Le mode d’enseignement du Seigneur Jésus. — Premier degré : le sermon de la montagne. — Discours contre les commandements d’homme. — Les œuvres faites par le Seigneur le jour du sabbat. — Second degré de l’enseignement de Christ : les similitudes, leur but. — Les discours du Seigneur dans l’évangile de Jean. — Aperçu des paraboles du Seigneur. — Images empruntées au règne végétal et animal. — Paraboles empruntées aux diverses relations sociales. Les ouvriers dans la vigne. — Similitudes qui sont plutôt des exemples. L’homme riche et Lazare. — La beauté des similitudes du Seigneur. — Similitudes par contraste. L’économe infidèle.
En considérant les miracles du Seigneur Jésus, nous avons souvent dû méditer ses paroles, prononcées en ces occasions, pour expliquer la signification des œuvres. Il nous reste à accorder une attention spéciale à ces discours de Christ, qui ne sont pas en relation directe avec ses miracles, et qui nous montrent plutôt que le Seigneur Jésus avait pour but constant de délivrer l’humanité du péché, là aussi où aucune guérison corporelle n’était nécessaire. Il était infatigable à parler soit aux multitudes dans les synagogues ou en plein air, soit à un petit nombre d’auditeurs dans les habitations, soit aux péagers si disposés à recevoir sa parole, soit aux pharisiens dont l’hypocrisie hostile l’obligea plus d’une fois à un langage sévère (Luc 7.11, 14), soit aux foules accourues au temple de Jérusalem pour la célébration d’une fête, soit enfin à ses disciples dans leur cercle intime. Il était un père de famille offrant à chacun ce dont il avait besoin. C’est pourquoi sa manière d’enseigner est variée tout en n’ayant qu’un seul but ; il s’exprime tantôt en sentences concises, tantôt en discours longs et suivis ; il défend la vérité de Dieu contre ceux qui l’attaquent et répond sagement à ceux qui le questionnent. Soit qu’il s’agisse du jeune homme riche, ou du disciple, qui voulait ensevelir son père, ou de n’importe quel autre cas, sa réponse est toujours parfaitement adaptée à la situation. En même temps cette parole spéciale renferme, en sa qualité de similitude, une vérité applicable à toutes les situations, car son œil spirituel discerne l’intérieur dans l’extérieur, la chose rapprochée dans la chose éloignée, le noyau céleste dans l’enveloppe terrestre. En toutes choses il déploie la sagesse de Dieu infiniment diverse.
C’est la tâche, non pas d’une heure, mais de toute une vie, que de fouiller l’inépuisable trésor de ces paroles de vie. Ce que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est d’essayer un groupement des discours du Seigneur pour nous en représenter le contenu principal et le développement graduel tel qu’il s’offre à nous quand nous opposons au sermon sur la montagne l’exemple principal de la première période, les similitudes qui caractérisent une période ultérieure de l’enseignement du Seigneur. En outre, ceux de ses discours que nous lirons dans le quatrième évangile ont un caractère particulier.
Le sermon sur la montagne nous a été conservé par Matthieu et par Luc, mais avec des divergences telles que beaucoup d’interprètes ont préféré voir dans ces deux rapports deux discours différents malgré leur analogie. Il est certain que le Seigneur a répété mainte parole, car autant la source qui jaillit de son esprit est inépuisable, autant est inépuisable sa fidélité dans ses efforts à fixer dans les cœurs la seule chose nécessaire. Toutefois il est plus difficile d’admettre qu’une pareille répétition se soit étendue, non pas à des paroles ou des similitudes isolées, mais à un grand discours qui, tout en accusant dans les deux rapports des divergences assez notables, montre un accord bien plus important. En effet, le commencement est identique : ce sont les béatitudes par lesquelles il gagne ses auditeurs ; l’exhortation principale est la même : elle a pour objet l’amour parfait embrassant même les ennemis ; après plusieurs détails qui s’accordent et d’autres qui sont particuliers à chacun des deux récits, la fin est la même : la comparaison de celui qui se borne à entendre la parole avec celui qui l’entend et qui la met en pratique, sous l’image de deux maisons bâties l’une sur le sable et l’autre sur le rocher. Il y a là bien plutôt deux rapports différents d’un même discours, que deux discours qui se ressemblent ; c’est un discours dont Matthieu a donné un extrait plus complet et mieux ordonné, tandis que Luc, qui ne fut pas lui-même un témoin oculaire, le condense en un résumé plus court. Ce résumé a pour pensée fondamentale l’amour pur et parfait, et Luc omet tout ce qui a trait à la position du Seigneur à l’égard de la loi de Moïse et de la justice des pharisiens. Toutefois le rapport de Matthieu à son tour n’est qu’un exposé des pensées principales de ce discours, qui sont parfois reliées l’une à l’autre d’une manière qui autorise des essais fort différents à l’effet d’arriver à comprendre leur liaison. Au surplus, il n’est guère possible d’obtenir un tout complet en réunissant Matthieu et Luc. Mais aussi là n’est point notre tâche, et il nous suffit que chacun des deux rapporteurs nous donne une image fidèle de ce discours, tel qu’il s’était imprimé dans leur esprit, car après tout la vérité ne dépend pas de la place exacte de chaque parole.
Ce qui confirme notre manière de voir, c’est l’histoire qui sert de cadre au discours, car d’après les deux évangélistes, il est suivi de la requête du centenier de Capernaüm en faveur de son serviteur malade. Ce qui précède le sermon dans l’un et l’autre évangile diffère beaucoup plus en apparence qu’en réalité, il est vrai que Matthieu dit : Il monta sur une montagne et s’assit ; Luc, au contraire, s’exprime ainsi : Etant ensuite descendu (de la montagne) avec eux (les apôtres), il s’arrêta dans une plaine avec la troupe de ses disciples. En traduisant Matthieu plus exactement, on a ceci : Il monta sur la montagne, c’est-à-dire il quitta les terres basses qui avoisinent le lac de Génézareth et monta sur les plateaux de la Galilée ; c’est là qu’il s’assit et qu’il enseigna. Luc, au contraire (Luc 6.12,17), rapporte plus exactement ce qui précéda cet enseignement : Pendant la nuit, il avait prié sur une montagne, et le matin il avait choisi parmi la multitude de ses disciples les douze apôtres ; c’est avec ceux-ci qu’il descendit de la hauteur et qu’il s’arrêta dans une plaine du haut pays, où il commença par guérir les malades qui, venus en grand nombre des contrées voisines, se pressaient autour de lui. Cette circonstance nous montre aussi que ce discours ne saurait être le premier par lequel il aurait inauguré son activité. Nous voyons qu’on accourt en foule de tous côtés, et Matthieu rapporte (Matthieu 4.23 et suiv.) que Jésus était allé par toute la Galilée enseignant dans leurs synagogues et guérissant toutes sortes de maladies. Nous voyons aussi déjà des adversaires qui insultent et qui persécutent les disciples à cause de Christ (Matthieu 5.11). Nous en concluons que le sermon sur la montagne clôt la première période de l’activité du Seigneur en Galilée. Il semble qu’il veuille, par ce moyen, en recueillir le fruit dans ses greniers.
Remarquons que Luc fait précéder immédiatement ce discours de l’élection des douze. Ce n’est pas que la signification de ce discours soit limitée à eux seuls, car ils ne sont que les représentants et les chefs de l’Eglise de la nouvelle alliance, et en général du cercle élargi des disciples. Ce n’est pas exclusivement à ceux-ci que le Seigneur adresse la parole, mais, ainsi que Matthieu et Luc le rapportent, tout en levant les yeux vers les disciples, qui s’étaient approchés de lui, il n’en prononça pas moins toutes ces paroles aux oreilles du peuple. En commençant par les béatitudes, il jeta le filet aussi loin que possible, pour attirer tous ceux qui demandaient à participer à ce salut. Mais dans la suite du discours, il resserre de plus en plus le filet, pour agir sur le disciple, qui se serait joint à lui sans être parfaitement sincère ou décidé. C’est qu’il lui importe d’attirer des âmes affamées de salut du milieu de tout le peuple, en même temps qu’il tient à séparer des disciples tous ceux qui ne demandaient pas à mettre sa parole en pratique. Ce discours attire puissamment les commençants par sa vérité simple, pure et intelligible, et d’un autre côté, qui accomplira jamais complètement ici-bas ses exigences saintes et célestes, qui pénètrent jusqu’au fond des cœurs ? Ce discours nous montre le Seigneur inscrivant les statuts de la nouvelle alliance, non pas sur des tables de pierre, mais dans le cœur des Israélites sincères, humiliés et préparés par la loi. Ce n’est point par l’effet du hasard que l’épître de Jacques a tant d’analogie avec ce mémorable discours. Tout en n’étant que la première forme de l’enseignement du Seigneur, il est une expression tellement parfaite de la vérité de Dieu, que les degrés suivants de l’enseignement évangélique ne sauraient poursuivre un but plus élevé que de nous rendre de plus en plus capables de comprendre et de mettre en pratique le sermon sur la montagne.
Cette première parole : Bienheureux les pauvres en esprit, combien n’est-elle pas à la fois attrayante et profondément différente de l’opinion du monde ! Voilà le besoin et la pauvreté déclarés bienheureux ! Ce n’est pas que le manque de dons spirituels aussi peu que la pauvreté matérielle suffisent pour nous sauver ; mais celui qui se sent pauvre dans son esprit en ce qui concerne le seul vrai bien, Dieu et sa communion, celui-là a la promesse que le royaume des cieux est à lui ; et celui qui est affligé de se sentir séparé du Dieu vivant, doit être consolé dans son angoisse. Celui qui par débonnaireté renonce à sa volonté propre, et ne cherche ni les biens terrestres ni la domination, celui-là apprend à remercier Dieu de ce qu’il a déjà reçu, et il fait l’expérience des bénédictions que le Seigneur promet aussi dans les choses extérieures aux cœurs ainsi disposés. Mais la préoccupation principale du Seigneur c’est la faim et la soif de cette justice, qui est indispensable pour pouvoir subsister devant Dieu. Ce besoin n’est pas plus tôt apaisé par la miséricorde de Dieu, que le croyant apprend à user envers son prochain de la miséricorde qu’il a obtenue lui-même, et par là il en obtient la jouissance parfaite et éternelle. Son cœur purifié se tourne de plus en plus vers Dieu, et dans cet homme qui procure la paix il faut que le monde lui-même reconnaisse l’image fidèle du Père céleste, ce qui ne l’empêche pas de rester exposé dans ce monde rempli d’iniquité à la persécution à cause de la justice. Mais le Sauveur console tous ceux qui sont persécutés à cause de lui, c’est-à-dire à cause de la justice, et, arrivé à ce point, il commence à leur appliquer les béatitudes, en ne se bornant pas à dire : Bienheureux sont les persécutés, mais en leur disant : Vous êtes bienheureux, si les hommes vous persécutent et parlent mal de vous à cause de moi.
