Collaboration bénie. — Se lever matin. — Visites à domicile. — Pas de découragement. — La jetée d’East-London. — Aux cuisines royales. — Aux Mafoulos. — L’inondation. — Samata. — Voyage à Séchéké. — Arrivée d’un renfort. — Menacé de cécité. — L’œuvre progresse. — Retour du roi. — Mort de Mme Adolphe Jalla. — Il faut des hommes. — Départ pour le Sud. — Au Cap. — Au Lesotho. — A Léribé. — Nathanaël Makotoko. — Johannesburg. — Boulawayo. — Aux Chutes. — A Séchéké. — Un voyage désastreux. — Enfin à Léalouyi !
« La vie, pour nous, a repris son cours à Loatilé. Nous sentons plus que jamais qu’il faut travailler pendant qu’il fait jour. Et le travail prend un aspect bien solennel, je vous assure, pour celui qui voit le soir arriver, le soleil descendre rapidement et toucher à l’horizon. Du reste, il n’y a rien de mélancolique dans un coucher de soleil. C’est le ciel qui s’entr’ouvre et la gloire de la grâce qui inonde l’âme de l’enfant de Dieu et qui l’enlève — comme le chariot de feu du prophète — jusque dans le sein du Père. Et on appelle ça… la mort. »
« Est-il nécessaire de vous dire que les chères demoiselles qui vivent à ma table sont aux petits soins, font tout ce qu’elles peuvent pour moi ? Je me demande combien de temps durera cette collaboration bénie. Je suis reconnaissant de ce que j’ai et je laisse à Celui qui sait ce dont nous avons besoin, le soin de pourvoir à l’avenir. »
« Souvent il est bien difficile à un missionnaire de s’asseoir un moment pour écrire des lettres. S’il ne veut pas être dérangé, il faut qu’il se lève de très bonne heure, quand tout le monde dort et que personne ne peut venir frapper à sa porte. J’en connais un qui se lève toujours à 3 heures du matin et jamais plus tard que 4 heures. Je ne vous dis pas de faire comme lui, non ; mais, quand vous trouverez que c’est dur de vous lever à l’heure réglementaire, vous pourrez penser à lui. Je ne connais rien de plus laid qu’une jeunesse paresseuse. Vous savez comment Salomon, inspiré par l’Esprit même de Dieu, en parle.
J’ai huit garçons dans ma maison, ce ne sont pas des domestiques, mais des écoliers. Comme j’ai la mauvaise habitude, que les docteurs m’ont fait contracter, de prendre, de très bonne heure, une tasse de café, ce sont les plus grands de mes garçons qui me le font, à tour de rôle. Ce serait bien simple de les appeler, mais je ne le fais jamais, même s’ils sont en retard, et je ne les en punis pas. Mais les pauvres enfants, auxquels je tiens à laisser cette responsabilité, me font souvent pitié. Ils se lèvent parfois à des heures indues ; je les ai vus se lever à 2 heures du matin pour faire ce malheureux café. J’y renoncerais sans trop de peine, si je ne croyais pas que c’est bienfaisant pour les garçons eux-mêmes. C’est une discipline. Et la discipline est toujours bonne, même lorsqu’elle vous fait pleurer. Je le sais bien, je vous l’assure. »
Coillard n’est plus aussi tenu par l’école qui, sous la direction de Mlles Kiener et Roulet, a pris un véritable essor avec ses trois cents élèves. Il peut se livrer au travail d’évangélisation individuelle :
« J’aime beaucoup mieux visiter nos chers Zambéziens chez eux que de les voir chez moi. Chez eux, en général, ils sont si différents, si aimables, si gentils causeurs. Là, je suis maître de la situation. N’ayant pas un ouvrage qui me talonne, je puis causer, cela me déride et me repose. Et quand j’ai fini ma visite, je salue mes amis et je m’en vais, les laissant tout heureux. Chez moi, c’est différent : s’ils viennent, ils me trouvent occupé ; il faut, de bonne grâce, mettre de côté le travail quel qu’il soit — excepté celui de l’enseignement — et écouter et causer aussi.
J’admire ce trait de la vie du Sauveur. Il avait beau être fatigué, épuisé, manquer même de temps pour prendre sa nourriture, il recevait de bonne grâce ceux qui accouraient et se remettait à enseigner. Pas de plainte chez lui. C’est la nuit qu’il se reposait, en retrempant son âme dans la communion de son Père. N’est-il pas merveilleux cet entretien, au puits de Jacob, avec la femme samaritaine, d’un homme fatigué, altéré, affamé et accablé par la chaleur ? Et il suffit de ce contact avec une pauvre pécheresse pour faire sourdre et jaillir des fleuves d’eau vive. Tant il est vrai que plus nous étudions cette figure, plus elle s’illumine d’un éclat qui nous ravit. Quelle dignité, quelle égalité de tempérament, quel calme ! Toujours le même : aujourd’hui comme hier, mais aussi, béni soit Dieu ! le même encore éternellement !
Nous voilà bien loin du Zambèze, n’est-ce pas ? Mais c’est bon aussi de s’asseoir au seuil du ciel, en attendant que les portails éternels s’ouvrent à deux battants pour nous recevoir. »
Les conditions du travail se sont améliorées :
« L’absence du roi a rapproché les gens de nous d’une manière étonnante, ce qui prouve — ce que nous ne savons que trop bien — que l’influence du roi et des chefs, si favorable qu’elle nous soit personnellement, est un des plus sérieux obstacles aux progrès de l’Évangile. »
Aussi, le ton des lettres a changé :
« Le découragement ! … Grâce à Dieu, c’est une maladie que nous ne connaissons pas encore au Zambèze. L’œuvre nous a trop empoignés, il n’y a pas de place pour le découragement. Nous avons foi dans la mission dont notre souverain Maître nous a honorés et nous croyons encore, de toute la puissance de notre âme, que l’Évangile que nous prêchons est la puissance même de Dieu pour sauver ceux qui croient. Demandez-le donc à nos malheureux compagnons qui ont dû retourner en Europe ! Demandez-leur si c’est le fantôme du découragement qui les a épouvantés. Demandez-le aussi aux jeunes que le climat a encore épargnés. Lisez leurs lettres, lisez entre les lignes, si vous le pouvez, et dites-moi quelle est la note qui domine. Il me semble, au contraire, que nos épreuves ont déjà été bénies pour nous-mêmes, qu’elles nous ont rapprochés de l’éternité, qu’elles ont répandu plus de sérieux dans notre vie, revêtu notre ministère d’une solennité nouvelle et fait brûler d’une flamme plus ardente notre amour pour nos pauvres Zambéziens.
