La certitude est un élément essentiel de la foi qui sauve. Il n’y a pas de consolation réelle ni d’affranchissement possible pour une âme ballottée par le doute et qui ne peut dire avec Job : « Je sais que mon Rédempteur est vivant ! » Hésitante et troublée, craignant de se faire illusion quand elle espère, plutôt encline à prendre les choses au pire, elle devient aisément la proie des « conducteurs d’aveugles » qui ont intérêt à l’asservir. Or, si l’Evangile n’a pas la vertu de nous rendre libres et de mettre nos cœurs au large, autant se passer de lui ! Il ne serait alors qu’un nouveau paganisme, plus décevant que tous les autres.
Comment donc parvenir à la certitude religieuse ? Pour qu’elle soit possible, la première condition est évidemment que Dieu se révèle. Vous ne sauriez connaître les sentiments dont je suis animé à votre égard, à moins que je ne les traduise au dehors en paroles ou en actes. Et si vous ne pouvez pas même ce qui est très petit, deviner à coup sûr les pensées d’un de vos semblables, vous pouvez moins encore ce qui est infiniment grand, pénétrer les secrets du Tout-Puissant. Saint Paul le déclare avec un parfait bon sens :
Qui est-ce qui connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, personne ne connaît les choses de Dieu, sinon l’Esprit de Dieu, (1 Corinthiens 2.11)
Vous le pouvez d’autant moins que vous êtes pécheur, et que votre âme est partagée entre l’espoir et la crainte, entre le désir et l’aversion. Vous aurez beau souhaiter que Dieu vous aime et vous pardonne, vous n’en aurez aucune preuve certaine aussi longtemps qu’il ne vous l’aura pas attesté lui-même par des témoins dignes de foi. Notre sentiment religieux est une aspiration instinctive vers la Divinité, un soupir véhément peut-être, mais qui ne peut fournir en même temps la demande et la réponse ; il ne peut se suffire à lui-même ; il faut à notre foi un objet réel, un contenu positif qui lui soit donné d’en haut ; en d’autres termes : sans révélation objective, pas de certitude !
On nous réplique en vain que « la distinction entre une révélation objective et une révélation subjective est arbitraire vu que toute révélation se fait par l’organe de la conscience. » C’est comme si l’on disait que « la distinction entre un phénomène réel et une hallucination est arbitraire, vu que toute perception a lieu par l’organe du cerveau. » La mission de l’organe est-elle de créer ou de percevoir ? De deux choses l’une ; ou bien il crée, et ce qu’il perçoit n’est plus réel, mais illusoire ; ou il ne crée pas, et ce qu’il perçoit existe indépendamment de lui ; dès lors, la « distinction » s’impose entre le sujet et l’objet.
Il nous faut absolument un point d’appui hors de nous-mêmes, à moins de ressembler à ce gymnaste qui cherchait a se soulever de terre en se prenant par les cheveux. Il nous faut un Verbe émané de l’Esprit de Dieu et non du nôtre, une « parole de vie » que la conscience puisse saisir comme une divine réalité dont elle n’est pas l’auteur. Autrement, l’homme y supplée par ses propres inspirations, par des dogmes d’une valeur toute subjective, par conséquent toujours problématique. En l’absence de la vérité, il l’imagine à sa guise ; ou plutôt, l’histoire des religions le prouve surabondamment, il la remplace par des superstitions qui l’égarent en flattant ses mauvais instincts sans assouvir les bons. Nous avons vu que l’état du monde réclamait impérieusement une intervention spéciale de Dieu dans l’histoire, et que le christianisme seul, par ses caractères intrinsèques, pouvait prétendre au titre de révélation divine.
Mais, comment acquérir la conviction que l’Evangile est la vérité ? Si le voile du mystère est indispensable, l’homme n’est-il pas condamné à douter toujours ? Rien, heureusement, ne justifie cette conclusion. Le rôle du mystère n’est pas de nous priver de la lumière, mais de la réserver à ceux-là seulement qui sont disposés à la bien recevoir. Si l’Evangile n’est pas susceptible d’une démonstration logique, il ne s’ensuit pas qu’il laisse notre âme en suspens : l’évidence rationnelle n’est pas de mise dans ce domaine. Il n’est qu’une voie possible pour atteindre à l’affirmation joyeuse et sûre d’elle-même, à la pleine possession de la vérité qui sauve : c’est l’expérience personnelle de l’efficacité vivifiante de l’Evangile ou de la puissance de relèvement qui réside en Jésus-Christ. Cette expérience morale, que chacun peut faire, est à la fois objective et subjective ; objective, puisqu’elle est une assimilation du fait chrétien consigné dans les annales de l’histoire ; subjective, puisque cette assimilation est un fait de conscience.
