur toutes choses ; par la charité, le chrétien se rend l’esclave de tous.
Mais la flûte, après le clairon, venait trop tard. En novembre, le nonce papal pressa l’empereur Charles-Quint de brûler Martin Luther, avec ses écrits. De leur côté, les théologiens de la Sorbonne, à Paris, après avoir examiné les écrits de Luther, décidèrent qu’il appartenait à la race des vipères hérétiques : « O arrogance impie ! Il faut la combattre, moins par le raisonnement, que par les chaines, les condamnations, ou mieux, le feu et la flamme ! »
Pareil document démontre l’erreur des historiens qui essayent de ramener la Réformation à un mouvement politique, à une agitation sociale.
De même que la révélation octroyée à Paul menaçait le judaïsme palestinien, de même la révélation accordée à Luther menaça le catholicisme romain.
Le pécheur est sauvé de sa brutale sensualité, de son égoïsme fratricide, et de son orgueil fou, il est initié à la vie spirituelle, introduit dans le monde surnaturel, rendu capable d’immortalité, - non par les œuvres, mais par la Foi ! Ce paradoxe créateur avait suscité, dans l’Eglise primitive, la furieuse opposition des chrétiens judaïsants. Au XVIe siècle, il provoqua les clameurs et les haines des chrétiens romanisants.
Excédé, ou inquiet, le pape fit donner l’artillerie lourde ; il fulmina l’excommunication. Le projectile atteignit le moine sans le foudroyer ; l’obus était en papier. L’hérétique répondit au pontife : « Pape Léon, cardinaux, et vous tous, qui’ avez à Rome quelque puissance, je vous accuse, et je vous déclare ceci en plein visage : si vous êtes bien les auteurs de cette Bulle, moi, dans la pleine autorité d’un enfant de Dieu par le baptême, et de cohéritier de Jésus-Christ fondé sur le roc, et ne craignant point les portes de l’Enfer, je vous exhorte, au nom du Seigneur, à rentrer en vous-mêmes et à cesser de blasphémer. Sinon, apprenez que moi, et tous les serviteurs du Christ, nous considérons, désormais, votre siège comme siège de l’Antéchrist. » Puis, le petit moine, qu’on prétendait brûler vif, réduisit en cendres la Bulle du pape. Il raconta l’événement à un ami : « Aujourd’hui, 10 décembre de l’année 1520, la neuvième heure du jour, ont été brûlés à Wittemberg, à la porte de l’Est, près la sainte Croix, tous les livres du pape, le Décret, les Décrétales, l’Extravagante de Clément VI, la dernière Bulle de Léon X ... Voilà des choses nouvelles ! »
Si nouvelles, que le jeune Charles-Quint somma Luther de comparaitre, à Worms, devant la Diète impériale. Cette citation lui parvint, le mardi de la Semaine Sainte ; les souvenirs héroïques de la Passion fortifièrent le Réformateur. Il est vrai qu’un sauf-conduit de l’empereur lui parvint. « Mais le lendemain même, écrit Luther, il fut violé à Worms, où ils me condamnèrent et brûlèrent mes livres. La nouvelle m’en parvint à Erfurth. Dans toutes les villes, la condamnation était déjà publiquement affichée... Quoique je fusse effrayé et tremblant, je déclarai : J’irai à Worms, quand même i1 s’y trouverait autant de diables que de tuiles sur les toits ! » Quand il approcha de la cité, il apprit que le confesseur de l’empereur lui conseillait de n’y point entrer, car il y serait brûlé ; il ferait sagement de s’arrêter chez un ami, dans le voisinage. « Les misérables voulaient m’empêcher de comparaitre, car si j’avais tardé trois jours, mon sauf-conduit n’aurait plus été valable. » Au surplus, « le pape avait écrit à l’empereur de ne point observer le sauf-conduit. Les évêques y poussaient ; mais les princes et les Etats n’y voulurent point consentir. » En effet, « les comtes et les nobles avaient présenté à Sa Majesté Impériale les quatre cents articles contre les ecclésiastiques, en priant qu’on réformât les abus ; sinon, ils le seraient eux-mêmes. Ils en ont tous été délivrés par mon évangile. ».