Lorsque, en 1875, nous visitions East-London avec Mabille, on commençait les travaux titaniques du port de cette ville. Il s’agissait d’une jetée qui devait s’avancer hardiment dans la mer. On avait érigé une machine, alors la plus puissante du monde, m’assurait-on, qui prenait des blocs de béton de volume et de poids incroyables et les jetait dans la mer. Qui dira les blocs qui ont été ainsi engloutis, jour après jour, pendant des mois et peut-être des années, et qui semblaient se perdre dans l’abîme ? Nous en sommes encore là, nous jetons nos fondements dans l’abîme. Nous ne sommes pas de puissantes machines, mais des choses faibles de ce monde, choses de rien que Dieu emploie pour manifester sa puissance. Cependant, comme à East-London, un jour viendra où notre béton paraîtra à fleur d’eau, alors les maçons élèveront l’édifice aux yeux de l’Église et à la gloire de Dieu.
La période actuelle de la mission n’est certes pas une période intéressante pour le public, mais nul ne nie qu’elle soit importante, indispensable. Notre œuvre est pour nos amis d’Europe, plus encore que pour nous, une œuvre de foi dans toute la force du terme.
Que de fois j’aurais voulu que nos amis, comme notre cher capitaine Bertrand, pussent pendant quelques semaines vivre de notre vie. Nos Zambéziens, que de mal n’ai-je pas dit d’eux ! Je n’ai pas menti. Et pourtant, je les aime autant qu’il est possible d’aimer, et je vous assure qu’on pourrait être moins heureux ailleurs que chez eux. Quand on croit avoir trouvé l’abord de leurs cœurs, que leurs figures s’illuminent en vous voyant, qu’ils vous bombardent les uns après les autres, fussent-ils cinquante, de leurs joyeux bonjours, qu’ils vous témoignent à leur manière, peut-être pas toujours parfaitement désintéressée, leur respect et leur attachement, qu’ils vous donnent un franc sourire, une bonne parole, vous content leurs joies, leurs soucis et leurs pleurs, qu’ils vous demandent un petit secours ou un conseil, ce sont là de ces riens qui ne se mettent pas sur le papier, mais qui vous font déjà entrevoir la vérité de la parole du Sauveur : « Il n’est personne qui, ayant quitté, à cause de moi et à cause de la Bonne Nouvelle, ses frères, ses sœurs, son père ou sa mère ou ses enfants, ne reçoive au centuple des frères, des sœurs. » (Marc 10.29) Parmi ces pauvres païens qui nous font parfois souffrir, nous trouvons des hommes, nous retrouvons une famille que nous aimons et au sein de laquelle le missionnaire est heureux. Il trouve même, dans cette vie décolorée et si différente de la vie européenne, de petites jouissances, quelques fleurs, sauvages si vous voulez, rares et minuscules au milieu de nombreuses épines, mais dont le parfum est d’autant plus doux. Cela nous fait plaisir et entretient notre courage. Mais nos amis, eux, n’en savent rien, et ils s’apitoient sur les gouttelettes de sang de nos égratignures.
Il en est de même dans un autre ordre d’idées. On m’écrit : « Racontez-nous quelques conversions extraordinaires ou frappantes. » Ah ! je le voudrais bien. Mais, vous ne voudriez pas d’un article falsifié, et d’ailleurs, cet article-là nous ne le fabriquons pas. Les conversions ? Le temps n’est pas encore venu d’en parler. Mais, pendant cette période de germination, le Seigneur soutient notre courage. C’est une conversation, un incident insignifiant, quelque chose qui soulève la croûte du sol et qui, en vous faisant entrevoir le travail latent et silencieux qui se manifestera à son heure, vous fait battre le cœur. Si nous vous en parlions, l’expérience nous l’a déjà fait voir, nous risquerions de tout compromettre, et vous-mêmes vous risqueriez d’aller au delà de notre pensée. Patience, patience ! Les ténèbres qui nous entourent sont épaisses ; mais il y a quelques lueurs à l’horizon qui nous disent que l’aube du jour n’est pas loin. Nos amis ne les voient pas.
Ces réflexions, je les ai souvent faites, et jamais plus que depuis le départ du roi pour l’Europe. Ce que nous appelons le boréna, le pouvoir, c’est le roi-soleil ; les astres les plus brillants s’éclipsent devant lui. Vous aurez beau être là, monsieur un tel, qu’on honore ou qu’on adule chez lui, on ne le voit plus quand le roi est là, on ne le salue pas, on ne répond pas même à ses salutations, le visage ne se déride pas en présence de la noire majesté. Elle est un étouffoir, un mur. Le roi est parti, donc on respire parmi le petit peuple. Que ne pouvez-vous nous accompagner à la capitale et voir avec quel empressement les gens s’attroupent autour de nous, avec quel intérêt ils apprennent les chants composés tout exprès pour eux.
Et surtout avec quelle avidité tout ce monde écoute la prédication ! « Nous aussi nous voudrions bien nous convertir, » disent les femmes qui se groupent autour de nos demoiselles. « Et nous aussi, répètent les hommes qui me conduisent en canot, mais nous attendons le retour du roi. » Nous attendons ! sont-ils les seuls à retarder ainsi le pas décisif et à étouffer leur conscience ?
Un soir, le soleil baissait à l’horizon, j’avais insisté pour que Mlles Kiener et Roulet, après une forte journée de travail, fissent une petite promenade en bateau, et, comme à toute promenade il faut un but, nous nous étions naturellement dirigés vers la capitale. Où aller ailleurs dans cette verte plaine devenue un lac ? Nous nous arrêtâmes aux cuisines royales — où nous nous réunissons généralement. Nous allions partir quand nous remarquâmes un grand nombre de femmes et d’hommes, qui étaient accourus pour nous saluer et s’étaient assis. « Oh ! me dit quelqu’un, ils ont cru que vous étiez venus pour nous enseigner ! » — « Bon, mes amis, chantons ! »
Jésus est venu du ciel
Pour sauver le pécheur,
Et le pécheur, c’est moi.