L’expérience du salut est donc la condition sine qua non, mais pleinement suffisante de la certitude religieuse, car elle permet au plus humble fidèle de répéter avec le cantique :
Il m’a remis mes péchés pour jamais :
Il est amour, il fait miséricorde ;
Mon Sauveur m’aime, et son Esprit m’accorde
Le divin sceau de l’éternelle paix.
Il n’est pas rare d’entendre les gens du monde dire aux chrétiens avec une apparence de bon sens : « La plupart d’entre vous ne savent pas ce qu’ils croient ! Que savez-vous, par exemple, si les évangiles ou les épîtres ont été vraiment composés par les apôtres et leurs disciples immédiats ? Que savez-vous si les traductions dans lesquelles vous lisez la Bible sont exactes et fidèles ? Il faudrait que chacun de vous sût le grec et l’hébreu pour remonter aux sources, que chacun de vous pût faire des études suivies, laborieuses, complètes, avant de pouvoir dire qu’il sait que l’Evangile est vrai ; en sorte que vous êtes, bon gré mal gré, à la merci de l’autorité des hommes. »
Cette objection, déjà présentée par J.-J. Rousseau et que nous sommes un peu surpris de voir rééditée par M. Brunetière, n’a de force qu’en s’appuyant sur un préjugé des plus répandus dans l’Eglise et dans le monde. Si les croyants sont embarrassés d’y répondre, c’est que, par une fâcheuse inconséquence, ils se placent eux-mêmes trop souvent sur le terrain qui la fait éclore. Ce n’est pas la conclusion qui est en défaut dans le raisonnement cité. Les prémisses sur lesquelles il repose étant admises, l’objection est irréfutable : si la foi n’est qu’une croyance, et la croyance une connaissance défectueuse, il n’est jamais permis de dire avec les saint Paul et les saint Jean : « Nous savons ! » Mais ce sont précisément ces prémisses qui sont erronées, et que les chrétiens devraient énergiquement désavouer, plutôt que de consentir à la discussion sur un terrain qui fait dévier la foi hors de sa sphère naturelle.
L’objection émane d’un point de vue généralement condamné de nos jours par les spiritualistes des diverses écoles, aussi bien que par les théologiens évangéliques : c’est l’intellectualisme, qui consiste à identifier le domaine de la religion et celui de la science et a le tort d’appliquer à la première les procédés en usage dans la seconde. Aborder le problème religieux et moral au nom de l’intelligence seule, ne consulter que la raison en se privant des lumières de la conscience, revient à se crever l’œil droit sous prétexte que le gauche suffit. Alors, l’angle visuel étant supprimé, tous les objets sont sur le même plan, la perspective fait défaut et la vue manque de profondeur.
Pour illustrer notre pensée, — le sujet a une importance capitale, — qu’on nous pardonne encore une comparaison familière ! Quand vous demandez à un enfant : « Lequel est le plus pesant, d’un kilo de plomb ou d’un kilo de plumes ? » il vous répond sans hésiter : « C’est le plomb ! » Erreur naïve et bien excusable à son âge, d’autant plus qu’en substance il est dans le vrai, et que la circonstance accidentelle est seule méconnue, faute de réflexion ou de raison. Posez le même problème au rationalisme ! En demeurant fidèle à sa méthode, il tombera dans l’erreur inverse et vous répondra, après mûr examen : « J’ai découvert que le kilo de plumes l’emporte sur le kilo de plomb. — Et comment cela, je vous prie ? — Je les ai mesurés l’un et l’autre avec mon compas, et, d’après mes calculs, le kilo de plumes est cent fois plus considérable. — Mais, vous ne voyez donc pas votre étrange méprise, la confusion que vous faites de deux idées qui n’ont aucun rapport, celle de qualité et celle de quantité ? Vous ne songez pas que les questions de volume sont tout autres que les questions de poids, et qu’à chaque ordre de faits doit correspondre une mesure selon son espèce, un critérium qui lui soit propre. »
La raison est le compas de notre esprit ; elle excelle à mesurer les surfaces, les lignes, les contours, la forme des réalités spirituelles ; mais ce qui fait leur prix et leur gravité, mais leur valeur intrinsèque, c’est la conscience qui en est juge : à sa délicatesse, à son désintéressement, à sa franchise incorruptible non moins qu’à son respect scrupuleux de notre libre arbitre, on reconnaît la balance de l’ordre moral, et la raison, vous dis-je, n’en est que le compas.