L’audace de Luther, poussant jusqu’à Worms, malgré toutes les intimidations, s’appuyait d’one, non seulement sur la foi, mais sur le sentiment qu’un peuple entier le suivait des yeux.
Il reste vrai qu’il s’était préparé au martyre. « Je suis très certain que ces hommes de sang ne s’arrêteront pas avant d’avoir ma vie … Avec le secours du Christ, je ne fuirai pas, je ne déserterai point la Parole. » Preuve en soit son hymne fameux, ex Marseillaise de la Réforme » : C’est un rempart que notre Dieu !
Le 15 avril 1521, la Sorbonne avait solennellement voué Luther au bûcher. Le 16, il entrait à Worms, accompagné par cent cavaliers, escorté, jusqu’à son logis, par un cortège de deux mille personnes. Le 17, il comparut devant l’empereur. La Diète comprenait, outre Charles-Quint, six Electeurs, un archiduc, deux landgraves, cinq margraves, vingt-sept ducs, et un grand nombre de comtes, d’archevêques, d’évêques ; en tout, deux cent six personnes. On montra ses livres à Luther, en lui demandant de les renier. Il déclara : « Comme c’est une question qui concerne l’âme, la foi, le salut, le Royaume de Dieu, la plus grande chose qui soit sur la terre et dans le ciel, j’agirais sans prudence en répondant sans réflexion. » Un sursis de vingt-quatre heures lui fut octroyé.
Le lendemain, vers le soir, dans une salle pleine à craquer, où les torches allumées viciaient une atmosphère déjà empoisonnée, Luther parla nettement. « Puisque Votre Majesté impériale réclame une réponse toute simple, j’en donnerai une qui n’aura ni crocs, ni cornes. A moins qu’on ne me convainque, par des témoignages scripturaires, ou par une raison d’évidence (car je ne crois ni au Pape, ni aux Conciles, seuls : il est notoire qu’ils ont erré trop souvent, et se sont contredits eux-mêmes), je suis lié par les textes que j’ai apportés ; ma conscience est captive de la Parole divine. Puisqu’il est malhonnête et dangereux d’agir contre sa conscience, je ne puis, ni ne veux, rien révoquer. Dieu me soit en aide ... Amen ! »
Un tumulte éclata : invectives, acclamations. Luther fut insulté par des Espagnols en quittant l’Hôtel de Ville. Il regagna son auberge. Quand il vit ses amis, il cria par deux fois, en levant les bras : M’en voilà hors ! L’impossible s’était réalisé. Avant la redoutable séance, un célèbre capitaine avait mis la main sur l’épaule de l’hérétique, et lui avait dit : « Tu vas courir un danger plus grave que les périls de la guerre. Mais, si tu es dans le bon chemin, Dieu ne te délaissera point. »
Luther écrivit à son ami, le peintre Cranach, pour lui conter la prodigieuse aventure. « On aurait pensé que l’empereur réunirait ici une cinquantaine de docteurs, pour confondre le moine. Du tout ! Voici l’histoire : « Ces livres sont-ils tiens ? - Oui. – Veux-tu les rétracter ? – Non. Alors, va-t-en ! » O Allemands aveugles. qui vous laissez berner par les Romanistes ! » Il semble dire : « Vous reculez devant un épouvantail à moineaux ! »
Luther quitta Worms, avec un sauf-conduit ; puis il écrivit à l’empereur une lettre en latin, qui débute ainsi : « Au sérénissime et très invaincu seigneur Chartes V, empereur élu des Romains, César Auguste, roi des deux Espagnes, de Sicile et de Jérusalem, archiduc d’Autriche, due de Burgondie. » Tel est le personnage auquel Martin Luther déclarait : « Dans les choses éternelles, Dieu ne permet pas qu’un homme se soumette à un homme ; c’est rendre à la créature la gloire qui n’appartient qu’à Dieu. » On n’osa même pas montrer cette épître à l’empereur. Mais, en 1911, à Leipzig, la lettre autographe, mise aux enchères, fut acquise par un Américain au prix de 128.000 francs.