« Quelques paroles, une courte prière, et comme la nuit tombait, nous partîmes au milieu des mercis de ces bonnes gens.
« Voulez-vous maintenant m’accompagner dans une de nos fréquentes visites à ce que nous appelons ici les Mafoulos, la résidence de campagne du roi qui a eu l’amabilité de m’y faire construire une case ? Nous y sommes donc chez nous. Nous y arrivons à peine, que la princesse Katoka et tous les grands chefs s’empressent de venir nous saluer. Ils se groupent dans la cour et nous échangeons les nouvelles. Une fois nos amis dispersés, ce sont les petits présents de bienvenue qui se succèdent : patates, cannes à sucre, manioc, etc., mes garçons battent des mains — c’est le merci des Barotsis — et toute la cour répond en battant des mains. Les crieurs publics annoncent notre arrivée, pendant que quelque chef est venu pour un entretien plus ou moins confidentiel. Le dimanche, ainsi préparé, est toujours intéressant et les auditoires nombreux.
Une fois, j’arrivai sans m’être fait annoncer, je trouvai l’herbe qui couvrait le sol de ma case toute pourrie. Heureusement que je devais aller explorer, au point de vue de l’évangélisation, la riche et populeuse vallée de Namétomé où notre chère Nolianga est malade depuis longtemps. A mon retour tout était transformé. La chambre était tapissée d’herbe fraîche recouverte de belles nattes, les murs mêmes étaient tout lambrissés de nattes neuves, la cour nettoyée et en partie tapissée d’herbe. Quelle bienvenue ! C’était charmant. »
« L’inondation de cette année a été de beaucoup la plus forte que, de mémoire d’homme, l’on ait connue. Notre chaussée était couverte d’un mètre d’eau ; on débarquait devant l’église. Notre magasin n’était plus que de la boue, et, dans nos chambres, les chaises s’enfonçaient. Quelques décimètres de plus, et, nous aussi, nous devions fuir. Je vous laisse à penser si les termites ont jubilé.
Heureusement l’eau qui baignait déjà nos murs de terre et de roseaux, s’est arrêtée à temps, puis elle a commencé à baisser et, maintenant, elle baisse rapidement. Ces demoiselles n’ont pas voulu interrompre leur école. J’ai recueilli chez moi autant de garçons que j’ai pu, de sorte qu’avec les enfants restés au village, elles ont toujours une moyenne de trente écoliers, mais des écoliers de choix dont la conduite et les progrès ont été une douce compensation à la peine que nos sœurs se sont donnée.
Mais c’est aussi — j’allais presque dire surtout — à l’égard des femmes du village qu’elles ont rempli une mission qui, je n’en doute pas, sera bénie.
« C’est mon fidèle Sémondji qui m’accompagne généralement à la capitale de campagne pendant que Nyondo célèbre les cultes ici et évangélise avec ces demoiselles. Mais notre docteur y est venu aussi avec moi. Au point de vue de sa profession ce n’est que trop nécessaire. Les affections de poitrine, les bronchites et les fièvres sévissent partout. C’est une épidémie. L’ami Bouchet m’y a aussi accompagné pour y passer la Pentecôte. Nous sommes revenus avant-hier. Cette visite-là sera pour moi inoubliable. »
En effet, le grand prêtre du tombeau de Moramboa à Liroundou, Sioui, un haut personnage, se déclara alors pour Dieu.
« Cet homme, s’il est sincère, comme nous le croyons tous, est un miracle de la grâce de Dieu. »
Et comme Coillard aimait ses garçons ! Un jour Samata le quittait et ne revenait pas.
Mardi 27 mai 1902. — Deux jours se passèrent, je le fis chercher par Sémondji ; il refusa obstinément, se plaignant d’être trop souvent grondé, — ce qui est peut-être vrai — et écrasé de travail, ce qui est de l’imagination, car il ne fait jamais rien pour moi. C’était le samedi. Le dimanche il ne parut pas aux cultes, je n’ai plus rien su de lui. Voilà donc à quoi ont abouti tous les sacrifices que j’ai faits pour ce malheureux garçon ! Je me fais mille reproches. L’occasion est-elle vraiment passée pour toujours ?
31 mai. — Samata m’est revenu mercredi dernier. Il m’est revenu humblement, me promettant de mieux faire. J’avais ardemment demandé à Dieu qu’il le ramenât et me donnât ainsi une autre occasion de lui montrer de l’amour. Ah ! je ne sais pas encore aimer. Si j’avais su aimer, comme mon ministère eût été différent ! Il me semble que c’est maintenant que j’entrevois un peu ce qu’est l’amour. L’amour vrai, l’amour de Dieu qui aime sans intérêt, sans calcul, sans réciprocité, qui aime malgré l’hostilité, l’ingratitude et même la haine. Cet amour, je l’entrevois, mais ce n’est pas le mien. Dieu est amour ! Mon Dieu, vis en moi, que je vive de ta vie et que j’aime de ton amour.
Coillard partait de Léalouyi, le 26 juin, avec M. Bouchet, pour se rendre à Séchéké, à la Conférence ; il lui en coûta beaucoup d’avoir à quitter la capitale à un moment où l’œuvre présentait un aspect encourageant ; heureusement, il y laissait Mlles Kiener et Roulet. Un nouveau et important renfort était attendu, composé de M. le docteur et de Mme Georges Reutter, de M. et Mme Georges Volla, de Mlles Hélène Bertrand, Léa Rioux et Laure Nicole et de M. Albert Champod.
Séchéké, 17 juillet 1902. — J’accomplis donc ma soixante-huitième année. Quand la bobine touche à sa fin, le fil se dévide rapidement. Je suppose que plus d’un serviteur de Dieu, arrivé à mon âge, voudrait pouvoir recommencer sa vie pour pouvoir la présenter à Dieu comme une offrande pure.
On me dira que je suis un être singulièrement contradictoire si, après toutes mes aspirations au repos éternel, j’avoue que je me sens triste de vieillir. Et pourtant, c’est vrai. Je voudrais avoir toute ma carrière devant moi. Je voudrais aussi être témoin des grandes choses que Dieu prépare pour son Église. Je voudrais… mais non, pas ce que je voudrais, mais ce que veut mon Dieu.