Dans l’ouvrage auquel nous avons déjà fait allusion, les Dialogues philosophiques, Renan a écrit ce mot plein de justesse : « Ce qui révèle le vrai Dieu, c’est le sentiment moral. Si l’humanité n’était qu’intelligente, elle serait athée. » Il est facile de comprendre pourquoi. L’intelligence, avec ses lois inflexibles, envisage le monde sous l’angle de la nécessité : c’est là son rôle spécial, il ne faut pas lui demander autre chose ; livrée à elle-même, elle ne peut voir dans l’univers qu’un enchaînement logique et fatal de causes et d’effets, et l’histoire se déroule devant elle, comme dans le système de Hegel, à la façon d’un syllogisme, parce qu’elle ne connaît pas les hautes questions de personnalité, de liberté, de responsabilité, ni, par conséquent, de péché et de grâce. Tous ces faits, qui sont, pour ainsi dire, la monnaie courante de la religion et de la morale, relèvent de la conscience aux prises avec le moi.
Le principe suprême de la raison est l’unité, l’affirmation première de la conscience est la dualité : de là leurs conflits, quand elles sont rivales au lieu de s’entr’aider ; de là la diversité de leurs rôles ; de là aussi le devoir de les remettre à leur place, quand l’une se permet d’usurper les droits de l’autre. C’est pour avoir négligé cette précaution si urgente et pourtant si élémentaire, pour avoir laissé dans l’oubli ou résolu de travers cette simple question de méthode, que plusieurs peut-être ont fait naufrage quant à la foi, et qu’un plus grand nombre sont demeurés dans l’incrédulité.
On ne saurait trop insister là-dessus. Proscrire la raison au nom de la conscience, ou la conscience au nom de la raison, c’est dans les deux cas se rendre à moitié aveugle comme à plaisir. Chacun de ces organes a sa mission particulière, et certes la besogne est assez grande pour les occuper tous deux. Que la raison s’attache à faire de la vérité religieuse un tout cohérent et bien ordonné, qu’elle s’applique à déblayer le terrain et à le circonscrire, qu’elle étudie la religion par ses côtés extérieurs et palpables, par où celle-ci touche à la terre, rien de plus juste ! il s’agit des surfaces, et lui disputer ce domaine, ce serait s’attirer de cruelles représailles. Les éventualités de la critique inquiètent si peu notre foi, que nous sommes prêt à signer des deux mains les résultats légitimement acquis de toute science vraiment sérieuse et impartiale. Les chrétiens qui frappent celle-ci d’anathème ne se doutent pas du tort qu’ils font à l’Evangile : leur meilleure excuse est qu’ils ressemblent à cet enfant dont nous disions tout à l’heure la naïveté.
Mais quand la raison, essayant de pénétrer l’essence des choses, en vient à contredire les affirmations catégoriques de la conscience, à lui refuser le droit de vivre et d’agir ; quand elle ose refouler les besoins les plus impérieux de l’âme humaine, en tarissant la source qui peut seule les apaiser, elle sort de sa compétence ; et quand, par la bouche de certains penseurs, elle s’avise de dire aux simples : « Votre foi manque de base, » aussi longtemps qu’il reste des questions à résoudre et des points controversés, elle devient autoritaire et se mêle de ce qui ne la regarde pas.