Après le départ de l’hérésiarque, Charles-Quint prépara le document redoutable qui mettait le réformateur au « ban de l’Empire ». Il s’agissait de le placer hors la loi ; pratiquement, il devenait un chien enragé ; tout le monde pouvait se jeter sur lui. Ah ! la belle chasse à courre.
Soudain, coup de théâtre. Où est Luther ? Plus de Luther. Il a glissé par une trappe …
Déception violente pour ses ennemis. Affreuse inquiétude pour ses amis. Ceux-ci, bientôt, se rassurent. Le disparu rédige des lettres, signées : L’écuyer Georges. L’une est datée « Des régions de l’air » ; l’autre, « Du pays des oiseaux » ; une troisième, « De l’île de Patmos ».
Quelle était la clé de ce mystère ? Le 4 mai, pendant que Luther traversait une forêt, des inconnus masqués s’étaient jetés sur lui et l’avaient emmené sur une hauteur de la Thuringe, dans le -château de la Wartbourg. Là, costumé en chevalier, il avait laissé croitre ses cheveux et sa barbe, et vivait en sécurité. L’organisateur de ce coup de main était son protecteur, Frédéric, le prince Electeur de Saxe.
Le séjour de Luther dans cette retraite providentielle se prolongea durant une dizaine de mois. Il employa ses loisirs forcés en commençant la traduction de la Bible en allemand ; entreprise qu’il acheva plus tard, au prix d’un labeur immense.
Il écrivait : « La grandeur du style de Job me donne un travail tel, que cet homme semble s’irriter plus de ma traduction que des consolations de ses amis. Je sue sang et eau pour rendre les prophètes en langue vulgaire. Comme les écrivains juifs ont de la peine à parler allemand ! C’est obliger le rossignol à imiter le coucou. » Avec un sans-gêne et une impétuosité qui déconcertent, il jugeait l’enseignement des apôtres d’après leur conformité à l’évangile du salut par la foi. Selon ce critère, saint Jacques n’aurait écrit qu’une « épître de paille ». En effet, « tout enseignement qui n’apporte pas Jésus-Christ, n’est point apostolique ; tout ce qui enseigne Jésus-Christ est apostolique, même si cet enseignement venait de Caïphe, Pilate ou Judas. »
Pour commenter intelligemment les paradoxes ou les saillies, même grossières, d’une imagination pleine de verdeur et de spontanéité créatrice, il faut se rappeler qu’il s’agit là de propos tenus, au XVIe siècle, par un Allemand, et un homme du peuple. Il joue ! Il s’amuse à parler fort, et ses éclats de voix l’enchantent. Ecoutez ce passage où il décrivit, une fois, les mœurs des bruyants corbeaux, ses camarades, qui infestaient le voisinage. « Les nobles seigneurs qui forment nos comices naviguent à travers les airs. Le matin, ils s’en vont en guerre, armés de leurs becs invincibles ; et, tandis qu’ils pillent, ravagent et dévorent, je suis délivré de leurs éternels chants de victoire. Le soir, ils reviennent, triomphants ; la fatigue ferme leurs yeux, mais leur sommeil est doux et léger, comme celui d’un vainqueur. L’autre jour, j’ai pénétré dans leur palais pour voir la pompe de leur empire. Les malheureux eurent grand’peur. Ce fut un bruit, une frayeur, des visages consternés ! Quand je découvris que, moi seul, je faisais trembler tant d’Achille et d’Hector, je battis des mains, je jetai mon chapeau en l’air, pensant que j’étais bien assez vengé, si je pouvais me moquer d’eux. Tout ceci n’est point un simple jeu, c’est une allégorie, un présage. Ainsi trembleront, devant la Parole de Dieu, toutes ces harpies qui sont maintenant à Augsbourg, criant et romanisant. »
Tel est le personnage, qui s’efforçait à traduire la Bible, livre populaire, en langage populaire. Un de ses adversaires déclara : « Le Nouveau Testament de Luther a été tellement répandu, que même des tailleurs et des cordonniers, que dis-je ? des femmes, l’ont étudié avec avidité. »
A la Wartbourg, le faux chevalier rédigea aussi des écrits polémiques. L’archevêque de Mayence ayant rétabli le trafic des indulgences, voici de quel ton le moine proscrit s’adressa au prélat : « Vous venez de relever l’idole qui fait perdre aux chrétiens leur argent et leur âme. Dieu vit encore ; il sait l’art de résister à un cardinal de Mayence, celui-ci eût-il quatre empereurs de son côté. C’est son plaisir de briser les cèdres et d’abaisser les pharaons... Vous croyez Luther mort ? Il est sous la protection de ce Dieu qui humilie le pape ; et il est tout prêt à commencer, avec l’archevêque de Mayence, un jeu que peu de gens soupçonnent ... Donné en mon désert, le dimanche après Sainte Catherine. » (25 novembre 1521.)
