Tandis que le concile traitait avec tant de rigueur ceux qui mettaient son infaillibilité en cause, il perpétuait dans son sein des débats qui rendaient celle-ci très contestable.
La grande et sans cesse renaissante question de la supériorité des conciles sur les papes ou des papes sur les conciles amena une lutte violente entre le patriarche d’Antioche, qui plaidait pour les papes, et le cardinal de Cambrai (Pierre d’Ailly), infatigable champion des conciles.
« La puissance que Jésus-Christ a donnée au corps mystique de l’Église, disait le patriarche, réside tellement dans saint Pierre qu’elle se répand par lui dans tout le corps : Léon Ier l’affirme, Nicolas II, Grégoire Ier et d’autres sont d’accord sur ce point. C’est d’ailleurs une maxime de droit canon que le pape juge tout le monde et ne peut être jugé de personne, à moins qu’il n’erre dans la foi. — L’opiniâtreté dans le schisme est une hérésie, répondait intrépidement d’Ailly, et même une idolâtrie. Le pape, d’ailleurs, n’est-il pas jugé par un homme dans le tribunal de la conscience ? »
Entre d’innombrables témoignages qu’il tira des canonistes, des Écritures et de la nécessité, d’Ailly fit valoir, pour contester la toute-puissance du pape, le célèbre argument auquel les réformés eurent depuis sans cesse recours pour nier sa suprématie : il cita le concile de Jérusalem, où saint Paul, dit-il, osa résister en face à saint Pierre, quoique ce ne fût point dans un cas d’hérésie.
Cette grande question fut débattue par écrit à Constance entre les deux illustres adversaires ; car le concile l’avait tranchée par ses décrets antérieurs, et il se disposait à confirmer ceux-ci par l’acte le plus grave et le plus significatif, la déposition du pape ; mais il fallait d’abord achever de soumettre le prince qui avait prêté au pontife le secours de ses armes. Frédéric d’Autriche désespérant de ses forces, s’était abandonné lui-même avant d’être entièrement délaissé par la fortune, et ne reculait déjà plus devant aucun sacrifice pour acheter son pardon ; après avoir protégé la fuite du pape pour s’en faire un appui dans sa résistance, il allait le livrer pour gage de sa soumissiona. Il revint, dans ce but, à Constance.
a – Frédéric empêcha le pape de se sauver en France. — Muller, Hist. de la Suisse, lib. iii, chap. 1.
Le 5 mai, l’empereur avait réuni à un banquet, dans la grande salle du couvent des Cordeliers, les ambassadeurs italiens et un grand nombre de prélats des quatre nations. Il était assis au fond de la salle, lorsque le prince vaincu parut sur le seuil. Frédéric entra, conduit par le duc Louis de Bavière et l’électeur de Brandebourg, et fléchit trois fois le genou devant l’empereur. « Que demandez-vous ? dit Sigismond. — Puissant roi, répondit Louis de Bavière, le duc Frédéric, mon cousin, ici présent, implore votre royale clémence ; il est prêt à ramener le pape, mais il demande pour son honneur qu’aucune violence ne soit faite au Saint-Père. Frédéric confirma ces paroles et toucha l’empereur, qui lui tendit la main. Le duc remit à Sigismond tous ses domaines de l’Alsace et du Tyrol, pour les posséder à titre de suzerain, et prêta serment de fidélité. Puis l’empereur s’adressant aux témoins de cette scène : « Messieurs les Italiens, dit-il, vous savez le nom et la puissance des ducs d’Autriche ; voyez comme je les range, et apprenez ce que peut un roi des Allemands. »
Frédéric étant abattu, Jean XXIII devait tomber. Ce malheureux pape fuyait toujours de ville en ville devant les députés chargés de lui notifier la formule de cession rédigée par le concile. Il était enfin revenu à Fribourg, où il les reçut, essayant encore de temporiser en négociant.
Le concile comprit qu’il ne le réduirait que par la force ; il tint sa neuvième session au jour fixé pour sa comparution. Ce jour-là, des prélats, nommés à cet effet, appelèrent Jean XXIII à haute voix aux portes de l’église, et, personne ne répondant à cet appel, vingt-trois commissaires, parmi lesquels se trouvaient les cardinaux des Ursins et de Saint-Marc, furent désignés pour entendre les témoins à charge contre le pape.
Dans la session dixième, Jean XXIII fut déclaré contumax et suspendu de toute administration papale. Le concile statua qu’on ne pourrait dorénavant élire pour pape messire Balthazar Cossa, dit Jean XXIII, ni Pierre de Lune, auparavant nommé Benoît XIII, ni Angelo Corario, surnommé Grégoire XII ; défense fut faite à toute personne impériale, royale, cardinale ou pontificale, de désobéir à ce décret sous peine de damnation éternelle.
Les commissaires entendirent ensuite trente-sept témoins, dont douze évêques ; tous les autres étaient également des hommes de poids et d’une grande distinction. La liste des accusations sur lesquelles ces témoins furent entendus contenait soixante-dix faits dont il ne fut lu que cinquante en plein concile. On supprima les autres pour l’honneur du Saint-Siège et des cardinaux, et l’on peut juger des articles que l’on tint secrets par ceux que l’on osa produire. Ces derniers furent lus et examinés dans la onzième session, qui fut l’une des plus solennelles.
[On trouve la liste des crimes secrets du pape Jean XXIII dans divers manuscrits extraits par Von der Hardt, t. IV, p. 196, 228 et 248. Nous ne les révélerons point au lecteur ; nous dirons seulement que, parmi ces crimes dont les témoins déposèrent et sur lesquels le concile crut devoir jeter un voile, se trouve celui d’empoisonnement sur la personne du pape Alexandre V.]