Luc nous donne quatre béatitudes adressées directement par le Seigneur à ses disciples, et il leur oppose quatre fois le cri de malheur, prononcé sur ceux qui font l’opposé de ses disciples. Vous êtes bienheureux, vous pauvres ; vous êtes bienheureux, vous qui avez faim maintenant ; vous êtes bienheureux, vous qui pleurez maintenant ; vous serez bienheureux lorsque les hommes vous haïront à cause du Fils de l’homme. Cette dernière parole montre qu’il les déclare bienheureux comme étant attachés à lui ; il ne suffit donc pas d’être pauvre pour entrer dans le royaume des cieux, et ce ne sont pas les larmes de ceux qui pleurent et la faim des affamés qui leur obtiennent le rassasiement et l’allégresse. Il n’en est pas moins vrai qu’ici le Seigneur ne parle pas de la pauvreté spirituelle, ni de la faim de la justice, mais de la misère et du besoin dans l’acception terrestre ; c’est qu’il voit dans ces malheurs extérieurs une dispensation divine, destinée à ouvrir les cœurs à la bénédiction, dont il veut combler les hommes dans cette voie. Mais les pauvres et les misérables dans le sens littéral du mot ne deviennent ni infailliblement ni exclusivement participants de cette bénédiction. Voici maintenant ce qu’il dit à ceux qui sont dans cette condition (et c’était alors le cas de la plupart des disciples) : Réjouissez-vous, si Dieu vous laisse dans la pauvreté et dans le besoin, et s’il vous donne des sujets de larmes ; n’en faites aucun cas en comparaison de la gloire qui doit être manifestée en vous. Par contre, malheur à vous, riches, non pas à tous sans distinction, comme si la richesse en elle-même était une cause de condamnation inévitable ; mais elle est un danger pour les âmes, et voilà pourquoi le Seigneur dit : Malheur à tous ceux dont on ne peut rien dire d’autre, sinon qu’ils se remplissent de biens qui ne rassasient point, qu’ils passent leur vie à rire et à jouir, et dont tout le monde dit du bien, ainsi qu’on le faisait à l’égard des faux prophètes ! Malheur à vous, car vous avez déjà reçu votre consolation ; vous aurez faim, vous pleurerez et vous lamenterez !
Mais les fidèles, bien que haïs et persécutés, ont Dieu lui-même pour leur grande récompense, ici-bas et au ciel. Sur la terre ils sont en outre appelés à être le sel qui préserve le monde de la corruption et la lumière qui luit dans les ténèbres, en faisant des œuvres telles qu’elles conviennent aux enfants de la lumière.
En effet, le Seigneur demande une vie sainte. Personne ne doit s’imaginer qu’il est venu pour abolir la loi et les prophètes, comme s’il se mettait en opposition avec les promesses et les exigences de l’ancienne alliance, « Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir. Car je vous dis en vérité, que jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura rien dans la loi qui ne s’accomplisse, jusqu’à un seul iota, et à un seul trait de lettre. » Il semble ici que le Seigneur Jésus attribue à la loi de Moïse une valeur littérale et impérissable jusque dans ses moindres prescriptions. Mais alors comment accorder avec cela la déclaration que rien de ce qui est en dehors de l’homme, ne peut le souiller, en entrant dans sa bouche (Marc 7.15), déclaration d’après laquelle sont nettes les bêtes que la loi de Moïse avaient défendues comme impures, ainsi que Pierre le reconnut plus tard par une vision (Actes 10.) ? Comment le Seigneur, qui parle ici de l’accomplissement complet et permanent de la loi de Moïse, a-t-il pu dire ailleurs (Jean 4.) que le temps viendrait où l’adoration en esprit et en vérité ne serait plus liée à un sanctuaire extérieur ?
Il importe de bien comprendre ce que le Seigneur entend par abolir et par accomplir. Abolir c’est rejeter un commandement comme n’ayant plus aucune valeur. Celui qui ne saura s’affranchir que de cette manière, même des plus petits commandements, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux. C’est une grâce, qu’il puisse malgré cela entrer dans le royaume des cieux, mais la manière dont il aura traité la Parole de Dieu retombera sur lui. N’est-il pas manifeste que la connaissance et la pratique de la Parole de Dieu laissent tant à désirer parmi nous, parce que la manière dont la nouvelle alliance s’enracine dans l’ancienne et l’unité de l’œuvre de Dieu dans les deux économies sont méconnues ? Par contre celui-là est grand, qui non seulement connaît, mais qui pratique et qui enseigne le véritable accomplissement de la loi. Un tel homme reconnaît l’esprit dont émanent et le but auquel tendent les plus petits commandements ; loin de les rejeter il s’efforce de comprendre l’intention divine qui est à leur base, en cherchant à réaliser une pureté bien plus parfaite, que celle qui consiste à s’abstenir de certains aliments, et une réconciliation bien autrement profonde, que celle qu’on obtenait par le sang des taureaux et des boucs, et il attend le temps où tout ce qu’ont en vue la loi et les prophètes aura reçu son accomplissement parfait et magnifique. Le Seigneur Jésus nous enseigne cet accomplissement de la loi et des prophètes, et surtout dans le sermon sur la montagne il nous montre par plusieurs exemples comment sa liberté de remonter de la lettre à l’esprit qui l’a inspirée abolit en apparence le commandement, mais en réalité le renforce, tandis que le littéralisme de l’observation pharisaïque annule l’intention de la loi. C’est à ces docteurs pharisiens que le Seigneur s’oppose, mais nullement au législateur envoyé par Dieu, dont il ne fait au contraire qu’accomplir l’œuvre. Voici le thème de son discours : « Si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Il leur montre cette justice pour qu’ils apprennent qu’il n’est pas question d’un royaume charnel.
Le Seigneur parle de ce qui a été dit aux anciens, non pas par Moïse, mais par ses interprètes assis dans la chaire de Moïse. L’expression employée peut aussi signifier : ce qui a été dit chez les anciens ou par les anciens, c’est-à-dire par les rabbins célèbres. A cela le Seigneur oppose majestueusement cette parole : « Mais moi, je vous dis, » et il reprend ainsi cet esprit charnel, qui limite la défense du meurtre à l’acte extérieur, tandis que le commandement a en vue la racine de ce péché, c’est-à-dire la haine qui couve au fond du cœur. Ce même esprit, quand il est question de la défense de l’adultère, oublie que le regard qui convoite est déjà un commencement de péché ; il entreprend de fonder le bon droit du divorce sur l’indulgence de Moïse, obligé de permettre cet acte à cause de la dureté des cœurs ; il tait complètement le nom de Dieu, pour éviter de le prononcer en vain, mais en même temps il se permet de jurer avec d’autant moins de retenue par des choses saintes réputées moins excellentes ; il abuse du principe sacré de la rétribution divine pour exercer une vengeance personnelle ; enfin il limite honteusement l’amour du prochain à ceux qui sont sa chair et son sang, en même temps qu’il invente, suivant la convoitise de son cœur, une permission de haïr son ennemi, permission qu’ignore la loi de Moïse.
Par contre, combien sont élevées les exigences de la véritable justice, et cependant si claires et si irréfutables ! Qui peut refuser son assentiment à ce que le Seigneur dit de la colère contre un frère et de l’adultère du cœur ? Et cependant quand il commande d’arracher l’œil ou de couper la main qui font tomber dans le péché, nous sentons que ce n’est point par l’accomplissement littéral de ce commandement, que la pensée du Seigneur serait réalisée. Or n’en est-il pas de même de la défense du divorce suivi d’un autre mariage, question qui de nos jours remue tant de consciences d’une manière salutaire, nous en convenons ? N’en est-il pas également ainsi de la défense absolue de jurer, en vertu de laquelle des chrétiens refuseraient même toute prestation de serment, puisque nous voyons cependant le Sauveur se le laisser déférer par le souverain sacrificateur ? Enfin la manière dont nous avons compris l’ordre du Seigneur de couper le bras ou d’arracher l’œil, qui sont une occasion de péché, ne s’applique-t-elle pas à la défense de toute résistance contre le mal, défense qui observée sans discernement ne ferait qu’enhardir l’adversaire dans son péché à son propre détriment ?
Nous avons l’exemple de l’Apôtre qui, tout en évitant fidèlement de rendre le mal pour le mal, n’en dénonça pas moins avec sagesse l’injustice des magistrats qui l’avaient mis en prison sans droit ni jugement (Actes 16). Voici donc ce que veut le Seigneur : il explique par le moyen d’un exemple clair et saisissant une vérité grande et générale, vérité qui, le cas échéant, pourra être accomplie suivant la teneur littérale du précepte, et qui, dans neuf autres cas, devra être accomplie d’une autre manière. Ce que le Seigneur veut, c’est l’esprit de fraternité, qui surmonte toute vengeance ; de sainte discipline, qui n’épargne point le corps ; de fidélité conjugale, qui ne pense pas au divorce ; de véracité, qui se passe de tout serment ; d’amour dévoué, qui regarde l’offenseur comme plus malheureux que l’offensé, et qui préfère s’exposer à un préjudice double causé par l’insulte ou le dépouillement, plutôt que de rendre une fois la pareille ; qui aime mieux rendre volontairement un service double, que de faire moitié autant par contrainte ; qui ne se lasse point d’entourer un homme de charité, alors même qu’il n’y a aucune perspective de rémunération terrestre. Voilà cet amour qui prie pour les ennemis ; voilà la miséricorde libre et prévenante, telle que Dieu en fait preuve à l’égard de ses ennemis. C’est en cela que vous devez être parfaits, comme votre Père céleste est parfait.
Quelle parole en apparence irréalisable pour ceux qui ne veulent pas seulement la redire, mais la mettre sérieusement en pratique ! Qui donc peut atteindre à cette justice, qui est meilleure que celle des scribes et des pharisiens ?
Que celui qui y tend retienne avant tout ce principe, qu’il ne doit point accomplir aux yeux des hommes, en vue de la vaine gloire, ni l’œuvre de miséricorde envers son prochain, ni l’œuvre sainte de la prière adressée au Seigneur, ni l’œuvre qui consiste à s’exercer par le jeûne et l’abstinence des choses mondaines. Celui qui ne pratique la piété qu’en vue des hommes, a déjà reçu sa récompense. Ce n’est que celui qui agit en secret en présence de Dieu, qui peut s’attendre à une récompense éternelle. Que ce trésor, céleste soit ce qui vous occupe ; mettez-y tout votre cœur ; attachez-y vos regards, sans partage. Toute préoccupation étrangère trouble votre œil, partage votre cœur et le détache complètement de Dieu, que vous ne servez que lorsque vous le servez sans partage. Le serviteur de Mammon méprise Dieu. Seriez-vous en perte si, au lieu de Mammon, c’est Dieu qui est votre Seigneur ? Le Seigneur Jésus nous donne une puissante consolation sous la forme de ce grand commandement : Ne vous inquiétez pas ! Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter ! Celui qui vous a donné ces grands biens, le corps et la vie, ne vous accordera-t-il pas les biens moindres de la nourriture et du vêtement ? Pouvez-vous ajouter une seule coudée à la longueur de votre vie ? Pourquoi donc vous souciez-vous comme si vous deviez être votre propre Dieu ? Pourquoi recherchez-vous un bien périssable, à l’exemple des païens ? Recherchez premièrement le royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout le reste, dont votre Père sait que vous avez besoin, vous sera donné par-dessus. Oh ! si nous pouvions le croire !
