Nous serons sûrs que nous avons réellement compris la véritable signification de ce monde et de la vie d’aujourd’hui, quand nous pourrons nous rendre compte de la fin que nous avons à poursuivre, des circonstances favorables ou contraires qui peuvent faciliter ou contredire le développement de notre liberté, autant dire l’accomplissement du souverain bien. Nous ne devons pas non plus oublier qu’à notre point de vue chrétien, il est nécessaire également que nous apprenions à nous connaître, à nous voir tels que nous sommes dans tous les moments et dans toutes les circonstances qui intéressent la lutte du bien contre le mal, du Royaume de Dieu contre le royaume du mal. Il faut plus encore : entre le Royaume de Dieu et le péché, il est une contradiction absolue ; entre ces deux puissances, la lutte doit être incessante. L’homme ne peut donc être lui-même qu’à la condition de se connaître comme un combattant. Cette lutte est d’autant plus inévitable, que le monde dans lequel nous sommes appelés à vivre cherche à faire prévaloir contre son propre créateur une autonomie égoïste et personnelle, non seulement par le fait du péché qui le domine, mais surtout à cause de la valeur vraie qui lui est inhérente et qu’il ne peut affirmer qu’en faisant de l’homme le complice et l’instrument de sa révolte. Ce conflit entre le bien et le mal, entre Dieu et l’homme, étant incessant, l’histoire qui affecte de l’ignorer et qui ne sait pas par conséquent nous dire les moments si divers qui le caractérisent, si bien informée qu’elle soit des destinées des empires et des peuples, ne peut pas être considérée comme l’histoire véritable. Elle ne le sera que quand elle saura nous dire les destinées des deux cités, celle du ciel et celle de la terre.
Par le fait de la lutte entre le Royaume de Dieu et celui de l’homme, la morale est tout autre dans le monde chrétien qu’elle ne l’a été dans le monde païen. Et comment en serait-il autrement ? Le Christianisme lui-même est la cause première de cette lutte ? A son avènement dans l’histoire, il trouve le royaume du monde maître incontesté de toutes les destinées humaines, il fut donc le premier agresseur ! Et c’est là son éternel honneur, car il ne venait dans le monde que pour proclamer la sainteté et l’inviolabilité de la personnalité humaine. Et cette revendication ne représentait pas pour lui une doctrine, un système à proclamer, mais une lutte à vie et à mort dont l’indépendance morale de l’homme était à la fois la cause et l’enjeu. Dès lors, pour lui, elles n’étaient plus les limites et les conditions de temps et de lieu, toujours étroites et fausses qui mutilaient, méconnaissaient l’honneur de Dieu et celui de l’homme. Dans le milieu païen, par le fait seul de l’absence de l’idée de l’humanité, la liberté humaine ne se concevait pas même, elle n’était que le fait d’une caste ou d’une nation privilégiée. Il y avait des Juifs, des Samaritains, des Grecs et des barbares, des maîtres et des esclaves, mais l’homme, nul ne le connaissait ; qu’il fut possible, on ne s’en doutait même pas. L’homme d’alors ne se connaissait que des compatriotes et des alliés qu’il fallait aimer, ou des étrangers et des ennemis qu’il fallait haïr. Mais l’humanité qui s’élève au-dessus de toutes les nationalités, de toutes les frontières et de toutes les haines, qui les confond et les supprime toutes pour nous apprendre à ne voir et à n’aimer dans l’étranger que l’homme lui-même, nul ne la connaissait. Elle n’existait que comme une dépendance de la cité ou de la nation. Sans la cité ou la nation, il n’était point pour elle d’existence possible. On ne peut donc rien entendre à l’histoire si l’on ne sait pas reconnaître que le Christianisme apporte avec lui deux commencements, deux principes nouveaux. D’abord, il nous révèle le Royaume de Dieu et la véritable personnalité. Il dépose dans le sein de l’humanité le grain de sénevé qui doit devenir ce Royaume, autant dire l’Eglise, la société idéale qui un jour manifestera la grâce d’en haut dans tous les merveilleux effets de la justice et de la charité. Et dans ce milieu tout imprégné de la puissance et des attraits du monde invisible, l’homme apprend à connaître l’ordre véritable, et il devient capable du bonheur du Royaume de Dieu. Mais il ne peut s’élever à cette hauteur, participer aux bienfaits de la rédemption qui sanctifie, qu’à la condition de ne vouloir et de ne chercher sa liberté, sa raison d’être, sa vraie signification que dans la conscience d’une personnalité toujours plus indépendante. Le Christianisme est donc la première et la plus grande de toutes les révolutions que connaisse l’histoire. Il révèle et il crée l’homme véritable et le milieu qui seul peut lui donner la conscience de lui-même, de ses forces nouvelles, de ses dons et de ses aptitudes, dans la diversité des rapports qui constituent la vraie civilisation. En