Lorsqu’une religion se présenterait à nous dans de telles conditions qu’il fallût beaucoup d’études pour en découvrir la vérité, nous dirions d’emblée, avant tout examen, que cette religion-là est fausse ; car, d’après le verdict de la conscience, la première qualité d’une religion vraie est de se mettre à la portée de tout le monde, des esprits ignorants et barbares aussi bien et mieux encore que des esprits cultivés. Eh quoi ! vous voudriez imaginer une nouvelle espèce d’élus au profit de je ne sais quelle aristocratie intellectuelle ? Il faudrait donc être savants pour entrer dans votre ciel ?… A ce compte-là, gardez pour vous-mêmes et votre ciel et votre science : nous ne vous envions ni l’un ni l’autre. Une religion vraie ? il ne doit pas être nécessaire de lui demander si ses papiers sont en règle, comme au premier vagabond venu ; elle doit porter au front le sceau de sa céleste origine, et toute religion qui ne le porte pas… qu’elle passe son chemin ! elle n’a rien de commun avec la vérité.
« Il est clair, affirme M. Brunetière, qu’il ne saurait y avoir de religion laïquec. » Autant dire que toutes sont fausses ! L’éminent académicien ne l’a pas dit, mais ne serait-ce point le fond de sa pensée ? Nous voulons, quant à nous, une religion laïque, également accessible à tous, qui ne fasse aucune différence entre les savants et les simples, pas plus qu’elle n’en fait entre les riches et les pauvres ; une religion capable de se démontrer elle-même à tous les cœurs sincères, une religion, enfin, dont la force persuasive réside moins dans des témoignages externes que dans une « démonstration d’esprit et de puissance » (1 Corinthiens 2.4 : spirituelle et dynamique), c’est-à-dire dans des preuves internes et morales, s’adressant à ce qu’il y a de plus individuel et tout ensemble de plus universel en chacun de nous.
c – Les bases de la croyance. Revue des Deux-Mondes du 15 octobre 1896.
Or, qui ne voit que le christianisme répond pleinement à cet idéal, en nous offrant la vérité sous une forme aussi impénétrable à l’intelligence la plus habile que facilement perçue par l’œil de la conscience, à supposer que cet organe ait encore sa limpidité ? En forçant ainsi tous les hommes, grands et petits, à entrer par la même « porte étroite » dans le royaume des cieux ; en interdisant l’accès du divin à la raison, pour l’ouvrir d’autant plus largement au sens moral, l’Evangile donne satisfaction à l’un des instincts les plus nobles et les plus vivaces de notre nature, le besoin d’équité et de justice. Les déshérités de la science n’étant pas, Dieu merci, les déshérités de la conscience, l’instruction et le talent ne constituent plus un privilège au point de vue religieux. On éprouve un vrai soulagement à cette pensée, et l’on s’associe avec joie à ces paroles émues du Fils de l’homme :
Je te loue, ô Père ! Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants. (Matthieu 11.25)
Une des causes les plus actives de l’incrédulité contemporaine nous paraît être cette « souriante ironie » à la Renan, ce dilettantisme superbe avec lequel nombre de savants et de littérateurs traitent les questions religieuses. Le père Hyacinthe les a raillés quelque part, ces « lettrés européens, très inférieurs en sérieux aux lettrés de la Chine, et qui, moitié sceptiques et moitié cléricaux, sont en réalité les plus dangereux ennemis de la cause morale et sociale qu’ils prétendent servir. » Ils abordent la religion en artistes, pour se faire un nom dans la république des lettres ou pour charmer leurs loisirs, sinon pour plaire à un certain monde… quand la mode y est, peut-être pour gagner leur pain. Or, du moment que la religion devient un art ou un métier, une façon plus select de cultiver son cher moi, elle est condamnée à déchoir, à perdre aussitôt son double caractère de vérité et de vie.
