Histoire de l’Église vaudoise

CHAPITRE XVII.

Les Vaudois et la réforme au commencement du xvie siècle.

Petit nombre des Vaudois. — Réduits à se cacher, ou à dissimuler. — Au comble du mal, la réforme éclate. — Coup-d’œil sur la réforme. — Empressement des Vaudois à s’en enquérir. — Martin, du val Luserne. — Morel de Mérindol et Masson de Bourgogne en Suisse et en Allemagne. — Ecrit qui rend compte de l’état des Vaudois. — Conseils demandés. — Réponse touchante et bienveillante d’Œcolampade. — Bucer et Capiton visités. — Sympathie et accord des réformés avec les Vaudois. — Retour des deux Vaudois, Masson martyr. — Réponse des réformateurs examinée avec soin. — Synode d’Angrogne, en 1532, pour en délibérer. — Décision du synode. — Décision sur le service public ; toute dissimulation flétrie. — Dissentiment. — Relation entre les Vaudois et les Eglises de Bohème et de Moravie.

La paix de 1489 n’avait pu cicatriser toutes les plaies que la persécution avait faites aux Vaudois. Il est vrai que les paroles bienveillantes du duc de Savoie avaient d’abord rendu l’espérance à bien des cœurs, mais l’on ne s’était aperçu que trop tôt de ce qu’il y avait de peu rassurant et de précaire dans le nouvel état de choses. La population vaudoise était considérablement diminuée dans les Vallées. Pouvait-il en être autrement après tant de massacres et de combats ? Et dans les villes et les villages de la plaine du Piémont, où avaient existé des églises vaudoises, la cruelle persécution les avait détruites ; elle avait tué, dispersé ou réduit à se cacher leurs membres et adhérents. La perte de tant d’amis et de frères était des plus douloureuses, et la ruine de tant de congrégations vaudoises, foyers de lumière au milieu des ténèbres, était irréparable. Si du moins les Eglises an sein des Alpes eussent été désormais à l’abri des pièges des ennemis de leur foi, mais les embûches, pour être plus couvertes, n’en étaient pas moins tendues : au lieu de croisades à main armée, suspendues pour un temps par l’humanité ou la politique du prince, le clergé romain recourait à de sourdes manœuvres, à l’emploi de moyens détournés et à l’action régulière des tribunaux de l’inquisition. Ceux-ci, en vertu des privilèges concédés par l’autorité civile, avaient le droit de juger des cas spéciaux d’hérésie, qui pouvaient se présenter. La situation extérieure des Vaudois, déjà décimés, affaiblis et appauvris par la guerre de 1488, était donc très-précaire, malgré la paix conclue avec leur souverain. Dans de tels moments, quand à des désastres succède une paix incertaine ou peu rassurante pour la population affaiblie qui l’a conclue, si quelque événement ou quelque mobile nouveau n’intervient pas pour rendre la vie à ses forces déprimées, l’engourdissement la saisit, la crainte de nouveaux malheurs, si elle se remue, paralyse ses membres, et un lâche besoin de repos lui fait accepter l’esclavage.

C’est dans cette lamentable position que se trouva, après la paix de 1489, la population vaudoise des Vallées piémontaises, affaiblie, appauvrie, décimée, craignant de nouvelles persécutions ; spectatrice timorée des souffrances isolées de ceux de ses enfants qui se hasardaient dans les plaines du Piémont et que l’inquisition y faisait arrêter (1), cherchant un soulagement à ses douleurs, dans les promesses et dans les paroles bienveillantes qu’elle avait entendues de son prince, l’Eglise vaudoise fut menacée dans sa vie intérieure. Un grand nombre de ses membres, préoccupés de leurs intérêts terrestres, oubliant les préceptes du Sauveur sur la confession de son nom, recouraient à une honteuse et criminelle dissimulation. Pour être à l’abri de toute poursuite dans leurs courses pour leurs affaires, ils obtenaient des curés, établis dans les Vallées (2), des certificats ou témoignages de papisme. Pour les mériter, ils fréquentaient les églises catholiques, assistaient à la messe, se confessaient et faisaient baptiser leurs enfants par les prêtres. Il est vrai qu’ils croyaient diminuer leur faute, en disant en eux-mêmes lorsqu’ils entraient dans les temples des ennemis de leur foi : Caverne de brigands, Dieu te confonde ! Il est vrai qu’ils fréquentaient aussi les prêches des barbes ou pasteurs vaudois, et se soumettaient à leur censure (3). Mais ces précautions même, loin de les absoudre, font ressortir d’autant plus leur duplicité, leur cœur partagé et le sévère jugement que leur conscience portait sur leur propre conduite. Evidemment l’Eglise vaudoise, en tolérant un si grand scandale, laissait une eau fétide s’infiltrer dans les canaux de sa vie spirituelle, que la source pure de la Parole de Dieu avait jusqu’alors alimentée seule ; évidemment elle allait courir le risque d’altérer sa foi, et d’en modifier la profession.