même temps qu’il rachète l’homme et le fait devenir un être conscient et libre dans la communion avec Dieu, il l’affranchit du milieu social qu’il doit traverser en ce monde. Et cette puissance de rédemption qu’apporte avec lui le Christianisme est si bien la puissance de Dieu, qu’elle ne peut pas apparaître dans l’histoire sans étendre sur tous son influence et ses bienfaits, qu’ils soient croyants ou incroyants, pour ou contre le Christ. La rédemption n’est, en effet, qu’une lettre morte pour celui qui ne comprend pas que jamais elle ne pourrait accomplir son œuvre si, au préalable, elle ne commençait par émanciper l’homme de la servitude païenne qui le fait une dépendance du monde naturel et de la cité. Cette émancipation doit donc occuper la place première dans le plan éducateur que Dieu a conçu pour le salut du monde. Par elle, l’homme est mis en possession de ses droits d’homme et de sa souveraineté sur la terre ; en d’autres termes, il est rendu capable d’accomplir sa destinée véritable. Mais il ne faut pas oublier non plus que, par cela même, qu’elle ne fait que communiquer à l’homme le pouvoir de se prononcer pour ou contre l’Évangile, cette émancipation première n’est donc qu’un fait essentiellement et l’on pourrait dire exclusivement humain. Elle précède et prépare la rédemption, mais elle ne saurait la réaliser, elle n’en est qu’un des côtés, un des moyens. Il ne lui suffit pas, en effet, de nous affranchir des puissances de la terre ; elle veut surtout briser une puissance tout autrement redoutable, celle qui sépare l’homme des autres hommes et de Dieu lui-même et du monde à venir. Cette puissance est en nous avant d’être hors de nous, elle s’appelle le péché. Quand donc le Christ nous dit : « Si le fils vous affranchit vous serez véritablement libres », il faut nous rappeler que si la délivrance première n’est que l’émancipation sociale elle ne peut être son œuvre, et qu’elle ne devient la rédemption que lorsque l’homme, véritablement affranchi de tous les liens et de toutes les sujétions qui asservissent sa conscience, apprend à reconnaître le Seigneur Jésus comme le Fils de Dieu et celui par lequel il peut aller au Père (Jean 14.16). Celui qui n’a reçu du Christianisme que l’émancipation sociale devient, il est vrai, participant d’une humanité plus élevée, et connaît les droits et la dignité de l’homme. Mais quoique incontestablement un rayon de la grâce divine reluise pour lui, il est encore dans son péché, et ne possède pas la rédemption, mais seulement l’aptitude à la recevoir. Cette observation est applicable non pas à l’individu seul, mais à la société tout entière. L’Etat et la loi, le mariage et les habitudes sociales, la civilisation et la science, le progrès dans toutes les sphères de la vie humaine, sont les conséquences de l’émancipation chrétienne, qu’au cours des âges, l’humanité s’approprie en se pénétrant toujours plus du respect que l’on doit à la personnalité humaine et aux droits des plus humbles et des plus petits. Mais cette société extérieurement christianisée ne participera à la rédemption véritable, que lorsqu’entrant en communion avec Dieu, elle se laissera pénétrer par les saintes influences de l’Évangile. Le Christianisme n’affranchit l’homme, ne le fait souverain dans son royaume à lui, que pour le rendre capable d’être un serviteur au vrai sens du mot. A faire de cette émancipation toute négative le but de l’histoire et la grâce essentielle du Christianisme, on ne peut que les méconnaître et les amoindrir l’un et l’autre. On condamne le Christianisme à n’être plus que l’impulsion qui détermine le mouvement et le progrès social, et l’on fait de l’histoire une vaine redite ou une impuissante contradiction. Car il faut être aveugle pour ne pas voir que les progrès sociaux, cette efflorescence savante et toujours plus perfectionnée de la civilisation, bien loin d’être le but, la chose essentielle, ne peuvent être, ainsi que la liberté elle-même, que le moyen pour servir à la seule chose nécessaire, que seul représente et réalise le Christianisme. Cette émancipation, néanmoins, nous en restons les partisans résolus, nous l’appelons de tous nos vœux. Seule elle peut placer l’homme dans son véritable milieu et le rendre capable de se soumettre aux lois du Royaume de Dieu. Et qui pourrait ne pas voir, que pour devenir le serviteur de Dieu et entrer avec lui dans cette noble et sainte communion, faite d’amour et d’obéissance, il faut posséder la conscience de son indépendance, et se sentir maître et souverain ? Pour tous également, il est évident que pour être capable de se consacrer à Dieu en sacrifice vivant et saint, il faut avoir la libre disposition de son être tout entier, le pouvoir d’affirmer devant Dieu une volonté maîtresse d’elle-même, autant dire, être déjà au nombre de ceux qui voient la lumière qui ennoblit et affranchit.