L’empereur, les princes, les cardinaux et les ambassadeurs étaient présents ; le cardinal de Viviers présidait. La messe étant célébrée, l’évêque de Posnanie donna lecture des articles prouvés devant les commissaires, à l’exception de ceux que l’on avait résolu de supprimer. Jean XXIII fut ainsi publiquement convaincu de simonie et d’autres pratiques criminelles dans l’acquisition et l’exercice de ses charges, d’une affreuse tyrannie accompagnée de brigandages et de meurtres dans sa légation de Bologne, d’usurpation du pontificat par l’intrigue, de dissipation des biens de l’Église romaine et de ceux des autres Églises de la chrétienté. Il fut établi qu’en 1412 il avait envoyé en Brabant un marchand laïque avec pouvoir de lever les dîmes des revenus ecclésiastiques dans plusieurs diocèses, et de faire excommunier ou interdire par des subdélégués les personnes et les provinces qui refuseraient d’obéir ; qu’il avait permis à ce marchand de choisir à son gré, pour les personnes de l’un et de l’autre sexe, des confesseurs qui leur donnaient l’absolution générale moyennant une certaine taxe, et qu’il en avait ainsi tiré des sommes énormes. Il fut dit enfin, dans ces mêmes articles, que Jean XXIII était regardé de tout le monde comme l’oppresseur des pauvres, le persécuteur de la justice, l’appui des simoniaques, l’idolâtre de la chair, l’ennemi de toute vertu, le miroir de l’infamie, et que ceux qui le connaissaient n’en parlaient que comme d’un diable incarné ; d’où l’on conclut que Jean XXIII était un homme de col roide, un opiniâtre, un pécheur endurci et incorrigible ; qu’il était fauteur de schisme, et qu’il s’était rendu, comme tel, absolument indigne du pontificat.
L’évêque de Posnanie lut tous ces articles l’un après l’autre, avec les dépositions et les preuves à l’appui. Ils furent successivement admis par le concile. Les cardinaux y apposèrent eux-mêmes leur signature, et cinq d’entre eux furent désignés pour notifier au pape ce résultat, ainsi que sa suspension prononcée dans la précédente session.
Frédéric d’Autriche, qui de son défenseur était devenu son geôlier, l’avait amené de Fribourg au château fort de Ratolfcel, à deux lieues de Constance. Là, trois évêques délégués par le concile s’assurèrent de sa personne. Jean XXIII, abandonné à lui-même, ne résista point et ne montra plus qu’une insigne lâcheté. Saisi de douleur et d’effroi à la vue des délégués du concile, il affecta la contrition et les remords et refusa de lire l’acte d’accusation. Il se repentait de toute son âme, disait-il, d’être honteusement sorti de Constance ; il aurait voulu être mort et n’avoir point donné ce scandale ; il n’avait garde de s’opposer aux résolutions du concile, qu’il reconnaissait pour juste et pour infaillible. On pouvait lui envoyer sa sentence, il la recevrait avec soumission et la tête nue ; il était prêt à résigner sa dignité ; il implorait pour son honneur et pour sa personne la compassion du concile et de l’empereur.
Sur la demande du commissaire, Jean XXIII leur remit le sceau du pontificat, l’anneau du pêcheur et le livre des suppliques ; puis il écrivit à Sigismond une lettre ou la bassesse rivalise avec le mensonge.
Il rappelle à l’empereur qu’il a contribué à son élévation. « Je l’ai fait, dit-il, mon fils bien-aimé, à cause d’une prédilection toute particulière, toute désintéressée pour vous, et dont le plus haut prix serait un retour de tendresse de votre part… Tous mes vœux tendent vers vous comme étant, après Dieu, l’unique refuge de mes espérances. Nous vous adressons donc les plus ferventes prières, demandant amour pour amour. Nous vous conjurons, par les entrailles de la miséricorde divine, de vous souvenir de votre parole, dans laquelle nous avons mis tout notre espoir. Nous serons ainsi consolés dans notre abaissement… »
Il était trop tard : ce langage humble et soumis n’en imposa point à l’empereur. L’âme de Sigismond était aigrie par les injures multipliées et par les diffamations dont Jean XXIII s’était rendu coupable. « On vit alors, dit un contemporain, la confirmation de cette parole d’un historien de Rome : Qu’il y a peu de sûreté dans une majesté sans forceb, et l’empereur agit avec le pape comme il convenait à la dignité de César. »
b – Tite-Live.
Sigismond poussa le procès avec vigueur, et la douzième session, où le sort du pontife fut irrévocablement arrêté, s’ouvrit en sa présence. Tous les princes, les cardinaux, les ambassadeurs assistaient à cette session mémorable, qui se tint le 29 mai 1415. Durant la messe, la lecture de l’Évangile commença par ce redoutable passage : Voici venir le jugement du monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors (Jean 12.31). L’évêque de Lavaur se leva ensuite et donna lecture de la réponse de Jean XXIII aux délégués du concile ; puis l’évêque d’Arras, Martin Porée, lut l’acte de la déposition du pape. Les principales charges y étaient d’abord énumérées, et la sentence était formulée en ces termes : Le concile déclare Jean XXIII déposé et privé du pontificat ; il dégage tous les chrétiens du serment de fidélité envers lui… Il le condamne à demeurer dans quelque lieu convenable, sous la garde du sérénissime Sigismond, roi des Romains et avocat de l’Église, se réservant d’ailleurs de le punir de ses crimes selon les canons et selon la justice.