(1) – Perrin, dans son Histoire des Vaudois, p. 155, dit : « Que les moines inquisiteurs faisaient toujours le procès à ceux qu’ils pouvaient faire appréhender, et notamment se tenaient aux embûches en un certain couvent (sans doute le couvent de l’Abbadie) qui est près de Pignerol, d’où ils les livraient au bras séculier. »

(2) – Il est fort douteux qu’il y eût d’autres curés qu’à La Tour, à Luserne, Briqueras, etc. — Ce serait une recherche intéressante à faire.

(3)Gilles,… p. 28.

Mais le chef invisible de l’Eglise, le Seigneur qui l’a rachetée par son sang, veillait avec amour sur cette faible mais ancienne portion de son héritage. Comme un ami qui ne se montre jamais plus fidèle qu’au moment du danger, ni plus tendre qu’à l’heure de l’affliction, Jésus vint délivrer l’Eglise vaudoise, lorsque la tentation s’aggravait et la consoler de toutes ses souffrances, en lui faisant parvenir la nouvelle de son triomphe sur l’Antechrist par la RÉFORMATION. Que de choses et quelles choses dans ce seul mot !

Il n’exprime rien moins qu’un renouvellement profond, radical et complet de la figure, de la constitution et de la vie de l’Eglise, rien moins qu’un retour à sa forme primitive, qu’un rétablissement du dogme, de la morale et du service divin sur les fondements posés par le Seigneur lui-même et par les apôtres, et qu’une aspiration à revêtir une vie nouvelle de foi, de renoncement, de charité et de sainteté, une vie en un mot cachée avec Christ en Dieu. Depuis longtemps, au sein même de l’Eglise devenue romaine, on parlait de réforme ; des princes, des magistrats, des savants, des hommes de lettre, des gens d’église et de nombreux fidèles, l’avaient à diverses fois demandée. L’assemblée même des évêques avait voulu l’essayer au concile de Constance ; mais toujours en vain. Le mal était trop grand, la plaie trop profonde et invétérée, le corps lui-même trop gangrené, pour que la guérison en fût entreprise avec foi et résignation par tous ses membres. Chacun avait la conscience du mal, et en signalait les symptômes, mais personne dans l’Eglise n’en indiquait la vraie cause ; personne ne lui appliquait le remède seul efficace ; savoir, la prédication fidèle de la Parole de Dieu. Le moindre enfant d’entre les Vaudois l’aurait fait connaître ; mais pour que l’Eglise romaine découvrit elle-même le remède et consentit à l’employer, il fallait une intervention directe de la Providence divine ; car, comment la cruelle persécutrice des Albigeois et des Vaudois aurait-elle d’elle-même cherché la guérison dans le livre même qui avait inspiré, qui soutenait et consolait encore ces objets de sa haine ?

Ce miracle de sa miséricorde, Dieu se plut à l’opérer en plusieurs lieux comme dans plus d’un cœur à la fois afin que la gloire lui en revînt et non à aucun homme. Il réveilla l’amour de la vérité et suscita çà et là un esprit de recherche, depuis longtemps inconnu à l’Eglise romaine. Il mit entre les mains d’hommes selon son cœur le texte des saintes Ecritures et leur en révéla le sens par son Esprit. En France, un vieillard, docteur illustre ; en Allemagne, un jeune moine, Martin Luther, inquiet de son salut, dans un couvent de la Saxe ; en Suisse, le curé Zwingli, jeune aussi, voué à ses devoirs pastoraux dans Glaris, au sein des Alpes, puis aux fonctions de prédicateur de la célèbre abbaye de Notre-Dame-des-Ermites, ou d’Ensiedlen, rétablirent simultanément, par la seule étude de la Bible, et sans connaître leurs travaux respectifs, les doctrines vitales de l’Evangile. (V. Hist. de la Réformation du XVIe siècle, par M. Merle d’Aubigné.)