Par le fait de cette émancipation qui est en Christ, l’homme de nouveau se trouve replacé dans tous les droits et prérogatives du premier Adam. Comme lui, il devient le maître de la création et peut se l’assujettir. Mais il n’exercera sur elle son légitime empire, que s’il consent à se reconnaître le serviteur et le vassal de Dieu. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons retrouver cet empire terrestre, cette domination universelle que nous a fait perdre le péché de notre premier père. En Christ et par sa grâce souveraine, elle nous est aujourd’hui rendue. Tout en subissant les conséquences de ce péché premier, nous pouvons la revendiquer afin que, de nouveau comme le premier Adam, nous devenions capables de subir victorieusement l’épreuve à laquelle il succomba.
L’humanité païenne ignorait complètement l’opposition si tranchée et si absolue entre le bien et le mal, telle que nous venons de l’affirmer. En Israël, le Royaume de Dieu renfermé dans les étroites limites d’une nationalité jalouse de ses titres et de ses privilèges, retenait la liberté captive sous le joug de la loi. L’apôtre nous enseigne (Galates 4.1-3) que la discipline de la loi est pour apprendre aux chrétiens l’obéissance, en attendant qu’ils soient capables d’entrer en possession des biens véritables, et qu’elle est pour eux le pédagogue qui traitait le fils de famille, comme s’il n’eût été qu’un serviteur, afin qu’un jour il sût commander. Quoique amoindrie et sévèrement contenue sous la discipline de la loi, la liberté n’était pas cependant une étrangère dans la république d’Israël ; impuissante il est vrai, à se faire son royaume à elle-même, elle n’en était pas moins capable d’obéir à la volonté sainte.
En regard de cette théocratie juive, aussi dure et aussi sombre que le rocher du Sinaï sur lequel elle reste inscrite, nous voyons se produire chez les Grecs une forme de royauté humaine, merveilleusement belle. Mais malgré sa beauté, cette royauté n’en reste pas moins l’apanage exclusif d’un seul peuple, privée qu’elle est de la conscience du souverain bien, sans laquelle on ne saurait concevoir la royauté universelle, la seule qui soit de droit divin. Ce n’est qu’avec le Christianisme qu’elle apparaît enfin, cette royauté qui révèle et embrasse l’humanité tout entière parce que, seule, elle peut réaliser le souverain bien et par le souverain bien la royauté humaine qui, dans la plénitude de sa toute puissance, doit dominer sur toute la terre. Ce n’est que depuis l’apparition du Christianisme, que l’histoire nous laisse entrevoir l’alliance de ces deux royautés et qu’elle nous impose en même temps le conflit qui les met aux prises. On dirait que par le fait même de cette apparition, l’homme jaloux d’effacer et de faire oublier l’histoire de la chute première, entreprend, comme un nouveau Prométhée, de fonder son propre royaume pour sa seule gloire à lui. En révolte contre le Royaume de Dieu, il aspire d’abord à s’affranchir de la sujétion et de l’oppression que sur lui font peser les lois de la nature, mais il veut plus encore, il entend conquérir son indépendance au regard de Dieu et de sa sainte révélation.