Parlant de son ami Sainte-Beuve, Juste Olivier a écrit ces lignes, qui sont d’une application plus générale et toujours pleines d’à-propos :
« Ce n’est pas tout que de chercher la vérité, il faut encore vouloir la trouver, et sur le point suprême on ne le veut pas autant qu’il le semble, autant qu’on se figure à soi-même. Il faut la vouloir pour l’avoir, se donner à elle, lui consacrer sa vie ; autrement, l’eût-on devant soi, elle vous échappe ou se voile. »
Le poète vaudois a vu juste : la vérité « vous échappe ou se voile, » et cela sous peine de se manquer à elle-même ; car, il faut le dire, cette indifférence dédaigneuse, ces grands airs protecteurs que les oracles du jour affectent vis-à-vis de la religion lui sont plus funestes qu’une hostilité déclarée et la déshonorent davantage. Etudier les choses divines avec la désinvolture d’un chimiste qui analyse une « réaction » dans sa cornue est le fait des âmes que le raffinement intellectuel a déjà blasées et dont on peut dire, avec ce même Sainte-Beuve se dépeignant d’un trait de plume, que « l’intelligence luit sur ce cimetière comme une lune morte. »
Si je ne me trompe, nous touchons à la racine du mal ; nous mettons le doigt sur la plaie dont souffre l’âme contemporaine, moins incrédule que sceptique, plus éclairée qu’elle ne veut l’avouer, essayant de tout sans s’attacher à rien, brûlant de réaliser la première partie du précepte de l’apôtre : « Eprouvez toutes choses et retenez ce qui est bon, » mais se gardant bien de pratiquer la seconde ! Négation de tous les systèmes, le scepticisme n’est pas un système, où la raison entrerait pour une large part. Dans les questions de cet ordre, l’intelligence ne fait guère qu’obéir aux suggestions du cœur, d’où jaillissent les « sources de la vie, » mais aussi… les sources de la mort. Le scepticisme est une maladie contagieuse, qu’on ne saurait guérir ou conjurer qu’en lui opposant son contraire. Ne vous flattez pas d’en venir à bout par une dialectique serrée ou par les procédés de la science. L’affirmation sereine d’une foi qui « sait en qui elle a cru, » le témoignage des âmes dont la vigueur s’est retrempée dans des convictions profondes et réfléchies, voilà un remède plus efficace que tous les raisonnements ! La lumière n’a jamais ressuscité les morts, et la vie ne se réveille qu’au contact de la vie.
La société actuelle restera sceptique ou incrédule aussi longtemps qu’elle n’aura pas compris que l’amour de la vérité est tout autre chose que la curiosité scientifique. Ce n’est pas en amateur, c’est en ami, en amant passionné, qu’il faut chercher la vérité ; on doit la poursuivre moins pour s’en rendre maître que pour s’en faire le serviteur ; et ce n’est pas en se mettant au-dessus d’elle qu’on se montre digne de la posséder, mais en s’élevant au-dessus de soi-même. Eussiez-vous de l’érudition et du génie, si vous affectionnez votre repos, vos aises, vos études, votre renommée, en un mot votre moi, plus que la vérité, vous êtes en dehors des conditions les plus élémentaires pour la connaître ; car, du moment que vous conservez en vous quelque idole secrète, c’est elle, et non la vérité, que vous aimez, elle qui devient le but de vos efforts et le critère de vos jugements. Dès lors, votre impartialité est sujette à caution, vos recherches scientifiques ne sont plus tout à fait désintéressées, vous avez « intérêt » à écarter de votre chemin tout ce qui menacerait votre divinité ; et comme « on tombe toujours du côté où l’on penche, » votre choix est déjà fait entre les doctrines qui s’offriront à votre examen. Que si vous dites : « Je ne veux pas choisir, » votre prétention même de rester neutre serait un parti pris, et peut-être le pire de tous.
Certes, les gens du monde ont parfois de grandes qualités ; il en est d’aimables, de vertueux, d’exemplaires, humainement parlant. Nous ne voudrions à aucun prix diminuer leurs mérites. Mais la religion nous place devant Dieu, et le mondain de la meilleure compagnie qu’est-il en regard du sanctuaire ? Est-il dans un état d’innocente candeur, d’ignorance simple et naïve ? Non, c’est un homme qui « va comme son cœur le mène, » n’ayant d’autre règle que ses désirs, d’autre mobile que les penchants de sa nature, et qui veut rester son propre maître ; c’est une volonté insoumise, un sujet révolté, donc un usurpateur, qui ne peut voir en Dieu qu’un rival contre lequel il faut se mettre en garde… Comment la « neutralité » serait-elle possible dans ces conditions ? Pour se maintenir au pouvoir, le moi rebelle est obligé, en quelque sorte, de se barricader contre le Souverain légitime par tous les moyens à sa portée. Et les moyens ne manquent jamais. Tout ce qui tendra à lui persuader qu’il est dans son droit sera le bienvenu ; il accueillera les objections à titre d’auxiliaires, dans la visée, peut-être mal définie, d’épaissir les voiles autour de lui, jusqu’à ce qu’il ait la satisfaction de se dire : « Je suis en sécurité ! »