J’ai trouvé ici deux courriers et en voici un troisième qui arrive. Deux grandes nouvelles qui me font sauter de joie : le redoutable déficit comblé et la paix signée le 1er juin à minuit. J’ai bondi de joie. Ma Bible s’est ouverte comme d’elle-même au psaume 103 et, avec des milliers de chrétiens, j’ai répandu mon cœur en actions de grâces devant Dieu : « Mon âme bénis l’Éternel. »
Le renfort arriva, la Conférence eut lieu : M. et Mme Reutter et Mlle Nicole furent placés à Séchéké, M. et Mme Volla et Mlle Bertrand, à Léalouyi, Mlle Rioux à Séfoula. L’école biblique et l’école primaire supérieure d’anglais étaient confiées à Coillard. M. et Mme Boiteux rentraient en Europe pour leur congé réglementaire. Coillard, à son retour à Léalouyi, le 16 septembre, fut atteint d’une ophtalmie opiniâtre et d’un terrible mal de gorge qui le réduisirent presque à l’inaction.
12 octobre 1902. — Mes yeux, comme je le prévoyais, ne sont pas atteints d’une simple ophtalmie, mais bien d’une fausse cataracte, pour laquelle le docteur Colani Daumas m’avait déjà opéré en 1880, et, en plus, d’une vraie cataracte qui semble se développer au galop. Quelle perspective ! Notre docteur m’engage à donner cours à mon projet d’aller au Cap, voire même en Europe. C’est donc ma carrière qui finit et va s’éteindre dans les ténèbres ! Mais, Sa grâce me suffira.
« Dieu jugera-t-il bon pour moi de clore ainsi ma carrière sous un nuage noir ? J’aurais voulu mourir à la brèche, sur le champ de bataille. Mais où qu’il me conduise je serai encore à la brèche et je servirai la mission jusqu’au bout de mes forces. Je n’ai fait aucun plan. J’attends qu’il me dirige. Pour le moment je ne lis et n’écris qu’à travers un brouillard qui s’épaissit vite,
Ce qui m’afflige, c’est que la mission est à la veille d’une nouvelle crise que nous prépare la prochaine arrivée des Éthiopiens. Cette dernière phase de ma vie prend un caractère bien solennel. Voulez-vous prier très spécialement pour moi ? »
« Depuis notre retour de Séchéké, l’œuvre, un moment troublée et en recul, a repris. Nous avons de bons services. J’ai fait quatre prédications sur Ecclésiaste 5.1 et suiv. : « Quand tu entres dans la maison de Dieu, prends garde où tu portes tes pas, » et Sémondji les a admirablement résumées avant-hier, au culte de l’après-midi. Je crois qu’elles ont fait du bien. Je voudrais que vous vissiez le silence, le sérieux, l’ordre qui règnent dans notre auditoire. Pas une âme ne sort. Le point qui laisse encore énormément à désirer c’est le chant. Nos Zambéziens chantent mal parce qu’ils n’aiment pas chanter. Je les compare naturellement à nos Bassoutos qui aiment le chant et chantent bien.
Nous sommes en vacances. Ces demoiselles sont à Séfoula, en visite. Je suis ici, avec les chers Volla et Mme Bertrand qui sont mes hôtes. Mais, dans peu de jours, l’école va recommencer et tout reprendra. La température est vraiment accablante. Nous avons un soleil de feu, puis des nuages, puis des ouragans qui balayent la plaine incendiée et remplissent tout de poussière et de cendres noires. Malheureusement, on a dû abattre mon cabinet de travail pour le refaire, mais qui sait quand je pourrai l’occuper de nouveau ? En attendant, mes livres sont entassés sur une véranda et pêle-mêle. Pauvres livres ! Ils font piteuse mine, rongés par les termites, tandis que d’autres sont arrivés si mouillés qu’ils étaient dans un état affreux de fermentation, et c’était un beau choix qui m’arrivait.
On ne s’habitue pas à recevoir absolument pourries des caisses qui coûtent si cher. Aussi reçoit-on ce qui arrive en bon état comme un nouveau don de Dieu. »
Le roi, après s’être longtemps fait attendre, arrivait à Léalouyi le 1er janvier 1903. Les missionnaires étaient venus de Maboumbou, de Séfoula, de Nalolo avec leurs écoles pour le saluer et fêter Noël. Coillard avait été voir le roi à sa dernière étape. « J’ai voyagé avec toi, lui répétait Léwanika, c’est toi qui m’as préparé le chemin partout. J’ai partout trouvé tes amis qui sont maintenant mes amis, à moi. »
A son arrivée, au milieu du vacarme étourdissant de la foule, le roi me demanda de rendre grâces à Dieu pour son retour. Ngambéla fit approcher la foule, les chants cessèrent et, au milieu d’un silence qui, succédant au tapage, avait quelque chose de saisissant, j’entonnai un cantique que des centaines de voix enlevèrent et puis, tout ce monde se prosterna et pria. Nos chrétiens étaient là, avec les écoles, un peu effarés, mais s’affirmant sans honte, même la fille du roi, la femme du Ngambéla. Puis le roi se leva et, à son invitation, nous le suivîmes tous chez lui pour prendre le thé. Le pauvre homme était heureux de pouvoir se dérider.
Le lendemain 2 janvier, les écoles en masse vinrent saluer Léwanika et lui chanter un chant de bienvenue. [Voici quelques strophes de ce chant composé par Coillard :
Est-ce toi ? Est-ce vraiment bien toi
Notre maître qui reviens au milieu de nous ?
Depuis longtemps nous t’attendons !
Où donc as-tu été ? D’où viens-tu ? D’où ? O roi !
Ref. :
Salut, ô roi, toi le père des orphelins
Le grand lion ! le bienfaiteur de tous, le chef suprême !
O vous les abeilles qui venez de butiner
Avec les oreilles, avec les yeux et avec le cœur,
Faites-nous part de votre miel.
De vos rayons si beaux, si riches, si succulents !
Ref.
Faites-nous part, pour que nous en jouissions, nous aussi,
Des merveilles étranges que vous avez vues !
Venez, enrichissez la nation
Des trésors que vous rapportez de ces pays lointains !
Ref.
Et toi, notre père, que Dieu te donne de la vigueur
Et des jours longs et paisibles !
