Le plus ancien auteur chez lequel on distingue une conception spéciale de la mort de Jésus-Christ est Irénée. Cette conception se rattache tout entière au terme de « rançon » (Matthieu 20.28). Rançon implique servage. Avant d’être racheté, le croyant est asservi. A qui ? Au péché, sans doute. Mais le péché n’étant pas un être personnel auquel une rançon puisse être offerte, la pensée se porte naturellement sur l’être mystérieux que la Bible nous dépeint comme le Prince de ce monde. La rançon payée par Jésus-Christ est payée au diable. Le diable tenait sous sa domination l’humanité entière. Pour l’en délivrer, Dieu ne pouvait employer des moyens de violence ou de ruse. C’eût été contraire à la justice divine. De là, la nécessité de l’incarnation du Fils de Dieu et de l’effusion de son sang sur le Calvaire. Si Jésus eût été pécheur, il serait tombé lui-même sous le joug de Satan. Mais son obéissance parfaite a eu effet de le rendre irréductible au pouvoir du diable. Celui-ci a pris la vie de Jésus-Christ en échange de celles des hommes dont il était le prince légitime. C’est une transaction juridique, dans laquelle Dieu donne la vie de son fils en échange (« rançon ») de la vie des hommes. Christ a légalement triomphé de son adversaire, puisqu’il lui a racheté ses droits sur l’humanité7.
7 – Adversus hæreses, V ; I, 1 ; II, 1 ; XXI, 3.
Cette conception se retrouve, plus développée encore chez Origène. Epris de démonologie, il transporte même la victoire du Fils de Dieu dans le monde des esprits, distinguant deux sacrifices de Jésus-Christ, l’un terrestre, l’autre céleste8. Il développe dans un autre sens encore la doctrine d’Irénée. On ne peut pas se défendre en effet de penser que la transaction dont parle cet auteur est tout au détriment du diable et que celui-ci a fait un marché de dupe en relâchant les hommes pour avoir la vie du Juste, puisqu’il était d’ailleurs incapable de la garder. C’est précisément ce que font valoir Origène et plusieurs docteurs de cette époque. Au fond disent-ils, Satan s’est trompé dans ses calculs. Il croyait s’emparer du Fils de Dieu ; il n’a pas vu que la proie était trop forte pour lui. La croix est donc un « piège » tendu par Dieu au diable et auquel il s’est laissé prendre9.
8 – Homel. In Levit. I,3 : « Consequenter sacrificium duplex intelligendum est, per quod et terrestria salvaverit et cœlestia ».
9 – Voir explication du Psaumes 35 (34).8.
Mais si la croix est un piège, où se trouve la justice de la transaction et comment Satan s’y est-il laissé prendre ? C’est ce qu’explique Grégoire de Nysse de la manière suivante. Orgueilleux et insatiablement avide, le diable a saisi en Jésus-Christ plus qu’il ne lui était dû ; voulant trop obtenir, il a fini par tout perdre. Prétendant s’emparer d’une proie infinie (égale à Dieu.), donc supérieure à l’humanité, il n’est que légitime que le fourbe tombe victime de sa fourberie. L’échec qu’il subit ne porte pas atteinte à la légalité de la transaction ni à la justice divine10.
10 – L’image dont on se sert est celle de l’hameçon et de l’appât : l’hameçon auquel Satan se prend, c’est la divinité de Jésus-Christ ; l’appât qui cache l’hameçon, c’est l’humanité de Jésus-Christ dans laquelle se voile sa divinité.
Au reste dans cette théorie, comme dans toute la théologie orientale, ceci n’est que la condition négative du salut. L’accent est ailleurs : sur la communication de vie divine (substance divine) qui est pour l’homme dans le Fils de Dieu. Là est la forme et la condition positive du salut.