Contre Apion - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE XIX

Les Chaldéens parlent aussi des Juifs. Témoignage de Bérose.

(128) Je vais maintenant parler des faits consignés et racontés à notre sujet dans les annales chaldéennes ; ils sont, même sur les autres points, tout à fait conformes à notre Écriture. (129) Ils sont attestés par Bérose[1], Chaldéen de naissance, connu pourtant de tous ceux qui s'occupent d'érudition, car lui-même a introduit chez les Grecs les ouvrages des Chaldéens sur l'astronomie et la philosophie. (130) Ce Bérose donc, se conformant aux plus anciennes annales, raconte comme Moïse le déluge et l'anéantissement des hommes dans cette catastrophe et il parle de l'arche dans laquelle Noé, le père de notre race, fut sauvé quand elle fut portée sur les cimes des montagnes d'Arménie[2]. (131) Puis il énumère les descendants de Noé, dont il donne aussi les époques, et arrive à Nabopalassar, roi de Babylone et de Chaldée. (132) Dans le récit détaillé de ses actions, il dit de quelle façon ce roi envoya contre l'Égypte et notre pays son fils Nabocodrosor avec une nombreuse armée, quand il apprit la révolte de ces peuples, les vainquit tous, brûla le temple de Jérusalem, emmena toute notre nation et la transporta à Babylone[3]. Il arriva que la ville resta dépeuplée durant soixante-dix ans[4] jusqu'au temps de Cyrus, premier roi de Perse. (133) Le Babylonien, dit l'auteur, soumit l'Égypte, la Syrie, la Phénicie, l'Arabie, surpassant par ses exploits tous les rois de Chaldée et de Babylone, ses prédécesseurs[5]. (134) Je citerai les propres paroles de Bérose qui s'exprime ainsi : (135) « Son père Nabopalassar, apprenant la défection du satrape chargé de gouverner l'Égypte, la Cœlé-Syrie et la Phénicie[6], comme il ne pouvait plus lui-même supporter les fatigues, mit à la tête d'une partie de son armée son fils Nabocodrosor, qui était dans la fleur de l'âge, et l'envoya contre le rebelle. (136) Nabocodrosor en vint aux mains avec celui-ci, le vainquit dans une bataille rangée[7] et replaça le pays sous leur domination. Il advint que son père Nabopalassar pendant ce temps tomba malade à Babylone et mourut après un règne de vingt et un ans. (137) Informé bientôt de la mort de son père, Nabocodrosor régla les affaires de l'Égypte et des autres pays ; les prisonniers faits sur les Juifs[8], les Phéniciens, les Syriens et les peuples de la région égyptienne[9] furent conduits, sur son ordre, à Babylone par quelques-uns de ses amis avec les troupes les plus pesamment armées et le reste du butin ; lui-même partit avec une faible escorte et parvint à travers le désert à Babylone. (138) Trouvant les affaires administrées par les Chaldéens et le trône gardé par le plus noble d'entre eux, maître de l'empire paternel tout entier, il ordonna d'assigner aux captifs, une fois arrivés, des terres dans les endroits les plus fertiles de la Babylonie. (139) Lui-même avec le butin de guerre orna magnifiquement le temple de Bel et les autres, restaura l'ancienne ville, en construisit une autre hors des murs, et, afin que des assiégeants ne pussent plus détourner le cours du fleuve et s'en faire une arme contre elle, il éleva trois remparts autour de la ville intérieure et trois autour de la ville extérieure, les premiers en brique cuite et en asphalte, les autres en brique simple. (140) Après avoir fortifié la ville d'une façon remarquable et décoré les portes d'une façon digne de leur sainteté, il construisit auprès du palais de son père un second palais attenant au premier. Il serait trop long de décrire en détail sa hauteur et les autres marques de sa magnificence. (141) Je dirai seulement que, grand et somptueux à l'excès, il fut achevé en quinze jours[10]. Dans cette résidence royale il fit élever de hautes terrasses de pierre, leur donna tout à fait l'aspect des collines, puis, en y plantant des arbres de toute espèce, il exécuta et disposa ce qu'on appelle le parc suspendu, parce que sa femme[11], élevée dans le pays mède, avait le goût des sites montagneux. »

[1] Auteur d'un ouvrage sans doute intitulé Babyloniaca, dédié à Antiochos Sôter et qui avait été publié, suivant Lehmann-Haupt, en 275.