Ordinairement nous comprenons, d’après notre Bible, que nous devons rechercher le royaume de Dieu et la justice de ce royaume ; d’après le texte grec, il n’y a pas de doute qu’il ne soit parlé de la justice de Dieu. C’est la justice que nous trouvons uniquement auprès de Dieu et en lui. C’est cette justice ainsi prophétisée par Esaïe : « C’est là l’héritage des serviteurs de l’Eternel, et leur justice devant moi » (Ésaïe 54.17) ; et par Jérémie, alors qu’il énonce ce nom du Messie :« L’Eternel notre justice » (Jérémie 23.6) ; c’est cette justice, meilleure que celle des scribes et des pharisiens, que nous devons rechercher, pour entrer dans le royaume. Et le Seigneur nous promet pour ce cas les biens éternels, auxquels il ajoutera l’accessoire temporel nécessaire, et la peine de chaque jour qui, elle aussi, nous est salutaire.
Hélas ! les peines abondent, et parmi elles se trouvent celles que nous prépare le prochain ; plus d’un obstacle se dresse contre ceux qui recherchent la justice de Dieu. Mais gardez-vous de faire consister le zèle pour la justice dans votre promptitude à condamner vos frères ; gardez-vous de regarder autour de vous, alors que vous devriez regarder vos propres cœurs ; prenez garde que la pire impureté ne se trouve en vous, comme une poutre pernicieuse dans l’œil, tandis que vous regardez à la paille de votre frère, et ne soyez pas des hypocrites en passant sous silence votre propre péché. Ce n’est qu’après avoir commencé par vous-mêmes, qu’il vous est permis de venir en aide à vos frères avec amour. Ne jugez point. Mais d’un autre côté, ne négligez pas cette sage appréciation, à défaut de laquelle vous ne feriez qu’empirer le mal. Vous irriteriez les cœurs endurcis en livrant les choses saintes intempestivement, vous mettriez en danger votre trésor et vous vous rendriez coupables d’un manque d’amour par un manque de sagesse.
S’il est difficile de trouver le chemin étroit de la vérité, priez ! Il vous est permis de venir, car vous avez un Père qui vous exauce mieux que ne le font les pères terrestres, qui, eux aussi, ne donnent rien de mauvais à leurs enfants, mais vous devez aussi venir, car si les méchants même reçoivent le soleil et la pluie, les véritables biens, et surtout cet esprit qui seul rend tous les dons excellents, ne sont donnés qu’à ceux qui les demandent.
En résumé, la loi et les prophètes, que le Fils de l’homme est venu accomplir, trouvent leur consommation dans cette parfaite charité, qui se met complètement à la place du prochain. Entrez par cette porte, quelque étroit que soit le chemin qui y mène. Ne vous en laissez détourner par aucun de ces séducteurs, qui ne montrent une nature de brebis que pour mieux cacher l’égoïsme rapace du loup. Celui qui ne m’appelle Seigneur qu’en paroles et non par les actions, je le ferai, dit Jésus, retirer loin de moi, comme ne l’ayant jamais connu, car il ne s’agit pas seulement d’entendre, mais surtout de pratiquer ma parole. Mais quelle est cette pratique que Jésus a exigée dans tout ce discours ? C’est une justice meilleure que celle des pharisiens, une justice qui s’étend aux pensées les plus secrètes du cœur et qui est manifestée en secret devant le Père ; une justice consistant à être parfait, comme le Père céleste est parfait, et à accomplir avec une entière charité la loi et les prophètes. Qui ose élever une objection contre cette exigence ? et qui, d’un autre côté, est capable de l’accomplir par lui-même ?
C’est le cas d’appliquer ici cette parole du Seigneur : Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, celui-là connaîtra que la doctrine de Christ, tant les commandements du sermon sur la montagne que l’Evangile tout entier, est de Dieu. Il y a beaucoup d’hommes qui n’ont pas encore compris le mystère de la rédemption par la croix de Christ, mais qui n’en sont pas moins sincèrement désireux de marcher dans la crainte de Dieu ; il en est beaucoup qui ne parviennent pas encore à croire sans hésitation aux miracles de Christ, mais qui voudraient suivre son exemple et garder ses commandements. Qu’ils prennent donc au sérieux le sermon sur la montagne, qui constitue un premier degré placé à dessein avant la prédication de la justice gratuitement offerte au pécheur et imputée à sa foi. Mais s’ils prennent vraiment au sérieux le sermon sur la montagne, s’ils s’efforcent d’atteindre en tous points la justice qu’il nous décrit, et si, dans le sentiment de l’insuffisance de leurs efforts, ils deviennent à leurs propres yeux de pauvres pécheurs, alors ils feront l’expérience que la justice que le Seigneur Jésus demande à ses disciples n’est autre chose que cette justice de Dieu que Paul recommande aux pécheurs, et alors seulement ils comprendront quelle piété le Seigneur exige d’eux. Cette piété commence par la confession de la pauvreté en esprit, qui n’a rien qu’elle puisse offrir à Dieu ; cette piété désire de se détourner des convoitises mondaines pour ne s’attacher qu’à Dieu ; mais elle ne trouve de force pour cela qu’à la condition de rechercher avec foi et prière des dons excellents auprès de Celui qui est la source de tous les biens ; cette piété déblaye le sable qui nous sépare de Dieu, notre rocher, afin d’asseoir sur ce bon fondement l’édifice de notre vie.
Voilà cette justice, qui est opérée par Dieu et qui subsiste en lui ; voilà la justice que nous procure Jésus et que nous ne parvenons à réaliser qu’en nous attachant aux promesses et aux manifestations de la personne de Christ, qui, dans le sermon de la montagne surtout, sont étroitement reliées aux commandements. Car celui qui nous explique la loi avec une autorité divine, est le même qui, en sa qualité de juste par excellence, parle des persécutions que ses disciples auront à souffrir pour l’amour de lui. C’est encore lui qui accomplit pour nous et en nous la loi et les prophètes ; c’est lui qui, après avoir parlé des hommes comme étant mauvais, se présente comme l’unique, qui ne l’est point, et qui, juge incorruptible du monde entier, confessera ou reniera les hommes devant son Père céleste. C’est le sermon sur la montagne qui, en nous parlant du chemin étroit et de la porte étroite, rappelle à notre souvenir ces paroles prononcées en une autre circonstance : « Je suis le chemin, la vérité et la vie ; nul ne vient au Père que par moi ; je suis la porte ; celui qui entrera par moi sera sauvé. » C’est par la justice que nous entrons dans le royaume des cieux. Or cette justice ne nous est communiquée que par le Roi de ce royaume, par le Fils qui est un avec le Père, que le Père seul connaît, de même que le Père n’est connu que du Fils, et de ceux à qui le Fils veut le faire connaître. En résumé, il n’y a pas un seul enseignement de Christ dont le centre ne soit la doctrine touchant la personne de Christ. Nous avons dit que le Seigneur a voulu, par le moyen du sermon sur la montagne, recueillir les fruits de sa première activité en Galilée. Il recueillera, par ce discours, jusqu’à la fin des temps, des fruits pour l’éternité dans les greniers de son Père céleste. Ses auditeurs sentirent avec une sainte frayeur qu’il parlait comme ayant autorité, et c’est là ce que nous aussi nous sentons.
Nous avons compris que le Seigneur s’opposait non à la loi de Moïse, mais aux traditions des pharisiens, qui, dans leur ponctualité hypocrite, exagéraient le côté extérieur des commandements au point d’en anéantir le véritable sens. Les prescriptions de Moïse touchant la purification corporelle érigeaient en loi des choses extérieures d’une valeur symbolique, mais elles le faisaient d’une manière aussi modérée que profonde, ainsi que nous pouvons nous en assurer en les comparant aux statuts des autres peuples de l’antiquité. Elles maintenaient la vie dans une discipline qui correspondait au degré de développement qu’avait atteint l’humanité. Mais tandis que les prescriptions de pureté extérieure avaient en vue le cœur, les pharisiens, en s’attachant au côté extérieur de la loi, matérialisaient même les commandements les plus spirituels. Donner la dîme des moindres herbes, multiplier les ablutions à l’infini, nettoyer les coupes et les plats, au lieu d’en maintenir le contenu pur de toute rapine et de toute injustice, laver les mains au lieu des cœurs, voilà les chefs-d’œuvre à la faveur desquels ils glissaient par-dessus ce qu’il y a de plus grand dans la loi, savoir la justice et la miséricorde. Il existe encore des sentences des rabbins qui assimilent à la fornication l’acte de manger sans s’être lavé les mains.
Il fallut bien que le Sauveur s’élevât contre ces abominations cachées sous un vernis de sainteté. Quand on voulut l’assujettir, en ce qui concerne les ablutions, à une tradition d’hommes, et que des hommes malintentionnés lui tendirent des pièges (Luc 11.), alors il dut les déchirer, et le Seigneur si débonnaire, si ennemi de tout scandale, dut accepter la guerre ouverte. « Pourquoi annulez-vous le commandement de Dieu pour garder votre tradition ? » C’est ainsi qu’il met à néant leur accusation de ce qu’il n’observait pas la tradition des anciens. Il leur reproche la manière dont ils avaient coutume de faire valoir le corban (Marc 7.11). Corban signifie un don consacré à Dieu ou destiné au trésor du temple. Si quelqu’un dit : « Ce dont je pourrais t’assister est corban, » cela devait rester irrévocablement consacré à titre d’offrande. Par conséquent, quand un fils en colère contre son père laissait échapper cette parole : « Je ne te donnerai point cela, qu’il soit corban, » ce propos irréfléchi devait être plus saint que le plus saint des vœux, et aucun repentir n’y pouvait rien changer. Sans doute, Moïse avait ordonné que les vœux ne fussent ni prononcés légèrement ni violés, qu’au contraire il fallait saintement et strictement les observer ; mais une parole de malédiction prononcée dans un moment de colère était-elle un véritable vœu ? Agir de la sorte n’était-ce pas élever sur le trône la légèreté ? Et pour l’amour de qui ? N’était-il pas manifeste que la vile rapacité de la corporation des prêtres se servait d’un saint prétexte pour fouler hypocritement aux pieds ce commandement de Dieu : « Honore ton père et ta mère ! »
C’est contre ces traditions des pharisiens que le Seigneur s’éleva aussi en ce qui concerne le jour du repos. Même ses ennemis acharnés ne purent lui imputer une violation du sabbat d’après la loi de Moïse. « Il arriva, comme il passait par les blés un jour de sabbat, que ses disciples en marchant se mirent à arracher des épis et à en manger le grain. » Il était permis d’agir ainsi les autres jours, pourvu qu’on ne coupât pas avec la faucille les blés appartenant à autrui (Deutéronome 23.25). Mais comme c’était le sabbat, les pharisiens y virent un travail de moisson compris dans les trente-neuf œuvres qu’ils déclaraient interdites le jour du repos.