La fausseté des idoles ne se mesure pas à leur taille ou à leur forme. Toute idole, grossière ou subtile, est exclusive de la vérité religieuse, et c’est déjà nier le Dieu vivant que de s’idolâtrer soi-même. « Voltaire, a dit M. Emile Faguet, est superficiel, parce qu’il est incapable de dévouement. » Si donc vous n’êtes pas décidé à obéir à votre conscience, quelque sacrifice qu’elle vous impose, — exprimons toute notre pensée, — si vous n’êtes pas fermement résolu d’abdiquer devant Dieu et de changer de vie, quand la vérité vous en ferait un devoir, vous n’avez pas le droit de vous dire sincère ; et s’il vous arrive de vous égarer dans les dédales du doute ou de l’anarchie intellectuelle, il y va de votre faute et il est juste que vous en soyez responsable, puisqu’en cherchant la vérité vous lui posez d’avance vos conditions, en disant : « Tu seras ceci ou cela, et je n’entends pas que tu sois autre chose ! »
Mais nous avons montré, en parlant du mystère, comment la Providence a pris soin que des recherches faites dans cet esprit-là ne pussent aboutir. Il s’agissait de sauvegarder, avec notre libre arbitre, les droits inviolables de la vérité : avant tout, elle veut être respectée, car elle est sainte comme Dieu même. Il y a une austère pudeur qui ne lui permet pas de s’afficher au dehors, de s’étaler à la vue des profanes qui la traîneraient dans la boue. Si vous tenez à la connaître, cette royale vérité, n’attendez pas qu’elle se mette à vos genoux pour vous fléchir à force d’instances : c’est à vous de vous jeter à ses pieds, humble et docile, et de l’adorer avant même de la connaître… Sinon, il faudra vous en passer !
En dernière analyse, tout homme qui veut faire sa propre volonté est incompétent en matière religieuse. Le renoncement à soi-même, point de départ de toute morale élevée, est aussi la condition absolue de toute recherche sérieuse de la vérité.
En revanche, « qui cherche trouve ! » Précieuse parole tombée des lèvres de Jésus de Nazareth et qu’il ne faut pas séparer de cette autre, plus explicite encore : « Si quelqu’un veut faire la volonté de mon Père, il connaîtra si ma doctrine vient de Dieu ou si je parle de mon chef. » (Jean 7.17)
Supposez un homme parfaitement sincère avec lui-même (et nous aimons à nous persuader que beaucoup de non-croyants sont tels), un homme ayant faim et soif de la justice, ne faisant aucune restriction mentale, allant droit au but sans l’ombre d’une arrière-pensée, un homme, enfin, prêt à embrasser la vérité quelle qu’elle soit, à épouser sa cause de toutes les forces de son âme : cet homme la trouvera infailliblement tôt ou tard. En douter serait de l’athéisme ; l’affirmer, c’est encore croire en Dieu, c’est avoir foi à l’ordre de l’univers, c’est confesser que le Dieu qui a créé l’œil est le même aussi qui a créé la lumière, et qu’il les a faits l’un pour l’autre. Cet homme, dites-vous, tâtonne aujourd’hui dans les ténèbres ? Il n’importe. Ses yeux sont grands ouverts, avides de lumière, et la lumière se hâte à sa rencontre ; entre elle et lui, il y a déjà sympathie, il y a de mystérieuses intelligences, attraction mutuelle : ils sont prédestinés à se rejoindre un jour. La Sagesse éternelle ne dit-elle pas dans le livre des Proverbes : « J’aime ceux qui m’aiment, et ceux qui me cherchent soigneusement me trouveront ? »
Ce n’est pas à dire que ces hommes droits, mis en face de l’Evangile, seront gagnés du premier coup, comme Saul sur le chemin de Damas. Les caractères sont divers. Les uns, primesautiers dans le genre de Simon Pierre, emportent la vérité d’assaut et ne s’en portent pas plus mal : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! » Les autres, plus méditatifs, plus réfléchis, plus sceptiques peut-être par tempérament, ont des besoins intellectuels plus difficiles à satisfaire ; l’intuition du cœur ne leur suffit pas. Il leur faut, de même qu’à Thomas, des preuves extérieures et tangibles. Et cette observation n’est pas nécessairement un reproche. On a le droit d’être exigeant à l’égard d’une religion qui se prétend surnaturelle et d’un homme qui se dit Dieu ; on a le droit de leur demander leurs preuves et de contrôler leurs titres.