Voilà qui ne manque point d’allure. Mais voici qui est plus extraordinaire encore.
De fâcheuses nouvelles étaient parvenues de Wittemberg. Profitant de l’absence du réformateur, des fanatiques l’accusaient d’être un timide, incapable de tirer les conséquences de ses principes révolutionnaires, dans le domaine social, et même dans le domaine ecclésiastique ; ils excitèrent le peuple, qui saccagea les églises. Brusquement, Luther quitta son asile pour sauver son évangile. « Je me jette dans les bras de mes ennemis, et tout homme a le droit de me tuer. » Inquiet, l’Electeur de Saxe lui offrit une escorte. C’est alors que le banni, l’excommunié, lui adressa une lettre dont l’accent est grandiose : « Je ne sollicite nullement votre secours. C’est moi, plutôt, qui protégerai votre Altesse. Nulle épée ne peut venir en aide à cette Cause. Dieu seul doit agir, sans
concours humain. Celui qui croit le mieux protège le mieux. » Il allait même jusqu’à supplier l’Electeur de ne pas lever le petit doigt en sa faveur, si l’Empereur s’emparait de lui. « Tout se passera sans inconvénient pour votre Grâce. Car, être chrétien, au risque et péril d’autrui, cela, Christ ne me l’a point enseigné, à moi ! »
Luther est, maintenant, un homme d’une quarantaine d’années. Subitement échappé à la longue obscurité du couvent, il a brillé d’un vif éclat au ciel de la chrétienté ; mais il va rentrer dans la pénombre. Telles ces étoiles nouvelles, qui s’allument au firmament, puis pâlissent.
Quand « l’écuyer Georges » regagna Witternberg, la période héroïque de sa mission avait pris fin. Il allait se heurter à des problèmes techniques et réalistes qui le dépassaient. Un ami lui dit, un jour : « Tu es le libérateur de la chrétienté. » Il répondit : « Je le suis. Je l’ai été. Mais comme un cheval aveugle qui ne sait où son maître le conduit. » Ses études, avant tout littéraires, puis l’existence contemplative du moine et l’activité livresque du théologien, l’avaient mal préparé à pétrir le concret, à organiser ou administrer. Son influence prodigieuse fut le rayonnement de l’inspiré, du voyant ; en lui s’affirmaient les qualités du prophète, non du capitaine, ou de l’homme d’Etat.
Certes, il combattit l’idéal ascétique du moyen âge, et ramena le flot de la religion dans les canaux de la vie ordinaire ; mais celle-ci, à ses yeux, n’était qu’un pis-aller, en attendant l’au-delà. Au fond, il se désintéressait des institutions humaines. Sociales, politiques ou ecclésiastiques, elles avaient si peu d’importance ! L’essentiel, c’est la paix de l’âme, le salut. Que l’homme ne s’avise point de remplacer, ici-bas, la Providence. Dieu mène le monde, sans nous et malgré nous, pour nous et contre nous. Laissons agir la Grâce.