[2] Le texte de Bérose est cité littéralement Antiq. jud., I, 3, 6, § 93. A la suite de Gutschmid et Ed. Schwartz, P. Schnabel, Berossos, p. 166, pense que Josèphe n'a connu ce passage de Bérose qu'à travers Alexandre Polyhistor (auquel Eusèbe emprunte le récit du déluge). Nous rappelons que Bérose parlait non de Noé, mais de Xisuthros ; l'identification est du fait de Josèphe.

[3] Josèphe a par étourderie placé ici sous le règne de Nabopalassar la destruction du temple, qui n'eut lieu que sous celui de son fils. Au reste, il résulte du texte même reproduit plus loin que Bérose n'a pas fait mention de cet événement.

[4] C'est la durée que Josèphe assigne régulièrement à la captivité de Babylone (Ant. Jud. X, 9, 7 § 184 ; XI § 1 ; XX, 10, 2 § 233). Le chiffre, trop élevé de plus de vingt ans pour l'intervalle qui sépare la déportation sous Nabuchodonosor et le retour sous Cyrus, est emprunté à la chronologie factice de II Chroniques XXXVI, 21, elle-même basée sur Jérémie XXV, 11 et XXIX, 10. Josèphe, dont l'impéritie en matière de chronographie est extrême (cf. I. Lévy, Revue des Et. Juives, 1906, I, p. 169) n'a pas remarqué (v. infra, § 154) que ce chiffre est inconciliable avec celui qui résulte des données de Bérose.

[5] Le jugement sur Nabuchodonosor, roi qui éclipsa ses devanciers, se retrouve dans Ant. X, § 219. Josèphe l'a emprunté avec tout le § 133 à la source qui lui a fourni l'extrait de Bérose.

[6] Il s'agit du roi d'Égypte, Néchao. L'historiographie chaldéenne officielle le désignait comme un « satrape rebelle ».

[7] Sans doute la bataille de Karkemish, sur l'Euphrate, où Nabuchodonosor battit Néchao en l'an 4 de Iehoiakim de Judée (Jérémie, XLVI, 2).

[8] Il est surprenant que les Juifs soient nommés en tête, alors que la Judée n'a pas été mentionnée dans le résumé du § 133 et ne paraît pas avoir été touchée par la campagne de 605. Après Hugo Winckler, Julius Lewy a conjecturé (Mutteil. vorderas. – aeg. Gesellsch., t. 29, 2, p. 35, n. 3) que ᾿Ιουδαίων τε καί est une addition de Josèphe. Cette hypothèse est inacceptable : 1° Josèphe n'a jamais, à notre connaissance, falsifié de son chef un témoignage ; 2° dans le récit des Antiquités sur la campagne contre Néchao (X, 6, § 86) il note expressément qu'après la bataille de Karkhamissa Nabuchodonosor occupa la Syrie jusqu'à Péluse à l'exception de la Judée ; 3° les mots suspectés figurent dans l'extrait de Polyhistor préservé par l'Eusèbe arménien. Josèphe est donc hors de cause ; mais on peut se demander si Polyhistor n'a pas été interpolé par un Juif surpris de ne pas trouver trace des déportations de Nabuchodonosor, et si la fin du § 138 n'est pas de la même main que ᾿Ιουδαίων τε καί.

[9] Gutschmid constatant que [grec] est mal attesté et supposant qu'ἐθνῶν est interpolé, propose de lire Συρῶν τῶν κατὰ τὴν Αἴγυπτον. Il est probable que t. k. t. A. concerne les peuples de l'Arabie nommée § 133 à côté de la Syrie.

[10] L'exactitude des informations de Bérose sur les grands travaux de Nabuchodonosor a été confirmée par les fouilles (cf. Koldewey, Des wiederersteende Babylon) et par les textes épigraphiques. En particulier, l'histoire de la construction du palais en quinze jours, qui a l'air de sortir d'un conte de fées, est textuellement traduite d'une inscription du roi (Langdon, Neubabyl. Königsinschriften, p. 139).

[11] Nabuchodonosor avait épousé, d'après un texte de Bérose conservé par l'Eusèbe arménien et le Syncelle, la princesse Amytis, fille d'Astyage.

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