A ces adversaires, le Seigneur oppose le droit de la faim, en leur montrant le pieux David, auquel le souverain sacrificateur donna les pains de proposition ; il leur présente ainsi l’exemple historique d’une exception autorisée par le besoin. Une loi de la nature peut primer une ordonnance du culte extérieur. Cela ne s’appliquerait-il pas au sabbat ? La loi elle-même n’ordonne-t-elle pas aux sacrificateurs une interruption régulière du repos du sabbat par l’entretien du feu, qui était défendu dans les maisons ? (Exode 2.35,3) N’étaient-ils pas surabondamment occupés par les sacrifices et tout ce qui s’y rattachait, et leur devoir ne leur prescrivait-il pas d’interrompre leur repos pour vaquer au service du temple ? Mais ici il y a plus que le temple. Le temple prime le sabbat, comme le Seigneur prime le temple. Si le travail des ministres du sanctuaire est non seulement licite, mais obligatoire, combien plus est-il permis à ceux qui se sont fatigués au service du Seigneur de préparer leur nourriture ! Le Seigneur a dit par la bouche du prophète Osée : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice. » Dieu ne veut pas tourmenter l’homme pour en obtenir un sacrifice. Tandis que les sacrificateurs offrent des sacrifices, moi j’exerce la miséricorde, et vous aussi, si vous faisiez attention à la miséricorde de Dieu, vous auriez de la miséricorde pour ceux qui sont innocents. Car le sabbat est fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat. Il ne faut donc pas que ce jour soit sanctifié quand même, dût l’homme périr ; mais celui qui a bien travaillé six jours appréciera le jour du repos comme un bienfait pour l’âme et pour le corps. Le Fils de l’homme, maître du sabbat, enseigne aux hommes le véritable usage du sabbat. Il ne s’agit pas de le rejeter arbitrairement comme une chose indûment ordonnée, mais d’en faire usage suivant son but véritable. Celui qui aime le Seigneur, et par cela même le jour du Seigneur, apprend à distinguer une œuvre de nécessité d’un travail intéressé, et il se garde bien de croire que c’est rendre service à Dieu que de laisser périr les dons de Dieu.
L’apôtre des gentils déclare encore plus explicitement qu’on peut juger que tous les jours sont égaux, c’est-à-dire également sanctifiés par le culte et le travail, et non pas également profanes à la manière du monde. Il estime que celui qui n’observe pas les jours peut le faire aussi fidèlement, ayant égard au Seigneur, que celui qui les observe (Romains 14.5-6) ; il affirme ailleurs (Galates 4.10-11 ; Colossiens 2.16) qu’il peut y avoir une dangereuse rechute dans l’esprit de légalité, quand on condamne les autres au sujet du manger ou du boire, ou pour la distinction d’un jour de fête, ou de nouvelle lune ou de sabbat. Ce n’est donc pas à cause du jour que le chrétien évangélique doit insister sur le sabbat, mais à cause de l’adoration qu’il est pressé d’offrir au Seigneur avec son Eglise, et à cause des frères qui, comme lui, ont besoin d’un jour de repos pour l’âme et pour le corps. Il voit avec douleur une diminution de l’amour pour Dieu et un préjudice causé à l’Eglise, dans l’usage de plus en plus général de regarder tous les jours comme également profanes.
Le Seigneur a montré au peuple en quoi consiste la véritable sanctification du jour du repos, en opérant un grand nombre de ses guérisons précisément en ce jour : c’étaient là de véritables œuvres du sabbat, par lesquelles Jésus venait en aide aux malheureux, en même temps qu’il s’efforçait de délivrer les témoins de ces œuvres d’une fausse légalité. Après que les disciples eurent arraché des épis, il arriva un autre jour de sabbat (Luc 6.6), que le Seigneur trouva dans la synagogue un homme dont la main droite était sèche. Jésus, connaissant les mauvaises pensées des pharisiens qui l’observaient, le fait avancer. Il veut raviver en lui la foi, faire triompher l’œuvre de Dieu sur la malice, et éveiller, si c’est possible chez ces ennemis, un sentiment de compassion. A sa question : « Est-il permis de faire du bien ou du mal le jour du sabbat ? de conserver la vie à un homme ou de le laisser périr ? » ils opposent un silence menaçant, parce qu’ils n’osent contredire. Après la guérison, ils complotent avec la puissance séculière pour faire mourir Jésus.
On pourrait s’étonner de ce qu’à l’occasion d’un mal qui n’était pas mortel le Seigneur parle de conserver la vie ou de laisser périr, et de ce que, pour défendre ses disciples d’avoir arraché des épis, bien qu’ils ne fussent pas en danger de mourir de faim, il invoque l’exemple de David. C’est que le Seigneur considère dans un petit exemple la grande vérité, et sa charité voit quelque chose qui compromet la vie du misérable, s’il négligeait de faire aujourd’hui ce qu’il n’aurait peut-être plus l’occasion de faire demain. Ce qu’on fait au nom de l’intérêt pour une brebis tombée dans un fossé, ne doit-on pas aussi le faire par charité en faveur d’un homme ? Dans la suite, l’esprit opiniâtre des Juifs a défendu dans le Talmud de retirer l’animal, et a prescrit de mettre en attendant un coussin sous lui. Mais le Seigneur Jésus a pu encore en appeler au droit naturel, sans rencontrer d’opposition.
Il fait la même chose pour cette malade liée et courbée depuis dix-huit ans par Satan ; il reprend l’hypocrite qui ose lui défendre de venir un jour de sabbat pour être guérie : « Chacun de vous ne détache-t-il pas son bœuf ou son âne de la crèche le jour du sabbat et ne le mène-t-il pas abreuver ? » Et cette fille d’Abraham, depuis si longtemps courbée comme un animal, ne serait-il pas permis de la délier pour la conduire à la source d’eau vive ? Et pareillement cet homme hydropique ne doit-il pas être délivré de cette eau qui l’étouffe, de même que chacun retire du puits, le jour du sabbat, son enfanta, ou même son bœuf qui y est tombé ? (Luc ch. 13 et 14)
a – C’est là la teneur du plus grand nombre des manuscrits, tandis que d’autres parlent du bœuf et de l’âne.
Les pharisiens sont battus, mais ils ne se donnent pas pour vaincus. Ils se persuadent que cet homme n’est pas de Dieu, parce qu’il n’observe pas le sabbat, ainsi qu’ils le disent à cet aveugle-né, à l’occasion duquel ils entrent en lutte ouverte avec Jésus. Ce fut en un jour de sabbat que le Seigneur prononça cette parole puissante : « Lève-toi, emporte ton lit et t’en va. » Ce léger matelas, il devait l’emporter à cause de l’ordre, de même qu’en une autre circonstance le Seigneur fit ramasser les morceaux restants. En outre, il portait ainsi en quelque sorte en triomphe la maladie vaincue. Mais pour ce fait les Juifs vouèrent à Jésus une haine mortelle, qui s’accrut encore quand ils l’entendirent en appeler à l’exemple de son Père, « Mon Père agit jusqu’à présent et j’agis aussi. » Par là, il interprétait cette parole : « Dieu se reposa le septième jour, et il y accomplit son œuvre, » précisément par son repos. Il l’accomplit en cessant de créer des œuvres nouvelles, et en commençant à maintenir et à conserver ce qu’il avait créé.
C’est ainsi qu’il ne cesse d’agir tout en se reposant avec délices dans ses œuvres. Où serait le sabbat, si Dieu cessait d’agir ? Par conséquent son repos n’implique pas la cessation de son activité, et d’un autre côté son activité est un repos majestueux, « Car il a parlé, et ce qu’il a dit a eu son être ; il a commandé, et la chose a comparu. » Ce n’est point là un travail semblable à celui du journalier qui se fatigue dans son labeur. C’est ainsi que j’agis aussi, dit majestueusement le Fils, et, par cette parole, il nous montre à la fois la base et le but des œuvres du sabbat : une œuvre divine de conservation et de vivification, une activité à l’effet de guérir et de rendre la vie parfaite, voilà à quoi le maître du sabbat consacre le sabbat. Et en effet, communiquer la vie par sa puissante parole, ce n’est là ni une œuvre servile, ni un travail pénible en vue d’un profit terrestre, mais c’est au contraire cette activité divine à laquelle le sabbat est destiné.
Le Seigneur complète sa parole dans le sens humain, en se fondant sur la circoncision, qui devait être faite le jour du sabbat, si l’enfant était venu au monde le sabbat précédent. Si Moïse n’a rien changé à l’antique ordonnance, qui prescrit la circoncision pour le huitième jour, en sorte que vous circoncisez l’homme en un jour de sabbat, pour que cette loi ne soit point violée, sans crainte de transgresser la loi touchant le sabbat, et sans exposer Moïse à contredire Moïse, pourquoi donc refusez-vous d’apprendre de Moïse que ce n’est point l’inaction corporelle qui constitue la sanctification du sabbat, et qu’au contraire une sainte activité le sanctifie ? La véritable activité de l’homme consiste à se soumettre à l’action de Dieu. Si un homme recevait la circoncision pratiquée sur son corps comme signe d’une alliance imparfaite, quelle action plus sainte n’est pas celle par laquelle le Seigneur guérit l’homme tout entier, et celle par laquelle l’homme se tient en repos, afin que le Dieu Sauveur puisse faire son œuvre en lui.
C’est ainsi que Jésus s’oppose aux traditions des pharisiens, en même temps qu’il se conforme à l’esprit vivant de la loi de Moïse. Sans doute cette ligne de conduite aboutit plus tard au changement des formes extérieures ; mais ce n’est pas de cela que le Seigneur s’occupe aux jours de sa chair. Ce ne fut qu’à la conversion des gentils que surgit la question de savoir s’ils devaient être admis dans l’Eglise avec ou sans la règle donnée par la loi de Moïse. Le Seigneur n’avait rien ordonné de précis touchant ce point, car il faisait partie de ces choses qui étaient encore au-dessus de la portée de ses disciples. (Jean 16.12). Il s’était borné à énoncer les pensées fondamentales, par le moyen desquelles les apôtres, éclairés par l’Esprit qui conduit dans toute la vérité, pouvaient trouver la véritable lumière.
Quand l’Esprit leur rappela cette parole, que rien de ce qui est en dehors de l’homme ne peut le souiller en entrant en lui, et que cet Esprit en donna une interprétation spéciale à Pierre par le moyen d’une vision, cet apôtre apprit à comprendre qu’il ne devait pas regarder comme impur ce que Dieu avait purifié, ni les aliments, dont jusqu’alors il s’était abstenu pour se conformer à la loi de Moïse, ni les gentils, à qui Dieu donnait la repentance pour avoir la vie. Il comprit que, purifiés par Dieu, ils étaient purs, non par le moyen de la circoncision ou des aliments, mais par la foi en Jésus-Christ.
Une vérité de la même nature était renfermée dans les paroles par lesquelles le Seigneur avait pris la défense de ses disciples arrachant des épis : S’il est permis aux sacrificateurs de faire passer le service du temple avant l’observation du sabbat, il y a quelqu’un ici qui est plus grand que le temple. (Matthieu 12.6). Il se désigne soi-même comme étant le plus grand ; c’est en lui que Dieu habite au milieu du peuple ; celui qui le sert ne doit pas être retenu ni gêné par la lettre de l’Ancien Testament. C’est à son service que se forment les vrais adorateurs, qui n’adorent plus Dieu à Jérusalem, mais qui adorent en esprit et en vérité.
