« O vous qui êtes altérés, venez aux eaux ! Et vous qui n’avez point d’argent, venez, achetez et mangez ! Venez, achetez sans argent et sans aucun prix du vin et du lait. Pourquoi dépensez-vous l’argent pour ce qui ne nourrit pas, et votre travail pour ce qui ne rassasie pas ? Ecoutez-moi, et vous mangerez ce qui est bon, et vous jouirez à plaisir de ce qu’il y a de meilleur. »
Le Seigneur Jésus aimait à se servir de figures et de paraboles ; il nous est permis de suivre son exemple, surtout quand les éléments de l’allégorie nous sont fournis par l’Écriture sainte et qu’il suffit de prolonger quelque peu les lignes qu’elle a tracées. C’est ainsi qu’en méditant les célèbres et évangéliques paroles d’Ésaïe que j’ai choisies pour texte, j’ai vu surgir devant moi l’image que voici.
Un grand nombre de voyageurs de l’un et de l’autre sexe, de tout âge et de tout rang, marchent sur une route poudreuse, sous un soleil brûlant. Ils sont fatigués, ils ont faim et soif. Ils arrivent à un endroit où la route s’élargit et où deux maisons, d’inégale apparence, se dressent l’une en face de l’autre. L’une, située à gauche du chemin, est un hôtel somptueux qui a l’air d’un lieu de délices. Tout y est fait pour attirer les clients. Du dehors, l’œil aperçoit vaguement des salles étincelantes d’or dont il ne voit pas le fond, des jardins où de grands arbres balancent leurs têtes au-dessus d’eaux courantes au frais murmure. Aussi les voyageurs affluent-ils par les portes toujours ouvertes de cet hôtel qui ressemble à un palais. J’en vois qui sont assis à table dans les salles dorées ; d’autres qui se promènent dans les jardins ou sont étendus sous l’ombrage ; d’autres en plus grand nombre, – ceux dont le costume n’annonce pas la richesse, – qui se plaignent, s’agitent, réclament instamment qu’on les serve et n’obtiennent à peu près rien. Quant aux visiteurs privilégiés autour desquels s’empressent les serviteurs de l’hôtel, ils ont l’air tout d’abord de jouir beaucoup de ce qui leur est présenté, de savourer ces mets de haut goût, ces boissons enivrantes ; mais, ô surprise ! on dirait que ce qu’ils mangent ne les nourrit pas, que ce qu’ils boivent ne les désaltère pas. A mesure que le repas se prolonge, ils sont toujours plus avides et toujours moins rassasiés. Ceux qui sont étendus sous les arbres dorment d’un sommeil malsain, inquiet, troublé de rêves fiévreux, pareil à celui qu’on doit goûter auprès de cet arbre de l’Océanie, le mancenillier, dont l’ombrage est, dit-on, mortel. Quand le moment est venu de quitter l’hôtel, c’est alors surtout que les voyageurs ont sujet de se repentir de s’être laissé séduire par sa belle apparence. La note des frais qu’on leur présente est absolument fantastique, en sorte que les bourses les mieux garnies suffisent à peine à la payer et que chacun est dépouillé de tout ce qu’il a sur lui. Ils sortent plus fatigués et plus affamés qu’ils n’étaient avant d’entrer, pâles, la démarche chancelante, le regard éteint, comme s’ils avaient mangé et bu du poison ; plusieurs maudissent tout haut l’hôtel et celui qui le dirige. Et pourtant, ô folie ! ils y retournent. A droite de la route, en face de cet établissement à la fois splendide et perfide, que nous appellerons, si vous voulez, l’Hôtel du Monde, se trouve une maison d’apparence beaucoup plus modeste, mais solidement construite, qui a pour enseigne : Hôtel du Roi des rois. On lit au-dessous ces mots en gros caractères : « O vous qui êtes altérés, venez aux eaux, et vous qui n’avez point d’argent, venez, achetez et mangez, sans argent et sans aucun prix, du vin et du lait. » La masse des voyageurs passent à côté en haussant les épaules et souvent en