Le président répéta cette sentence au nom du collège des cardinaux ; quatre évêques la répétèrent après lui au nom des quatre nations, et tout le concile approuva en prononçant le placet. Les armes de Jean XXIII furent effacées ; son sceau fut rompu ; cinq cardinaux enfin furent désignés pour lui notifier sa déposition et l’exhorter à se soumettre, sous peine d’un châtiment plus rigoureux.
Ils se rendirent le lendemain à Ratolfcel, auprès de celui qui avait été Jean XXIII et qui n’était plus que Balthazar Cossa ; ils lui présentèrent sa sentence écrite, et lui demandèrent s’il y acquiesçait. Balthazar la reçut, la lut en silence, et demanda du loisir pour répondre. Deux heures après, il fit rappeler les cardinaux, et leur dit qu’après avoir attentivement lu et examiné la sentence du concile il l’approuvait et la ratifiait de science certaine, ajoutant qu’il acquiesçait à sa déposition. Il mit alors la main sur sa poitrine et jura en toute liberté et de son propre mouvement que jamais il n’apporterait le moindre obstacle aux décisions du concile, et qu’il renonçait absolument et de son plein gré au pontificat. « Plût à Dieu, dit-il, que je ne fusse jamais monté à ce faîte ! Depuis lors je n’ai pas connu un jour heureux. »
Le concile, redoutant ses intrigues, le rapprocha de Constance, et, trois jours après sa déposition, le pontife déchu fut transféré dans ce même château de Gotleben, où l’infortuné Jean Hus, arrêté par son ordre, languissait depuis six mois dans l’attente de son jugement et d’une mort assurée. Là, séparé des siens, privé de tous ses domestiques, à l’exception d’un seul, Balthazar tenta de renouer en secret avec quelques amis demeurés à Constance. Ceux-ci ne répondirent point, par prudence, et aussi parce que l’homme qui les implorait dans sa disgrâce avait, au temps de sa fortune, dédaigné leurs exhortations.
Quel contraste offraient alors les deux hommes prisonniers dans ces murs ! L’altier pontife, qui naguère refusait à toute autorité humaine le droit de juger le vicaire de Dieu, le voilà au pouvoir de ses ennemis, fléchissant sous leurs menaces, abandonnant les prérogatives de ce trône sur lequel il s’était assis, et pour lesquelles l’honneur et la foi lui commandaient de mourir ; le voilà sans appui en lui-même contre les disgrâces extérieures, se rachetant d’une dure captivité par des concessions plus lâches encore que ses aveux, reconnaissant des lèvres, dans un pouvoir rival, ce privilège d’infaillibilité que les successeurs de Pierre n’attribuaient alors qu’à eux-mêmes ; le voilà abattu, désespéré, trahissant d’amers regrets plutôt que des remords, s’humiliant par terreur devant les hommes plus que devant Dieu, rempli de sollicitude bien davantage pour les misérables restes de sa vie temporelle que pour l’état de son âme dans l’éternité, et plus accablé cent fois de sa propre infamie que de ses fers.
A quelques pas de lui et sous les mêmes verrous, un autre homme, un simple prêtre opposait à ses ennemis, dans le seul intérêt de la vérité, une fermeté inébranlable ; il refusait de s’avouer coupable de quelques erreurs dont on l’accusait, parce que cet aveu, disait-il, eût été un mensonge, et aussi parce que ses disciples y trouveraient une occasion de scandale et de chute. La vie de cet homme est pure, et cependant ses péchés l’inquiètent plus que ses périls ; il se préoccupe de son âme, de ses disciples, de ses amis, de Dieu surtout ; c’est Dieu seul qu’il implore dans sa détresse : s’il résiste, s’il refuse un lâche aveu, le sort qu’on lui réserve sera une mort lente, effroyable ; et il résiste, il espère encore ; son âme est forte, car Dieu est son espérance et sa force ; et maintenant que la destinée le rapproche de son persécuteur et semble les mettre de niveau, il s’élève, il le domine de toute la hauteur de sa vertu, et, par elle, ils sont plus séparés, plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne l’ont jamais été par la dignité extérieure et par la puissance.
L’histoire ne dit pas s’ils se sont vus alors, et il est présumable que l’oppresseur, dans son humiliation, évita les regards de l’opprimé ; mais il ne put lui cacher sa disgrâce. Jean Hus, dans ses lettres à ses amis, épanche librement tout ce que lui suggèrent les crimes dévoilés de Jean XXIII et leur châtiment ; il en tire avantage pour ses doctrines. « Courage, dit-il ; répondez à ces prédicateurs qui vous prêchent que le pape est Dieu sur la terre ; qu’il peut vendre les sacrements, comme le disent les canonistes ; qu’il est la tête de l’Église en l’administrant saintement ; qu’il est le cœur de l’Église en la vivifiant spirituellement ; qu’il est la source d’où jaillit toute vertu et tout bien ; qu’il est le soleil de la sainte Église, l’asile assuré où il importe que tous les chrétiens trouvent leur refuge. Voici que déjà cette tête est comme tranchée par le glaive ; déjà ce Dieu terrestre est enchaîné ; déjà ses pieds sont dévoilés ; cette source jaillissante est tarie ; ce divin soleil s’est obscurci ; ce cœur a été arraché et flétri pour que personne n’y cherche un asilec. »
c – Lettres de Jean Hus, 2e série, lettre 47.