Telle est la philosophie qui explique l’attitude adoptée par Luther, après son double duel avec le pape et avec l’empereur, non sur le terrain des « Droits de l’homme et du citoyen » ; mais sur le terrain de la Foi révélée. Autour de lui roulait le tonnerre des avalanches déclenchées par son initiative créatrice ; et, souvent, il paraissait ne rien entendre. Ou bien, au contraire; troublé par certaines répercussions imprévues de ses principes, il semblait chercher les moyens soit de freiner, soit même de reculer.
La Réformation, par exemple, contenait les germes d’une révolution sociale ; il est évident que le retour à l’Evangile impliquait le retour au Sermon sur la Montagne ; or, celui-ci est incompatible avec tout régime de privilège et d’oppression. Quand les agitateurs, évincés de Wittemberg, eurent déchaîné la « Révolte des paysans », Luther examina, d’abord, avec sympathie leurs « Griefs et doléances » en douze articles. Mais, ensuite, les excès de la jacquerie lui arrachèrent des imprécations furieuses contre les impies qui s’attaquaient à l’ordre social établi d’En-Haut. « Tous les paysans doivent périr, plutôt que les princes et les magistrats, car les paysans prennent l’épée sans autorité divine... Un homme coupable du crime de rébellion, tout chrétien doit et peut l’égorger … Chers seigneurs, exterminez, massacrez ! Nous vivons des temps si extraordinaires, qu’un prince peut mériter le ciel en répandant le sang, bien plus aisément que d’autres en priant. » Ces conseils sauvages furent suivis avec tant de fidélité que Luther, épouvanté par la férocité de la répression, finit par s’écrier : « Oh ! les brutes immondes, pires que des loups et des tigres. »
La Réformation contenait aussi, malgré tout, les germes d’une révolution politique. Luther lui-même s’exprima, au sujet des princes, avec une singulière indépendance ; d’après lui, ils n’étaient que les policiers et les geôliers du Très-Haut. « Notre Dieu est un Puissant monarque ; il lui faut de nobles, illustres et riches bourreaux : les princes. » Mais, par là même, ils étaient les gardiens de l’ordre public. Que serait devenue la Réformation en Allemagne, sans leur appui ? Ils avaient résisté à l’édit impérial qui mettait au ban Luther et ses adhérents. L’Eglise nouvelle s’abrita derrière les seigneurs, et la théologie luthérienne formula en long et en large les prérogatives divines de l’Etat. Martin s’exprimait sans réticence à cet égard : « Il ne faut pas que les bancs montent sur les tables … Il ne faut pas que les enfants mangent sur la tête des parents … Mieux vaut que les tyrans commettent cent injustices contre le peuple, plutôt que le peuple une seule injustice contre les tyrans. » Bref, Luther en arrive à se vanter d’avoir exalté l’Etat presque sans contrepoids : « Notre enseignement a donné la plénitude de son droit et de sa puissance à la souveraineté séculière, réalisant ainsi ce que les papes n’avaient jamais fait, ni voulu faire. »
Luther prépara, ainsi, une funeste dépendance de l’Eglise à l’égard de « César ». Il en fournit la preuve, quand il accorda au landgrave de Hesse, un débauché, le droit d’épouser « secrètement » une seconde femme. Cela n’était pas contraire à l’Ancien Testament, qui sanctionne la polygamie, expliquait le Réformateur ! Il dut avouer, cependant, que, s’il pouvait justifier pareille concession devant Dieu, il ne le pouvait devant les hommes.
Cette faiblesse de Luther est d’autant plus navrante, qu’il a été lui-même le restaurateur de la famille, le chantre du foyer, le poète intarissable de l’amour conjugal, et des liens sacrés du mariage. Agé de quarante-deux ans, il épousa une ancienne nonne : « A l’article de la mort, je l’eusse fait encore ; le diable en pleurera, mais les anges s’en réjouiront. » Martin Luther et Catherine de Bora furent initiés, par leurs enfants, aux plus vives joies et aux plus intenses douleurs de la destinée humaine.
