Méditations sur la Genèse

XVII
Abraham et Lot

Genèse ch. 13

Lorsqu’Abraham, obéissant à l’appel de Dieu, quitta sa patrie, Lot, fils de son frère Haran, partit avec lui et l’accompagna dans ses premières pérégrinations à travers le pays de la promesse. Il descendit avec lui en Egypte et revint de même en Canaan. Tous deux se rendirent ensuite à Béthel, où Abraham avait construit un autel avant son voyage d’Egypte. Abraham inaugura son nouveau séjour en Canaan en invoquant solennellement le nom de l’Eternel. Il n’est pas douteux que Lot ne partageât sa foi et ses espérances, et ne se joignit de cœur au culte qu’il venait de rétablir.

Cependant Lot était, dans l’intervalle, devenu riche en troupeaux, en tentes et en serviteurs. Rien de surprenant à ce que la place manque et que des disputes s’élèvent entre les bergers d’Abraham et les siens, dans un pays où ils n’étaient que tolérés par les anciens habitants et ne possédaient aucun territoire. Cette dispute des bergers fait éclater une différence jusque-là inaperçue entre ces deux hommes : les sentiments de l’un sont terrestres, ceux de l’autre célestes ; leurs voies vont se séparer. La foi d’Abraham grandit et se fortifie ; celle de Lot, déjà affaiblie, dépérit de plus en plus. Leur exemple est instructif pour les croyants, sans cesse exposés à laisser, comme Lot, s’émousser leur foi et à retomber comme lui dans la mondanité.

I

Les bergers se disputaient au sujet des pâturages dont chacun des deux camps réclamait l’usage pour ses propres troupeaux. Ces querelles se renouvelèrent plus d’une fois. Lot ne paraît pas avoir rien fait pour les apaiser ; les paroles qu’Abraham lui adresse, prouvent bien plutôt qu’il y avait été mêlé lui-même, — signe certain des sentiments terrestres qui l’avaient envahi. Quand les croyants sont divisés et aigris les uns contre les autres, pour des divergences de foi, ou pour des questions de tien et de mien, ou pour des offenses personnelles, il n’en faut pas chercher la cause seulement dans les circonstances extérieures, mais dans l’esprit terrestre qui les anime, dans les convoitises qui s’agitent dans les cœurs, l’avarice, l’esprit de domination, la soif de jouissance, l’ambition et l’orgueil, qui étouffent dans les âmes tout sentiment céleste (Jacques 4.1-2).

Ce n’est pas d’être riche ou noble qui est mauvais ; le péché n’est pas dans les biens de ce monde, qui sont encore tels que Dieu les a créés ; le péché est dans les cœurs, qui ne sont plus tels que Dieu les a faits. Le cœur humain, égoïste et idolâtre, abuse des dons de Dieu, et ce qui en soi-même est bon, sert ainsi à le corrompre de plus en plus. De là le danger des richesses, des fréquentes occasions de jouir, d’une position élevée, pour l’homme, pour le chrétien surtout, dont elles nourrissent les sentiments terrestres (1 Timothée 6.9). Il n’est pas impossible, mais il est difficile d’acquérir et de posséder des trésors et des honneurs en ce monde, sans dommage pour son âme ; cela n’est possible que par l’Esprit de Christ. Il est difficile qu’un riche entre dans le royaume de Dieu ; mais d’aucun on n’a le droit de dire que cela lui est impossible. Par la grâce de Dieu, qui n’est pas loin de chacun de nous, nous pouvons obéir au commandement divin : « Quand les richesses abonderont, n’y mettez point votre cœur » (Psaumes 62.11). « Le temps est court ; que ceux qui sont dans la joie, soient comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui achètent, comme s’ils ne possédaient rien, et ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient point ; car la figure de ce monde passe » (1 Corinthiens 7.29-31).

Abraham est lui-même la preuve que la richesse n’étouffe pas nécessairement dans une âme les sentiments célestes : « Je te prie, qu’il n’y ait point de dispute entre moi et toi… Si tu vas à gauche, j’irai à droite ; si tu vas à droite, j’irai à gauche. » Il eût pu faire valoir vis-à-vis de Lot les droits de l’âge et de la position, choisir lui-même, et exiger que Lot se contentât de ce qu’il lui laissait. Il renonce à cet avantage et cherche à gagner Lot à force de désintéressement, de prévenances, de générosité. Il ne recherche ni honneur ni profit ; à ses yeux, la paix entre frères a plus de valeur que le meilleur pâturage, et les querelles entre eux, la division des cœurs, la perte de la bénédiction divine, le scandale causé par les disputes des croyants, sont un mal pire que toute perte matérielle. Il croyait à des biens invisibles, à l’approbation et à la bénédiction de Dieu, et il y attachait plus de prix qu’aux choses visibles. C’est là ce que nous appelons le sens céleste. Nous le reconnaissons partout où Dieu est aimé, où tout est subordonné à son approbation ; où règne l’ardent désir de ressembler à Christ, de croître dans la vie spirituelle, de manifester ses vertus et de posséder les dons du Saint-Esprit ; partout où l’on regarde à lui et cherche force et consolation en son amour, où Dieu est dans les cœurs quand bien même la tête et les mains sont accablées de travaux terrestres, où les promesses de Dieu sont jugées dignes qu’on s’y attache, où l’on est enfin patient dans l’affliction et joyeux dans l’espérance. Là est la foi d’Abraham !