Jean Hus fait ensuite un retour sur la cruelle persécution à laquelle il est lui-même en butte, et sur la corruption de ses juges, et laisse échapper l’indignation qui remplit son âme. « Le concile a condamné son chef, sa propre tête, pour avoir vendu les indulgences, les évêchés et toutes choses ; mais, parmi ceux qui l’ont condamné, se trouvaient beaucoup d’évêques qui ont fait eux-mêmes cet indigne trafic… O hommes corrompus ! que n’ont-ils d’abord arraché la poutre de leur œil … Ils ont dit anathème au vendeur et ils l’ont condamné, et eux-mêmes sont les acheteurs… Ils ont donné la main à ce pacte et ils sont impunis ! … Pourquoi les cardinaux l’ont-ils fait pape et ont-ils souffert qu’il trafiquât des choses saintes ? … Pourquoi aucun d’eux n’a-t-il osé lui résister avant sa fuite ? Ils le craignaient alors comme leur père très-saint ; mais quand, avec la permission de Dieu, le pouvoir séculier s’est emparé de lui, ils ont conspiré, ils ont résolu qu’il n’échapperait pas à la mort… »
Jean Hus dit dans une autre lettre (18) : « Vous savez ce que sont ces princes spirituels qui se disent les vrais vicaires du Christ et de ses apôtres, qui se proclament la sainte Église et le très-sacré concile, qui ne peut faillir, et qui cependant a failli en adorant Jean XXIII, en fléchissant les genoux devant lui pour baiser ses pieds, et en l’appelant très-saint lorsqu’il le savait homicide, impur, simoniaque et hérétique, ainsi qu’il l’a déclaré dans l’arrêt qui le condamne… Que Dieu pardonne à Stanislas, à Paletz et à leurs confrères en science, car c’est ainsi qu’ils ont désigné le pape, dans la sentence qu’ils ont rendue… Et maintenant la chrétienté est sans pape ; elle a Jésus-Christ pour le chef qui la dirige, pour le cœur qui la vivifie par la grâce, pour la fontaine qui l’arrose des sept dons de l’Esprit-Saint, pour le refuge à jamais suffisant et impérissable auquel j’ai recours dans mon infortune, et dans la ferme espérance que là je trouverai toujours direction, assistance, vivification suffisante, et que Dieu me comblera d’une joie infinie en me délivrant de mes péchés et de cette vie misérable… Heureux donc ceux qui, en observant sa loi, reconnaissent et détestent la vaine pompe, l’avarice, l’hypocrisie des ennemis du Sauveur, et qui attendent, dans la patience, la venue du souverain juge et de ses anges ! »
Note E
L’excellent recueil que M. Frédéric Perthes publie à Hambourg sous le titre de Revue des études et critiques de théologie a inséré en 1837 l’extrait d’un précieux manuscrit inédit de Pierre Maldoniewitz, ami de Jean Hus, et secrétaire de son zélé défenseur, le comte de Chlum. Ce manuscrit, qui appartient aujourd’hui à la bibliothèque du musée des États de Bohême, était alors en la possession du docteur Lehman, de Berlin ; il a été communiqué au public sous le titre suivant :
accusation judiciaire et défense de maître jean hus à prague, avant son départ pour constance.
J’ai reconnu et je crois pouvoir démontrer que ce titre est l’erreur d’un copiste, et qu’il est impossible qu’il soit authentique, l’événement qu’il suppose n’ayant jamais eu lieu.
Cette opinion, que la première lecture de l’écrit a fait naître en moi, et qui s’appuie sur des documents de l’histoire contemporaine d’une authenticité incontestable, a été depuis confirmée par l’étude très attentive de la correspondance de Jean Hus, que j’ai traduite, et que je viens de publier en langue française. Je puis affirmer que ces fragments inédits découverts à Prague ne sont point la défense verbale de Jean Hus, dans cette ville, avant son départ pour Constance, mais qu’ils sont l’acte même d’accusation rédigé durant sa captivité par ses ennemis, et auquel sont jointes les réponses qu’il fit de sa propre main, dans sa prison, avant de paraître devant le concile.
Nous voyons, en effet, dans la relation de la vie de Jean Hus, écrite par un contemporain et conservée dans le recueil de ses œuvres, et aussi dans les autres historiens de cette époque, comme dans les pièces relatives à sa vie et recueillies dans la collection du docteur Von der Hardt, que, loin de consentir à un débat juridique avant le départ de Jean Hus pour Constance, le clergé fit tous ses efforts pour l’empêcher. Il obtint, il est vrai, de l’évêque de Nazareth, grand-inquisiteur, un certificat attestant qu’il n’était coupable d’aucune hérésie, et, peu de jours après, comme il demandait avec instance qu’il lui fût permis d’établir publiquement son innocence devant l’assemblée du clergé, l’archevêque de Prague lui rendit verbalement le même témoignage que l’évêque de Nazareth ; mais sa demande fut rejetée, et nous ne voyons nulle part qu’une enquête publique ait été ouverte, avec débats contradictoires, jusqu’au jour où Jean Hus quitta Prague pour se rendre à Constance. Ses ennemis cependant ne s’endormaient pas ; ils recueillirent, soit pendant son séjour, soit après son départ, une foule de dépositions écrites, signées de plusieurs personnes en crédit.
Cette liste de témoignages est reproduite dans le manuscrit de Maldoniewitz, et elle correspond exactement à celle qui fut présentée à Jean Hus dans sa prison ; on y trouve appuyées des mêmes noms les accusations auxquelles il eut à répondre à Constance, d’abord par écrit, puis devant le concile.