Et puisses-tu être sauvé et aller au ciel
Quand tu partiras pour aller vers Dieu.
Ref.]
Le dimanche 4 janvier, un culte solennel eut lieu. Léwanika y prit la parole, puis quatre néophytes furent baptisés, dont Naouina, fille d’Élisabeth-Nolianga. Le 22 janvier, Léwanika passait plusieurs heures avec Coillard.
Nous avons beaucoup causé de son voyage. Puis, nous en sommes venus à des sujets plus sérieux et je lui ai posé quelques questions directes qui l’ont embarrassé : — Je savais bien, disait-il, que tu me parlerais ainsi. Mais je ne veux pas être un hypocrite et professer ce que je ne suis pas. — Tu as raison de ne pas professer ce que tu n’es pas. Mais pourquoi ne serais-tu pas vraiment chrétien et ne le professerais-tu pas ? Quel est donc l’obstacle qui t’arrête ? — Je ne sais pas. C’est le cœur, je pense. Mais personne ne peut savoir ce qui se passe là, dit-il en y posant la main.
Hélas ! selon toute apparence, il a repris sa vie exactement là où il l’avait laissée. Il est de nouveau dans le bourbier de son harem. En sortira-t-il jamais ?
12 février 1903. — Je prie plus que jamais pour Léwanika ; involontairement, ma prière se change en louanges et pourtant je ne vois encore aucun signe que le Seigneur ait entendu mes prières.
Par le premier courrier de l’année, arrivait au Zambèze la nouvelle de la mort de Mme Adolphe Jalla.
« Un nouveau deuil vient de nous frapper ! Il me faut mettre la main sur la bouche et dire : « C’est l’Éternel qui l’a fait ! » Mais quel déchirement ! Quelle douleur ! Quel trouble dans les pensées !
La foi a beau se ceindre de force, nous essayons pourtant, quoique toujours en vain, de sonder les mystères de la Providence de Dieu. Nous sommes éperdus, nous ne comprenons pas. Et quand nous comprendrons un jour, quelle révélation ce sera de la sagesse et de la bonté de Dieu ! En attendant, quels deuils et quelles ténèbres ! Pauvre mission ! C’est bien la barque ballottée par la tempête et par des vagues furieuses dans la nuit noire. Nous plongeons le regard dans les ténèbres épaisses pour chercher le Sauveur, nous tendons l’oreille, et le calme et l’espérance renaissent dans nos cœurs attristés quand, au milieu du mugissement de la tempête, nous recueillons ces douces paroles : « C’est moi ! N’ayez pas peur ! »
« Depuis quelque temps nous croyons remarquer un petit mouvement autour de nous. Nous n’osons pas encore en parler, trop de soleil pourrait flétrir la plante délicate. Nous avons eu hier un de ces dimanches après lesquels nous soupirions. Plusieurs personnes, depuis quelque temps, viennent me parler de leur âme. Nous décourageons les professions publiques et, parfois, je les ai défendues. Mais, dans certains cas, nous ne pouvons pas les éviter. Hier, je prêchais sur Jean 1.42-46 : « Nous avons trouvé Jésus ! » J’avais à peine terminé que Sékota, le jeune homme qui a accompagné Léwanika en Angleterre, s’est levé et d’une voix ferme et décidée, qui dénotait la conviction, a raconté sa conversion. Puis un homme, Sémaloya, qui a été l’aide de notre brave Waddell, puis un autre jeune homme, faisaient profession ; puis l’après-midi, un jeune homme, gendre du roi. Le pauvre garçon tremblait d’émotion. Il y en a d’autres encore, grâce à Dieu, ce n’est plus tout à fait le calme plat. »
« Quel est le renfort que vous nous envoyez ? écrivait Coillard à Alfred Boegner. Je porte péniblement le fardeau de l’école Mann, auquel s’ajoute encore celui de notre unique élève de l’école biblique dont il faut s’occuper quand même. Je ne suffis pas à la tâche. Et si je savais que vous n’envoyez personne, j’abandonnerais cette école de jeunes gens ; mais, c’est douloureux de les voir nous échapper et se jeter dans les bras des Éthiopiens. Mlle Roulet va se mariera, donc Mlle Kiener va se trouver, toute seule, avec des aides indigènes, à la tête de notre grande école qu’il faudrait pourtant entourer des soins les plus assidus. Il n’y a pas, dans le pays, d’école aussi importante que celle-là. Nous avons, en mains, l’avenir de ce peuple. Sauvez la situation, je vous en supplie. Je plaiderai de même pour l’école industrielle. A quoi bon toutes les études qu’on a faites sur le Zambèze pour améliorer nos conditions et nos maisons d’habitation, si on ne nous envoie point d’ouvriers ? Je ne crois pas qu’en France on comprenne notre position. Il faut des hommes !
a – Avec M. Juste Bouchet.
Mais, mon pauvre ami, je me blâme de vous écrire à vous sur ce ton. Vous êtes la cible de tout le monde, car vous êtes directeur et je me demande comment vous pouvez faire face à tout. Mais à qui crier si ce n’est à vous ? Vous direz : à Dieu ! … »
Il était d’autant plus urgent de renforcer le corps enseignant que Willie, l’Éthiopien, appelé par le roi, allait arriver.
« Il nous faut absolument quelqu’un de très capable, sous le rapport du caractère et de renseignement, comme aussi de la piété. Autrement l’œuvre sera gravement compromise. »
Dès lors, Coillard ne cesse pas, une fois même par télégramme, de rappeler au Comité la nécessité d’envoyer au Zambèze un instituteur expérimenté. Au milieu de février 1903, Coillard prit la grave décision de se rendre au Cap pour consulter pour sa vue ; il devait y rencontrer une de ses nièces, Mlle C.-W. Mackintosh, venue d’Angleterre sur la nouvelle de la cécité qui menaçait son oncle.
« Il n’est pas du tout question de l’Europe. Il ne faut pas vous faire d’illusions sur mon compte, je n’ai jamais valu grand’chose et maintenant je ne vaux plus rien. Je prêche et c’est encore ma joie, mais l’enseignement me tue et ma correspondance est dans le plus complet désarroi. »
23 février 1903. — J’ai de plus en plus l’esprit à l’aise au sujet de mon voyage. Oh ! que mon Dieu me donne d’aller partout, au Cap comme au Lesotho, avec l’abondance des bénédictions de l’Évangile ! Qu’il me donne de l’honorer et de le glorifier !
