Schleiermacher a soumis à une critique sévère l’ancienne division de la morale en devoirs, vertus et biens, division qu’il a cependant réintroduite dans sa Morale philosophique.
Comme ces termes sont vénérables par leur antiquité et ont fourni d’ailleurs jusqu’à ces derniers temps le principe de division d’un grand nombre de morales théologiques, il est nécessaire de se rendre un compte exact de leur contenu et de leurs limites respectives, pour apprécier jusqu’à quel point il est permis de faire reposer le plan de notre discipline sur cette trichotomie.
« Chacun de ces termes, dit Schleiermacher, désigne l’ordre moral en général, mais le subdivise d’après des principes différents, de sorte que, aussi loin que la division se poursuit, les parties ne coïncident pas entre elles. Ainsi le géomètre peut partager un cercle, soit en y décrivant des circonférences concentriques, soit en le divisant en secteurs, et les surfaces ainsi obtenues ne se couvriront jamais exactement les unes les autres.f »
f – Kritik der bisherigen Sittenlehre.
Néander, qui a adopté à son tour dans sa Morale (inédite) cette même trichotomie, la justifie en ces termes :
« La loi morale exige d’abord la disposition intérieure : ainsi naît l’idée de la vertu. Puis se présente la loi qui doit diriger l’activité extérieure ; la formule de la manifestation de la vertu, c’est la notion du devoir. Enfin, comme but de cette activité, comme terme vers lequel la moralité tend, se présente le bien suprême. Ces trois notions sont intimement liées et embrassent toute la morale. »
Nous posons d’emblée la question de savoir si trois notions qui ne sont que les trois aspects différents du même objet et qui présentent chacune cet objet tout entier dans un groupement différent de ses parties, se prêtent à fournir un principe de division scientifique. Et, à supposer même qu’elles épuisent la matière, est-il possible de les traiter successivement et comme parties distinctes sans répéter trois fois les mêmes choses sous une autre forme et dans un autre rang ?
Mais le principal vice de la trichotomie des devoirs, des vertus et des biens, pour autant qu’elle constitue le plan d’un exposé scientifique de la morale chrétienne, c’est de devenir inapplicable lorsqu’on veut passer de l’ordre des idées abstraites dans celui des réalités vivantes. Prenons pour exemple le terme de vertu, et entendons-le dans le sens, conforme à son étymologie, de force morale. S’agit-il d’une force morale déjà acquise par un premier effort moral ? Mais alors, la vertu, en même temps qu’elle est encore une force, est déjà un bien, un produit. Elle est de plus l’objet d’un devoir, car elle demeure un bien à faire valoir. La production de ce bien, la conservation et l’augmentation de ce bien redevient devoir pour elle. La vertu est-elle conçue au contraire comme une force immédiate, antérieure à tout emploi et donnée, soit par la nature, soit par la grâce, pour se reproduire elle-même par l’exercice ? On peut se demander si cette notion, réduite à ces limites, serait déjà une valeur morale, puisque l’élément de la liberté ou de la libre activité en est encore absent et n’y figurerait qu’à titre éventuel, et si cette conception ne reste pas provisoirement dans le domaine de la psychologie descriptive. En outre, pour distinguer la vertu du devoir au point de les traiter séparément, il faut admettre la séparation tranchée de la disposition et de l’acte qui doit la manifester ; et comme la même vertu est susceptible de se produire dans une multitude de devoirs particuliers et différents, il faudrait considérer ces différents devoirs en les distinguant d’avec la disposition unique qui doit les animer, ou énumérer, à propos de chaque vertu, tous les devoirs où elle doit agir et tous les biens qu’elle doit produire conformément au devoir. Enfin, si la vertu est un bien en même temps qu’une force, tout bien moral, tout produit d’une force morale, à moins de se convertir en capital mort, doit aussitôt se transformer en vertu, en force morale nouvelle.
Sous laquelle des trois déterminations faudra-t-il ranger l’amour de Dieu ? C’est une vertu, sans doute, puisque c’est une disposition intérieure et une force morale. Mais c’est aussi un devoir, puisque c’est une vertu à acquérir, à faire valoir, à augmenter, à reconquérir ; et c’est en même temps un bien, en tant que cette vertu ne se présente jamais que produite par un acte moral antérieur.
C’est qu’en effet, dans le christianisme et dans l’ordre moral en général, pour autant qu’il est bien conçu et bien réglé, tout est grâce et œuvre en même temps, produit et cause tout à la fois, devoir en même temps que vertu, bien moral en même temps que force morale. Il n’y a, dans la vraie morale, ni devoir isolé comme dans le stoïcisme, ni vertu purement naturelle, comme dans le pélagianisme, ni bien produit sans être aussitôt productif, comme dans le quiétisme ; et ces trois termes se démontrent manifestement impropres à désigner les sections principales de notre discipline.
L’Ethique chrétienne étant l’exposé scientifique de l’activité humaine normale, nous ne saurions commencer cet exposé sans fixer d’avance le terme de notre marche, car le premier pas sera déterminé par la nature de ce terme lui-même. Cet ordre, opposé à l’ordre historique de la dogmatique, est imposé par le caractère impératif de notre discipline.
Selon en effet que le terme normal de la carrière humaine nous paraîtra être la jouissance ou l’accomplissement du devoir, ou que nous placerons ce devoir lui-même dans l’horizon de l’humanité ou en Dieu, notre tâche morale sera diversement déterminée dès le premier acte issu de notre volonté libre, et tel est l’ordre de la vie, tel sera aussi celui de la science.
La première partie de notre Ethique chrétienne traitera de la destination normale de l’homme ou du principe premier de la morale et s’intitulera Téléologie.
Après nous être ainsi transportés à la fin prévue de toute activité morale, nous rétrograderons dans une seconde partie jusqu’au point de départ de cette activité, et nous y exposerons la condition de l’homme qui est l’agent moral appelé à réaliser cette fin ; ce sera l’Anthropologie.
Enfin, nous aurons dans une troisième et dernière partie, l’Ethologie, à combler l’intervalle entre ce point de départ et ce terme, en exposant la carrière que l’agent moral doit fournir pour que, de l’état décrit dans la deuxième partie, il puisse atteindre la fin prévue dans la première. C’est dire que l’objet de la troisième partie sera l’œuvre chrétienne comme la tâche suprême de l’homme dans l’économie actuelle, et comme l’unique condition qui permette à la nature humaine déchue de réaliser sa destination normale.
Le caractère de notre première partie sera essentiellement proleptique ; celui de la seconde, descriptif ; celui de la troisième, impératif ; mais il reste entendu que les parties descriptives de notre exposition seront subordonnées au caractère impératif qui est le caractère général de notre discipline.