Les historiens de Jean Hus nous apprennent qu’un supplément fut ajouté par Michel Causis à cet acte accusateur, et nous retrouvons encore ce supplément dans les fragments du manuscrit découvert à Prague. Plusieurs personnes ont pu être induites en erreur par quelques réponses dans lesquelles Jean Hus semble s’adresser à un interlocuteur présent, comme dans celle qu’il fit à la déposition d’André Broda : Ostende, iniquus testis, in quibus sermonibus scripsi quod papa Bonifacius sit hæreticusd. Cette façon de s’exprimer est une figure de langage qui se rencontre fréquemment dans la bouche des hommes habitués à parler en public. Un peu plus loin d’ailleurs, au-dessous de cette réponse, et dans les mêmes fragments, on trouve les lignes suivantes, qui suffiraient pour ôter toute incertitude sur les circonstances que ces fragments rappellent : J’ai consigné ici les articles rédigés contre moi par Michel, jadis curé de Saint-Adalbert, et qui est appelé Michel de Causis dans le libelle produit contre moi, Hus. J’y ajoute une réponse, afin que mes proches ou mes amis ne s’imaginent point que j’ai soutenu de semblables articles. Au-dessous de ces lignes Jean Hus écrivit la série d’accusations portées contre lui comme ayant professé les opinions de Wycliffe ; à la plupart il se borne à répondre : mentitur (il ment), et il termine par ces mots : Voilà les très graves articles faussement produits contre moi dans l’écrit de Michel, dont le mensonge sera jugé par le juge de toute justice.
d – Prouve, méchant témoin, dans quels sermons j’ai écrit que le pape Boniface est hérétique.
A défaut d’autres témoignages, ces mots seuls établiraient le caractère véritable du manuscrit inédit de Maldoniewitz découvert à Prague. La correspondance de Jean Hus fournit à ce sujet de nouvelles preuves ; dans plusieurs lettres il rappelle le fait et le confirme. Ils écrivent, dit-il, contre moi tant d’articles et tant de faussetés que j’ai assez à faire de leur répondre dans ma prison. Dans une lettre suivante, Hus dit : J’ai passé presque toute la nuit dernière à répondre par écrit aux articles que Paletz a rédigés. Et plus loin il ajoute : Faites que l’empereur demande les réponses signées de ma main, celles que j’ai faites aux articles de Wycliffe et à ceux qu’on m’impute à moi-même ; que ces réponses soient copiées, mais qu’on ne les montre pas plus qu’il n’est nécessaire, et que les copies n’en soient pas trop multipliées, afin que les articles demeurent bien distincts. Il dit ailleurs : Après avoir écrit mes réponses aux quarante-cinq articles de Wycliffe et à ceux qu’on m’objecte à moi-même, j’ai écrit de ma main une protestation par laquelle je déclare que je veux paraître devant tout le concile, et y rendre raison de ma foi, et aussi les réponses que j’ai écrites dans ma prison et sans le secours d’aucun livre.
Enfin, dans sa lettre 27, Hus dit encore : J’ai protesté par écrit en présence du notaire, j’ai adressé aussi à tout le concile une supplique que j’ai montrée au patriarche, et dans laquelle je demande qu’il me soit accord de répondre séparément sur chaque article, comme j’ai répondu en particulier et par écrit.
Par tout ce qui précède je crois avoir démontré, jusqu’à l’évidence, que le manuscrit de Maldoniewitz, publié dans la Revue des études et critiques de théologie, a été à tort intitulé Accusation judiciaire et défense de Jean Hus, à Prague, avant son départ pour Constance, et que son titre véritable est celui-ci : Dépositions des témoins entendus contre Jean Hus, et réponses qu’il leur a faites de sa propre main dans sa prison, à Constance.
Note F
Aucune mauvaise raison n’a été oubliée par les écrivains catholiques pour justifier la conduite du concile et de l’empereur envers Jean Hus. Lhomond et l’abbé Frayssinous ont soutenu, l’un et l’autre, que le sauf-conduit de Sigismond n’avait été donné à Hus que pour le protéger sur sa route, afin qu’il pût arriver à Constance, et nullement pour le garantir du châtiment. Tous deux ont refusé de lire, ou ont oublié ces mots si précis du sauf-conduit, et rapportés dans tous les monuments contemporains, cette invitation faite à tous de laisser Jean Hus librement et sûrement passer, demeurer, s’arrêter et retournere. L’historien Maimbourg, non moins prévenu, n’a point contesté ce fait ; écrivant l’histoire particulière de cette époque, il lui était impossible de le dissimuler, mais il a eu recours à d’autres arguments pour en affaiblir les conséquencesf. Il reconnaît que l’empereur a signé le sauf-conduit un mois avant l’arrivée de Hus à Constance, mais il s’efforce de prouver que celui-ci n’en était pas encore porteur lorsqu’il entra dans cette ville.
e – Lhomond, Hist. de l’Église, édit. de 1826, Paris, p. 366. — Frayssinous, Défense du Christian. — La religion vengée du reproche de fanatisme.
f – Hist. du grand schisme d’Occident, liv. v.
[Maimbourg ne donne pour preuve de cette assertion qu’un passage d’une lettre de Hus où celui-ci parle d’un sauf-conduit qui lui manquait en venant à Constance. Le sauf-conduit qu’il n’avait pas était celui du pape. Maimbourg oublie sciemment les divers passages des lettres de Hus où il est dit qu’il apportait avec lui le sauf-conduit de l’empereur, et que ses amis en informèrent le pape et les cardinaux aussitôt après son arrivée.]