échangeant des propos moqueurs. « Que peut-on trouver de bon, dit l’un, dans cette auberge de quatrième ordre ? Quand je serai vieux ou que je n’aurai plus d’argent, je pourrai me résoudre à en faire l’essai ; aujourd’hui, jeune et riche comme je le suis, je veux m’accorder du bon temps et je vais à l’Hôtel du Monde. Passons ! » – « De l’eau, dit un autre, c’est bon pour des ermites. Du lait, c’est bon pour des enfants. Quant aux vins, on assure que ceux de cette maison-là n’enivrent jamais, et moi j’aime ceux qui sont fortement alcoolisés, qui montent à la tête ; ils sont sans danger pour moi, car la mienne est solide. Passons. » – « Sans argent et sans aucun prix ! reprend un troisième, un personnage de poids, à la mise soignée, c’est bon pour des mendiants. Il ferait beau me voir attablé à leur côté, moi, bourgeois respecté, moi, conseiller municipal de ma commune ! J’espère bien ne jamais m’humilier jusqu’à me laisser recevoir à titre gratuit par un aubergiste quelconque. Passons. » – « Sans argent et sans aucun prix, dit un voyageur un peu plus sérieux. Comment croire cela ? A qui persuadera-t-on que le Roi des rois traite gratuitement ses hôtes ? Plus il est grand seigneur, plus il doit se faire payer cher. J’aimerais bien m’asseoir à sa table, mais je n’ai pas de quoi ; peut-être entrerai-je un autre jour, quand ma bourse sera mieux garnie. Passons. » Et ce dernier, non sans un soupir, poursuit aussi son chemin. Quelques voyageurs cependant, accablés de fatigue et pressés par la faim, dénués de toute ressource, sentant qu’ils n’ont plus qu’à périr sur la route s’ils ne cherchent un refuge dans la maison hospitalière qui leur est gratuitement ouverte, prennent l’invitation au sérieux et se hasardent à entrer. Ils sont accueillis avec une bonté inexprimable. Pour chaque hôte nouveau qui franchit le seuil, la maison est en fête. Des serviteurs qui sont des amis prennent soin de lui et lavent ses pieds meurtris ; une eau vive et pure étanche sa soif, un pain nourrissant apaise sa faim ; il mange de ce qu’il y a de meilleur à une table simplement, mais abondamment servie ; de plus grandes joies lui sont promises pour le jour où il pourra être admis personnellement en la présence du Roi des rois. Et pourtant, le croirait-on ? parmi ces voyageurs qui sont l’objet de bontés si grandes et si gratuites, on en trouve parfois qui donnent un regret aux délices trompeuses de l’Hôtel du Monde ; on en voit même qui y retournent. Qu’ils sont insensés et qu’ils sont ingrats !
Il est temps, mes frères, de laisser là l’allégorie, toute transparente qu’elle est, d’aborder directement les réalités spirituelles qu’elle couvre, et d’examiner sous ses différentes faces le parallèle que notre texte nous suggère entre les satisfactions que promet le monde et celles qu’on trouve auprès du Seigneur.
Le point sur lequel le prophète insiste le plus, c’est que les biens que Dieu donne ont seuls la vertu de nourrir et de rassasier l’âme. L’homme est, au moral comme au physique, un être qui a constamment faim et soif ; il ne se suffit pas à lui-même, il ne vit qu’à la condition de s’approprier toujours de nouveau des éléments extérieurs à lui. Comme il faut de l’air à ses poumons et des aliments à son estomac, il faut à son intelligence des connaissances, à son cœur des joies et des affections, à sa volonté un emploi de ses forces, à sa conscience une justice quelconque. Mais, au moral comme au physique, toute substance n’a pas la propriété de nourrir l’homme, et tous les aliments ne sont pas également sains et fortifiants. D’après le prophète, les délices de ce monde peuvent tromper la faim immortelle de nos âmes, mais ne l’apaisent pas.
