Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE XVIII
Naissance et éducation d’Ésaü et de Jacob, fils d’Isaac.

Naissance d'Ésaü et de Jacob.

1.[1] Après la mort d'Abram[2], la femme d'Isac se trouva enceinte, et, comme sa grossesse prenait d'excessives proportions, il s'inquiéta et alla consulter Dieu. Dieu lui répond[3] que Rébecca enfantera deux fils jumeaux, que des nations porteront leurs noms et que la plus faible en apparence l'emportera sur la plus grande. Il lui naît, en effet, quelque temps après, selon la prédiction de Dieu, deux enfants jumeaux, dont l'aîné était extraordinairement velu depuis la tête jusqu'aux pieds ; le plus jeune tenait l'autre, qui le précédait, par le talon. Le père aimait l'aîné, Esaü (Esavos), appelé aussi Séîros[4], du nom dont on désigne la chevelure, car les Hébreux appellent la chevelure séîr(os) ; Jacob (Jacôbos), le plus jeune, était particulièrement cher à sa mère.

[1] Genèse, XXV, 21.

[2] Josèphe est ici en désaccord avec l'Écriture : Abraham était encore vivant à ce moment ; il fallait dire « après la mort de Sara ».

[3] Josèphe simplifie les données de la Bible : dans l'Écriture, c'est d'abord Isaac qui invoque Dieu (v. 21), puis c'est au tour de Rébecca (v. 22), et c'est à Rébecca seule que Dieu révèle l'avenir de ses fils.

[4] Ni dans la Bible, ni dans les LXX, Esaü ne porte le nom de Séîr. Aussi toute cette fin de phrase parait à M. G. Schmidt (De Fl. Josephi elocutione, Leipzig, 1883, p. 9) une glose d'un éditeur hébraïsant qui, ne connaissant pas de substantif tiré de la racine [hébreu] (d'où vient le nom d'Esaü), a pensé au nom de Séîr, formé de la racine [hébreu] poil, cheveu, mot qui lui était suggéré, d'ailleurs, par l'histoire d'Esaü, où il revient souvent comme désignation géographique (pays de Séîr, montagne de Séîr). Mais il n'est pas nécessaire de recourir à cette hypothèse d'une interpolation érudite. Josèphe a pu fort bien se fonder sur le verset 25 du ch. XXV, où le mot [hébreu] est rapproché, sans doute avec intention, du mot [hébreu] et induire que Séîr était un autre nom d'Esaü. Dans une autre version rapportée par certains manuscrits et adoptée par Niese, on ne trouve pas le nom de Séîr et on lit cette phrase : « …Esaü, ainsi nommé parce qu’il etait couvert de poils ; les Hébreux appellent la chevelure d’un autre mot ». Si tel est le texte, Josèphe aurait tout à fait brouillé les deux racines que contient le verset 25, à savoir [hébreu] et [hébreu]. L'étymologie d'[hébreu] par [hébreu] qui est implicitement renfermée dans ce verset, aurait été adoptée par Josèphe, qui, pour la rendre plus apparente, aurait changé [hébreu] en [hébreu]. C'est là un artifice dont Josèphe était capable. Il est donc assez difficile d'établir au juste à cet endroit le texte original.

Isaac à Gérare ; les trois puits.

2.[5] Comme la famine régnait dans le pays, Isac résolut d'aller en Égypte, car cette contrée était prospère ; il s'en fut à Gérare sur l'ordre de Dieu. Le roi Abimélech le reçoit en vertu de l'amitié et de l'hospitalité conclue avec Abram ; mais, après qu'il lui eut témoigné une entière bienveillance, l'envie l'empêcha de demeurer toujours dans ces sentiments. Voyant l'assistance que Dieu prêtait à Isac et les grandes faveurs dont il l'entourait, il le repoussa. Celui-ci s'aperçut de ce revirement dû à la jalousie d'Abimélech, et se retira alors dans un endroit appelé Pharanx[6] non loin de Gérare ; comme il creusait un puits, des bergers tombèrent sur lui et le provoquèrent au combat pour empêcher le travail. Comme Isac ne se souciait pas de lutter avec eux, ils s'estimèrent vainqueurs. Il céda la place et creusa un autre puits, mais d'autres bergers d'Abimélech lui firent violence ; il l'abandonna également et dut sa sécurité à ce sage calcul. Ensuite, le hasard lui fournit le moyen de creuser un puits sans en être empêché : il appela ce puits Roôbôth[7], ce qui veut dire large emplacement. Quant aux précédents, le premier s'appelle Eskos[8], c'est-à-dire combat, et le second Syenna[9], mot qui signifie haine.

[5] Genèse, XXVI, 1.

[6] C'est-à-dire : Ravin. Il est assez singulier que Josèphe, voyant dans le mot Nabal-Gerar (Gen., XXVI, 17) un nom propre, l'ait néanmoins traduit en grec. Il semble avoir suivi les LXX, qui traduisent de même Nabal-Gerar par ἐν τῇ γάραγγι Γεράνων « dans le ravin de Gérar » ; mais les LXX ne font pas comme lui de nahal un nom propre.

[7] En hébreu : Rehoboth. La traduction qu'en donne Josèphe concorde avec celle des LXX : εὐρυχωρία. Les LXX ne donnent pas les noms hébreux des trois puits qui sont énumérés dans ce passage.

[8] En hébreu : Ecek. Les LXX traduisent par ἀδικία « injustice ».

[9] En hébreu : Sitna, que Josèphe traduit par ἔχθρα. LXX : ἐχθρία

Réconciliation avec Abimélech.