A peine initiés à la vérité évangélique et régénérés par elle, ces hommes bénis d’en haut n’avaient plus eu qu’un désir, celui de glorifier Dieu, en communiquant à d’autres, à leurs amis, à leurs parents, à leurs contemporains, la grâce qui leur avait été faite. Dans leurs entretiens familiers, ils avaient excité un grand intérêt en racontant les circonstances providentielles par lesquelles Dieu avait mis entre leurs mains le texte sacré et ouvert leur cœur à ses inspirations. Par ces récits, ils avaient soulevé dans bien des âmes les vives et profondes émotions qu’ils avaient eux-mêmes ressenties, la joie, le ravissement, la terreur, la repentance et la reconnaissance qui s’étaient tour à tour emparés d’eux à la lecture des déclarations de la Parole de Dieu. Par leurs prédications et par leurs leçons publiques, les illustres réformateurs, surtout ceux de l’Allemagne et de la Suisse, avaient versé des torrents de lumière et allumé des foyers de vie dans une multitude de cœurs sincères. Par leurs publications, par leurs commentaires, et surtout par la traduction, l’impression et la dissémination des saintes Ecritures, ils avaient mis à la portée de tous ceux qui avaient quelque élément d’instruction, et par le moyen de ceux-ci, à la portée de chacun, la connaissance de Dieu et de son Christ, selon l’Evangile.

La lumière avait été remise sur le chandelier. A son vif et pur éclat, les superstitions, l’idolâtrie, les erreurs et les vices de Rome apparaissaient dans toute leur laideur. Des milliers d’âmes honnêtes se détournaient de la voie de perdition dans laquelle des conducteurs aveugles les avaient retenues jusque-là et s’avançaient avec joie, confiance et espérance dans les sentiers de l’Evangile.

La réformation s’étendait en Allemagne et en Suisse ; elle essayait ses forces à Paris, à Meaux et en divers autres lieux, lorsque le bruit de ses œuvres retentit jusqu’au sein des Eglises vaudoises du Piémont, du Dauphiné et de la Provence. Ces anciennes Eglises, isolées, entourées d’ennemis, affaiblies, et quelque peu découragées par la persécution, s’émurent à la nouvelle consolante d’un retour à la Parole de Dieu, à la doctrine du salut par la foi en Jésus-Christ, et à une vie plus pure, dans des contrées auparavant papistes. Elles se hâtèrent de recueillir des renseignements certains et de nouer des relations avec leurs nouveaux frères. Dès l’an 1526, le barbe (pasteur) Martin du val Luserne revenait déjà d’un de ces voyages, rapportant plusieurs livres imprimés par les réformés. Ce fait est prouvé par la déposition d’un Barthélemi Féa, habitant près de Pignerol, qui ayant été mis en prison pour la religion, confessa aux inquisiteurs que ledit barbe Martin, revenant d’Allemagne, avait passé dans sa maison, lui avait montré les livres qu’il en rapportait, et lui avait raconté merveille de la réformation qui s’y faisait. (Gilles,… p. 30.)

De tous les voyages des barbes vaudois à cette époque, celui de Georges Morel de Mérindol et de Pierre Masson (4), originaire de Bourgogne, est le plus connu. Députés par les Eglises vaudoises de la Provence et du Dauphiné (5) auprès des réformateurs de la Suisse et de l’Allemagne, ils conférèrent avec les frères de Neuchâtel, de Morat et de Berne, savoir, avec Berthold Haller, et sans doute aussi avec Guillaume Farel ; et, au mois d’octobre 1530, ils présentèrent au réformateur de Bâle, Œcolampade, un long écrit en latin dans lequel ils rendaient compte de leur discipline ecclésiastique, de leur culte, de leurs mœurs et de leur doctrine, lui demandant avis sur plusieurs articles.

(4) – Le compagnon de G. Morel est appelé Latome par Scultetus.