« Dans deux heures, après le culte public et le déjeuner, je vais partir pour le Cap. C’est toute une révolution dans mes plans et dans mes goûts. C’est ce qui me donne confiance que je suis le chemin du devoir et que j’obéis à une volonté autre que la mienne. Il m’en coûte plus que je ne puis le dire. Voilà mes huit garçons débandés. Les aurai-je de nouveau à mon retour ? C’est peu probable. Et puis l’œuvre ! Partir au moment où il semblait qu’un petit mouvement commençait, c’est dur. A la garde de Dieu ! Ma tâche et mon œuvre seront celles du silence, et, je l’espère, de la prière, pour ce qui regarde ce pays. Mais je suppose que je serai appelé à faire connaître l’œuvre elle-même et à plaider pour elle et vous demanderez à Dieu, pour moi, une étincelle du feu sacré. »
Coillard recommença, dans le Sud de l’Afrique, une tournée pour rendre son témoignage de chrétien et pour faire connaître et aimer la Mission. Parti de Léalouyi le 4 mars, il arrivait le 13 à Séchéké et le 16 avril au Cap où Mlle Mackintosh le rejoignait le 21.
« Le bulletin de ma santé — puisqu’il faut malheureusement quelquefois parler de soi — vous avait soulagés. Il vous disait que le danger de la cataracte était décidément écarté et qu’avec de la prudence et des soins, je pourrais encore conserver mes yeux. Vous aurez béni Dieu pour moi et avec moi, je le sais et je l’ai senti. Le courage et la force dont le Seigneur m’a ceint dans ces circonstances et la paix dans laquelle il m’a gardé m’ont dit, avant vos messages, que j’étais porté par vos prières. Comment maintenant ne pas vous faire partager ma reconnaissance et ne pas vous associer à mon chant de louanges ? C’est ainsi que, dans le cours de leur pèlerinage, les enfants de Dieu sont souvent entourés de chants de délivrance. Nous avons partagé, au Cap, pendant quelques jours, avec les chers Burnier et Vernetb, l’hospitalité si large, si affectueuse, de nos amis Cartwright. Cela nous a permis de nous voir un peu et de causer. »
b – M. Théophile Burnier revenait au Zambèze, après un séjour en Europe. M. Félix Vernet y allait, comme artisan.
Du Cap, Coillard se rendit à Stellenbosch, à Wellington, à Worcester, puis revenait au Cap pour recevoir, le 17 mai, M. Adolphe Jalla et M. et Mme Béguin arrivant d’Europe avec un nouveau renfort. [Ce renfort était composé de M. et Mme Gustave Berger, missionnaires, de Mlle Sophie Amez-Droz, institutrice, de Mlle Mina Kleinhans, fiancée de M. Champod, et de M. Ernest Huguenin, artisan.] Le 3 juin 1903, Coillard et Mlle Mackintosh partaient pour le Lesotho.
C’est chose étrange, et c’est une grâce de Dieu que ce qui survit du passé, ce ne sont pas les petites misères de chaque jour, les ronces et les épines qui vous ont égratigné le long du chemin, mais bien les jouissances et les bénédictions, les fleurs sauvages que nous avons cueillies au milieu des épines et que nous avons précieusement conservées. Et si les ombres viennent encore se confondre, ici et là, avec les traits de lumière, ce n’est que pour rendre le tableau du passé plus réel et plus beau et vous inspirer l’adoration des voies de Dieu et une reconnaissance profonde. De fait, nous devenons optimistes quand nous pensons au bon vieux temps. J’en suis arrivé là, que voulez-vous ? Aussi quand, emportés de Bloemfontein par la vapeur d’abord, jusqu’à Thaba-Nchou — une grande nouveauté ! — puis, par quatre bons coursiers au Lesotho, le panorama grandiose de nos Maloutis s’est subitement déroulé devant nous, j’ai tressailli d’émotion comme le fait le jeune homme à la vue du toit paternel, après plusieurs années d’absence.
Et cependant… quels changements ! C’est bien le même pays, déchiré par de profonds ravins, ce sont bien les mêmes montagnes dénudées, couronnées de remparts de rochers inaccessibles, les mêmes Bassoutos ; mais il me semble que ma vue se trouble ou que je reviens d’un autre monde. Nous rencontrons des gens, j’en connais peu et peu me connaissent. Rien ne m’a plus émerveillé que le développement de l’œuvre scolaire.
Je suis malheureusement arrivé, chez mes vieux amis de Morija, avec un rhume que je traînais depuis plus de six semaines au Cap, et qui a fini par me confiner pour deux ou trois jours dans ma chambre. Mais, quand on est soigné comme je l’ai été, c’est presque un privilège d’être malade. On jouirait de ce temps de calme et de recueillement, si l’on ne craignait de pousser l’égoïsme un peu trop loin, et d’abuser de la bonne volonté des garde-malades bénévoles.
L’hiver et la difficulté de se procurer des montures m’ont interdit de visiter mon vieil ami Ellenberger à Massitissi, et les stations intermédiaires, et de pousser jusqu’à Hermon, pour répondre à l’invitation de M. Christol. Il a fallu me résigner, quoi qu’il m’en coûtât.
De Morija, Coillard va à Thaba-Bossiou, où il trouve M. et Mme Jacottet ; il visite M. et Mme Jeanmairet, à Bérée ; de là il part pour Léribé.
C’était le 1er juillet. Un doux soleil d’hiver brillait de tout son éclat et répandait sur le panorama grandiose des Maloutis, qui se déroulait devant nous, des teintes et une gaze de brunie d’un effet ravissant.