Ici, il y aurait une distinction à faire entre les joies du péché, comme celles que procurent des plaisirs coupables, des biens mal acquis, des succès obtenus par des moyens peu avouables ; et des satisfactions légitimes en elles-mêmes, mais que l’homme recherche et goûte hors de la communion avec Dieu, sans se préoccuper de son approbation et sans lui rendre grâces. Quant aux joies du péché, c’est trop peu de dire qu’elles ne nourrissent pas, elles tuent. Elles sont pareilles à ces boissons frelatées au moyen desquelles des commerçants peu scrupuleux empoisonnent une grande partie de nos populations. Elles produisent d’abord une sorte d’ivresse, une excitation qui flatte les sens et donne l’illusion d’une vie plus intense ; bientôt à l’ivresse succède cette satiété, cet ennui, dont quelqu’un qui s’y connaissait bien a dit :
Au milieu des plaisirs que j’appelle à mon aide,
J’éprouve un tel dégoût que je me sens mourir.
Mais, tout en se disant dégoûté, on est asservi, et quoiqu’on se sente mourir, on ne laisse pas de porter toujours de nouveau à ses lèvres la coupe empoisonnée. Ces joies-là tuent, ai-je dit… l’âme toujours, quand on n’y renonce pas à temps, souvent aussi le corps, après avoir ruiné la santé et la fortune, et il ne manque pas de tombeaux, de jeunes gens surtout, sur lesquels on pourrait écrire le nom sinistre qui fut donné à l’une des stations des Hébreux dans le désert : Kibroth hatthaavah, « tombeaux de la convoitisea. Mais sans doute la plupart de ceux que ces paroles viseraient le plus directement ne se trouvent point ici. Je dois donc ajouter que des joies, non coupables en elles-mêmes, mais purement terrestres, ne peuvent pas non plus nourrir l’âme. Je n’exagère rien. Je ne dis pas que ces joies soient sans valeur. Je ne conteste pas que ceux qui ne croient pas en Dieu ou n’ont pas souci de le servir ne puissent trouver ici-bas dans la famille, dans l’amitié, dans le commerce de leurs semblables, dans l’exercice de leur profession, dans les recherches et les travaux scientifiques, de nobles occupations, d’agréables délassements et même de vives jouissances. Ce que j’affirme, c’est que rien de tout cela ne peut rassasier l’âme de l’homme, qui a soif d’infini et d’immortalité.
a – Nombres 11.34.
Non, vous ne pourrez la satisfaire, cette âme qui est faite à l’image de Dieu et qui ne peut se reposer qu’en lui, ni avec des plaisirs charnels, ni avec des sacs de mille francs, ni avec des succès de salon, de Bourse ou de tribune, ni avec cette fumée qu’on appelle la gloire, ni avec des doutes savamment motivés et élégamment exprimés, ni même avec des connaissances en physique et en histoire naturelle, ni avec des affections tout humaines, fussent-elles aussi honnêtes qu’ardentes ! Au milieu de toutes les satisfactions que je veux par supposition accumuler dans sa vie, l’heureux de ce monde, si son âme n’est pas morte, se dira tout bas : « Jusqu’à quand tout cela durera-t-il ? et après, que deviendrai-je ? » Inondé des clartés précieuses, mais bornées, de la science, il cherchera à percer du regard les horizons étroits du monde fini ; parvenu au faîte des grandeurs et des félicités humaines, il murmurera le refrain amer de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité. » Et puis il a une conscience, une conscience dont la voix sévère le trouble par moments et que ni la fausse et incertaine sécurité du scepticisme, ni un certificat d’absolution signé par un prêtre ne peuvent tout à fait endormir…