Voilà cette assemblée des citoyens du royaume des cieux, dont le plus petit est plus grand que Jean-Baptiste. (Matthieu 11.11) Aussi ne s’imaginent-ils plus, comme c’était le cas des disciples de Jean, qu’ils acquerront le salut par le jeûne et d’autres œuvres extérieures.
Dans les exercices de piété des disciples de Jean il y avait encore une force et une fraîcheur, qui permettaient de les comparer à un morceau de drap neuf cousu dans un vieil habit ; mais bientôt on put voir que ce raccommodage ne servait de rien, parce que la déchirure entre cette nouvelle sévérité extérieure et la vieille nature de l’homme naturel ne faisait qu’empirer. Ce n’est pas dans ces règles de sainteté extérieure que consiste le salut apporté par le Seigneur. II faut au contraire que le nouvel homme soit revêtu du vêtement complet d’une nouvelle justice, que le vin nouveau soit renfermé dans des vaisseaux neufs, et que l’esprit nouveau trouve son expression normale dans des règles de vie nouvelles, pour qu’il ne périsse pas, en restant emprisonné dans les anciennes. Sans doute des formes de la vie sont indispensables, mais il les faut véritablement chrétiennes, car l’assemblée des enfants ne doit pas seulement être exempte de la contribution pour le temple, mais de toute la loi imposée aux serviteurs.
Mais cette transformation exigeait avant tout l’offrande du véritable sacrifice. Il fallait que la Pâque réelle eût remplacé l’ancienne. C’est pourquoi le Seigneur dut laisser à l’Esprit le soin d’opérer ce renouvellement au temps convenable, en même temps que les jugements de Dieu détruiraient les restes de l’ancien culte devenu impossible depuis la destruction du temple. C’est en vertu d’une direction spéciale de la Providence, que la mission parmi les gentils ne commença pas avant que les apôtres ne se fussent fortifiés dans la connaissance approfondie de la nouvelle alliance. Cette parole du Seigneur, qui défendait aux apôtres, envoyés pour la première fois, d’aller vers les Gentils (Matthieu 10.5), non seulement ne veut rien ôter aux gentils, mais elle contribue encore à ce que plus tard la vérité complète puisse leur être annoncée.
Nous avons déjà rencontré plus d’une similitude frappante du Seigneur, mais il s’agit de considérer avec une attention toute particulière cette forme du discours, d’autant plus qu’elle manifeste d’une manière incomparable la sagesse de l’enseignement de Jésus-Christ. Tout langage humain se meut dans des images, sur une bien plus vaste échelle, qu’il ne nous semble ordinairement. Il faut que ce qui tombe sous les sens nous rende claires les choses invisibles, et cela est tellement difficile à éviter, que même les formes les plus fréquemment employées par notre pensée dérivent d’une image. Mais pour qu’un langage figuré nous frappe, il faut que la représentation des faits intérieurs par le moyen des faits extérieurs s’y opère d’une manière particulièrement saisissante, et qu’ainsi nous apercevions la loi de l’esprit, qui gouverne à la fois la création visible et la création invisible. Or c’est là manifestement le caractère des discours de Jésus-Christ, plus que de tout autre discours. Ils s’élèvent graduellement de la plus simple expression figurée jusqu’à la parabole complètement développée. Celle-ci semble décrire un événement de la vie de chaque jour, qui aurait pu exactement se passer ainsi, et cette histoire terrestre n’est que l’enveloppe d’un fait céleste, ou même d’une vérité divine, qui ne cesse de s’accomplir. La parabole est distincte de la fable, qui fait parler les plantes et les animaux comme des personnes humaines, et qui, quand elle fait parler des hommes, se borne à nous montrer l’homme naturel et sa vulgaire prudence.
L’Ancien Testament ne renferme que peu de similitudes. Ce que Nathan dit à David, de la brebis enlevée au pauvre ; ce qu’Esaïe dit au peuple de la vigne de son ami : ce ne sont là que des germes, dont l’éclosion n’a lieu que sous la nouvelle alliance. Que les prophètes parlent du rejeton d’Isaï, du berger de son peuple, et qu’ils expliquent spirituellement les ordonnances du culte ; que Pharaon et Nébucadnetsar aient des visions significatives, tout cela ne sont pas des paraboles, comme celles qui découlaient abondantes et variées du cœur de Christ. L’ancienne alliance, au lieu de raconter des paraboles, est elle-même une similitude et un type de ce qui doit être accompli par Jésus-Christ. Ce sont les principes du Dieu éternel, se manifestant dès les degrés inférieurs de l’ordre préparatoire, de telle manière que la loi fondamentale du jugement et de la miséricorde se reproduisant d’une manière de plus en plus complète, la croix et la résurrection du Christ en constituent la réalisation suprême.
Le Seigneur rend visibles, par le moyen de formes terrestres, les biens célestes qu’il nous apporte. Il ouvre sa bouche et prononce des similitudes, par lesquelles la parole est de nouveau faite chair ; mais en outre, il fait des actes symboliques, ainsi que les prophètes en ont fait avant lui ; il maudit le figuier et il lave les pieds à ses disciples ; il institue le baptême et la sainte cène, qui sont aussi des similitudes. Or, ici, ce sont principalement les similitudes exprimées en paroles que nous considérons.
L’Ecriture insiste sur la nouvelle direction que le Seigneur imprima à son activité, lorsqu’il commença à ne parler au peuple qu’en paraboles. Cela parut tellement nouveau et étrange aux disciples, qu’ils lui demandèrent pourquoi il agissait de la sorte. Le Seigneur répond d’une manière qui de prime abord semble énigmatique (Matthieu 13.11 ; Marc 4 et suiv.) : « Il vous est donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; » mais pour ceux qui sont de dehors, tout se traite par des paraboles, parce qu’ils ne le comprennent pas et aussi afin qu’ils ne le comprennent pas. Or, cela n’est-il pas tout à fait différent de ce qui selon nous est le but des similitudes ? Nous estimons que l’image doit rendre la vérité plus compréhensible à tout le peuple ; car si cela n’était, pourquoi crierait-il : « Que celui qui a des oreilles pour ouïr entende ! » (Matthieu 13.9) Et Marc 4.33 ne dit-il pas expressément : « Il leur annonçait ainsi la Parole par plusieurs similitudes de cette sorte, selon qu’ils étaient capables de l’entendre ? »
Cela reste évidemment vrai ; mais l’intention opposée s’y trouve reliée, suivant ce que sont les auditeurs. Car on donnera à celui qui a déjà et il aura davantage ; celui qui emploie fidèlement les commencements va de lumière en lumière ; mais celui qui n’a pas, c’est-à-dire celui qui ne conserve et n’emploie pas fidèlement ce qu’il avait, cela même lui sera ôté. Car il faut que ce qui a été prophétisé par Esaïe s’accomplisse, et que ce qui était déjà vrai du temps des prophètes se vérifie de nouveau : le cœur de ce peuple est appesanti et engraissé d’orgueil ; ils ont ouï dur de leurs oreilles et le sommeil leur ferme les yeux : tout cela par le fait de leur endurcissement. « Et maintenant, dit le Seigneur, ils entendront de leurs oreilles et ils ne comprendront point ; ils verront de leurs yeux et ils n’apercevront point, afin qu’ils ne se convertissent pas et que je ne les guérisse pas. » La parole d’Esaïe est même plus sévère ; c’est Dieu lui-même qui lui dit : « Engraisse le cœur de ce peuple, et rends ses oreilles pesantes et bouche ses yeux » (Ésaïe 6.10).
Dieu veut-il la perte de ce peuple ? Ce n’est là ni son dessein primitif ni sa volonté finale ; mais après que le peuple a longtemps résisté aux appels de la grâce, il veut que sa parole produise un effet analogue à celui de la pluie tombant sur une terre déjà saturée d’eau. Au lieu d’être humectée et rafraîchie, elle devient plus lourde. De la même manière beaucoup d’auditeurs, tout en entendant fréquemment la Parole, deviennent de plus en plus stupides dans leur insouciance. Ils s’imaginent être en règle parce qu’ils ont la Parole, mais ils se sont depuis longtemps habitués à l’entendre avec l’insensibilité d’un mort. C’est pourquoi cette parole, au lieu de leur être en bénédiction, retombe sur eux comme un jugement, et il faut qu’il en soit ainsi. Si l’intention de leur opiniâtreté est de ne pas se convertir pour être sauvés, alors il entre aussi dans l’intention de Dieu qu’il en soit ainsi, afin que le royaume des cieux leur reste un mystère fermé, dans lequel ils ne voient rien, quelle que soit d’ailleurs leur perspicacité. C’est que, selon la volonté de Dieu, il n’y a qu’une seule clef pour entrer dans ce royaume, savoir la volonté du cœur de se tourner vers le Dieu vivant ; quand cette volonté fait défaut, l’endurcissement va en augmentant.
C’est à cela que contribuent aussi les similitudes, qui découvrent et qui cachent en même temps. Tandis que les adversaires les comprennent de moins en moins, les disciples sincères sont excités par ce moyen à pénétrer toujours plus avant dans la connaissance de Dieu. Quand même il leur inflige un léger blâme par cette parole : « N’entendez-vous pas cette similitude ? Et comment entendrez-vous les autres ? » (Marc 4.13) il n’en déclare pas moins, parce qu’ils s’enquièrent avec le désir de comprendre, bienheureux leurs yeux, qui voient ce que les prophètes et les justes avaient désiré voir. Ils contemplent Christ par les yeux du cœur, et voilà ce qui leur donne l’intelligence des similitudes ; ils voient Christ, parce qu’ils sentent leurs péchés, et qu’ils se sont tournés vers lui de tout leur cœur. Le Seigneur s’efforçait aussi d’attirer du milieu du peuple ceux qui laissaient éveiller en eux le désir de comprendre ce qu’ils sentaient n’avoir pas compris jusqu’alors. C’est d’eux que parle Marc 4.10 en ces termes : « Quand il fut en particulier, ceux qui étaient autour de lui avec les douze, l’interrogèrent touchant cette parabole. » Mais dans la masse du peuple juif le premier feu s’est déjà éteint, et ils se détournent du Messie. C’est pourquoi il y a un commencement de jugement en ce que le Seigneur ne peut plus parler aussi ouvertement que dans le sermon sur la montagne ; s’il y a eu progrès dans la réceptivité des fidèles, qui trouvent de la nourriture dans les similitudes, il y a aussi eu progrès dans l’endurcissement de la multitude, qui se détourne de plus en plus de ce qu’elle n’a pas compris. C’est cette même prophétie de l’endurcissement du cœur et de l’aveuglement des yeux, que le Seigneur et ses apôtres appliquent à Israël, chaque fois qu’un moment décisif est venu pour ce peuple où il se détourne de la prédication de la grâce (Jean 12.40 ; Actes 28.26 ; Romains 11.8). C’est pourquoi on se heurte contre le développement intérieur de l’enseignement de Jésus-Christ, en plaçant les paraboles avant le sermon sur la montagne, ainsi que quelques-uns l’ont fait dans leurs recherches de la succession chronologique des faits.