Ce n’est qu’avec le Christ que pour la première fois nous voyons apparaître l’opposition première contre la tyrannie païenne. Aussi en s’affirmant, l’Eglise dut affirmer en même temps l’avènement de la libre humanité. Et pour prouver la réalité de l’affranchissement qu’elle apportait, elle se prit à vivre. C’est elle qui, la première, a donné au monde le spectacle de la fraternité dans l’égalité. C’est elle qui nous apprend que tous les hommes procèdent du même sang, sont appelés au même salut, à la même liberté, à la même communion, contrairement aux puissances païennes qui suppriment l’humanité et la liberté, au profit d’une caste ou d’une nation privilégiée. Par elle encore, affranchie de l’odieuse servitude qui pesait sur elle, la femme a retrouvé la conscience de sa dignité. C’est elle enfin, qui a déposé dans le sein de l’humanité les influences bénies qui nécessairement devaient nous valoir un jour l’émancipation de l’esclave. Sans elle également, jamais le monde n’eût connu la liberté religieuse, la première de toutes, car elle est la conscience affranchie. Dès le deuxième siècle, un de ses interprètes les plus éloquents, Tertullien s’écriait : « Pour l’Homme, le premier de tous les droits, le droit humain par excellence, c’est le pouvoir d’embrasser la religion qu’il croit la seule véritable (Tertull. ad scapulam I). » Cependant, il fallut du temps et beaucoup de temps pour imposer au droit public ce droit primordial et incontestable. Et cependant, sans lui, on ne peut concevoir ni le Royaume de Dieu ni celui de l’humanité, car il est non seulement la condition, mais la garantie de son honneur et de sa rédemption. Toutes les puissances appelées à grandir dans le temps ressemblent au grain de sénevé qui tombe en terre ; comme lui, on ne peut les connaître que lorsqu’avec leurs fleurs et leurs fruits elles ont donné leur entière valeur. Le Christianisme n’échappe point à cette loi. Pour connaître ce qu’il est en lui-même, dans son principe et dans ses origines, il faut le suivre dans son histoire. Et aussi longtemps que cette histoire ne nous aura pas dit sa dernière victoire, nous ne le connaîtrons qu’imparfaitement.
Telles étaient les influences corruptrices que le paganisme sur son déclin exerçait sur le monde, que forcément l’Eglise à sa première heure, fut obligée de prendre une attitude tout autre que celle qu’elle aurait pu prendre dans un milieu tout autre et moins abaissé. Elle se fit plus agressive, plus ascétique et plus hautement elle affirma la nécessité du renoncement au monde. Car l’homme, si nous osons ainsi dire, n’était pas encore capable de prendre possession du monde nouveau que le Christianisme venait lui révéler. Et même au moyen-âge, l’Évangile est obligé de revenir une fois encore aux jours de l’ancienne Alliance et de faire revivre l’institution mosaïque. On dirait même qu’en présence des exigences nouvelles, le vieux mosaïsme à revivre, s’exacerbe et se fait plus redoutable que jamais. Il se fait de l’Eglise visible, une institution aussi tangible et massive que les pierres de ses cathédrales. Il a des armes et des institutions charnelles. Malheur à qui les méconnaît ! Elle s’impose comme l’autorité qui, seule, a le droit de lier et de délier car, seule, elle a la puissance d’instruire et de dominer une société encore barbare. Sous sa rude discipline, on pourrait croire la liberté à jamais supprimée au profit d’une autorité qui, impatiente et exclusive, dédaigne de persuader et de convaincre, pourvu qu’elle commande. Cependant c’est au profit de cette liberté elle-même, que l’Eglise régente et malmène les consciences. Sous sa tutelle jalouse, à son insu, se prépare le réveil de la liberté. Aussi pendant toute la durée du moyen-âge, cette sombre veille de la pensée qui fit, semble-t-il, les ténèbres si noires et les rêves si naïfs, pour l’observateur attentif, il est facile de constater que toujours vivantes elles agissent sans jamais interrompre leur œuvre, les influences libératrices à jamais inséparables de la puissance chrétienne. Elles sont le don de joyeux avènement que le Christ a fait à l’humanité dès le premier jour de son apparition dans l’histoire. Et ce que le Christ nous a une fois donné, il n’est plus aucune puissance capable de nous le ravir. On ne saurait assez le redire, grâce au principe social d’alors, jamais la personnalité humaine, ce principe chrétien par excellence, ne s’était aussi hautement affirmée. Les formes que revêt cette affirmation ne changent et ne se diversifient que pour mieux sauvegarder le principe, la vérité qu’elles protègent. On ne saurait exagérer l’influence que sous ce rapport exerça la chevalerie. Les troubadours, les poètes qui la chantèrent, apprirent aux hommes d’alors que la vaillance et la force ne valent que pour la défense du droit et de l’honneur, la protection du faible et de l’opprimé dont la femme idéale, la dame de la pensée, devint le représentant et la glorification. Ils ne restèrent pas non plus sans influence, les rêves qui emportaient les esprits d’alors à chercher le bonheur au-delà des réalités et des horizons terrestres, plus loin que les montagnes et les nuées que dore le soleil qui s’éteint et que