Mes frères, je suppose qu’une âme qui a compris tout cela, qui a touché le fond du bonheur humain, et qui n’a point étouffé en elle-même les inexprimables soupirs de l’Esprit de Dieu, je suppose, dis-je, qu’une telle âme vienne à rencontrer le Dieu vivant, le Dieu saint, le Dieu amour, le Dieu Sauveur, le Dieu d’Ésaïe et de Jésus-Christ, et qu’elle reçoive avec foi sa parole de salut et de vie. Je dis que cette âme a trouvé maintenant l’aliment qu’il lui faut. A cette conscience, que tourmentait un secret malaise, Dieu donne la justice de Jésus-Christ, et en lui la grâce qui pardonne et qui purifie, qui couvre le passé et qui transforme l’avenir. A cette intelligence avide de connaître le secret de sa propre destinée et le pourquoi de l’existence universelle, Dieu donne les magnifiques lumières de sa révélation, qui éclaire les profondeurs de Dieu et celles du cœur de l’homme, et qui ouvre à la méditation des horizons infinis. A ce cœur souffrant des maux de la vie et imparfaitement satisfait de ses biens, Dieu donne l’amour du Père et celui du Fils, la communion des saints, l’espérance du ciel. A cette volonté qui cherchait sa voie, il donne la perfection pour but, l’exemple de Jésus-Christ pour modèle, l’Esprit-Saint pour inspiration et pour force. Ces choses-là ne sont pas de celles qui ne rassasient point. « Tu as mis plus de joie dans mon cœur, dit le Psalmiste, que n’en ont les gens du monde lorsque leur froment et leur meilleur vin sont abondantsb ! » Oui, quiconque a eu, ne fût-ce qu’un goût fugitif de la joie du salut, sait qu’elle dépasse en intensité aussi bien qu’en profondeur et en pureté toutes les joies de la terre. Et puis, ces grâces de Dieu ne réjouissent pas seulement le cœur, elles nourrissent réellement l’âme, c’est-à-dire qu’elles accroissent sa vie, qu’elles la fortifient pour le travail et l’arment pour le combat. Cette nourriture se diversifie selon les besoins. Dieu offre abondamment en tout temps, à tous ses enfants, le lait pur de la Parole, l’eau vive de l’Esprit, le pain de vie qui est Christ, le vin de la joie chrétienne, la viande solide de la doctrine et de la vérité. Objecterez-vous que nous sommes pourtant sur la terre et que nous avons besoin d’aliments d’une nature moins abstraite et moins sublime ? Vous avez raison : mais ces biens réels, quoique imparfaits, d’ici-bas, dont je parlais tout à l’heure, croyez-vous que le chrétien en jouisse moins parce qu’il est chrétien ? Jouira-t-il moins de la famille, parce qu’il aimera en Dieu ceux que Dieu lui a donnés et qu’à l’heure des déchirantes séparations, il aura une consolation et une espérance ? des recherches et des découvertes de la science, parce qu’il verra partout la main, la sagesse et la bonté du Créateur ? de l’exercice et des fruits de son activité, parce qu’il fera tout pour la gloire de Dieu ? de sa fortune même petite ou grande parce qu’il la consacrera au Seigneur ? Certainement, c’est le contraire qui est vrai ; certainement, comme le péché est le poison des joies humaines, la crainte de Dieu et la reconnaissance envers lui en sont l’assaisonnement le plus pur ; certainement la piété a les promesses même de la vie présente (en attendant l’autre), et celui qui veut voir des jours heureux n’a rien de mieux à faire, selon le conseil du Psalmiste et de l’apôtre, que de se détourner du mal et de chercher la paix, c’est-à-dire avant tout la paix avec Dieuc.
b – Psaumes 4.8.
c – Psaumes 34.13-15 ; I Pierre 3.10-12.