Si ce sens céleste est en nous, il nous rendra débonnaires et condescendants envers nos frères, comme Abraham le fut envers Lot ; les divisions que Jacques reproche aux croyants disparaîtront d’elles-mêmes, et là où les frères marchent bien unis ensemble, le Seigneur a promis de mettre la bénédiction et la vie à toujours.

Lorsque, à Corinthe, des chrétiens se faisaient entre eux des procès, devant les tribunaux païens, Paul les en blâmait et réclamait d’eux le désintéressement et l’esprit paisible d’Abraham (1 Corinthiens 6.7). Il vaut mieux remettre une affaire à l’arbitrage d’un ami chrétien que de recourir au juge, et subir un dommage par amour de la paix que d’obtenir un avantage légitime en la sacrifiant. Les paroles de Paul et l’exemple d’Abraham ne signifient pourtant pas que le recours à la justice nous soit absolument interdit, et que ce soit un péché de réclamer son droit devant les tribunaux quand on ne peut l’obtenir autrement. Paul a soutenu sa cause contre les Juifs qui en voulaient à sa vie, jusqu’à en appeler à l’instance suprême, l’empereur. On ne peut même pas dire qu’un chrétien qui s’estime lésé par un autre membre de son Eglise, ne puisse en aucun cas porter une plainte en justice. Le cas serait triste et humiliant, sans doute. Mais les juges sont établis de Dieu pour trancher les questions de droit et d’intérêt, dont les ministres n’ont pas à s’occuper comme serviteurs de Christ. Jésus lui-même s’y est refusé (Luc 12.14) ; ses serviteurs répondront comme lui, et ils mettront les fidèles en garde contre la séduction des intérêts terrestres. Avoir un procès n’est pas toujours un péché ; cela peut même être parfois un devoir ; mais il est difficile que cela ait lieu sans que les cœurs soient aigris et que l’Esprit soit contristé.

II

Dès ce moment, les voies des deux patriarches se séparent. Lot voit la riche plaine du Jourdain, un vrai jardin de Dieu, riche en eaux et admirablement cultivé, comme les terres opulentes de la Basse-Egypte. Il y fixe son séjour ; et, pendant qu’Abraham se dirige vers Hébron et poursuit son pèlerinage, comptant sur les promesses, fidèle à sa vocation, confiant dans le Seigneur, invoquant et proclamant son nom et lui bâtissant de nouveaux autels, lui-même dresse ses tentes près de Sodome ; il s’y détermine de son propre chef, sans direction d’en-haut. On ne voit pas qu’il ait bâti des autels et invoqué avec les siens le nom de l’Eternel. Il n’a guère à cœur de rester en communion de foi avec Abraham. Non qu’il ait l’intention de renier l’Eternel ; comparé aux Sodomites, il est encore un juste. Mais c’est l’attachement à la terre qui l’attire dans la fertile vallée du Jourdain, bien qu’il n’ignore pas que ses habitants sont les plus méchants et les plus corrompus de tous les Cananéens. Il ne pense même pas au péril que le contact de la corruption peut faire courir à son âme et à celle des siens, ni aux jugements que Sodome a mérités. La séduction des biens terrestres est trop puissante ; la crainte de Dieu, la foi aux commandements, aux menaces et aux promesses du Seigneur ne sont pas assez profondes chez lui. Déjà il était tiède, ni froid ni bouillant pour le Seigneur ; son choix, aussi funeste en réalité qu’heureux en apparence, rend sa situation morale plus périlleuse encore.

Lot et sa famille sont un exemple pour tous ceux qui croient pouvoir servir à la fois Dieu et Mammon, et qui, sans renoncer tout à fait à leur vocation céleste, veulent en même temps sacrifier à l’amour du monde. C’est à eux que saint Jacques écrit : « Hommes et femmes adultères, ne savez-vous pas que l’amour du monde est une inimitié contre Dieu ? (Jacques 4.4). Nous verrons bientôt quels châtiments Lot eut à subir et comme il s’en fallut de peu qu’il ne pérît dans le jugement, auquel il échappa comme un tison arraché du feu. Il en sera de même, aux derniers temps, de ces croyants au cœur tiède et partagé, qui veulent se conformer au monde, qui ne prennent pas garde au jugement qui s’approche, et qui ne s’appliquent pas sérieusement à fuir la colère à venir.

Notre vocation est de marcher, comme Abraham, en pèlerins vers le ciel ; surtout si déjà la grâce de Dieu nous a donné de faire les premiers pas dans, le chemin de la foi. Que nul ne reste à mi-chemin, que nul ne laisse son espérance faiblir, son cœur se refroidir envers Dieu et se remplir de désirs terrestres et trompeurs ! Le grand péril, c’est la tiédeur ; c’est à ceux qui ont bien commencé, mais qui insensiblement sont retombés dans l’indifférence et dans la mollesse, que le Seigneur adresse cette menace : « Je te vomirai de ma bouche » (Apocalypse 3.16).

Abraham vient de donner de nouveaux gages de sa fidélité ; confiant au Seigneur, il a cédé à son frère ; il a agi dans l’esprit de Celui qui a dit : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes 20.35). Il ne tarde pas être récompensé : l’Eternel lui apparaît de nouveau, lui confirme la promesse de Canaan, et ajoute : « Je ferai ta postérité innombrable comme la poussière de la terre. » Abraham n’eut donc pas à se repentir de sa générosité. Tout acte de foi, tout sacrifice fait par amour, porte déjà en lui-même sa récompense : une plus grande mesure de joie, de force, et cette espérance dans les promesses de Dieu qui ne confond point !

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