l’on pouvait contempler du haut de la vieille forteresse féodale. Ce bonheur qu’on allait chercher dans les grandes Indes, dans les îles inconnues, au travers de pénibles pèlerinages et comme la récompense de glorieux exploits, ce bonheur n’était pas, il est vrai, l’idéal que garde le ciel. Il n’en fut pas moins pour la personnalité humaine le stimulant qui lui donna la conscience d’elle-même, de sa liberté, de son honneur et la rendit capable du monde qui aspire à l’infini. Aussi, quoi qu’on en ait, il faut le reconnaître, le moyen-âge fut le précurseur de la Réforme. Seul, il la rendit possible ; elle vint enfin. Elle fut la véritable révolution ; en affranchissant l’Eglise, elle affranchit l’Etat. En proclamant le royaume de la grâce dans toute sa pureté, elle fit le royaume de l’humanité et de la liberté et lui donna conscience de son droit et de sa puissance. L’Eglise qui, pendant de si longs siècles, s’était habituée à ne voir dans l’état que l’agent et l’exécuteur de ses commandements, dut revenir à sa vocation véritable, l’administration des sacrements, la prédication de la parole sainte. L’état, la civilisation, les sciences s’affranchirent des institutions ecclésiastiques et ne voulurent plus d’autres lois que celles que leur imposent la vérité et le souci de leurs légitimes intérêts. L’humanité prit possession d’elle-même et se sentit, enfin, la maîtresse de ses propres destinées. Sous ces influences bénies, on se reprit au travail. Dans tous les sens, d’infatigables explorateurs fouillèrent les vieilles assises de l’histoire et, aux premiers coups de pioche, ils virent surgir le vieux monde : Rome et la Grèce apparurent alors dans toute la gloire et la fraîcheur de leur éternelle jeunesse. On les croyait mortes, elles n’étaient qu’endormies ! En même temps, de l’Océan sortait le nouveau monde, l’Amérique ! Et on aurait dit que pour faire de cette heure l’heure inoubliable et magique, le voile qui jusques alors nous avait dérobé le ciel, Copernic et Galilée le faisaient tomber à nos pieds, et la nature et la création tout entière nous apparaissaient enfin dans leur véritable magnificence. La révolution qui proclamait la souveraineté de l’homme dans le monde de la pensée et dans celui de l’espace et du temps, ne put pas se faire sans de dures et violentes commotions. Nous sommes encore aujourd’hui à en ressentir les contre-coups. Car si derrière nous et au passé, le progrès a toujours pour rançon la douleur, ce n’est qu’au même prix que nous pouvons le recueillir et le transmettre à ceux qui viendront après nous. Mais la semence que nos pères portaient en terre avec larmes, nous la recueillerons avec des cris de joie et des chants de triomphe. Les puissances nouvelles qui transforment le monde, les arts, la littérature, les prodigieuses découvertes que rendent possibles l’intelligence et la conquête de la nature, ne sont en définitive que la réponse au commandement qui, au premier jour, prescrivait à l’homme la domination et la conquête du monde tout entier. Les découvertes de la science moderne, en supprimant l’espace et le temps, emportent dans l’espace et le temps pour les élargir toujours plus, en attendant de les supprimer pour toujours, nos préjugés et nos frontières d’autrefois. On ne saurait se le dissimuler, elles nous font pressentir aujourd’hui, et bientôt elles nous l’imposeront, une grande confédération humanitaire au sein de laquelle nos états les plus puissants ne compteront plus que comme de petites provinces. Et dès aujourd’hui, nous ne connaissons plus qu’un seul problème : comment la liberté et l’humanité pourront-elles prendre conscience et possession de tous leurs droits ? Non seulement le Christianisme autorise la poursuite de ce problème, mais il s’en réserve à lui seul la solution véritable. Il est, en effet, dans la nature de l’homme d’affirmer sa liberté et d’étendre toujours plus ses moyens d’influence sur le monde. Mais dans le plan de Dieu, nous devons nous le rappeler, cette liberté et cette puissance ne sont pas le but mais seulement le moyen pour une fin plus élevée encore. En présence de ces libertés reconquises, de ces puissances et de ces miracles qui, chaque jour, se multiplient, au commandement de la science, l’Évangile doit faire entendre avec plus de puissance que jamais que, si le Fils nous affranchit nous serons véritablement libres, mais que, sans cet affranchissement, nous resterons toujours esclaves. Malgré les richesses incommensurables qu’entasse la civilisation et que chaque génération ne transmet à celle qui la suit qu’après les avoir agrandies encore, l’Évangile n’en proclame pas moins que « les heureux sont les pauvres d’esprit parce que le royaume des cieux est à eux. » Et pour qu’il en fût autrement, il faudrait que l’humanité cessât d’être elle-même, autant dire qu’elle désapprît la soif du Dieu vivant. Mais l’homme pourrait-il être lui-même si, à vivre l’existence d’aujourd’hui, il ne sentait pas qu’elle n’est qu’un commencement qui se contredit et s’égare aussi longtemps qu’elle n’est pas à celui qui doit unir et concilier tous les contraires et toutes les contradictions sous ce seul chef qui s’appelle Christ (Éphésiens 1.10).