Un nouveau contraste entre les biens de Dieu et ceux du monde consiste en ceci, que Dieu donne les uns et que le monde vend les autres. Il est dit en effet quant aux grâces du Seigneur : « Venez, achetez, mangez, sans argent et sans aucun prix », et quant aux satisfactions que le monde procure : « Pourquoi dépensez-vous votre argent pour ce qui ne nourrit pas ? » Ici-bas, selon un adage bien connu, on n’a rien pour rien. Tout a son prix, et plût à Dieu que ce prix ne fût payé qu’en argent, et que le monde n’exigeât pas des sacrifices tout autrement lourds et irréparables ! Voulez-vous, par exemple, des plaisirs, beaucoup de plaisirs ? Vous pourrez les avoir, mais il faudra donner, non seulement de l’argent, celui que vous avez et peut-être celui que vous n’avez pas, mais votre temps, vos forces, votre santé, cette fleur de jeunesse que vous auriez pu conserver longtemps, le bonheur et le repos de votre famille, l’espoir d’une vie noble et bien employée, votre honneur aussi, car vous aviez promis solennellement, lors de votre première communion, de combattre vos passions et de vivre en chrétien, et il s’agit de fouler aux pieds votre serment. C’est bien payé, n’est-ce pas ? Voulez-vous devenir riche, très riche et cela en peu de temps ? Vous y réussirez… peut-être, mais comme les temps sont difficiles et qu’il y a beaucoup de concurrents, vous n’avez guère chance de les devancer qu’en employant toute sorte de moyens, en écartant tout scrupule, en prenant tout de suite votre parti de mettre de côté votre conscience et de la tenir sous clef, sauf à la retrouver quand votre fortune sera faite, si cela vous convient et si ce régime ne l’a pas tuée. Je ne parle pas des peines, des soucis, des veilles, qui sont peu de chose en comparaison. Êtes-vous ambitieux ? il faudra vous souvenir, pour imiter son exemple, de ce personnage de l’antiquité dont son historien a dit : « Il était prêt à toutes les servilités pour arriver à la domination. » En un mot : Voulez-vous posséder… je ne dis pas tous les royaumes de la terre et leur gloire, – la hauteur de cette tentation ne convenait qu’à Jésus, – mais cette petite part du monde que votre position vous permet de convoiter, que vos mains peuvent saisir et retenir ? Sachez qu’il faudra la payer à son prix, et ce prix c’est… votre âme. Quel prix ! quel marché ! Avez-vous réfléchi, chers frères, à ce que c’est qu’une âme d’homme, une âme qui vaut plus qu’un monde, plus que toute la matière de l’univers, une âme qui est faite pour participer aux perfections de Dieu et reproduire l’image de Jésus-Christ, une âme que le Fils de Dieu a rachetée au prix de son sang ?
Voilà ce qu’une infinité d’hommes perdent en le livrant au Prince de ce monde, en échange de quelques jouissances charnelles ou de quelques pièces d’or, d’argent ou de cuivre. « Et que donnera l’homme en échange de son âmed ? » disait Jésus. C’est-à-dire : quand ses yeux seront ouverts, comment révoquera-t-il le fatal marché ? Vous vous rappelez Judas rapportant les trente pièces d’argent aux sacrificateurs et leur disant d’une voix sombre et étranglée : « J’ai péché en trahissant le sang innocent. – Que nous importe ? lui répondent-ils ; c’est ton affairee ! » Il y a dans ces froides et dures paroles comme un avant-goût de l’enfer, un prélude des éclats de rire par lesquels les démons répondront aux plaintes et aux réclamations des âmes malheureuses qui, pour un gain misérable, se seront vendues et perdues. Mais sans attendre l’enfer, sans aller jusqu’à ces cas extrêmes, ô vous qui avez vécu pour le monde et qui, à cette heure, comprenez ce que votre vie devait, ce qu’elle aurait pu être, n’éprouvez-vous pas un regret semblable ? Ne diriez-vous pas volontiers au monde : « O monde, je suis prêt à renoncer, autant qu’il dépend de moi, aux plaisirs et aux biens que tu m’as procurés, mais à ton tour rends-moi les belles années que j’ai passées à ton service, rends-moi cette jeunesse que je pouvais consacrer à Dieu, rends-moi cette fraîcheur d’impressions, cette naïveté de foi que je n’ai plus ! »
d – Matthieu 21.24.
e – Matthieu 27.3-4.
