[1] Le livre V développe la divinité et la consubstantialité du Fils, à partir des théophanies de l’A.T., malmenées par les ariens.
Les livres précédents ont eu pour objet de répondre aux doctrines impies et insensées des hérétiques. Cependant, nous en sommes conscients, acculés à la nécessité de les combattre, notre répartie exposera ceux qui nous écoutent à autant d’écueils que si nous avions gardé le silence. Car la démonstration félonne de nos adversaires interprète d’une manière sacrilège l’unité de Dieu, mais par ailleurs, une foi intègre ne peut nier sans impiété cette même unité. La conviction intime que l’on a de ce mystère ne saurait être traduite sans éviter un double danger : il est possible de l’affirmer ou de le nier avec une égale infidélité.
Certes, la logique humaine soutiendra peut-être qu’il est ridicule et absurde de s’opposer à une doctrine parce qu’elle est impie, et en même temps de reconnaître cette thèse impie. Si notre foi nous fait un devoir d’admettre une vérité, elle condamne cette attitude contraire à la foi qui consisterait à la nier ; il ne convient pas à la raison de tirer profit d’une affirmation qu’il est nécessaire de réfuter.
Mais la pensée des hommes est insensée par rapport à l’intelligence de la Sagesse divine, elle est folie pour le bon sens céleste ; ses désirs sont limités par sa faiblesse, elle juge des choses d’après la pauvreté de sa nature. Il lui faut devenir folie pour être sage selon Dieu ; en d’autres termes, l’homme doit prendre conscience des faibles ressources de sa pensée et rechercher la sagesse de Dieu ; il deviendra alors sensé, mais non pas selon les données de la sagesse humaine, et appréciera les choses selon la mesure où elles sont orientées vers Dieu. Reconnaître la folie de ce monde lui permettra de s’élever jusqu’à la Sagesse de Dieu.
L’adresse de ces hérétiques, à l’affût de toute occasion de nous induire en erreur, a mis à profit cette folle pensée qui passe pour sagesse. S’appuyant sur l’autorité de la Loi et des Evangiles, elle professe l’unité de Dieu, prenant prétexte de ce verset :
« Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un »[2] (Deutéronome 6.4).
[2] Lettre d’Arius, livre IV, ch. 12.
Ils le savent bien : leur répondre comporte pour nous autant de risques que de garder le silence ; ils désirent nous voir prendre l’une ou l’autre de ces deux options pour avoir l’occasion favorable de donner libre cours à leur impiété. En effet, notre silence, qu’ils regarderont comme une approbation, confirmerait l’interprétation abusive qu’en bons hérétiques qu’ils sont, ils ont fait d’un texte qui, en soi, est saint. A les en croire, puisque « Dieu est un », le Fils, bien qu’il soit Fils de Dieu, ne serait pas Dieu, Dieu ne pouvant que demeurer éternellement ce qu’il est : un. D’un autre côté, notre réponse risquerait de ne plus rendre compte du Dieu Unique et de ne plus respecter la vérité de la foi évangélique, alors que notre profession de foi, elle, serait conforme à l’unicité de Dieu ; notre répartie affirmerait alors un Dieu Unique, Père et Fils et pourrait prêter flanc à l’accusation de retomber dans une autre hérésie sacrilège[3].
[3] Unité de nature n’implique pas unité de personne. Hilaire vise le Sabellianisme.
Ainsi, sous l’apparence d’une ingénuité séduisante et pestilentielle, la « sagesse du monde » qui « est folie aux yeux de Dieu », se ferait un jeu d’établir le premier article de sa foi, un article que nous ne pourrions ni confesser ni rejeter sans risque de blasphème ! De ce fait, nous serions exposés à un double danger : ne pas être en état de soutenir que le Fils de Dieu est Dieu, parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu, ou nous voir contraints d’avancer une hérésie, si affirmant un Dieu Père et un Dieu Fils, nous estimions devoir proclamer un seul Dieu, selon la croyance impie de Sabellius. Car cette manière d’insister sur « un seul Dieu », ou bien exclurait une autre personne de la Divinité, ou bien aboutirait à nier le Dieu Unique, du fait de l’affirmation d’un autre Dieu, ou bien ne laisserait en Dieu qu’une unité purement nominale. Car l’unité, prétendent-ils, exclut une autre personne, la présence d’un autre Dieu ne s’accorde pas avec l’unicité de Dieu, et deux ne peuvent être un.