Mais à poser la question du renoncement à la vie présente au profit d’une vie plus élevée et meilleure, on provoque aussitôt les contradictions et les révoltes les plus violentes que connaisse l’histoire de l’humanité. Il ne peut pas se faire, en effet, que l’homme n’aspire pas à conquérir une indépendance toujours plus absolue et que dans le sentiment de son indépendance, il ne travaille toujours plus résolument à fonder et à agrandir son empire. Mais plus il s’affirme dans l’orgueil de son indépendance, et plus l’Évangile s’obstine à lui rappeler que le devoir qui ne prescrit jamais et sans lequel il n’est plus de devoir, l’oblige à se renoncer lui-même et à rendre à Dieu et à lui seul l’honneur suprême. C’est donc ici qu’avec une insistance plus impérieuse se pose l’inévitable et fatal dilemme : ou bien l’homme dans une soumission toujours plus consciente et plus humble, consentira à se laisser sauver, dans la gloire et par la puissance du Royaume de Dieu, ou bien dans un orgueil insensé, il se révoltera contre ce Royaume, cherchant sur ses ruines à fonder son royaume à lui. Ces deux royaumes ne peuvent ni s’ignorer, ni se tolérer. Entre eux toute alliance est impossible, ils ne peuvent subsister et prospérer qu’à la condition de se haïr et de s’entre-détruire. Il faut donc qu’ils se rencontrent et qu’ils s’entre-choquent, qu’entre eux la guerre devienne toujours plus violente. Alors qu’entre le royaume du monde et le Royaume de Dieu, toujours plus le conflit se passionne et se fait toujours plus violent, on dirait que ce n’est plus l’homme mais Satan qui lutte contre son Dieu dans la conscience d’une haine implacable. Et bien souvent dans l’histoire, nous avons vu se faire cette haine si consciente de son impiété, si éprise par l’acre volupté du blasphème, qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’elle n’est que l’écho et le reflet de la puissance satanique. Pendant la grande Révolution française, n’a-t-on pas vu au nom de l’humanité, l’Évangile honni et conspué, tandis que sur l’autel une prostituée recevait les adorations de la foule en démence et s’appelait la déesse Raison ! Cette même haine se retrouve dans les agitations et les secousses que pour tant de contrées rappelle l’année 1848. Alors on put entendre des orateurs d’estaminet, des professeurs de barricades, prophétiser la fin de toutes les puissances, de celles qui sont encore sur la terre, odieuses et détestées, tout aussi bien que de celles qui ne sont plus que de pâles fantômes errant dans le ciel sous le souffle de la raison qui les disperse, tandis que l’hypocrisie et la sottise s’obstinent encore à les invoquer !
Il faut donc le reconnaître, les oppositions et les révoltes et tout entier le grand labeur qui constituent la trame de l’histoire, n’ont un sens et une réalité que pour représenter la lutte suprême qui oppose la grâce divine à la liberté humaine, le Royaume de Dieu à celui de Satan. Aussi nous qui croyons au progrès, nous ne le concevons comme possible, qu’à la condition de nous le représenter comme s’accomplissant sous deux formes et en deux sens diamétralement opposés. Au progrès du Royaume de Dieu, toujours correspond le progrès dans le royaume de Satan. Les puissances progressives de l’histoire sont donc, d’une part, le Royaume de Dieu dans ses rapports avec le royaume de l’humanité et, de l’autre, le royaume de l’homme dans sa double opposition contre le Royaume de Dieu et celui de la véritable humanité. La vraie formule du progrès historique est celle que nous donne cette demande de l’oraison dominicale : « que ton règne vienne ! » Cette demande appelle le royaume véritable de l’homme dans son union avec le Royaume de Dieu. Mais, à côté des efforts et des travaux qui concourent à l’exaucement de cette prière, il faut tenir compte des volontés mauvaises qui, en sens contraire, se conjurent pour provoquer l’avènement du royaume de l’homme, du royaume de la fausse humanité, en opposition avec le Royaume de Dieu et la véritable humanité.