Le troisième degré de l’activité du Seigneur en Galilée est marqué par cette parole dure, par laquelle il éloigna de lui beaucoup d’hommes qui passaient pour ses disciples, et auxquels il parla de la nécessité de manger sa chair et de boire son sang. La confession du petit groupe fidèle, comparée aux discours insensés de la foule, nous montre l’humble fruit de cette activité, que le Seigneur parvient à recueillir dans ses greniers. Et dans ce petit groupe se trouve un démon.
A cette occasion, nous dirons un mot des discours du Seigneur que nous trouvons dans le quatrième évangile. Nous avons déjà dit plus haut que le Seigneur dut adresser aux hommes haut placés et instruits de la capitale, d’autres discours qu’au peuple qui se pressait autour de lui en Galilée Nous avons aussi considéré la parole du Seigneur concernant la destruction du temple, ses entretiens avec Nicodème et la Samaritaine, et ce qu’il dit de la nécessité de manger sa chair et de boire son sang. Dans plusieurs entretiens rapportés par Jean, nous trouvons un malentendu du côté des auditeurs, qui attachent un sens charnel à ce qui est dit selon l’esprit ; mais ordinairement cette incapacité de comprendre a sa racine dans la résistance du cœur plutôt que dans une intelligence bornée. C’est pourquoi le Seigneur, loin de faire des concessions, ne fait que renforcer sa réponse ; au lieu d’expliquer en mitigeant ce qui les a choqués, il le maintient avec des expressions plus fortes, tout en ajoutant parfois des indications, qui mettent les auditeurs bien disposés en état de s’orienter. Je puis me servir ici des paroles d’un savant avec lequel je suis en désaccord sur bien d’autres points (Hase) : « Ce qui caractérise la tradition johannique, c’est ce qu’on a appelé la tendance au paradoxe. Mais il faut y voir plutôt l’énergique réfutation d’une objection, réfutation qui consiste à énoncer dans toute sa plénitude la pensée contre laquelle l’objection a été élevée, en sorte que l’opposition contre un degré inférieur se perd dans l’opposition contre une pensée plus haute qui s’empare puissamment de l’âme. Il y a en outre ceci de caractéristique, que les réponses de Jésus dépassent la question actuelle, et que par là elles répondent aux questions éternelles de l’esprit humain. »
Mais tout cela ne se trouve pas seulement chez Jean. En effet, les commandements renforcés du sermon sur la montagne, cette parole adressée à un disciple hésitant : « Laisse les morts ensevelir leurs morts, » l’invitation de haïr pour l’amour de lui, père, mère et même sa propre vie : tout cela n’a pas un caractère moins paradoxal que mainte parole du Seigneur rapportée par Jean. Les disciples ne comprennent pas mieux l’avertissement du maître touchant le levain des pharisiens, que la Samaritaine ne comprend le Seigneur, quand il lui parle d’une eau vive. Il traverse les pensées du jeune homme riche (Matthieu 19) comme il a traversé celles de Nicodème. Au lieu de reculer devant la colère des pharisiens, il les appelle des aveugles (Matthieu 15.14). Il commence par dire au paralytique (Matthieu 9.2) et à la mère cananéenne (Matthieu 15.26) des paroles par lesquelles il semble tout aussi peu répondre à leur désir qu’il ne répond d’abord à ce seigneur de la cour inquiet de la vie de son fils (Jean 4.48). L’étonnement et la crainte produits sur ses disciples par ce que le Seigneur a dit touchant le mariage, il les augmente encore par la manière dont il parle du célibat (Matthieu 19.12). Lorsque, d’après le rapport de Luc 17.15, ses apôtres le prient d’augmenter leur foi, il leur donne une réponse qui semble à peine en être une, ainsi que nous le voyons parfois dans le quatrième évangile. Il leur rappelle cette foi qui, tout en n’étant grande que comme un grain de semence de moutarde, est assez puissante pour déraciner un arbre ; il leur représente que le serviteur n’a pas de prétentions à élever vis-à-vis de son maître, et par là il répond réellement à leur demande en fortifiant leur foi. Usez de la foi que vous avez sans attendre qu’elle ait grandi, mais rappelez-vous en même temps que tout ce que vous demandez vous ne le recevez que comme un don libre du Seigneur, à l’égard duquel vous ne pouvez pas faire valoir un droit.
C’est justement ce qu’il y a de surprenant et d’étrange dans mainte parole du Seigneur et ce qu’il y a de singulier dans les malentendus des auditeurs, qui nous aide à comprendre comment ces admirables discours s’imprimaient dans la mémoire de Jean d’une manière ineffaçable, à mesure qu’il se les répétait. Pour parler avec Irénée, ces paroles de la vie éternelle avaient crû avec son âme et s’étaient mélangées avec elle, tellement que son propre style dans ses épîtres porte l’empreinte des discours du Seigneur conservés par son évangile. Qui est capable de séparer ce qui est du maître d’avec ce qui appartient au disciple ? Nous contemplons l’image du Seigneur, resplendissant dans le pur miroir du cœur de ce disciple qu’il aimait.
Nous revenons aux similitudes pour les considérer de plus près et sans nous borner à celles qui ont la forme d’un récit développé.
En passant rapidement en revue leur richesse, nous sommes dans l’admiration en voyant de quelle manière le Seigneur emploie les relations les plus variées de la vie de la nature et de celle de l’homme pour atteindre son but. La sainte parole est avant tout une semence, renfermant le germe de l’homme nouveau ; mais cette semence, répandue dans le champ, qui est le monde, a des destinées diverses, car il s’en faut de beaucoup que chaque grain porte des fruits. Ce n’est point la faute de la semence, mais celle du sol ; s’il est durci par les pas des passants, il abandonne la semence aux oiseaux, c’est-à-dire aux distractions innocentes en apparence, mais en réalité tributaires de Satan. Ce sol, quand il ne fait que recouvrir le rocher, ne permet qu’une croissance hâtive et sans consistance ; les épines qui y abondent finissent par étouffer une autre partie de la semence, et ce n’est que dans la terre labourée, débarrassée des pierres et des plantes nuisibles que la semence rapporte du fruit plus ou moins abondant.
Ce bon fruit toutefois ne mûrit que lentement, sans coopération humaine et sous la protection de la puissance de Dieu. Au surplus, le préjudice ne se fait pas attendre, préjudice causé dans une intention maligne par un ennemi du propriétaire du champ. Ce n’est pas seulement la détérioration humaine, c’est la contre-partie diabolique du froment, la pernicieuse ivraie qui dispute le sol au bon grain ; voilà les scandales qui font irruption dans le christianisme, et qui grandissent avec le froment jusqu’au jugement. Il ne faut pas que la main diligente laisse grandir les ronces et les épines ; elle doit au contraire les arracher pendant qu’il en est temps. Mais l’ivraie ne se reconnaît bien que lorsque les tuyaux se forment et qu’il est trop tard pour extirper quoi que ce soit. Ce n’est qu’au jour du jugement, alors que les scandales se seront identifiés avec les personnes, et que celles-ci seront devenues par là complètement les enfants du diable que le Seigneur lui-même ôtera cette ivraie. Jusqu’à ce moment même la discipline légitime n’a le droit ni de détruire ni de maudire. Quand même cet état de choses semble menacer le bon grain, ayons bon courage, car c’est sa nature de se développer du plus petit germe jusqu’à l’entier épanouissement de la vie. Le royaume ainsi que la foi dans chaque cœur croissent à la manière d’un grain de semence de moutarde, pénètrent toute la pâte à la manière du levain, contagion bénie opposée au levain malfaisant des pharisiens, influence à laquelle à la longue même les adversaires ne peuvent pas complètement se dérober. Après tout, Jésus n’est pas seulement le semeur qui répand la semence de sa parole, il est aussi lui-même le grain de semence de la vie duquel, après qu’il est tombé en terre, l’humanité nouvelle procède comme une abondante moisson.
Le Seigneur compare aussi les hommes aux arbres. Pour porter du bon fruit, il faut un bon arbre ; il faut que cette vérité, que chacun connaît en ce qui concerne la vie de la nature, ne soit pas méconnue par rapport à la vie spirituelle. Ce ne sont pas les bonnes œuvres, incomplètes ici-bas, qui font l’homme de bien ; c’est au contraire l’homme de bien qui fait les bonnes œuvres. Le figuier stérile, dont la sève ne produit qu’un abondant feuillage, est à la fois l’image d’Israël, image déjà employée par les prophètes, et l’image de chaque âme, qui ne se laisse pas convier à la repentance par la bonté de Dieu. Pour que ce figuier ne soit pas encore coupé, mais au contraire changé en un arbre fertile à force de soins, le jardinier fidèle et miséricordieux prie le maître du jardin d’épargner encore une fois cet arbre. Ce figuier représente la même chose que dans d’autres similitudes la vigne, dans laquelle les serviteurs du Seigneur et les chefs du peuple travaillent pour obtenir le fruit de cette plante précieuse. Cette similitude, déjà employée par les prophètes, atteint son point culminant quand Jésus se désigne comme le vrai cep, duquel ses disciples, en leur qualité de sarments, tiennent la force et la vie. Ce n’est que par cette union avec le Christ que se forme le véritable peuple d’Israël ; c’est dans cette communion que les sarments fertiles acceptent volontiers, bien qu’avec larmes, la discipline salutaire qui les émonde ; ce n’est que par leur dépendance du cep qu’ils sont capables d’endurer ces souffrances et de porter du fruit. Quant aux sarments stériles, ils sont coupés et jetés au feu.
Les comparaisons avec le règne animal ne sont point exclues. Nous avons déjà considéré ce qui est dit des pêcheurs d’hommes, et nous rappelons ici la parabole du filet. Les petits chiens, sous la table du maître, contrastent avec les chiens, auxquels on ne doit pas donner les choses saintes. Les similitudes empruntées à la vie des bergers sont particulièrement fréquentes. Le berger cherche fidèlement la brebis perdue et abandonne momentanément les quatre-vingt-dix-neuf autres ; il se réjouit davantage de celle qu’il rapporte sur ses épaules que des quatre-vingt-dix-neuf qui n’étaient pas égarées. Celles-ci représentent des justes qui, à en juger extérieurement, ne s’étaient pas éloignés du berger, et qui par conséquent n’eurent pas à faire la même expérience que la brebis perdue ; mais, par là même, ils sont en danger de ne pas éprouver aussi profondément le besoin de la conversion, et de ressembler à ce frère aîné, tombé plus bas que le fils prodigue.