Il rappelle ensuite un fait, rapporté par Dacherius et par Reichental : Hus, s’il faut croire ces auteurs, se voyant inquiété à Constance, et craignant d’être arrêté, essaya de fuir. Maimbourg voit dans cette tentative, d’ailleurs peu prouvée, un acte qui justifiait la violation du sauf-conduit de Hus ; il en conclut qu’on eut. raison de l’enfermer. Il justifie de même son supplice. « Hus, dit-il, ayant déclaré qu’il se soumettrait aux peines que mérite un hérétique si le concile pouvait le convaincre d’hérésie, et ayant manqué à cet article sur lequel était fondé le sauf-conduit, celui-ci devait être annulé. »
Il est impossible d’entasser en moins de mots plus d’erreurs et de sophismes pour justifier un fait injustifiable. En admettant, ce qui est faux, que Jean Hus ne portât point sur lui le sauf-conduit de l’empereur, qu’il reçut en route, il n’était pas moins reconnu que Sigismond l’avait accordé, et cela devait suffire pour assurer à Hus une protection efficace. Après son arrivée il fut effrayé des dispositions hostiles qu’il rencontra, et tenta de fuir : l’événement prouva trop qu’il avait bien jugé, et si on fut en droit de restreindre sa liberté, pour l’obliger à répondre sur sa doctrine, comment s’est-on cru plus tard dégagé de la promesse donnée de le laisser retourner librement ? Hus ne viola point lui-même sa parole en refusant de se soumettre à la sentence du concile ; lorsqu’il avait déclaré, deux mois avant son départ, qu’il s’y soumettrait, il y avait mis pour condition qu’il serait convaincu, et convaincu par l’Écriture. Le concile refusa toute discussion sur cette base. Hus fut donc libre de ne point souscrire à sa condamnation, et en n’y souscrivant pas il ne manqua lui-même à aucun engagement. Enfin, si le sauf-conduit n’eût été accordé, comme le dit Maimbourg, qu’à la condition que Hus se soumettrait, ce même sauf-conduit en aurait fait mention, et il ne s’y trouve pas un mot à ce sujet.
Les adversaires de Jean Hus, au concile, ne s’arrêtèrent point à de si misérables subterfuges ; ils déclarèrent simplement que le sauf-conduit était sans valeur, parce qu’on n’est pas tenu de garder sa foi à un hérétique, et parce que le concile pouvait dégager l’empereur de sa parole.
Ainsi, pour justifier le traitement barbare infligé à Jean Hus, il faut ou s’appuyer, comme firent jadis ses ennemis, sur une doctrine profondément immorale, ou déguiser la vérité, comme font aujourd’hui ceux qui ne croiraient pas que l’Église pût subsister s’ils n’établissaient à tout prix qu’elle ne peut faillir !
Note G.
Manuel Chrysolore est cité avec honneur à la tête des Grecs savants qui portèrent en Italie la langue d’Athènes et y rouvrirent les sources de l’érudition. Il descendait d’une de ces anciennes familles de Rome qui accompagnèrent l’empereur Constantin à Constantinople. Sa naissance, son caractère et son rare savoir firent de lui un des personnages les plus considérables de son temps. Il fut employé par plusieurs souverains dans des négociations importantes et difficiles. L’empereur grec Jean Paléologue le chargea de solliciter pour lui, contre les Turcs, le secours des puissances de l’Europe. Chrysolore se fixa ensuite en Italie ; il ouvrit une école à Florence, puis à Milan, où l’attira le duc Jean Galéas. Les troubles qui éclatèrent en Lombardie le forcèrent à en sortir, et il vint à Rome, où l’appela son élève Léonard Arétin, secrétaire de Grégoire XII. Il est présumable qu’il retourna ensuite dans sa patrie, et on le retrouve plus tard à Paris, chargé d’une mission auprès du roi Charles VI, par l’empereur Manuel Paléologue. Il fut député quelque temps, après par Jean XXIII auprès de l’empereur Sigismond, et associé au cardinal de Chalant et à Zabarelle, cardinal de Florence, légats du pontife, pour déterminer, de concert avec l’empereur, la ville où s’assemblerait le concile, et le résultat de cette négociation fut, comme on l’a vu, le choix de Constance. Il suivit Zabarelle dans cette ville, et il ne le quitta plus ; il y mourut le 15 avril 1417, et devança de peu le cardinal dans la tombe. L’épitaphe de Chrysolore nous apprend qu’il était réputé par tous digne d’obtenir le souverain pontificat. La voici, telle qu’on la lisait, il y a peu d’années, et qu’on la lit peut-être encore dans l’église des Dominicains :
Ante aram hanc situs dominus Manuel Chrysoloras, miles Constantinopolitanus, ex vetusto genere Romanorum qui cum Constantino imperatore migrarunt, vir doctissimus, prudentissimus, optimus, qui tempore generalis concilii Constantiensis obiit, ea existimatione ut ab omnibus summo inter mortales sacerdotio dignus haberetur, die apr. Conditus est apud Dominicos.
A côté de cette épitaphe on inscrivit en lettres d’or des vers composés par Æneas Sylvius en l’honneur de Manuel Chrysolore.
Note H
Dans le sixième livre de l’Histoire du Concile de Constance, par Lenfant, on trouve la dissertation suivante au sujet de la Rose d’or : « Selon Théophile Reynaud, cette coutume est très ancienne dans l’Église, et il est difficile d’en marquer l’origine et le premier auteur. Quelques-uns en rapportent l’institution au ve siècle, d’autres au ixe. Il est certain que les papes avaient depuis longtemps pris l’habitude de consacrer une rose le dimanche de Lætare, trois semaines avant Pâques. Henri de Sponde nous apprend que Pierre de Blois, célèbre au xie siècle, fait mention de cet usage, et en donne la raison mystique dans quelques-uns de ses sermons. »
« Jacques Ricart, chanoine de Saint-Victor, à Paris, dans ses notes sur l’Histoire d’Angleterre, écrite par Guillaume de Newborough, sur la fin du même siècle, donne l’extrait suivant d’une lettre d’Alexandre III à Louis le Jeune, roi de France, en lui envoyant la rose d’or : « Nous suivons, dit ce pape, la coutume de nos prédécesseurs, qui portaient dans leur main une rose d’or, le dimanche de Lætare ; nous avons cru ne pouvoir la présenter à personne qui la méritât mieux que Votre Excellence, à cause de sa dévotion extraordinaire pour l’Église et pour nous-mêmes. » Le même auteur parle d’un sermon qu’Innocent III prononça à pareil jour sur le mystère de la rose d’or, où ce pape dit que cette rose était composée d’or, de musc et de baume, et que le musc joint à l’or par le moyen du baume représente trois substances qui se trouvent en Jésus-Christ, savoir : la divinité, le corps et l’âme.