Toute philosophie de l’histoire qui ne tient pas compte de cette opposition fondamentale entre les deux contraires, n’est qu’une superficielle et vulgaire déclamation humanitaire. Elle n’a qu’un œil et ne voit les événements qu’au point de vue de la terre. Prenons Hegel comme exemple : il ne veut voir dans l’histoire que la lutte qui doit nous élever à la conscience de la liberté. « L’homme de l’Orient, dit-il, sait que la liberté n’est que pour un seul, le despote qui l’opprime ; le Grec, qu’elle n’est que pour les Grecs seuls, et qu’elle n’a rien à donner ni aux barbares, ni aux esclaves. Nous, au contraire, nous savons que tout homme est appelé à la liberté et que, par le seul fait qu’il est l’homme, il doit être libre ; en conséquence, l’histoire n’a pas d’autre but que de généraliser et de réaliser, dans toutes les sphères de l’activité humaine, la conscience de la liberté qui est, après tout, le don de joyeux avènement que le Christianisme fait à la terre. » Nous ne voulons pas méconnaître la part très grande de vérité que contient cette conception de l’histoire, mais qu’il nous soit permis d’observer qu’à elle seule, elle ne suffit pas à nous l’expliquer. Dominé par la pensée exclusive de son système, Hegel ne peut connaître que l’un des deux contraires que l’histoire met en lutte : l’émancipation de la seule humanité, et il ne sait relever que les progrès qui la concernent. Mais l’émancipation par le moyen de la civilisation, de l’art, de la science, de la haute culture qu’avec l’opinion généralement reçue, il considère comme l’œuvre essentielle de l’histoire et dont il attend obstinément le retour de l’âge d’or, cette émancipation, après tout, et quoi qu’on en ait, n’est pas le dernier mot du progrès et de l’humanité. Ce dernier mot, il nous faut le chercher plus haut. Il n’est, en effet, que dans la pénétration toujours plus intime du Royaume de Dieu et du royaume de l’humanité, se cherchant et se complétant pour faire toujours plus vraies et plus grandes la liberté et la puissance de l’homme. La fin de l’histoire, le terme suprême vers lequel doivent tendre nos efforts et toute notre pensée, nous ne pouvons le concevoir que comme l’union du Royaume de Dieu et du royaume de l’homme. Cette union seule peut représenter et réaliser les deux œuvres pour toujours achevées de l’émancipation et de la rédemption. Et quand une fois, l’émancipation se confondra avec la rédemption et qu’en elle, elle aura trouvé sa sanction et sa consécration, alors l’homme sera redevenu ce qu’il était et devait être aux premiers jours de la création : le maître de toutes les puissances de la nature et de toutes les oppressions qu’injustement lui impose le monde.
Mais nous ne pourrons comprendre ce que doit être le progrès véritable, si d’abord nous ne nous rappelons que de tout temps, il y a eu deux manières opposées de l’entendre. Tandis que les optimistes répètent : les temps se feront meilleurs, les pessimistes répliquent : ils se feront, au contraire, toujours pires. Le Christianisme reconnaît la vérité de ces deux conceptions. Oui, il est vrai, les temps deviendront meilleurs, mais à la condition de ne pas croire, ainsi que généralement on le fait, que les générations, en se succédant, deviendront toujours plus vertueuses ; car la vertu étant pour chaque individu un fait personnel, ne peut jamais être un héritage qui s’accroît et se transmet toujours agrandi. Elle est, au contraire, une chose nouvelle qui toujours recommence. Si le progrès ne peut pas faire la vertu toujours plus entière et plus pure d’une génération à l’autre, il ne fait pas non plus le bonheur toujours plus assuré au profit de nos successeurs ; car il est toujours une quantité incertaine et fugitive que nulle puissance au monde ne peut retenir et fixer. Et cependant, on ne peut le nier, les temps deviendront meilleurs. Malgré d’incontestables et partiels reculs, la conscience du bien se fait toujours plus consciente et plus ferme. Grâce aux progrès toujours croissants dans les mœurs et dans les idées, le bien se fait toujours plus nécessaire, il multiplie ses moyens d’action et conquiert une autorité toujours plus grande. Et cependant, il sera toujours vrai de dire que les temps se font toujours pires car le mal, lui aussi, malgré les obstacles que çà et là il rencontre et les défaites inévitables qu’il est obligé de subir, prend toujours plus conscience de sa force, de ce qu’il est, de ce qu’il peut oser. Lui aussi profite du progrès dans les idées et dans les mœurs pour se spiritualiser, se faire plus intellectuel et conquérir des armes plus dangereuses. Le progrès historique, à le considérer dans son ensemble, peut donc se définir une assimilation continue, au profit de l’homme, des forces que renferme le monde de la matière et celui de l’intelligence. Cette assimilation est la force qui