(5) – Perrin dit positivement qu’ils étaient envoyés par les Eglises vaudoises de France et non par toutes les Eglises vaudoises.

Cet écrit, empreint d’une humilité et d’une ouverture de cœur trop rares, même entre frères dans la foi, jette un grand jour sur l’état intérieur où se trouvaient alors les Eglises vaudoises du sud-est de la France. Il est même probable que cet état était plus ou moins celui des Eglises vaudoises du Piémont, leurs voisines, mais peut-être à un moindre degré de décadence. Ce qui précède l’a fait entrevoir, la suite le rendra certain.

L’exposé que fit le barbe Morel, et qu’on peut lire dans Scultetus ou dans Ruchat, montre chez les Vaudois d’alors une infériorité sensible dans la connaissance des choses du salut, et surtout dans la profession de la foi évangélique, si on les compare à leurs ancêtres, tels que, l’histoire et les écrits religieux du XIIe siècle nous les ont fait connaître. (Scultetus, Annalium Evangelii, etc. ; Heidelbergæ, 1618, t. II, p. 294. — Ruchat, Hist. de la Réformation de la Suisse, t. II, p. 319 et suiv.)

Les renseignements que G. Morel donne sur les barbes, ou pasteurs des églises vaudoises, concordent en général avec ce que nous connaissons de leur ancienne discipline. Cependant l’on entrevoit dans son exposé des marques d’une certaine inquiétude ou incertitude sur quelques points de doctrine ou de discipline, une instruction biblique moins développée, et, à ce qu’il semblerait, une connaissance restreinte de leur si intéressante littérature religieuse.

Le candidat à la charge de pasteur, après avoir labouré la terre ou gardé le bétail, jusqu’à l’âge de vingt-cinq à trente ans, se présentait aux barbes et leur exposait sa demande. Si l’enquête formée sur sa conduite était à sa louange, il employait, durant trois ou quatre ans au plus, les mois d’hiver à s’instruire ; il apprenait par cœur les évangiles selon saint Matthieu et selon saint Jean, les épîtres catholiques et une bonne partie de celles de saint Paul. Après cela, il devait passer un an ou deux dans la retraite. En cet endroit Morel parle de sœurs ou vierges, vivant ensemble dans un célibat perpétuel, et dit que c’est dans le lieu où elles demeuraient qu’on envoyait les candidats se préparer en silence aux fonctions du saint ministère, qui leur était ensuite conféré par l’administration de l’eucharistie et par l’imposition des mains. Cette espèce de congrégation religieuse de filles est un fait sans exemple dans l’histoire vaudoise, et, s’il est vrai, il prouverait avec le célibat des barbes, général alors, que l’envahissement des idées romaines était devenu considérable à cette époque, du moins dans les Eglises de Provence.

Le saint ministère était, a ce qu’il paraît, exercé avec foi et amour. La doctrine enseignée était restée généralement la même que dans les temps reculés ; elle était toujours essentiellement évangélique. Cependant, il paraît qu’en ce qui concerne l’acceptation du salut et la vie intérieure du chrétien, les barbes d’alors accordaient à la volonté de l’homme une part immense : « Nous avons cru, disaient-ils, que tous les hommes avaient naturellement quelque vertu que Dieu leur avait donnée, à l’un pourtant plus, et à l’autre moins ; qu’ainsi les hommes peuvent quelque chose par cette vertu qui leur est donnée ; cependant surtout quand Dieu l’aiguillonne et l’excite, comme il dit lui-même : Je me tiens à la porte et je frappe. » De plus, ils n’admettaient la prédestination qu’avec certaines explications qui la réduisaient à n’être qu’une vue anticipée des intentions et des actions humaines par la toute-science de Dieu.

Quelques tendances romaines se faisaient apercevoir, telle que la confession auriculaire, mais sans superstition ni tyrannie. Ils demandaient aux réformateurs s’il devait y avoir des degrés de dignité entre les ministres de la Parole de Dieu, comme des évêques, des prêtres et des diacres ? si la distinction de péché originel, véniel et mortel est bonne, s’il est permis de prier pour les morts ? quels sont les préceptes cérémoniels et les préceptes politiques ? si ces ordonnances-là ont été tout à fait abolies par la venue de Jésus-Christ ? Ils rejetaient le purgatoire comme une fiction de l’Antechrist, ainsi que toutes les inventions des hommes, telles que les fêtes des saints, les vigiles, l’eau bénite, l’abstinence de la viande en certains temps, et, en particulier, ils regardaient la messe comme une effroyable abomination devant Dieu. Mais ils toléraient un grand mal : par faiblesse et par crainte de leurs persécuteurs, ils faisaient baptiser leurs enfants par des prêtres et communiaient à la messe.