C’est surtout Jean qui développe magnifiquement la similitude du berger. Ce n’est pas une parabole comme nous en trouvons chez les trois premiers évangélistes ; le Seigneur ne nous y raconte pas une histoire, mais au contraire il décrit la vie du berger et ce qui s’y passe, et il fait de tout cela de nombreuses applications, en même temps qu’il en donne l’interprétation. Jésus oppose aux mauvais bergers, qui ne pensent qu’à eux-mêmes, aux larrons, qui tuent les brebis, aux mercenaires, qui les abandonnent, au loup, qui est l’image de Satan, Jésus, dis-je, leur oppose le bon berger, que les brebis connaissent. Ezéchiel déjà avait prophétisé (ch. 34) que l’Eternel susciterait au peuple un pasteur, savoir son serviteur David, qu’il se lèverait contre les mauvais pasteurs, et que lui-même sauverait son troupeau. Ce n’est que par lui que les bergers placés sous ses ordres deviennent de bons pasteurs, à la condition d’entrer dans le bercail d’abord comme brebis, par Christ, l’unique porte de la vie. Comme il est le bon berger, il est aussi l’agneau de Dieu, qui porte le péché du monde. Ce berger laisse sa vie en défendant ses brebis contre le loup. Au delà du bercail d’Israël, il a encore d’autres brebis, qu’il réunira à celles d’Israël, pour ne former qu’un seul troupeau sous un seul berger.
En dehors des plantes et des animaux, ce sont aussi certains faits du monde extérieur, que le Seigneur emploie comme similitudes des choses célestes. Il parle d’une pièce neuve cousue sur un vieil habit, et des vaisseaux dans lesquels on conserve le vin. Il nous montre une pauvre femme qui allume une chandelle en plein jour, et qui prend la peine de balayer et de retourner toute sa maison, pour chercher une drachme, qui gît perdue et inutile dans un coin, tout en ayant conservé sa valeur métallique. A l’homme qui trouve un trésor caché sans s’y être attendu, il oppose le marchand qui a longtemps cherché des perles précieuses. Il recommande de construire la maison sur le rocher et non pas sur le sable, et il veut qu’avant de bâtir une tour, on évalue ce qu’elle coûtera. Mieux vaudrait ne pas commencer l’œuvre que de s’exposer à un préjudice et à la raillerie en la laissant inachevée. Mais si cette évaluation démontrait qu’on n’est pas en état de le faire ? Dans le cas qui nous occupe, l’évaluation faite par celui qui veut construire doit lui montrer son état de banqueroute devant le Seigneur. Si cette découverte l’engage à renoncer à tout ce qui lui appartient, il arrivera à trouver dans le Seigneur la source inépuisable de tout secours. Par conséquent ce calcul préalable, à la condition d’être bien fait, procure lui-même les moyens nécessaires. Il en est de même de l’autre similitude : l’ennemi qui vient à la rencontre du chrétien est deux fois plus fort que lui. A défaut des forces qu’il n’a pas, quel secours peut l’encourager à entreprendre une lutte inégale ? Ou bien fera-t-il mieux de ne pas la commencer et de restreindre ses prétentions ? Mais il est appelé au combat de la foi, et tout au plus pourrait-on admettre que cet avertissement l’invite à ne pas faire de sa confession chrétienne un défi prématuré et téméraire jeté au monde. Qu’il reste plutôt encore pour un temps juif avec les juifs, comme Nicodème, que de devenir un Judas avec les chrétiens, comme l’Iscarioteb. D’un autre côté, reculer indéfiniment la décision, serait un misérable expédient de la lâcheté. Que faut-il donc faire ? Il ne restera d’autre parti que de se rendre à discrétion au Seigneur. Si vous faites cela, il sera votre auxiliaire tout-puissant et vous remporterez la victoire sur l’ennemi des âmes.
b – Lange, II, 2, 1039.
Nous voici arrivés à ces similitudes dans lesquelles le Seigneur ne s’occupe plus des rapports de l’homme avec des objets inanimés, mais des relations des hommes entre eux dans les différentes couches de la société. Il nous parle de deux manières différentes (Luc 14 et Matthieu 22) de ce festin auquel les premiers invités refusent de prendre part ; il reprend cet orgueil qui aspire aux premières places et qui pourrait aussi se manifester, si quelqu’un, accomplissant littéralement la parole du Seigneur, donnait la dernière place au corps et la plus élevée au cœur. Le Seigneur parle des caprices d’enfants adonnés à leurs jeux ; il nous montre la joie des invités à une noce et comment l’époux, avec son cortège nocturne, cherche son épouse.
Le Seigneur parle surtout des classes inférieures, faisant ainsi le plus d’honneur aux membres estimés les moins honorables du corps social. Le service dont les serviteurs ne peuvent pas s’acquitter envers deux maîtres opposés l’un à l’autre, et dont le premier est en droit de revendiquer le service complet ; la tâche des serviteurs d’attendre leur maître, et celle des serviteurs de confiance, de donner la nourriture dans le temps convenable aux domestiques confiés à leur surveillance ; l’administration des biens par les serviteurs en l’absence du maître… tous ces genres de services, Jésus nous les montre dans les rapports de l’homme avec son Dieu. Dans une parabole, la somme confiée à chaque serviteur est un marc d’argent (Luc 19), en grec une mine, c’est-à-dire 80 à 90 francs ; une autre fois ce sont des talents, valant 60 mines, c’est-à-dire environ 5 000 francs, qui sont confiés en quantités inégales aux serviteurs. Dans la première parabole, c’est la même vocation chrétienne, humble aux yeux du monde, dans laquelle ils arrivent à des degrés différents, par une mesure différente de fidélité ; dans la seconde similitude, nous voyons les différents dons de l’Esprit, qui, à la condition d’un degré égal de fidélité, sont récompensés par la même joie auprès du Seigneur.
En nous montrant les impôts perçus par les princes, les préparatifs pour faire la guerre à un ennemi puissant, la ville divisée par des partis, la victoire remportée sur un homme fort par un homme plus fort que lui, le Seigneur utilise les faits de la vie politique comme images de ce qui se passe dans le royaume de Dieu. Un autre tableau, c’est celui des ouvriers jaloux, acceptant le denier promis, c’est-à-dire l’avantage extérieur qu’on trouve au service du Seigneur quand on travaille suivant sa règle, mais se montrant en même temps mercenaires envieux, qui se privent par là de la communion avec le Seigneur, qui est la récompense suprême. Les rabbins ont essayé de justifier le maître de la vigne en alléguant que les derniers ont fait davantage en une heure que les premiers dans toute la journée ; mais les serviteurs du Seigneur ont mieux à faire que de forger une justification du maître : c’est d’attendre en silence que celui à qui il est permis de faire ce qu’il veut de ce qui est à lui, ait montré que la sagesse cachée qui le fait agir est en même temps la suprême justice. En attendant, il suffit que chacun reçoive le denier dont il a besoin pour vivre, et que tous ceux qui ne sont pas simplement mercenaires aient le privilège de rester dans la communion du maître.
Bien pires que ces mercenaires envieux sont les vignerons qui croient s’approprier la vigne par le meurtre de l’héritier. Des obligations d’une autre nature sont développées dans plus d’une similitude : il est parlé des offenses des hommes entre eux dans cette similitude du frère devenu un adversaire traduisant l’offenseur devant le juge ; la culpabilité de l’homme vis-à-vis de Dieu nous apparaît dans l’image de ces deux débiteurs, à qui leur créancier remet des dettes inégales et qui aiment en proportion de ce qui leur a été remis. Le Seigneur applique cette similitude à la pécheresse, dont il dit que ses péchés, qui sont en grand nombre, lui sont pardonnés ; et c’est à cause de cela qu’elle a beaucoup aimé ; mais celui à qui on pardonne moins, aime moins. L’amour de cette femme montre qu’il y a tout autre chose en elle que ce que supposait l’orgueilleux pharisien ; il lui a été beaucoup pardonné et voilà pourquoi elle a témoigné par un grand amour sa gratitude en retour d’un grand pardon. Mais c’est sa foi qui l’a sauvée, et son amour n’est point la cause du pardon obtenu. Il n’est que le signe qui manifeste ce bienfait. Où en serions-nous si le Seigneur attendait notre amour avant de nous accorder son pardon ? Comment oserions-nous l’aimer s’il ne nous prévenait par ce pardon ? La pécheresse s’est approchée après avoir cru au pardon annoncé par Jésus ; il faut qu’elle aime celui qui a de telles paroles, même pour elle. Mais si sa foi ne portait des fruits de charité, il serait évident qu’elle n’a pas encore obtenu le pardon ; et si cette foi ne se montrait que par des fruits peu abondants, il deviendrait manifeste qu’il ne lui aurait été que peu pardonné, parce qu’elle aurait mal compris l’étendue des fautes auxquelles doit s’appliquer le pardon.
Bien pire que celui à qui il a été peu donné, est ce débiteur de 10 000 talents, c’est-à-dire plus de 30 millions de francs, un ministre haut placé, qui s’est rendu coupable de malversations scandaleuses. Enflé par la grâce imméritée qu’il obtient, il maltraite un de ses débiteurs ; par là il se prive de la miséricorde et retombe sous la sévérité du droit. Sa femme aussi et ses enfants devaient être vendus comme esclaves, ce qui montre que le pécheur entraîne fréquemment sa famille dans l’abîme du péché. La similitude des deux fils, dont le premier obéit en paroles et désobéit en fait, tandis que le second fait le contraire, pénètre plus avant dans les relations de famille. Il en est de même de cette perle des paraboles, où se déploie la miséricorde infinie du père en faveur du fils prodigue et de son frère aîné encore plus complètement perdu. Ici, pas plus que dans la similitude du débiteur des 10 000 talents, il n’est explicitement mentionné que l’amour du Père s’appuie sur la réconciliation, que la grâce règne par la justice, que les péchés ne sont pas simplement remis, mais effacés par une rançon. Une seule parabole ne saurait épuiser toute la vérité. Dans l’histoire du fils prodigue on peut dire que le Sauveur est caché dans le baiser que le père donne à son fils repentant.
Quelques similitudes sont à peine des similitudes, tant elles montrent clairement et directement l’exemple de diverses personnes dans leurs rapports avec Dieu. Il en est ainsi de cet homme riche, qui reconstruit ses greniers, sans penser à Dieu, et de ce Samaritain miséricordieux qui, par sa foi manifestée sans paroles, par une active charité, confond l’orthodoxie du sacrificateur et du lévite. Il en est encore ainsi de ce pharisien, qui en se louant soi-même met à néant les actions de grâces, par lesquelles il bénit Dieu, tandis que le péager contrit prie réellement et obtient la vraie justification.
Ici se place aussi la similitude de l’homme riche et du pauvre Lazare, très différente sous plus d’un rapport de toutes les autres. Il est surtout difficile de reconnaître à quel point la description des choses invisibles n’est qu’une comparaison, et jusqu’à quel point elle constitue un enseignement d’une valeur littérale. Ce qui étonne aussi à première vue, c’est la manière dont il est parlé de la vie terrestre, qui aboutit pour chacun de ces deux hommes à une fin si différente. Ne semble-t-il pas que le riche n’est condamné que parce qu’il était riche, et que Lazare ne devient participant de la béatitude, que pour avoir enduré sur la terre la misère et la pauvreté ?
Le simple fait que la sentence est prononcée par Abraham prouve qu’il n’en est pas ainsi. En effet, Abraham n’a pas été condamné pour ses grandes richesses, parce qu’étant riche en Dieu, il échappa au danger des biens terrestres.