Eh bien nous, nous nous attacherons à la Sagesse de Dieu qui est folie pour le monde, et nous démasquerons la fourberie de leur doctrine de vipère par une profession de notre foi dans le Seigneur, une profession de foi sincère et propre à nous assurer le salut. Nous avons ébauché, pour leur répondre, un ordre tel qu’il nous ouvre un chemin apte à mettre en évidence la vérité, mais où ne se rencontrent pas les dangers suscités par leur croyance impie. Cependant, nous éviterons avec soin les extrêmes : sans nier l’unité de Dieu, nous déclarons qu’il y a un Dieu et un Dieu, en nous appuyant sur ce même auteur qui affirme un seul Dieu. Nous enseignons l’unité de ce Dieu, mais non en confondant les deux personnes, et à l’inverse sans diviser la divinité par l’affirmation d’une pluralité de natures, ni admettre une pure distinction nominale. Au contraire, nous montrerons qu’il y a un Dieu et un Dieu, réservant pour plus tard de discuter à fond la question de l’unité divine[4]. Car les Evangélistes l’attestent à juste titre : Moïse s’est fait le héraut de l’unité de Dieu. Et à l’inverse, si l’Evangile nous enseigne l’existence d’un Dieu et d’un Dieu, Moïse qui proclame l’unité divine, est le garant de cette foi. Ainsi nous n’allons pas à l’encontre de l’autorité de Moïse, mais nous appuyons notre réponse sur son autorité, pensant qu’affirmer le Dieu d’Israël : Dieu unique, ne nous permet pas de nier la divinité du Fils de Dieu. Car le même auteur qui proclame l’unité de Dieu, avoue que le Fils de Dieu est Dieu.
[4] Cf. Livre VIII.
Aussi la matière de nos livres successifs suit-elle l’ordre même des questions soulevées par nos adversaires. Car l’article suivant de leur credo séducteur et sacrilège se lit ainsi : « Nous confessons un seul vrai Dieu »[5] ; tout ce second livre[6] sera donc consacré à étudier si le Fils de Dieu est « vrai Dieu ». C’est en effet, bien clair : la subtilité de l’habile hérétique s’est attachée à cet ordre : parler tout d’abord d’« un seul Dieu », et proclamer ensuite « un seul vrai Dieu ». Ce procédé lui permet d’enlever au Fils sa nature divine et la vérité de son être ; car puisque la vérité demeure dans la nature d’un seul Dieu, on ne saurait concevoir une autre vérité que cette vérité liée à la nature d’un seul Dieu.
[5] Début du credo d’Arius.
[6] En tenant compte que les trois premiers livres étaient primitivement autonomes.
Par conséquent, puisqu’il n’y a aucun lieu de douter que Moïse, tout en proclamant l’unité de Dieu, nous laisse entendre en même temps que le Fils de Dieu est Dieu, revenons en arrière et reprenons ces mêmes passages dent le sens mérite considération. Recherchons si celui qui nous avait montré que le Fils de Dieu est Dieu, ne nous enseignerait pas également qu’il est « vrai Dieu ». Au reste, cela ne fait de doute pour personne : la vérité d’une chose découle de sa nature et du pouvoir qui lui appartient. Par exemple, un « vrai » froment est celui qui est renfermé dans des épis, protégé par des pointes effilées, et qui, dégagé de son enveloppe, réduit en farine, transformé en pain, sert de nourriture et rend compte par lui-même, à la fois de la nature du pain et de sa valeur nutritive. Ainsi le pouvoir naturel d’une chose garantit la vérité de sa nature.
Dès lors, voyons s’il est « vrai Dieu », celui que Moïse appelle « Dieu » : après avoir parlé du Dieu Unique, nous traiterons ensuite de la vérité de ce Dieu. Sinon, nous ne tiendrions pas notre engagement destiné à étayer la foi de ceux qui persistent à reconnaître un seul vrai Dieu dans le Père et le Fils, et un soupçon dangereux, né de leur attente tenue en suspens, viendrait lasser l’intérêt qu’ils prennent à cette question.