L’injustice et la cruauté de leurs ennemis ayant amené des dangers sans nombre pour les Vaudois et occasionné des voies de fait de la part de ceux-ci, Georges Morel demandait aussi si la violence ou la ruse pouvaient être autorisées dans les cas où la vie et le droit de propriété étaient en danger ? Il posait également la question de savoir s’il était permis aux fidèles (Vaudois) de plaider devant des juges infidèles (catholiques.)

Œcolampade, comme les autres réformateurs, vit avec une profonde émotion et avec joie ces frères étrangers, députés par les anciennes Eglises vaudoises, par ce petit résidu des chrétiens évangéliques échappés comme par miracle aux persécutions de Rome. Ainsi que tous ses collègues, Œcolampade bénit Dieu pour la conservation de ces disciples de la vérité, humbles troupeaux épars, aux pieds et au sein des Alpes, sauvés avec peine des pièges incessants tendus à leur vie aussi bien qu’à leurs âmes. Ces sentiments se firent jour dans la réponse du réformateur bâlois aux Vaudois de Provence, sous la date du 13 octobre 1530. « Ce n’est pas, leur dit-il, sans un vif sentiment de joie en Christ que nous avons appris de Georges Morel, qui prend un soin si fidèle de votre salut, quelle est la foi de votre religion et quel est votre culte. Nous rendons nos actions de grâces au Père très-bon de ce qu’il vous a appelés à une si grande lumière, pendant ces siècles ou de si épaisses ténèbres couvraient presque le monde entier sous l’empire de l’Antechrist. Nous reconnaissons aussi que Christ est en vous, c’est pourquoi nous vous aimons comme frères, et plût à Dieu que nous pussions vous témoigner par des effets l’affection de notre cœur ! »

Aux actions de grâces et aux témoignages d’attachement, le réformateur se sentit pressé d’ajouter les observations chrétiennes et les conseils de la vérité qu’on avait réclamés de sa fidélité. « Comme nous approuvons beaucoup de choses en vous, il en est aussi plusieurs que nous voudrions voir amendées. Nous apprenons que la peur d’être persécutés vous fait dissimuler votre foi et que vous la cachez. Or, vous savez que l’on croit de cœur à justice et que l’on confesse de bouche à salut, mais que ceux qui auront eu honte de Christ devant le monde ne seront point reconnus par lui devant son Père. Parce que notre Dieu est vérité, il veut être servi en vérité ; et comme il est le Dieu jaloux, il ne permet pas aux siens de se mettre sous le joug de l’Antechrist, car il n’y a point d’accord entre Christ et Bélial. Vous communiez avec les infidèles, vous assistez à leurs abominables messes dans lesquelles la mort et la passion de Christ sont blasphémées. Car, quand ils se glorifient de faire satisfaction pour les péchés des morts et des vivants par leurs sacrifices, quelle est la conséquence, si ce n’est que Christ n’y a pas satisfait par son unique sacrifice, que Christ n’est pas ce que son nom de Jésus signifie, c’est-à-dire sauveur, et que c’est en vain qu’il est mort pour nous. Et en disant amen ! à leurs prières, ne renions-nous pas Christ ? Combien de morts ne vaudrait-il pas mieux souffrir ?… Je connais votre faiblesse ; mais il faut que ceux qui savent qu’ils ont été rachetés par le sang de Christ soient plus courageux… Il nous vaudrait mieux mourir que d’être vaincus par la tentation… »

Œcolampade répondit, dans l’esprit de la réforme, à toutes les autres questions qui lui avaient été posées, donnant les explications et les conseils demandés. Il importe peu de les rapporter ici en détail. Qu’il suffise de dire que le docteur de la réforme et les pasteurs de l’ancienne Eglise vaudoise se sentirent frères, et que le Seigneur leur donna l’unité de l’esprit par le lien de la paix.