sait retenir les éléments favorables à son développement et repousse ceux qui lui sont contraires. Il est dans l’histoire des époques qui répondent plus directement à l’un ou à l’autre de ces deux aspects. Mais, dès l’instant que le progrès ne peut s’accomplir que dans la dépendance de deux tendances opposées, de deux esprits contraires, autant dire du bien et du mal, du Christ et de l’antichrist, il est inévitable que l’une de ces deux puissances recherche pour se l’assimiler tout ce que l’autre, au contraire, s’efforce de combattre et de repousser. L’histoire sera donc la lutte à outrance de ces deux puissances, mieux vaut dire de la fausse humanité contre la véritable. Nous les verrons toutes les deux, toujours plus accentuer leur opposition, dans une hostilité toujours plus ardente et toujours plus grandissante. Ces principes opposés tendront toujours à se produire sous la forme d’institutions sociales contraires. L’histoire n’est donc, en dernier ressort, que la lutte à outrance d’idées et de principes contraires. Mais il ne faut pas oublier que cette lutte ne peut se faire que dans le temps et que le temps implique toujours la notion de l’incomplet, du prématuré, et ne peut être jamais que la vérité encore inconsciente d’elle-même, attendant une manifestation toujours plus entière. Les deux royaumes forcément ne seront définitivement distincts et séparés qu’au dernier jour, à la consommation de l’histoire. Mais aussi longtemps que nous resterons dans la période des développements successifs, il faut nous attendre et nous résigner aux résultats incomplets et confus. Il faut donc étudier l’histoire à la lumière de la parabole qui nous enseigne que l’ivraie et le bon grain restent ensemble confondus jusques au jour de la moisson. La conclusion dernière ne pourra donc se faire que le jour du jugement : cette catastrophe universelle, à tout jamais, mettra en pleine lumière la glorieuse rédemption de l’homme. Pour toujours triomphant et affranchi, il prendra définitivement possession du Royaume de Dieu, à jamais confondu avec le royaume de la véritable humanité. Mais en même temps, nous verrons apparaître dans toute sa puissance la fausse humanité. Les progrès redoutables qu’elle aura réalisés à l’aide de l’émancipation mauvaise lui permettront de s’élever jusques au trône de Satan et de se faire son véritable représentant. Mais elle ne s’élèvera à cette hauteur que pour se voir à tout jamais exclue de tout contact avec le bien et pour toujours livrée à l’isolement égoïste dans le mal qui est le châtiment du mal.
Le dernier drame de l’histoire ne sera donc pas, ainsi que l’a rêvé la philosophie, la paix universelle, mais la plus acharnée et la plus implacable de toutes les guerres entre les deux puissances adverses qui partageront alors l’humanité. L’âge d’or attendu pour le dernier jour ne peut être qu’une trêve momentanée, qu’un bonheur relatif, circonscrit dans les limites de de l’espace et du temps, il en connaîtra le déclin et les ombres. Aussi après avoir jeté tout son éclat, il devra disparaître à son tour pour faire place à la lutte suprême.
La prière qui demande à Dieu « que son règne vienne » doit donc se résigner à une longue attente. Avant d’être exaucée, il faudra qu’elle traverse des siècles et des révolutions redoutables. Et ce ne sera qu’au prix et au travers d’une crise douloureuse qu’apparaîtra enfin, dans l’éclat d’une victoire définitive et incontestée, le Royaume de Dieu à jamais triomphant avec celui de la véritable humanité. Mais ici, il nous faut remarquer, puisque généralement on néglige de le faire, qu’avant d’être dans l’histoire et pour l’humanité, il faut que le Royaume de Dieu soit d’abord pour l’homme et dans son cœur. Il devra donc d’abord se comprendre lui-même et les conditions nécessaires à son existence. Alors il reconnaîtra que le Royaume de Dieu, c’est-à-dire la véritable humanité, n’est possible pour lui que par une séparation instante et continue du bien et du mal, du bon et du mauvais principe dont il a subi jusqu’à cette heure et sans s’en rendre compte, toutes les influences indistinctes et confuses ; que toujours plus, il faut qu’il reconnaisse que l’existence terrestre n’est qu’un temps de grâce qui lui est départi non point pour qu’il recueille et réalise la plus grande somme possible de jouissances immédiates, mais pour qu’il travaille et se sanctifie. Celui qui comprendra ainsi sa vocation sera seul capable de saisir la véritable humanité. Il ne se laissera jamais détourner par les aspects changeants et divers de l’histoire, jamais il ne prendra l’épisode pour le drame principal, et toujours plus entière pour lui se fera la conviction que les progrès partiels qui peuvent provoquer et favoriser l’émancipation de l’homme ne valent qu’à la condition de servir à la glorieuse rédemption des enfants de Dieu.