A Hlotsé, c’est devant l’église que nous étions attendus. Il était tout naturel d’y entrer et d’unir nos cœurs et nos voix en prières et en chants de louange. A Léribé même, nous arrivâmes comme le soleil dardait ses derniers rayons sur cette paisible station. Ces rayons de lumière, luttant avec les ombres envahissantes, parlaient éloquemment à mon esprit et à mon cœur. C’était comme un tableau reflétant toute ma vie de missionnaire. Toutes ces années… elles ont passé comme une veille de la nuit. Les enfants de l’école et les gens du village nous reçurent avec leurs chants ; il ne me fallut aucun effort d’esprit pour me retrouver chez moi et au milieu des miens. Les chers Lorriaux, venus de Qalo pour nous recevoir, en l’absence des Hermann Dieterlen, nous ont comblés de bontés. Nous n’avons passé que quatre jours à Léribé, mais quatre jours bien remplis. J’aurais voulu plus de temps, pour voir mes anciennes ouailles en particulier, et montrer à ma nièce tout ce qui faisait revivre le passé. Somme toute, quatre jours étaient assez. Malheureusement, notre arrivée coïncidait avec le départ de tous les chefs pour Masérou, où le premier parlement mossouto devait se réunir le 6 juillet. C’est à peine si j’ai entrevu Jonathan, le fils de Molapo.
Néanmoins, le dimanche, nous eûmes, comme à Bérée, un auditoire immense qui se réunit sous les eucalyptus, à l’ombre de l’église. Nous avions un temps idéal : beau soleil, point de vent, point de froid. Nous parlâmes du nom de Jésus : ce qu’il est au ciel pour les rachetés, ce qu’il est dans le cœur, ce qu’il a été et ce qu’il sera sur la terre, sa puissance, sa beauté, sa grandeur (Philippiens 2.11). Nous entendîmes des appels incisifs, des prières ardentes, et des paroles vibrantes d’émotion. « Nous pleurons de joie, disait le vieux Michée, nous pleurons à force de rire, mais nous pleurons aussi parce que nous souffrons. Nous pleurons… ah oui ! » Et, vaincu par l’émotion, il se laissait choir sur son banc.
Ce premier service terminé, nous nous pressâmes dans l’église, notre Ébénézer. Quatre cents membres participèrent à la communion. Nous usâmes de peu de paroles. Il est bon, dans la solennité d’un silence absolu, de se sentir en communion avec Jésus, de n’entendre d’autre voix que la sienne. La gymnastique mentale du pasteur qui répète une série de textes, m’a toujours étonné. L’idéal serait de donner à chaque communiant une miette de la parole de Dieu ; cela peut se faire dans les petites communautés, mais, c’est difficile et presque impossible, du moment que les communiants se comptent par centaines. A mon avis, rien n’est plus solennel que la répétition, à chaque table, des paroles sacramentelles suivies d’un silence absolu, quand aucune voix extérieure, aucun bruit, aucun autre message ne viennent troubler le tête-à-tête intime de l’âme avec son Sauveur. Alors, ainsi retrempée, elle peut, à l’unisson de ceux qui ont pris part au repas sacré, éclater en chants de louanges et en actions de grâces.
La cérémonie terminée, toutes ces figures rayonnantes se sont pressées autour de nous. Nous nous étions reconnus, et cela remplissait tous les cœurs de joie. Ah ! ces visages radieux, ces chaleureuses poignées de mains, ces dernières paroles, ces sourires, ces adieux ! Tout le monde se dispersa, qui à pied, qui à cheval. Je les suivis longtemps du regard. Resté seul avec mes pensées et mes émotions, j’eus un de ces moments indéfinissables de faiblesse et de poignante douleur, où tout s’effondre sous vos pieds et vous fuit. Le vide s’est fait autour de vous et l’horreur d’épaisses ténèbres vous enveloppe. C’est dans des angoisses pareilles, je pense, que David se fortifiait en Dieu.
J’ai parlé de vides ! Une figure me manquait dans ces circonstances, celle de Nathanaël Makotoko, mon vieil ami de quarante-six ans ; il y a quatre ans, je l’avais trouvé vieilli, mais encore lui-même. Aujourd’hui, on le disait tombé en enfance ; grande fut ma joie de le trouver, malade sans doute, mais l’esprit lucide, plein de joie de me revoir et de faire la connaissance de ma nièce qu’il appelait « petite sœur ». Il trouva, en nous saluant, de ces bonnes paroles qui lui étaient habituelles autrefois : « Vous avez travaillé et peiné, mais vous avez jeté le filet de l’Évangile au pays des Barotsis sur l’ordre de Jésus. » J’allai passer une nuit à Hlotsé, pour mieux le voir et le rassasier des nouvelles de la mission. Notre dernière réunion a été avec lui : le lundi matin, à notre passage, un groupe d’amis s’étaient réunis dans sa cour, autour de lui ; après avoir médité sur Jean 14.1-2, nous prîmes ensemble la sainte Cène. Ce n’était pas au bord de la tombe, sous l’ombre des ailes de la mort que nous nous sentions, mais au seuil de l’éternité bienheureuse. Nul de nous n’oubliera cette réunion si simple et si bénie. La séparation n’avait pas d’aiguillon pour nous, tant le revoir nous paraissait proche et certain. « Quel cantique veux-tu que nous chantions, » lui demandai-je ? Son visage s’illumina : « Chantez : « Si vous saviez quel Sauveur je possède. » Le cantique fini, il épancha son cœur dans une admirable prière toute nourrie des promesses de Dieu. Et nous nous dîmes adieu, ou, pour mieux dire, nous nous donnâmes rendez-vous dans la maison du Père.
Du Lesotho, Coillard alla à Johannesburg, où il arriva le 16 juillet 1903.
J’étais naturellement hanté par mes souvenirs de 1877, quand nous traversions ce pays dénudé, ces solitudes silencieuses où l’œil découvrait à peine, de loin en loin, la fumée d’une ferme isolée, nichée dans un repli du terrain, au pied de ces collines de quartz qui scintillaient au soleil. Qui eût dit, alors, qu’elles recélaient dans leurs entrailles des richesses magiques qui allaient subitement transformer cette partie de l’Afrique. « De l’or ! de l’or ! » et du moment que ce cri retentit parmi les nations « la fièvre jaune » devint épidémique ; on accourut de toutes parts, et une ville, avec l’agitation fébrile et le tintamarre de la vie civilisée, surgit dans ce désert. Et quelle ville ! Je la contemplai avec une sorte de stupeur.
De Johannesburg, Coillard, toujours avec Mlle Mackintosh, se rendit à Prétoria, à Bloemfontein, à Kimberley, pour enfin arriver à Boulawayo, et de là, par le train d’abord, puis en voiture à bœufs, jusqu’aux Chutes Victoria, soit jusqu’à Livingstone.