De Bâle, les deux députés des Vaudois allèrent à Strasbourg pour conférer avec Bucer et Capiton. Ils portèrent au premier une lettre de recommandation d’Œcolampade, du 27 octobre 1530.

Ces rapports immédiats des barbes vaudois avec les réformateurs de la Suisse et de Strasbourg ont encore pour nous aujourd’hui un intérêt bien légitime. Il est réjouissant de voir que l’étude consciencieuse de la Parole de Dieu ait conduit les réformateurs, sortis du sein de l’Eglise romaine, à reconstruire une Eglise qui eut, dès son apparition, toute l’estime et toute la sympathie des vieilles Eglises vaudoises qui avaient conservé la doctrine et le culte des premiers âges du christianisme, aussi purs du moins qu’elles l’avaient pu. Il est également édifiant de voir les Eglises réformées, qu’on eût voulu rabaisser en les appelant nouvelles, constater par leur unité de foi et même par leur communauté de formes avec les Eglises vaudoises, l’ancienneté de leur doctrine, de leur culte et de leur organisation ecclésiastique. Quelques légères divergences dans des points secondaires qui ont été signalés n’affaiblissent point cette assertion, non plus qu’un faible commencement de décadence dans un petit troupeau persécuté.

Ayant rempli leur mission et munis de la réponse d’Œcolampade, les deux barbes vaudois reprirent la route de leur pays. L’un d’eux, Pierre Masson, ne put échapper aux soupçons et aux embûches ; il fut arrêté à Dijon, mis en prison et condamné à mort. Georges Morel plus heureux passa inaperçu avec ses lettres et papiers, et arriva sain et sauf en Provence. (Perrin, p. 216.)

La réponse d’Œcolampade eut bientôt un grand retentissement dans toutes les Eglises vaudoises. Les pasteurs des Vallées examinèrent aussi entre eux, et dans des conférences avec leurs voisins, les questions qui y étaient traitées. Quelques diversités de vue subsistant encore, on dut retourner plusieurs fois auprès des réformateurs en Allemagne et en Suisse. On prit aussi le parti de convoquer un synode pour terminer l’affaire. Toutes les Eglises vaudoises devaient y être représentées. Les pasteurs suisses y furent invités. Un grand nombre d’entre eux, réunis à Grandson dans la Suisse française, choisirent, pour s’y rendre en leur nom, Guillaume Farel, cet ardent et fidèle réformateur, et Antoine Saunier, l’un et l’autre originaires du Dauphiné. (Ruchat, t. III, p. 176 et 557.)

La présence de Farel au synode des Vaudois est constatée par la déposition d’un Vaudois jeté en prison par Bersour, dans la persécution de 1535. Jeannet Peyret d’Angrogne déposa qu’il faisait la garde pour les ministres qui enseignent la bonne loi, qui étaient assemblés dans la bourgade des Chanforans (6), au milieu d’Angrogne, et dit qu’entre les autres, il y en avait un qui s’appelait Farel, qui avait la barbe rouge et un beau cheval blanc, et deux autres en sa compagnie, dont l’un avait un cheval quasi noir, et l’autre était de grande stature, un peu boiteux. (Gilles, p. 40.)

(6) – Maintenant maison isolée près des Odins vers Le Serre.

Le synode réuni à Angrogne, au lieu dit Chanforans, commença le 12 septembre 1532 (7). Il fut solennel et décisif. Toutes les questions avaient été mûries suffisamment ; elles furent encore débattues en toute liberté durant six jours (8). Enfin, le synode ou assemblée des barbes et des pères de famille rédigea une brève confession de foi, qui peut être considérée comme un supplément à l’ancienne confession de foi de l’an 1120, qu’elle ne contredit en aucun point. Elle se compose de dix-sept articles (9).

(7) – Perrin indique à tort le 12 septembre 1535, puisqu’en ce moment-là l’Église vaudoise était en pleine persécution. Léger, Ire part., p. 95, se trompe également en indiquant le 12 décembre 1532. Cette saison aurait été trop rigoureuse pour le voyage des députés de la Suisse et de tant de pasteurs d’au-delà des Alpes.

(8)Gilles,… p. 41.