3. Il advint qu'Isac atteignit au comble de la prospérité par la grandeur de ses richesses, et, comme Abimélech croyait qu’Isac lui était hostile, car la défiance s'était mise dans leurs rapports et Isac s'était retiré dissimulant sa haine, il craignit que la primitive amitié ne servît de rien quand Isac songerait à se venger de ce qu'il avait souffert et il s'en alla renouer avec lui en emmenant un de ses généraux, Philoch(os)[10]. Ayant réussi pleinement dans son dessein, grâce à la générosité d'Isac, qui sacrifie son ressentiment récent de l'antique entente qui avait régné entre lui et son père, il s'en retourne dans son pays.

[10] En hébreu : Phikhol.

Mariages d'Ésaü.

4.[11] Quant aux enfants d'Isac, Ésaü, pour qui son père avait une prédilection, épouse à quarante ans Ada, fille de Hélon, et Alibamé[12], fille d’Eusébéon[13], deux souverains chananéens ; il fit ces mariages de sa propre autorité sans consulter son père ; car Isac n'y eût pas consenti s'il avait eut à donner son avis : il ne lui était pas agréable que sa famille s'unit aux indigènes. Mais il ne voulut pas se rendre odieux à son fils en lui commandant de se séparer de ses femmes et prit le parti de se taire.

[11] Genèse, XXXVI, 1.

[12] En hébreu : Oholibama, LXX : Ὀλιβεμά.

[13] Josèphe passe un intermédiaire, qui est Ana. En hébreu : Çibeon. Il y a dans la Bible trois notices très difficiles à accorder concernant les mariages d'Esaü (Gen., XXVI, 34-35 ; XXVIII, 8-9 ; XXXVI, 2-3) ; Josèphe ne suit que la troisième, en l'insérant dans son récit avant l'histoire des bénédictions d'Isaac.

Vieillesse d'Isaac.

5.[14] Devenu vieux, et tout à fait privé de la vue, il mande Esaü, lui parle de son âge, lui représente qu'outre ses infirmités et la privation de la vue, la vieillesse l'empêche de servir Dieu, et il lui demande d'aller à la chasse, d'y prendre ce qu'il pourrait et de lui préparer un repas, afin qu'ensuite il pût supplier Dieu de protéger son fils et de l'assister durant toute sa vie : il ajoutait qu'il ne savait pas exactement quand il mourrait, mais auparavant il voulait appeler sur lui la protection divine par des prières dites en sa faveur.

[14] Genèse, XXVII, 1.

Jacob béni par Isaac.

6. Ésaü s'empressa de sortir pour aller à la chasse ; mais Rébecca, qui entendait appeler sur Jacob les faveurs de Dieu, même contrairement à l'intention d'Isac, ordonne à Jacob d'égorger des chevreaux et de préparer un repas. Jacob obéit à sa mère, car il faisait tout sous son inspiration. Quand le mets fut prêt, il mit la peau d'un chevreau autour de son bras, afin de faire croire à son père, grâce à son aspect velu, qu'il était Esaü ; il lui ressemblait, d'ailleurs, complètement puisqu'ils étaient jumeaux, et n'avait avec lui que cette seule différence. Comme il craignait qu'avant les bénédictions la supercherie ne fût découverte et n'irritât son père au point de lui faire dire tout l'opposé, il alla lui apporter le repas. Isac, distinguant le son particulier de sa voix, appelle son fils ; mais Jacob lui tend le bras autour duquel il avait enroulé la peau de chèvre ; Isac la tâte et s'écrie : « Tu as bien la voix de Jacob, mais, à en juger par l'épaisseur du poil, tu me parais être Esaü ». Et ne soupçonnant aucune espèce de fraude, il mange et se met en devoir de prier et d'invoquer Dieu : « Maître de toute éternité, dit-il, et créateur de tout l'univers, tu as donné à mon père une profusion de biens, et moi, tout ce que j'ai présentement, tu as daigné me l'accorder, et à mes descendants tu as promis ton aide bienveillante et la faveur constante de tes plus grands bienfaits. Ces promesses, confirme-les, et ne me méprise pas pour ma débilité actuelle, qui fait que je me trouve avoir besoin de toi encore davantage ; protège moi cet enfant dans ta bonté, garde-le à l'abri de tout mal ; donne-lui une vie heureuse et la possession de tous les biens que tu as le pouvoir d'accorder, rends-le redoutable à ses ennemis, précieux et cher à ses amis ».

Prédiction pour Ésaü.

7. C'est ainsi qu'il invoquait Dieu, s'imaginant prononcer ces bénédictions en faveur d'Esaü. Il venait de les terminer quand Esaü arrive, au retour de la chasse. Isac, s'avisant de son erreur, demeure calme ; mais Esaü voulait obtenir de son père les mêmes bénédictions que Jacob ; comme son père refusait parce qu'il avait épuisé toutes ses prières pour Jacob, il se désolait de cette méprise. Son père, affligé de ses larmes, lui promit qu'il s'illustrerait à la chasse et par sa vigueur dans les armes et tous les exercices corporels, et que de là lui et sa race tireraient renommée à travers les siècles, mais qu'il serait asservi à son frère.

Ésaü épouse Basemmathé.

8. Comme Jacob craignait que son frère ne voulût se venger d'avoir été trompé au sujet des bénédictions, sa mère le tire de peine. Elle persuade à son mari d'envoyer Jacob en Mésopotamie pour épouser une femme de leur famille. Déjà[15] Esaü avait pris pour nouvelle femme la fille d'Ismaël, Basemmathé, car Isac et son entourage n'étaient pas favorables aux Chananéens : aussi les voyant hostiles à ses précédentes unions, il s'était conformé à leurs préférences et avait épousé Basemmathé, qu'il chérissait particulièrement.

[15] Genèse, XXVIII, 8.

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