Vœux impuissants ! regrets stériles ! il n’y a pas de pouvoir sur la terre ni dans le ciel qui puisse faire que ce qui a été fait n’ait pas été. La seule question pratique, actuelle est celle-ci : allez-vous encore, pour ces choses qui ne nourrissent pas, donner le peu qui vous reste, ces quelques jours d’autant plus précieux maintenant qu’ils sont devenus plus rares ? Ce serait une double folie, car si le monde est cruel, Dieu est bon. Le monde vend, nous avons vu à quelles conditions ; Dieu donne sans argent et sans aucun prix. Nulle vérité n’est plus clairement enseignée dans la Bible. Nous sommes justifiés gratuitement, par grâce. Le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle, en Jésus-Christ, notre Seigneurf. Le pardon est un don gratuit, le Saint-Esprit est un don gratuit, le ciel est un don gratuit ; chaque exaucement de prière, chaque grâce particulière est un don gratuit. Depuis le commencement du salut jusqu’à sa consommation, tout est gratuit de la part de Dieu. Cela ne devrait pas nous surprendre. Après tout, j’exagérais, je calomniais l’homme tout à l’heure, en disant que rien ne se donne pour rien : ce qu’il y a de plus précieux, un cœur, se donne et ne se vend pas. Dieu n’est pas moins généreux que l’homme. Ce qui nous perd bien souvent, c’est que nous ne croyons pas à cette générosité, à cette libéralité de notre Dieu. Orgueilleux mendiants que nous sommes, nous voudrions apporter quelque chose à Dieu, payer sa faveur, son pardon, son salut avec nos bonnes œuvres, nos bonnes dispositions, notre repentance ; or, qui veut payer le salut ne l’obtient pas, car c’est un don gratuit. Il faut le recevoir à genoux comme une aumône de l’amour infini, de l’amour crucifié.
f – Romains 3.24 ; 6.23.
Vous m’objecterez, peut-être, que dans notre texte même il est question d’acheter, d’acheter sans aucun prix, il est vrai, mais enfin d’acheter. Vous me rappellerez le marchand qui vend tout ce qu’il possède pour acquérir la perle précieuse, et cette parole du Maître : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être mon discipleg » Tout cela est vrai, et pourtant le salut est gratuit. Vous avez faim : je vous offre du pain, c’est bien un don de ma part ; mais si vos mains sont pleines de pierres, il faudra bien que vous les ouvriez et que vous laissiez échapper ce qu’elles contiennent pour prendre ce que je vous donne. Un riche personnage m’invite à sa table ; cette invitation, ce festin, sont gratuits, et pourtant, pour y prendre part, il faudra bien que je sorte de ma demeure et que je me rende dans celle de mon hôte. Jésus dit à un malade : « Veux-tu être guérih ? » il exige donc de ce malade une volonté sérieuse de recevoir la guérison ; et pourtant personne ne contestera que chaque guérison opérée par Jésus n’ait été un bienfait gratuit. Il en est de même du salut. Sans doute, notre salut a coûté quelque chose à Dieu, il lui a coûté le don et le sang de son Fils, mais il est gratuit en ce qui nous concerne. Précisément parce que la rançon de notre âme a été payée, nous n’avons pas à la payer de nouveau, et il y aurait témérité de notre part à prétendre y ajouter un centime. Jésus-Christ vous a rachetés, Dieu vous aime, il vous appelle : que vous faut-il de plus ? « Venez, achetez et mangez, sans argent et sans aucun prix. »
g – Luc 16.33w.
h – Jean 5.6.
Nous ne ferons qu’indiquer un dernier contraste, qui résulte du précédent : les biens du monde sont pour quelques-uns ; ceux de Dieu sont pour tous, j’entends pour tous ceux qui veulent et qui viennent. La nature des biens temporels est telle, que les uns ne les peuvent posséder qu’à l’exclusion des autres. Aussi la loi de la vie sociale comme de la vie animale a-t-elle été résumée par le savant le plus écouté et le plus admiré de notre siècle dans cette formule sinistre : le combat pour l’existence ! Ajoutons, en ce qui touche les hommes : le combat pour le bien-être, pour la fortune, pour l’honneur, pour le succès. Dans ce combat, pour quelques vainqueurs qui ceignent leur front du laurier, il y a des milliers de combattants obscurs qui tombent et qu’on foule aux pieds, ou qui n’emportent du combat que des blessures. Pour un de ces hommes qu’on appelle heureux, – et qui souvent le sont si peu ! – il y en a des centaines qui souffrent et qui murmurent : de là l’antagonisme social qui est le grand péril du temps présent. Ainsi, ô misère ! ceux mêmes qui donnent leur argent, selon l’expression du prophète, ajoutons avec un poète chrétieni « le plus pur sang de leurs veines », pour des choses qui ne nourrissent point, ne sont rien moins que sûrs de les obtenir ; beaucoup pourraient dire comme l’héroïne d’une tragédie du même poète :
i – Racine.
Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.
Sort cruel en effet ! perdre le ciel pour ne pas gagner la terre ! O déshérités de ce monde ! jusqu’à quand refuserez-vous de comprendre les privilèges et le but providentiel de votre dénuement, de saisir le royaume de Dieu, qui est le patrimoine des pauvres, de prêter l’oreille aux appels et aux promesses du Seigneur, qui ne vous a dépouillés du côté de la vie présente que pour vous enrichir quant à l’âme et quant à l’éternité ? Car les biens spirituels, étant gratuits, sont pour tous. Ils ne sont pas comme les richesses matérielles, qui ne peuvent guère s’accroître chez l’un qu’en diminuant chez l’autre. Au contraire, plus il y aura d’âmes sauvées, plus le salut de chacune d’elles sera complet ; plus il y aura d’héritiers du royaume de Dieu, plus la part de chacun sera belle. C’est pourquoi tous sont appelés. Vous avez remarqué sans doute ce précieux petit mot tous, qui se lit au commencement de notre texte. « O vous tous qui êtes altérés, venez aux eaux » ; c’est ainsi qu’il est dit ailleurs : « Vous, tous les bouts de la terre, regardez à moi et soyez sauvés… Jésus-Christ s’est donné lui-même en rançon pour tousj. » Devant les termes de cet appel : « Venez tous ! achetez sans argent et sans aucun prix », il n’y a pas d’excuse qui tienne, il n’y a pas de prétexte de refus qui ne soit d’avance convaincu d’inanité et de mauvaise foi-. « Je suis pauvre », dites-vous. Vous l’êtes sans doute, et bien plus encore que vous ne le pensez ; mais alors vous êtes justement de ceux à qui le Seigneur s’adresse : « O vous qui êtes sans argent, venez ! » – « Je suis indigne. » Mais on ne vous demande pas d’être digne, on vous invite à acheter sans aucun prix. – « Je ne suis pas bien disposé, bien préparé. » Mais il ne s’agit pas de savoir si vous êtes préparé, il s’agit de savoir si vous êtes altéré, si vous avez soif de pardon, de grâce, de vie, de bonheur, de Dieu enfin, appelez cette soif comme vous voudrez. – « Je suis dans le doute, je ne sais pas à quoi m’en tenir sur bien des questions. » Venez pourtant ; votre doute, s’il est sérieux, s’il se change en prière, n’est qu’une soif de plus. – « J’ai longtemps méprisé l’appel du Seigneur. » Est-ce une raison pour le repousser encore aujourd’hui ? Écoutez cet écho de notre texte que l’Esprit de Dieu nous fait entendre à la fin de l’Apocalypse (ce sont presque les derniers mots de la Bible) : « L’Esprit et l’Epouse disent : Viens !… Que celui qui a soif vienne, et que celui qui voudra de l’eau vive en prenne gratuitementk ! » Voilà pour quiconque a soif, pour quiconque veut de l’eau vive ! Après une telle invitation, si quelqu’un meurt de soif à deux pas de la source, certainement il n’en pourra accuser que lui-même et Dieu a le droit de dire : « Aussi vrai que je suis vivant, je ne prends point plaisir à la mort du méchant. Convertissez-vous et pourquoi mourriez-vous, ô maison d’Israëll ? »
j – Ésaïe 45.22 ; 1 Timothée 2.8.
k – Apocalypse 22.17.
l – Ezéchiel 30.11.
Amen.
Nîmes, 25 février 1883.