(9)Léger,… Ire part., p. 95. C’est la copie d’un manuscrit qui est à Cambridge dans la bibliothèque. (Voir aussi Gilles et Perrin, p. 157.)

1° Nous croyons que le service divin doit se faire en esprit et en vérité, car Dieu est esprit et veut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ;

2° Que tous ceux qui ont été et qui seront sauvés ont été élus de Dieu avant la fondation du monde ;

3° Qu’il est impossible que ceux qui ont été ordonnés au salut (élus) ne soient pas sauvés ;

4° Que quiconque établit le libre arbitre de l’homme nie entièrement la prédestination et la grâce de Dieu ;

5° Qu’il n’y a d’œuvre bonne que celle que Dieu a commandée, et de mauvaise que celle qu’il a défendue (10) ;

(10) – Nous suivons Léger, Ire part., p. 95, et Perrin. Gilles ajoute les paroles suivantes : « Et que l’homme peut faire les indifférentes que Dieu n’a point défendues selon les occasions, comme il peut aussi ne pas les faire. »

6° Qu’un chrétien peut jurer par le nom de Dieu sans contrevenir à ce qui est écrit au chapitre V de saint Matthieu, v. 34…, pourvu que celui qui jure ne prenne point le nom du Seigneur en vain. Or, il n’est point pris en vain, quand le serment tend à la gloire de Dieu et au salut du prochain. De plus, on peut jurer devant le magistrat, parce que celui qui en fait l’office, qu’il soit fidèle ou infidèle, tient sa puissance de Dieu ;

7° Que la confession auriculaire n’est point commandée de Dieu ni déterminée par la sainte Ecriture ; que la vraie confession du chrétien est de se confesser à Dieu seul, auquel appartiennent l’honneur et la gloire ; qu’il y a une autre sorte de confession, qui est quand quelqu’un se réconcilie avec son prochain, dont il est parlé en saint Matthieu, ch. V ; qu’une troisième confession est quand quelqu’un a commis quelque faute publique et qu’il la confesse aussi publiquement ;

8° Que le jour du dimanche nous devons cesser nos œuvres terrestres par zèle pour Dieu, par amour envers nos serviteurs et pour nous appliquer à l’ouïe de la Parole de Dieu ;

9° Qu’il n’est point permis au chrétien de se venger en aucune manière de son ennemi ;

10° Qu’un chrétien peut exercer l’office de magistrat sur les autres chrétiens ;

11° Que l’Ecriture ne détermine au chrétien aucun temps pour jeûner ;

12° Que le mariage n’est défendu à personne de quelle condition qu’elle soit ;

13° Que quiconque défend le mariage enseigne une doctrine diabolique ;

14° Que quiconque n’a point le don de continence doit se marier ;

15° Que les ministres de la Parole de Dieu ne doivent point être transférés d’un lieu à un autre, si ce n’est pour quelque grand bien de l’Eglise ;

16° Qu’il n’est point incompatible à la communion apostolique que les ministres possèdent quelques biens particuliers pour nourrir leur famille ;

17° Touchant les sacrements, que la sainte Ecriture démontre qu’il n’y a que deux sacrements que Jésus-Christ nous ait laissés ; savoir, le baptême et l’eucharistie (ou sainte cène) ; que nous recevons celle-ci pour témoigner que nous persévérons dans la sainte foi, selon l’engagement de notre baptême, et pour célébrer le souvenir de la passion de Jésus-Christ, qui est mort pour notre rédemption et nous a lavés de nos péchés par son sang précieux.

Le synode d’Angrogne prit aussi une résolution décisive pour le salut de l’Eglise vaudoise, compromis depuis un certain nombre d’années par la peur des persécutions. Il fut arrêté d’un commun accord qu’on cesserait entièrement toutes les dissimulations par lesquelles on avait espéré échapper aux regards des ennemis de la foi ; que désormais ou ne prendrait part à aucune des superstitions papistes ; qu’on ne reconnaîtrait pour pasteur aucun prêtre de l’Église romaine, et qu’on ne recourrait à leur ministère en aucun cas et dans aucune circonstance. On résolut également de cesser de dissimuler les assemblées religieuses ; on décida que le culte se ferait ouvertement, publiquement, pour rendre gloire à Dieu. (Gilles, p. 30.)