Tel doute provisoire est un signe de respect, non d’indifférence pour la vérité. Il y a souvent plus de foi et d’humilité à suspendre son jugement qu’à dépasser sa propre conviction. On a trop abusé du proverbe : « On croit aisément ce qu’on désire. » S’il est exact quand on poursuit une satisfaction plus ou moins égoïste, un intérêt superficiel, il ne l’est plus lorsqu’il s’agit de questions vitales où l’âme est engagée jusqu’au fond. Un bonheur indicible que vous avez longtemps caressé se présente-t-il enfin à vos regards ? vous refusez d’y croire ; vous dites : « Ce serait trop beau ; c’est impossible ! » De même, il est des esprits scrupuleux, qui, passionnés pour la vérité, sont d’autant plus lents à la saisir qu’ils la veulent sans mélange et se méfient des contrefaçons. Ils voudraient l’éplucher en détail avant de se livrer à elle.
Beaucoup de savants et de philosophes, je suppose, sont dans ce cas, et nous leur dirions volontiers : ne laissez pas chez vous le penseur tuer l’homme, ni la curiosité scientifique l’emporter sur les besoins de la conscience et sur les droits du cœur ; ce serait « mettre la charrue devant les bœufs, » et vous courriez le danger de piétiner sur place. A vous, je le répète, en votre qualité de docteurs, à vous d’étudier le fait religieux par la circonférence, de l’analyser par le menu et d’en mesurer les parties en y appliquant le compas de votre raison ; à vous de contrôler les circonstances historiques et les formes de son apparition dans le monde, en un mot d’en faire l’objet d’une science qui se nomme la théologie : mais, s’agit-il du fond intime des choses, de leur réalité vivante et de leur substance éternelle ? vous voilà, et ce n’est que justice, mis sur le même pied que vos semblables, réduits enfin à « marcher par la foi » ou à ne pas marcher du tout.
Nous dirons plus, en nous appuyant sur les paroles du docteur galiléen : sans oublier que les grands génies sont souvent les vrais humbles (il en fut lui-même la preuve) et que l’ignorance n’est pas toujours exempte de morgue, nous dirons qu’en général les simples sont même mieux placés que vous pour juger des choses divines ; la lumière quelque peu artificielle de la science ne miroite pas à leurs regards et risque moins de les éblouir ; rien ne s’interpose de ce chef entre eux et la vérité, ils la perçoivent directement et en bloc par l’intuition morale. Tandis qu’à vous, intellectuels, habitués à disséquer toutes les questions, il vous faut un double effort pour arriver au vrai dans ce domaine : un premier pour oublier vos méthodes favorites et renoncer, en face du mystère, à vos allures doctorales, et un second pour vous abaisser au niveau des humbles… ou plutôt vous élever à leur hauteur ; car, pendant que vous vous attardez à démêler les attaches terrestres de la religion, à dénouer les cordages qui retiennent fixée au sol la nacelle de votre foi, ils « vous devancent dans la voie du royaume des cieux, » ils se lancent à pleines voiles sur l’océan du mystère, confiants dans leur boussole et sûrs d’atteindre le port.
La foi est le génie des âmes simples, et les « pauvres en esprit, » — ce qui ne veut pas dire les ignares ou les sots, mais ceux qui ne sont point sages à leurs propres yeux et se défient d’eux-mêmes, — les pauvres en esprit sont les vrais philosophes, au sens primitif du terme : des « chercheurs de sagesse, » comme d’autres sont « chercheurs d’or. » On pourrait même se demander (toutes proportions gardées) s’il existe une différence foncière entre le trait de génie (ou de foi) qui guidait Christophe Colomb à la conquête du nouveau monde et ce pressentiment sublime qui pousse les âmes à voguer vers le monde, invisible et à jeter l’ancre, coûte que coûte, sur les rivages de l’éternité.