Après le domaine social et le domaine politique, notons encore un domaine important où le Réformateur ne tira point toutes les conséquences de ses principes : le domaine doctrinal. Par exemple, il soutint, contre le grand « humaniste » Erasme, que l’homme est privé de liberté morale, et que le Souverain potier le pétrit comme l’argile. Alors, objectait Erasme, pourquoi les mots : précepte, action, récompense ? et pourquoi cette exhortation : « Convertissez-vous » ? Luther, par fidélité à son expérience de la souveraine Grâce, persista dans la négation du libre-arbitre ; il s’empêtra dans une doctrine, de la prédestination souveraine par l’Omnipotent ; et ses injures contre Erasme ne remplacèrent pas les réponses que le philosophe demandait.
D’autre part, dans sa notion du sacrement, Luther n’appliqua point avec intrépidité les conclusions renfermées dans cet axiome : «Le juste vivra par la foi. » La foi seule ! disait-il. Donc, les œuvres ne sauvent point. Au nom de la même logique, on peut ajouter que l’adhésion à un credo ne sauve point davantage. Enfin, comment échapper à cette conclusion : les sacrements ne sont pas indispensables au salut ?
Certaines gens se figurent que le protestant se définit ainsi : un chrétien qui n’est pas soumis au pape. Si pareille définition était exacte, toute l’Eglise orthodoxe d’Orient serait protestante. Si elle ne l’est point, c’est que, non soumise au pape, elle reste liée au sacrement obligatoire, véhicule matériel de l’Esprit. Or, Luther n’a pas osé suivre le réformateur de la Suisse ; le généreux Zwingle, sur le terrain du spiritualisme sacramentel. Au cours d’une discussion dramatique sur la sainte Cène, les deux hommes ne parvinrent pas à s’entendre sur la vraie signification de cette formule du Christ, (en araméen) : « Ceci mon corps ». Pour Luther, cela signifiait : « Ceci est mon corps ». Pour Zwingle, cela signifiait : « Voici mon corps ». Et il déclarait : « Sur la terre entière, il n’est point de gens avec lesquels je voudrais davantage être unis, qu’avec les gens de Wittemberg. » Il avait les larmes aux yeux. « Vous êtes d’un autre esprit que nous ! » affirma Luther ; et il refusa la main que Zwingle tendait. En cela, Martin était fidèle à lui-même, car il avait écrit : « Zwingle est digne d’une sainte , haine, pour sa criminelle manière de traiter la Parole de Dieu. » Hélas ! l’attitude adoptée, ce jour-là, par Luther contribua fortement à désunir les fils de la Réforme ; elle retarda l’avènement d’une catholicité non romaine, dans les cadres de l’Evangile.
Les violences verbales de Luther, et ses audaces impulsives de conduite, accompagnaient donc une certaine hésitation, d’ailleurs compréhensible et légitime, à tirer les conséquences normales de ses propres principes. Il ressemblait à un éclusier qui, ayant livré passage à un flot violent, essayerait de refermer les vannes. On put le constater, par exemple, dans le domaine du culte et de la liturgie. Luther eût préféré toucher, le moins possible, à l’ordre séculaire de la messe. Que de fois, lorsqu’on l’interrogeait sur les rites à suivre ou les formules à employer ; il répondait : Ne changez rien ! - ou encore : Changez comme vous l’entendrez !... tout cela est d’importance minime ; l’essentiel est ailleurs.