« Aucun auteur ne s’explique plus amplement sur les raisons mystiques de la rose d’or que Guillaume Durand, scolastique du xiiie siècle. Le jour où l’on entre dans la mi-carême, dit-il, le pape, lorsqu’il va à l’église, et lorsqu’il en revient, porte une rose d’or qu’il montre à tout le peuple pour l’encourager à supporter les austérités du carême ; car tout ce jour-là est destiné à la joie dont la rose est l’emblème par sa couleur, son odeur et son goût : sa couleur inspire la joie, son odeur fait plaisir et son goût fortifie. Cette rose dans la main du pape désigne la joie du peuple d’Israël à la vue de sa délivrance de la captivité de Babylone. Après avoir consacré la rose, le pape en fait présent à quelqu’un des plus grands seigneurs qui se trouvent à cette époque à sa cour, etc. »
Il paraît que ce qui n’était d’abord qu’une cérémonie religieuse devint dans la suite un acte d’autorité par lequel les papes, en donnant la rose d’or aux rois, les reconnaissaient pour tels, et les princes acceptaient avec plaisir cette sorte d’hommage dont ils auraient pu se passer. Henri VIII reçut avec reconnaissance la rose d’or du pape Jules II et de Léon X, dont ensuite il secoua le joug.
Note I
Deux auteurs présents au concile, le chanoine Reichental et Gebhard Dacher, rapportent que Jean Hus voulut prendre la fuite avant d’être arrêté. Voici comme Lenfant rapporte ce fait d’après Reichental, dans son Histoire du Concile de Constance. « Jean Hus, dit-il, aurait résolu de s’enfuir au mois de mars 1415. Afin d’exécuter ce dessein, il prit un pain et une bouteille de vin, et s’alla cacher le matin dans un chariot de Henri de Latzemboch, qu’on avait préparé pour chercher du foin dans quelque village. A l’heure du dîner, Latzemboch, à qui Jean Hus avait été confié, ne le voyant point, demanda inutilement où il était ; personne ne lui en donna des nouvelles. Alarmé de cette absence, il courut en avertir le consul, qui fit aussitôt fermer les portes de la ville et commander des archers pour aller poursuivre le fugitif. Comme on se préparait à cette poursuite, Jean Hus, ayant été trouvé caché dans le chariot, fut conduit à cheval, avec son chapelain et plusieurs Bohémiens qui étaient aussi à cheval, par Latzemboch lui-même, au palais du pape. Jean Hus, s’étant aperçu qu’on parlait de le mettre en prison, descendit de cheval dans l’espérance de se sauver à la faveur de la foule prodigieuse de monde qui s’était attroupée à ce spectacle ; mais les soldats devinant son dessein, on l’enferma sous bonne garde dans le palais pontifical. Reichental ajoute que Sigismond aurait bien voulu alors le faire mettre en liberté, tant pour son propre honneur, parce qu’il lui avait donné un sauf-conduit, que de peur d’irriter Wenceslas, son frère, et les Bohémiens, mais que, les docteurs lui ayant fait entendre qu’il n’est pas permis de donner un sauf-conduit à un hérétique, il se soumit à cette décisiong. »
g – Lenfant, Hist. du Concile de Constance, livre Ier
Lenfant ajoute que l’historien Dacher rapporte ce fait de la même manière que Reichental. Naucler et l’abbé Trithème, qui ont écrit environ un siècle après le concile, parlent aussi de l’évasion de Jean Hus ; Jean Cochlée la rapporte dans son Histoire des Hussites, en se fondant sur l’autorité de Reichental ; tous les auteurs modernes enfin, Maimbourg, Varillas et autres, ont puisé cette même anecdote dans l’histoire de Jean Cochlée.
Après avoir montré toute la gravité du témoignage de Reichental, sur lequel s’appuient tous ceux qui parlent de l’évasion tentée par Jean Hus, Lenfant énumère les nombreuses preuves qui tendent à l’infirmer. Les actes du concile ne font aucune mention du fait, et, s’il eût eu lieu, ils l’auraient sans doute rappelé comme un prétexte à l’arrestation de Jean Hus. D’autres auteurs contemporains, dont plusieurs étaient présents au concile, n’en ont rien dit non plus ; l’ancien historien de la vie de Hus, Thierry de Niem, Léonard Aretin, Jacques Piccolomini, Vrie, Æneas Sylvius, se taisent sur ce point, et cependant ces derniers ont saisi avec empressement tout ce qui pouvait jeter de la défaveur sur Jean Hus ou excuser ses ennemis. Ceux enfin qui ont assigné une date à l’évasion présumée de Jean Hus indiquent le 23 mars 1415. Or, tous les auteurs originaux du temps attestent qu’il fut arrêté à la fin de novembre 1414 et qu’il n’eut plus depuis lors aucune liberté. Reichental dit qu’il fut renfermé dans le palais du pape, et Cochlée ajoute qu’il fut conduit au pape lui-même. Or le pape n’était plus à Constance ; il s’était évadé le 20 mars. Il en résulte que rien n’est moins prouvé que l’évasion de Jean Hus, qui d’ailleurs eût été justifiée par les circonstances. Ce fait n’est établi que sur le témoignage de Reichental et de Dacher ; on sait que ces auteurs ont écrit de concert en se communiquant leurs mémoires, et il est présumable que, travaillant de longues années après la clôture du concile, ils auront donné comme un fait authentique une anecdote fondée sur quelque tradition populaire.