Un pressentiment, sans doute, n’est pas encore une certitude. Si l’événement n’avait pas justifié les prévisions du hardi navigateur, il aurait dû confesser, l’âme navrée, qu’il s’était trompé. Sans le fait chrétien, la foi chrétienne n’aurait plus d’objet. Si jamais il était prouvé que l’Evangile est d’invention humaine, que le Christ n’est pas venu au monde pour sauver les pécheurs, qu’il n’est pas « mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification, » le christianisme serait ruiné par la base, « notre foi serait vaine » (c’était déjà l’opinion de saint Paul, 1 Corinthiens 15.17), et nos espérances immortelles s’évanouiraient dans le néant. Prétendre le contraire serait l’indice d’une fausse spiritualité. La vie éternelle de nos âmes dépend de la révélation objective contenue dans la Bible. L’expérience morale du salut, condition essentielle de la certitude religieuse, est liée à la conviction historique, et celle-ci, à son tour, n’est complète, ne s’achève que par l’expérience morale. Les deux facteurs sont solidaires ; c’est de leur fusion intime que naît l’assurance de la foi.
Mais les âmes qui ont soif de Dieu n’ont pas besoin de peser minutieusement chaque détail des livres saints, chaque partie du témoignage apostolique, pour pouvoir dire en connaissance de cause : « Je sais en qui j’ai cru. » Le contenu de la révélation est une réponse si décisive à leurs plus nobles aspirations, est tellement d’accord avec les postulats de leur conscience, qu’elles se mentiraient à elles-mêmes en doutant de sa vérité. C’est plus fort qu’elles, il faut qu’elles croient, sous peine de renier le meilleur de leur être. Leur direz-vous qu’elles vont trop vite en besogne ? qu’elles ne sont pas au courant de toutes les controverses que soulève le volume sacré ?… De grâce, laissez-les tranquilles, vous n’y entendez rien ! Vous ne pouvez pourtant leur démontrer que l’Evangile n’existe pas, puisqu’elles en font un usage qui les restaure et les transforme !
Voici un mendiant qui a la bonne fortune de trouver sa table abondamment servie. Pendant que vous en êtes à discuter si c’est du pain blanc ou du pain noir, exigerez-vous qu’il n’y touche pas et qu’il attende bénévolement le résultat de votre enquête ? Autant vaudrait lui dire de suspendre son appétit et d’arrêter en lui les fonctions de la nature ! Eh ! que m’importe de savoir par quelle manutention a passé le pain que je mange, ou de quels éléments il se compose, pourvu qu’il me donne la vie ? Lorsque les pharisiens cherchaient à intimider l’aveugle-né que Jésus avait guéri et lui disaient : « Donne gloire à Dieu ! nous savons que cet homme est un méchant, » il répondit avec simplicité : « Si cet homme est un méchant, je ne sais ; mais je sais bien une chose, c’est que j’étais aveugle et que maintenant je vois. » De même, tout croyant aux prises avec les objections de la science a le droit de répondre : « Que l’Ecriture sainte renferme des difficultés insolubles, des interpolations, des erreurs, je l’ignore (non pas : « je le nie ! ») ; mais je sais bien une chose, c’est que j’avais faim, et j’ai trouvé en elle le pain vivifiant descendu du ciel ; j’avais soif, et j’ai trouvé en elle la source des eaux vives ; et, fort de cette expérience qui se renouvelle chaque jour, je défie tous les savants du monde de me prouver que l’Evangile n’est pas de Dieu. »
Un dernier mot, cependant. Cette certitude expérimentale n’est pas immuable comme un théorème de géométrie. Fruit de la vie éternelle, elle augmente ou diminue suivant que la vie est en hausse ou en baisse. Dieu veut que nous soyons libres jusqu’au bout et que nos convictions religieuses conservent jusqu’à la fin leur caractère moral. Il peut très bien se faire qu’au souffle des tentations ou par défaut de vigilance le croyant le mieux affermi voie pâlir sa lumière et vaciller sa foi. Rien n’est changé que lui, pourtant. L’Evangile est toujours le même : un trésor infini mis gratuitement à sa portée ; mais, ce précieux capital, il doit l’exploiter sans relâche par un travail quotidien, sous peine d’en perdre la jouissance : il ne lui est pas permis de vivre de ses rentes et de se reposer paresseusement sur le passé. Si persuadé qu’il soit au fond de son être, le fidèle n’est jamais infaillible, il a toujours besoin de se rappeler le conseil de l’apôtre : « Que celui qui est debout prenne garde qu’il ne tombe ! »