Après une délicieuse semaine passée aux Chutes, nous sommes retournés, sans aventures, à Boulawayo. Nos cœurs étaient attristés par la perspective de la séparation. Après avoir voyagé et vécu ensemble pendant quatre mois et partagé les mêmes travaux et les mêmes bénédictions, il semblait que cela eût dû toujours durer.
J’ai retrouvé dans ma nièce quelque chose de sa tante et cela, plus encore que toutes les bontés dont on nous a comblés partout, m’a fait du bien. Je me suis retrempé dans une communion intime toute imprégnée de prière et d’affection et dans une atmosphère intellectuelle et spirituelle qui élève l’âme au-dessus du terre à terre de notre vie zambézienne.
Nous arrivions à Boulawayo le vendredi soir, 10 septembre. Le lendemain, Mlle Mackintosh filait à toute vapeur vers le Cap, et moi, le surlendemain, je reprenais, solitaire, le chemin du Zambèze.
A son retour aux Chutes, Coillard visita une annexe, puis il repartit pour Kazoungoula et Séchéké, où il arriva le 4 octobre.
« Après un voyage de quatre à cinq semaines en malle-poste, couché sur la dure, enveloppé de ma couverture, » quel soulagement et quelle joie d’arriver enfin à Séchéké et de reposer mes vieux os sur un lit ! Je me sens brisé, moulu. Quelle joie de revoir le Zambèze et de me retrouver à Séchéké au milieu des miens. Ce Séchéké est une ruche d’abeilles ; chacun y travaille ; les patients affluent chez le docteur. Nos soirées, nous les passons ensemble, nous avons beaucoup à nous dire, aussi les heures s’envolent rapidement.
Mais quand nous mettrons-nous en route ? Voilà un gros point d’interrogation. Le roi devait m’envoyer vingt canots. Mais il est malade. Mon fidèle Sémonja, chargé d’amener les canots, ne pouvait songer à quitter Léalouyi aussi longtemps que le roi gardait le lit ; de sorte que je puis être retenu indéfiniment ici. C’est un contre-temps, car non seulement les pluies ont commencé, mais mes collègues de la Vallée ont encore ici une quantité d’approvisionnements que j’aurais voulu emmener avec moi, ce qui m’eût obligé de voyager lentement. Me sera-t-il possible de le faire, maintenant que la saison des pluies est à la porte ?
J’ai des soucis qui me hantent ; j’ai hâte de partir. Willie, muni de titres pompeux, est arrivé à la capitale pour y planter l’éthiopisme. Nous allons passer par une violente crise, et, je l’avoue, je tremble pour notre école. Nous verrons ce que le roi fera. Mais, dans toute cette affaire, il a été, comme Willie lui-même, aussi faux qu’on peut l’être. Et puis, la maladie du roi, on devait s’y attendre, a donné naissance à de sinistres rumeurs qui courent le pays. On a trouvé du sang près de son sérail, on a aperçu, de nuit, quelqu’un dans sa cour même, et tous les chefs de faire du zèle et de crier à la sorcellerie. On va même jusqu’à désigner l’auteur de ces maléfices ; et le Ngambéla, qui a virilement lutté, se sent débordé. Heureusement que Litia vient de partir pour Léalouyi. Mais arrivera-t-il à temps ? Aura-t-il le courage de la lutte ? Demandons ardemment à Dieu que cette maladie du roi ne soit pas l’occasion d’exhumer les coutumes sauvages du vieux paganisme !
Coillard dut rester à Séchéké du 4 octobre au 13 novembre ; était-ce mauvaise volonté ou duplicité du roi qui, attendant les Éthiopiens, retardait le plus possible le départ des canots qui devaient ramener le missionnaire ? Coillard ne put partir qu’en pleine saison des pluies ; les orages succédaient aux orages, tous ses effets furent mouillés, ses bagages avariés ; à plusieurs reprises des canots chavirèrent, ce qui occasionna de grandes pertes. « Jamais encore je n’ai fait un voyage aussi malheureux, » dit-il ; il appela lui-même ce voyage « un désastre ». Sa santé semble en avoir été définitivement ébranlée.
Le roi Léwanika en Écosse
Le mardi 8 décembre 1903, arrivé à Léalouyi, enfin ! Toute la petite colonie de Léalouyi était, avec les enfants de l’école, nos chrétiens et d’autres, au débarcadère du canal. Le roi aussi m’attendait avec son équipage et, après les salutations, il me conduisit chez moi par un chemin fraîchement fait. Il s’est affublé d’une robe de chambre de soie brochée, très riche et très chaude ; mais à peine dans ma chambre il me demanda de la déposer pour endosser une simple jaquette d’alpaga gris. Après le goûter, il retourna chez lui pour faire place aux chefs de tous grades et à d’autres gens de la capitale, qui étaient venus me saluer, eux aussi. Les premiers jours, il en vint un peu de partout. C’était d’abord la visite d’un homme et d’une femme endimanchés et aux figures rayonnantes. Ils déposaient devant moi deux grands vases remplis de nourriture. « Tu ne me reconnais pas, dit la femme ? » — « Oh ! oui. » C’était la sœur de la femme de Sémonja, qu’un affreux accident avait amenée ici il y a dix mois : un grand pot d’eau bouillante avait éclaté sur le foyer et lui avait horriblement brûlé toute la partie supérieure du corps. Volla l’a pansée, je ne faisais guère qu’assister et exhorter la pauvre créature. Elle s’est guérie et sa reconnaissance, comme celle de son mari, est quelque chose de très touchant. Elle est si rare, ici, la reconnaissance !
Malheureusement, j’avais de nouveau contracté un gros rhume. Ma tristesse était grande de ne pouvoir pas même aller à l’église saluer le nombreux auditoire qui la remplissait. J’étais étendu sur mon lit, la porte ouverte, quand entrèrent, sans se faire annoncer, une troupe de vieilles femmes. « Nous sommes venues te saluer, nous, tes vieilles des cuisines du roi. Tu es revenu, notre père, merci ! »
Les femmes du harem royal et d’autres vinrent à leur tour, mais aucune visite ne me fit autant de plaisir que celle des vieilles des cuisines. Je suis sûr que, si je le leur avais demandé, elles m’eussent chanté de bon cœur avec leurs voix fêlées, leur cantique : « Mon Dieu est amour. »