La richesse est en effet un danger, et déjà le Psalmiste dit : Quand les richesses abonderont n’y mettez point votre cœur (Psaumes 62.11). Qui accorde une suffisante attention à cette parole du Seigneur : qu’il est difficile qu’un riche entre dans le royaume de Dieu ? Sans doute, ce qui importe n’est pas ce que nous avons dans nos mains, mais ce qui remplit le cœur ; c’est là ce que nous montre cette autre parole, par laquelle le Seigneur explique la première : Qu’il est difficile à ceux qui se confient aux richesses, d’entrer dans le royaume de Dieu ! (Marc 10.24) Voilà qui regarde le pauvre non moins que le riche, car la soif des richesses est un piège aussi bien pour celui qui n’a rien que pour celui qui possède de grands biens. Cette parole du Seigneur adressée aux disciples : Vous aurez toujours des pauvres avec vous, nous confirme le fait que cette ancienne vérité reste debout : Le riche et le pauvre se rencontrent ; celui qui les a faits l’un et l’autre c’est l’Eternel, et c’est l’Eternel qui les éclaire tous deux (Proverbes 22.2 ; 29.13). Par conséquent le Seigneur ne demande pas au pied de la lettre ce qu’il a exigé du jeune riche, qu’il voulait éprouver et qu’il destinait peut-être à la carrière apostolique. Tel autre, tout en ne disant pas que ce qu’il possède soit à lui en particulier (Actes 4.32), peut manifester cet esprit sous une autre forme. Des riches peuvent, en gardant leurs richesses, les employer de manière à se faire des amis. Ils peuvent se soumettre à la parole qui leur recommande de n’être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance dans l’instabilité des richesses, mais de la mettre dans le Dieu vivant, qui nous donne toutes choses abondamment pour en jouir : de faire du bien, d’être riches en bonnes œuvres, prompts à donner et à faire part de leurs biens, s’amassant ainsi pour l’avenir un trésor placé sur un bon fonds, afin d’obtenir la vie éternelle (1 Timothée 6.17-19). Abraham était un riche animé de ces sentiments. Mais l’homme riche de la similitude n’est pas un fils de la foi d’Abraham. Lui et Lazare nous sont montrés d’abord comme ils paraissent aux yeux des hommes qui ne voient que l’extérieur. Mais quand le voile est levé le juste jugement de Dieu se manifeste.
C’est un avertissement significatif que la similitude n’impute pas à ce riche de vices grossiers tels que la fraude ou l’avarice sordide. Ne met-il pas son argent en circulation et ne permet-il pas à Lazare de rester couché devant sa maison ? Il est vrai que ce second fait ne témoigne pas en faveur de la piété du riche et de son amour du prochain ; il est sans entrailles pour le misérable et il ne se fait pas d’amis par le moyen de ses richesses injustes ; quand même il ne met pas obstacle à ce que Lazare obtienne quelques miettes de pain, une pareille aumône n’a rien de méritoire. Tout en n’ayant pas de vices grossiers, il est un homme qui ne pense qu’à jouir de la vie et de ses biens sans nul égard pour Dieu ; c’est un homme haut placé et considéré, mais dont après tout on ne peut dire autre chose sinon qu’il a eu ses biens pendant sa vie. Or, Abraham n’a point fait cela. Aussi cet homme dans le lieu des tourments ne se plaint-il d’aucune injustice, car il sait qu’il n’a pas eu de repentance, et la dernière parole d’Abraham lui ôte même l’excuse de ne pas avoir été averti.
Bien différent est Lazare. Il est vrai que de même que le riche n’est pas formellement blâmé, Lazare aussi n’est pas glorifié à cause de sa vertu, car la gloire d’être vertueux n’est pas le fondement de l’espérance. Lazare est inconnu au monde ; sa piété n’est pas élevée aux nues comme lui méritant le royaume des cieux, mais elle est indiquée par son nom, duquel dérive la désignation de lazaret. C’est une chose significative, et qui ne se retrouve que dans cette seule parabole, que le pauvre méprisé du monde est nommé par son nom, tandis que le nom du riche n’est pas mentionné, mais livré à l’oubli. Ce nom de Lazare, qui est le même qu’Eléazar, signifie : Dieu vient en aide. Il désigne un homme qui acceptait les tribulations de la main de Dieu, sans murmure, sans envie ni impatience, qui attendait en silence le Dieu secourable, un homme dont le nom et dont la vie cachée n’étaient connus que du Seigneur.
Nous venons de passer en revue les similitudes du Seigneur, et nous y avons admiré une variété inépuisable de représentations de la vérité. Chaque comparaison a ses limites inévitables, au delà desquelles l’image cesse d’épuiser la réalité. C’est une chose d’autant plus admirable que de voir comment les similitudes sont agencées entre elles et se complètent l’une l’autre. D’un autre côté, une parabole peut offrir certains traits, qu’il ne faut pas interpréter d’une manière inintelligente ou arbitraire. Si dans la similitude du fils prodigue on veut à toute force expliquer ce que signifie le veau gras, cette interprétation est contre nature, comme celle qui prétend expliquer la mention des cinq frères de l’homme riche. Au surplus, les traits de cette espèce sont peu nombreux.
Les paroles du Seigneur sont au-dessus de tous les éloges qui pourraient leur être décernés au point de vue littéraire, et ses paraboles en particulier portent l’empreinte de la perfection de l’art. C’est que la suprême vérité est en même temps la beauté parfaite.
Il n’y a que la poutre dans l’œil, le chameau, qui ne passe point par le trou d’une aiguille, ou celui qu’avalent ceux qui coulent des moucherons qui soient selon nous des images contre nature. C’est par cela même qu’elles sont frappantes. Chacun trouve ces choses à la fois absurdes et impossibles dans le monde extérieur ; pourquoi donc les tenez-vous pour possibles dans le royaume de l’esprit ? Avec quelle facilité ne supportez-vous pas dans ce domaine ce qui pris littéralement vous paraît insensé ? Pour frapper son auditeur il emploie ici de préférence une forme qui manque de goût ; quand il s’agit d’impressionner les âmes à salut le sentiment artistique n’est pas l’arbitre suprême.
Il en est de même des cas où l’infirmité ou la corruption de l’homme sert d’image à la gloire de Dieu. De telles comparaisons produisent de l’effet par le contraste. Il est naturel qu’une pauvre femme prenne beaucoup de peine pour chercher une drachme perdue ; mais que Dieu, qui est immensément riche et qui pourrait se passer de nous, cherche des pécheurs perdus, voilà ce qui nous confond ; ce sont là les richesses de sa grâce ineffable. Si un père humain, qui est mauvais, ne donne pas facilement à son enfant une chose pernicieuse, comment pouvez-vous croire que le Père de toute miséricorde nous refusera le Saint-Esprit ? Si un soi-disant ami, malgré son égoïsme, est vaincu par l’insistance importune de son ami, si même un juge inique ne résiste pas aux instances d’une veuve, voulez-vous dans votre petite foi faire de Dieu un ami moins compatissant, un juge moins juste et un père moins zélé de la veuve et de l’orphelin ? Est-ce la faute du Seigneur, si sa venue vous surprend comme celle d’un larron qui entre dans une maison au milieu de la nuit ? N’est-ce pas plutôt votre faute, à vous qui donnez votre cœur à des biens qu’il est obligé de vous enlever ?
Mais ce n’est pas seulement le Seigneur, ce sont aussi les chrétiens qui sont comparés à des hommes, dont les actes ne sont rien moins que louables. Si ce n’est pas un délit punissable, ce n’est non plus une noble prudence que celle qui engage l’homme, qui a trouvé un trésor dans un champ à acheter ce champ sans dire pourquoi. Le chrétien agit de même sous l’inspiration d’une prudence de meilleur aloi, et il se garde bien de livrer son trésor.
Le contraste le plus complet entre l’image et la chose représentée se montre à nous dans la parabole de l’économe infidèle : elle dépeint admirablement la manière dont se comportent entre eux les hommes injustes. Or c’est ce trompeur effronté et paresseux que le Seigneur Jésus nous propose comme modèle ! N’y a-t-il pas de quoi nous faire rougir qu’il y ait dans ce fripon quelque chose qui fasse honte même aux chrétiens ? Quelle est cette chose ? C’est la prudence qui fait prendre promptement un parti à cet économe, et l’audacieuse résolution avec laquelle il sait s’assurer une position, si bien que même son maître le loue lorsqu’il a appris son stratagème. Comment cela est-il possible ? Découvrirons-nous quelque chose qui atténue la corruption de cet homme ? Nullement ! cette malice est aussi complète que possible, mais elle se distingue par la prudence extraordinaire qui s’y déploie, et qu’admire même le maître trompé. L’indignation d’avoir été trompé est dominée par l’admiration, et le besoin de louer une si merveilleuse habileté l’emporte dans le maître sur le regret que lui fait éprouver le préjudice qui lui est causé. Or c’est une telle prudence que les enfants du siècle estiment le plus. Quelle honte ne serait-ce pas, si ce trompeur était plus prudent pour assurer son avenir terrestre, que ne l’est le chrétien pour son avenir éternel ! C’est pourquoi, dit le Seigneur, ressemblez à cet économe, non pas dans son injustice, mais dans la sagesse des justes. Ressemblez-lui pour cette seule chose, et pour tout le reste faites le contraire de ce qu’il fit. Si par la grâce de Dieu vous êtes devenus des enfants de lumière, servez votre véritable maître avec cette résolution qui ne recule devant rien, et que cet économe déploya pour tromper son maître. En distribuant les biens du Seigneur, vous faites preuve de fidélité, en même temps que vous vous faites des amis avec les richesses, qui d’ordinaire sont acquises avec tant d’injustice, et qui sont des richesses injustes dès que vous y attachez votre cœur. En étant infidèles à Mammon, ce maître odieux et tyrannique, vous êtes fidèles à Dieu, votre véritable Seigneur. Pour se faire des amis avec les richesses, il faut donner encore autre chose que de l’argent ; on peut acquérir des esclaves avec de l’argent, mais celui-là seul se fait des amis, qui accompagne de charité un don extérieur. Les cœurs gagnés par ce moyen reçoivent le donateur dans les tabernacles éternels, d’après le principe en vertu duquel celui qui reçoit un prophète recevra une récompense de prophète, car le Seigneur considérera comme fait à lui-même, ce que nous aurons fait au moindre de ses frères. Par conséquent il n’y a plus ici d’incompatibilité entre la fidélité envers le Seigneur et la prudence qui a pour objet notre avenir heureux, car il y a ici un tout autre maître que celui de la parabole ; celui-ci agit d’après la loi de l’égoïsme, tandis que l’autre procède d’après celle d’une grâce éternelle. Infidèle et insensé est celui qui fait de Mammon son Dieu, tandis que celui-là seul est fidèle et prudent, qui accomplit la volonté du Seigneur, et qui le sert en aimant les frères. Ce n’est qu’ainsi que nous nous exerçons dans les petites choses qui sont à autrui, afin que les grandes choses qui sont à nous puissent nous être confiées. Que le Seigneur nous enseigne cette fidélité et cette prudence, et qu’il les récompense suivant sa grâce !