Note K
Le cardinal de Brogni (Jean Allarmet) s’éleva, du rang le plus bas au faîte des grandeurs humaines. Il naquit en 1342 d’une famille de pauvres paysans du village de Brogni, près d’Anneci, sur la route de Genève, et fut porcher dans son enfance. Il gardait son troupeau, lorsqu’un jour des religieux qui allaient à Genève lui demandèrent leur chemin. Frappés de sa physionomie vive et spirituelle, ils lui proposèrent de les suivre à Genève, où ils lui donneraient le moyen d’étudier. L’enfant accepta et courut aussitôt acheter pour le voyage une paire de souliers. Comme il lui manquait six deniers pour compléter le prix, le cordonnier lui fit crédit de cette petite somme, dans l’espoir d’être payé, dit-il, lorsque le pauvre enfant serait devenu cardinal. Arrivé à Genève, Jean de Brogni s’appliqua avec ardeur à l’étude et fit de rapides progrès ; il se rendit ensuite à Avignon, où siégeait Clément VII ; il y étudia le droit canonique sous des professeurs renommés, fut reçu docteur, et acquit une telle réputation qu’on le consultait de toutes parts. Informé de son mérite et de ses talents, Clément VII lui confia l’éducation d’Humbert de Thoire, son neveu, et bientôt après, charmé des progrès du jeune homme, il combla l’instituteur de ses bienfaits ; il le nomma cardinal, lui donna l’évêché de Viviers, et ensuite l’archevêché d’Arles. Benoît XIII, successeur de Clément VII, nomma Jean de Brogni évêque d’Ostie ; Alexandre V enfin mit le comble à sa fortune en joignant à toutes ses dignités celle de chancelier de l’Église romaine.
Le nouvel évêque d’Ostie fut cependant toujours nommé cardinal de Viviers, du nom de son premier évêché. Il s’honora par son intégrité autant que par son savoir, et il consacra une grande partie de ses revenus à des actes de charité et à des objets d’utilité publique. Il avait soixante-douze ans à l’époque de l’ouverture du concile de Constance, et, quoique ses mœurs fussent simples et modestes, la grandeur de son train donne l’idée de la magnificence avec laquelle vivaient les prélats et les cardinaux de ce siècle. Jean de Brogni, dit l’historien Reichental, témoin oculaire, se rendit au concile en riche équipage, avec une escorte de quatre-vingt-trois cavaliers. Il présida constamment cette illustre assemblée pendant la vacance du Saint-Siège, il y montra un grand zèle pour l’extinction du schisme et de l’hérésie. Après la clôture du concile, ce cardinal suivit Martin V à Rome, et le pape le transféra de l’archevêché d’Arles, qu’il administrait encore, à celui de Genève, dont le revenu était fort inférieur, de Brogni consentit néanmoins avec joie à cette translation, qui le ramenait dans sa vieillesse au pays où il était né. Son grand âge ne lui permit pas, cependant, de prendre en personne possession de son nouveau siège ; il mourut à Rome en l’année 1426, mais il voulut être enterré à Genève, dans la chapelle des Machabées, qu’il avait fondée.
Jean de Brogni ne rougit jamais de l’obscurité de sa naissance ; dans cette même chapelle où son corps repose, il se fit peindre jeune, gardant pieds nus des pourceaux sous un chêne, et, pour perpétuer davantage le souvenir de l’aventure à laquelle il devait son élévation, il fit représenter tout autour, sur les murailles de la chapelle, des pourceaux, des glands et des feuilles de chêne. Il paya généreusement sa dette au cordonnier de son village, en lui donnant la charge de maître d’hôtel dans sa maison, et prouva mieux encore par ses aumônes qu’il n’oubliait pas son humble condition. Il fonda l’hôpital d’Anneci, soutint des manufactures pour habiller des indigents de leurs produits, dota beaucoup de jeunes filles, et, dans les derniers temps de sa vie, il nourrit régulièrement trente pauvres chaque jour. Il voulut, par son testament, que cette œuvre de charité fût continuée une année entière après sa mort. Il avait atteint la plus haute fortune ; lorsqu’il revit le pays de sa naissance, le village de Brogni, il fit réunir tous les vieillards du lieu, et les fil asseoir à sa table ; enfin, par une foule d’œuvres et par de touchants procédés envers les pauvres, il parut avoir à cœur de montrer qu’il se souvenait qu’il avait été indigent comme eux.
Le cardinal de Viviers s’est-il montré favorable à Jean Hus ? On a été induit à le croire par les titres de quelques lettres du martyr bohémien. On a oublié que ces titres ne furent point écrits par Hus ; ils sont attribués à Luther, qui lui-même a pu être abusé par le témoignage que rend Hus à Jean Cardinal dont il parle, comme lui voulant du bien. Jacques Lenfant, dans son histoire du Concile de Constance, a clairement établi que celui dont parle ainsi Jean Hus, n’était pas le cardinal Jean de Brogni, mais un docteur nommé Jean Cardinal, ami de Jean Hus, et qui acquit de la célébrité après sa mort. Luther, frappé de ce passage, aura sans doute, en composant les titres des lettres de Hus, confondu le docteur Jean Cardinal avec le président du concile. Aucune preuve solide n’établit que Jean de Brogni, qui se distinguait entre les plus illustres membres du clergé par ses vertus et par son savoir, ait montré plus qu’aucun d’eux du respect pour la sincérité des convictions religieuses en dehors de son Église.