Le moment était déjà venu où Herrnhout allait entrer en contact avec le monde. On ne peut douter que l’individualité de Zinzendorf, l’activité de son zèle et sa puissance d’initiative n’aient eu en ce moment-là une influence déterminante sur les destinées de la communauté des Frères. En effet, comme le remarque un de ses biographes, si Zinzendorf s’était borné à présider paisiblement la petite église morave, s’il avait restreint son action à cette sphère limitée, comme il eût pu le sembler naturel, il est fort vraisemblable que la nouvelle communauté, toujours ignorée ou bientôt oubliée, se serait éteinte avec son fondateur. Mais le comte n’était pas homme à circonscrire volontairement son œuvre. Si le devoir a des bornes, l’amour n’en a pas. Quoique Zinzendorf comprît que la communauté de Herrnhout était le champ spécial où il était appelé à travailler, ce n’était point à Herrnhout qu’il appartenait, mais au Seigneur, et il était prêt à se rendre partout où la voix de son Maître l’appellerait. « La charité de Christ le pressait », suivant l’expression de saint Paul, d’annoncer en tous lieux la grâce de son Sauveur.
C’est ainsi qu’au milieu même du travail extraordinaire que nécessitait l’œuvre d’organisation qu’il avait entreprise, il ne laissa pas de faire plusieurs voyages. Accueilli avec considération dans les petites cours de Saalfeld, de Bayreuth, de Rudolstadt, de Cobourg, il rendit partout témoignage à l’Évangile. A son exemple, les Frères de Herrnhout commencèrent aussi des voyages du même genre ; c’est ce qu’ils appelaient des messages. Deux ou trois d’entre eux se mettaient en route, quelquefois avec un but déterminé, d’autres fois poussés seulement, disaient-ils, par le désir de faire quelque chose pour le Seigneur. Au moment de leur départ, ils se recommandaient aux prières de l’assemblée, qui entonnait un cantique pour appeler la bénédiction divine sur leur entreprise. Quatre de ces messages eurent lieu pendant l’année 1727 ; le premier de tous fut celui de Jean et David Nitschmann, délégués par Zinzendorf au prince Charles de Danemark, qui lui avait exprimé le désir de savoir quelque chose de Herrnhout et de la nouvelle église morave. Une autre députation se rendit l’année suivante en Angleterre, dans un but analogue ; une autre enfin à Iéna, pour engager le docteur Buddée, auquel on devait la traduction latine de l’Histoire des Frères de Coménius, à en donner aussi une traduction allemande en faveur de la communauté de Herrnhout.
Le comte s’était arrêté à Iéna dans son dernier voyage, et son séjour dans cette ville, quoique de très courte durée, avait laissé des impressions profondes. Les Frères y reçurent donc un excellent accueil de la part d’un grand nombre des étudiants, auxquels ils apportaient une lettre de Zinzendorf. Ces étudiants écrivirent aussitôt au comte pour l’inviter d’une manière pressante à venir lui-même les visiter de nouveau. Il se rendit à cet appel et partit pour Iéna avec sa famille et ses gens.
L’université d’Iéna était alors une des plus florissantes de l’Allemagne, et le séjour qu’allait y faire Zinzendorf ne pouvait manquer d’attirer l’attention. La faculté de théologie était divisée, comme presque partout ailleurs, par les querelles de l’école orthodoxe de Wittemberg et de l’école piétiste de Halle ; en philosophie, on était pour Wolf ou contre Wolf ; c’était là toute la question. Dans cette atmosphère desséchante des disputes scolastiques, la vie morale languissait et les mœurs déjà barbares des étudiants gagnaient chaque jour en licence et en grossièreté. Quelques-uns d’entre eux cependant, chez qui s’étaient éveillés des besoins religieux, avaient commencé à changer de vie : ils consacraient leurs loisirs à instruire les enfants pauvres et se réunissaient souvent pour s’encourager au service de Jésus. Mais leur piété était plus légale qu’évangélique ; ils sentaient eux-mêmes qu’ils n’avaient pas encore trouvé la vérité qu’ils cherchaient. Au nombre de ces étudiants était Spangenberg, qui devait un jour être le successeur de Zinzendorf et son biographe.
La présence du comte, les réunions d’édification qui avaient lieu chez lui et auxquelles le public était admis, l’esprit de fraternité et de charité qui régnait dans sa famille et dans sa maison, exercèrent une influence bénie. Sa prédication, dit Spangenberg, se résumait à ceci : éveiller chez les pécheurs la foi en Jésus-Christ et engager ceux qui étaient déjà réveillés à mettre en pratique l’obéissance à la Parole de Dieu et l’amour fraternel. La sincérité et le sérieux qui respiraient dans tout son être imposaient le respect à ceux-là même qui lui étaient le plus hostiles. Un soir, quelques étudiants se rendirent à une de ces réunions, avec l’intention expresse d’y faire du tapage. Le comte parlait sur ce texte de l’Évangile : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite. » Son discours força les mal-intentionnés au recueillement ; ils l’écoutèrent jusqu’au bout et se retirèrent en silence.
Étudiants et bourgeois accouraient en foule à ces réunions. Elles furent bientôt si fréquentées, que le duc d’Eisenach, auquel appartenait Iéna, ne vit pas sans quelque inquiétude ce mouvement inaccoutumé. Il eut à ce sujet un entretien intime avec le comte, auquel il témoigna une grande bienveillance ; il l’assura qu’il était pleinement convaincu de la pureté de ses intentions, mais il l’engagea à éviter tout éclat et à n’avoir chez lui que des réunions moins nombreuses.
Nous ne mentionnerons pas diverses excursions que fit Zinzendorf à Weimar et ailleurs, pendant son séjour à Iéna. En quittant cette ville à la fin de l’été, il se rendit à Halle, où l’appelaient instamment ses amis. Les étudiants de cette université avaient ouï parler de l’influence exercée par le comte sur ceux d’Iéna et l’attendaient avec impatience. Ils lui demandèrent d’organiser parmi eux une société qui les unît plus intimement entre eux par le lien de la foi et de la fraternité chrétienne ; mais à Iéna un essai de ce genre avait rencontré des obstacles qui l’avaient fait échouer, et Zinzendorf ne voulut pas renouveler à Halle une tentative pareille. Il se contenta de recevoir tous ceux qui désiraient s’entretenir avec lui et d’adresser aux étudiants de sérieux appels à la conversion. Pendant les huit jours qu’il passa à Halle, il prononça devant eux quatorze discours. Au pædagogium, où il avait été élevé, il prit pour texte cette parole : « Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et les as révélées aux petits enfants. »