Ces résolutions avaient rencontré quelque opposition dans le synode, de la part de quelques barbes, amis de l’ancien ordre de choses ou craintifs. Deux d’entre eux, d’origine étrangère, Daniel de Valence et Jean de Molines, s’éloignèrent sans autorisation de l’assemblée générale et s’en furent se plaindre aux Eglises de Bohème et de Moravie.

Des relations aussi anciennes qu’étroites unissaient les Vaudois de France et du Piémont aux chrétiens évangéliques de Bohème et de Moravie. Elles dataient vraisemblablement de la fin du XIIe siècle, du temps de Pierre Valdo (11) et de ses disciples immédiats, les pauvres de Lyon. Chassés par la persécution, dispersés en divers lieux, ils étaient devenus entre les mains de Dieu un moyen de vivification et d’union pour les Eglises régies encore par la Parole de Dieu, au sein desquelles ils avaient trouvé un refuge, entre autres pour les Eglises de Bohème et pour les vieilles Eglises vaudoises dans les Vallées des Alpes. Valdo lui-même était venu terminer en Bohème sa belle et utile carrière (12). Il avait trouvé là une Eglise chrétienne qui, comme toutes celles de race slave, avait reçu la foi par l’intermédiaire de l’Eglise grecque, et qui, comme toutes ses sœurs, abhorrait le joug et les erreurs de Rome. Attachée aux saintes Ecritures, quelle lisait dans une excellente traduction slavonne, langue du pays, l’Eglise de Bohème avait accueilli avec une fraternité toute chrétienne Pierre Valdo et les siens persécutés pour leur fidélité à la Parole de Dieu. Et, grâce à l’activité bien connue des pauvres de Lyon et aux voyages des barbes vaudois, allant en tous lieux évangéliser leurs frères, les Eglises de Bohème et plus tard celles de Moravie, étaient entrées en communion étroite avec les Eglises vaudoises de France et de Piémont. Une fois en rapport l’une avec l’autre, ces deux Eglises, filles l’une et l’autre de l’Eglise primitive, s’étaient aimées comme deux sœurs et n’avaient cessé de s’en donner des preuves.

(11) – Voir sur Pierre Valdo et ses disciples le chapitre VII de cette histoire.

(12) – Cette retraite de Valdo en Bohème n’autorise-t-elle pas à croire que des relations existaient déjà entre l’Eglise de Bohème et l’Eglise vaudoise ?

En cette occasion encore, les Eglises de Bohème et de Moravie témoignèrent leur étroite affection et leur estime pour l’Eglise vaudoise par des conseils généraux dans l’esprit de l’Evangile. Il était évident, par la lettre qu’elles écrivirent et que les deux barbes mécontents rapportèrent l’année suivante (1533), qu’elles n’avaient été qu’imparfaitement informées ; mais il ressortait de moins de son contenu, qu’elles s’intéressaient toujours vivement au bien spirituel de leurs frères vaudois. Ceux-ci, par égard pour leurs frères de Bohème et de Moravie, s’assemblèrent en synode dans le val Saint-Martin, le 15 d’août 1533 ; et, après avoir confirmé les résolutions du synode de l’année précédente, décidèrent d’en donner connaissance avec les explications convenables, par une lettre fraternelle aux Eglises de Bohème et de Moravie. Ce que voyant, Jean de Molines et Daniel de Valence abandonnèrent pour toujours les Vallées.

Cette vive mais inutile opposition des deux barbes, étrangers d’ailleurs aux Vallées Vaudoises, fait ressortir d’autant mieux l’accord intime de l’esprit de la réforme avec l’esprit vaudois. L’ancienne et vénérable Eglise vaudoise, fidèle encore dans sa vieillesse, un peu décrépite aux vraies traditions apostoliques, venait de tendre avec joie une main fraternelle à sa sœur nouveau-née, enfantée par l’étude consciencieuse de la Bible. Elles s’étaient reconnues pour les filles du même Père, pour les servantes du même Seigneur ; elles s’étaient embrassées, elles s’étaient confondues, se sentant une devant Dieu, reconnaissant en elles, avec des transports d’allégresse, l’épouse bien aimée de Jésus-Christ.

Gloire à Dieu Père, Fils et Saint-Esprit ! Amen.


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