Afin de comprendre une pareille attitude, il faut se rappeler, toujours, à quel point il vivait par l’âme dans le monde surnaturel. Pour lui, les promesses de Dieu dans la Bible, et ses expériences décisives au couvent, dominaient tout. S’il marcha d’un pas ralenti sur le terrain des questions sociales ou politiques, doctrinales ou cultuelles, il avança toujours sans regarder e arrière, et à grandes enjambées, dans le domaine essentiellement religieux des réalités spirituelles. Sa foi au Saint-Esprit voisinait, d’ailleurs, avec une croyance quasi superstitieuse au Diable, qui intervenait sans cesse dans son existence, et qu’il interpellait. Une nuit, à la Wartbourg, il entendit sur l’escalier un vacarme inouï, comme si l’on eût fait rouler du haut en bas une centaine de tonneaux. « Je me levai pour voir ce qu’il en était, et je dis : Est-ce toi ? ... Eh bien ! soit... Et je me recommandai au Seigneur Christ. » Et encore : « Quand le Diable vient me trouver la nuit, je lui tiens ce discours : Diable, je dois dormir maintenant... S’il m’accuse d’être un pécheur, je lui dis pour le dépister : Sancte Satane, ora pro me ! Saint Satan prie pour moi ! La meilleure manière de le chasser est de lui adresser des mots piquants. »
Tel est le monde invisible où vivait Luther. Ce qui ne l’empêchait point d’empoigner fermement le monde visible, soit pour louer les fleurs et les enfants, soit pour maudire les papistes et les Turcs (sans oublier les Juifs), soit pour vider un verre de vin et faire de la musique. Sans doute, ses tentations, ses épreuves, ses désillusions amères, ses craintes pour l’avenir de la Réforme, ses polémiques multipliées, assombrirent ses dernières années. Il traversa des crises de découragement. Cependant, on voyait fuser encore, à travers lui, cet esprit d’originalité, de poésie, de gaieté populaire, qui caractérisait son génie et qui rappelle François d’Assise, ou même Jésus.
Un jour, il se montra très enjoué, à table. « Ne vous scandalisez pas, dit-il, de ma belle humeur : j’ai reçu aujourd’hui beaucoup. de mauvaises nouvelles, et je viens de lire une lettre très violente contre moi. Nos affaires vont bien, puisque le Diable tempête si fort. » Une autre fois, il avisa au jardin un oiseau qui faisait son nid, mais qui s’effrayait au bruit des pas : « Ah ! s’écria-t-il, cher petit oiseau, ne fuis point ; de tout mon cœur, je te souhaite du bien ; si tu pouvais seulement me croire ! Voilà comment nous refusons confiance à Dieu ; et pourtant, loin de vouloir notre perte, il a donné pour nous son Fils. »
C’est pendant un séjour dans sa ville natale, qu’il fut pris du mal qui l’emporta. Au début de la crise il dit : « J’ai été baptisé à Eisleben ; c’est donc ici que je dois mourir. » On l’étendit sur un lit. Il somnolait, puis se réveillait, et prononçait quelques mots : « Priez tous, mes amis, pour l’Evangile de notre Seigneur. » Il pria lui-même et ajouta : « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, .afin que tous ceux qui croient en lui ne soient point perdus, mais qu’ils obtiennent la vie éternelle. » Soudain, il s’écria : « Je vais être enlevé de cette
vie. Je rends mon âme à Dieu ! »et trois fois de suite il répéta : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. Tu m’as sauvé, Dieu de vérité ! » Il se rendormit bientôt. On le vit pâlir : il devint froid, respira encore profondément, puis mourut.
L’historien Michelet écrit à son sujet : « La bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en ceci surtout que, le premier des hommes, depuis l’antiquité, il eut la joie et le rire héroïque ... La joie de l’inventeur ... La joie du combattant ... La joie du vrai fort, ferme sur le roc de la conscience ... Tel le grand Beethoven, quand vieux, isolé, sourd, d’un colossal effort, il fit l’Hymne à la Joie. Et par-dessus ces joies de la force. Luther eut celles du cœur, celles de l’homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer ... Cet homme était si fort, qu’il eût fait chanter la mort même. L’Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l’Allemagne se mit à chanter. La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du sang, chanta aussi, comme l’Allemagne. »
La Réforme française ? Tournons les yeux vers Calvin.