Le iie siècle, ainsi que nous allons le dire bientôt, ne connut pas seulement des erreurs dogmatiques : il en connut aussi de morales que l’Église dut condamner : et il ne sera pas inutile de constater comment elles se trouvaient par avance contredites par sa tradition.
On a vu plus haut comment les deux points de vue de saint Paul et de saint Jacques attribuant la justification et le salut, l’un principalement à la foi, l’autre principalement aux œuvres, loin de s’exclure, se complètent mutuellement et s’harmonisent. C’est bien ainsi que l’a compris saint Clément qui, tantôt avance que nous ne sommes pas justifiés par nos œuvres mais par la foi en laquelle Dieu, dès le commencement, a justifié tous les hommes (32.3-4), tantôt, venant à la pratique, insiste au contraire sur la nécessité des bonnes œuvres et des actes vertueux (33.1 ; 35.2 ; cf. 31). Saint Polycarpe l’a compris de la même façon (comp. 1.3 avec 2.2 ; 5.2). Il ne suffit donc pas de croire pour être sauvé : « Celui qui accomplira ces [préceptes du Seigneur], écrit le Pseudo-Barnabé, sera glorifié au royaume de Dieu : celui qui s’en éloignera périra avec ses œuvres. De là la résurrection, de là la rétribution » (ἀνταπόδομα, 21.1 ; cf. 4.12 ; 19.11). Les bonnes œuvres sont une compensation (ἀντιμισϑία) que nous donnons à Jésus-Christ pour ce qu’il a fait pour nous. (Sec. Clem.1.3,5 ; 4.3 ; 5.1,6, etc.)
Entre ces bonnes œuvres cependant Hermas distingue nettement de celles qui sont obligatoires celles qui sont de simple conseil et « au delà du précepte » (ἐκτὸς τῆς ἐντολῆς τοῦ ϑεοῦ, Simil.5.3.2-3). L’observation des préceptes s’impose absolument : sans elle impossible d’avoir la vie ni d’hériter des promesses divines (Sim.1.7 ; 6.1 ; 10.2,4). Le mot d’ordre est qu’il faut « garder immaculé le sceau » (τηρήσατε τὴν σφραγίδα, Sec. Clem.8.6 ; 7.6), c’est-à-dire la grâce du baptême. Comment ? En fuyant les désordres et en pratiquant les vertus indiqués dans le petit catéchisme moral des Deux voies, que l’auteur de la Didachè a mis en tête de son livre (i-vi). On évitera donc de souiller sa chair, puisque, en le faisant, c’est à l’Église, au Christ qu’on s’attaque. On excitera en soi la foi, l’espérance, la charité, éléments de toute la justice, « la foi et l’amour de Jésus-Christ qui sont le commencement et la fin de la vie », et dont « toutes les autres choses découlent pour la bonne conduite (Ign., Eph.14.1) ». Puis on s’appliquera aux vertus d’humilité, de douceur, d’obéissance, de support et de charité mutuelle, gardiennes de la paix et de l’union dans les communautés chrétiennes (1Clem., 49). On vivra dans la simplicité, l’innocence et la pureté, disposition éminemment agréable à Dieu (Hermas, Sim.9.24 ; 29.1-3).
Saint Ignace a profondément, suivant sa coutume, caractérisé cette vie chrétienne comme la vie de Jésus en nous. Jésus est notre vie, non seulement en ce sens qu’il nous a apporté la vie éternelle, mais en ce sens que, demeurant personnellement en nous, il est en nous principe véritable et indéfectible de vie (τὸ ἀδιάκριτον ἡμῶν ζῆν, τοῦ διὰ παντὸς ἡμῶν ζῆν, τὸ ἀληϑινὸν ἡμῶν ζῆν, Eph.3.2 ; Magn.1.2 ; Smyrn.4.1). Il habite en nous et nous sommes ses temples : il est notre Dieu en nous (Eph., 15.3 ; Rom., 6.3). De là le nom de ϑεοφόρος qu’Ignace prend pour lui-même dans le titre de ses épîtres, et les épithètes de ϑεοφόροι, χριστοφόροι, ἁγιοφόροι, qu’il donne aux Éphésiens (9.2) ; de là l’union qu’il souhaite aux Églises avec la chair et l’esprit de Jésus-Christ, avec le Père et Jésus (Magn., 1.2).
A ces exhortations d’un caractère un peu général se joint l’indication de quelques œuvres spécialement recommandées. Entre les œuvres de pénitence Hermas place le jeûne (Vis.3.1.2)a. Toutefois il le faut bien comprendre, car ce n’est pas le jeûne purement matériel qui plaît à Dieu, mais avant tout l’éloignement du mal (Simil.5.1). Ce jeûne d’ailleurs doit être tourné en aumône (Simil.5.3.7). L’aumône est en effet présentée par la Secunda Clementis comme l’œuvre de pénitence et l’allégement par excellence du péché (κούφισμα ἁμαρτίας) : elle vaut mieux que le jeûne qui lui-même est préférable à la prière (16.4).
a – La Didachè indique déjà comme jours de jeûne le mercredi et le vendredi (8.1).
Quant aux œuvres de surérogation, nous trouvons surtout conseillée la continence sous toutes ses formes. Hermas, qui permet les secondes noces, leur préfère la viduité bien observée (Mand.4.4.1-2). Lui-même est un continent, un encratite (Ἑρμᾶς ὁ ἐγκρατής, Vis.1.2.4 ; 2. 3.2) — expression qu’il ne faut pas prendre au sens péjoratif, — et il vivra désormais avec sa femme comme avec une sœur (Vis.2.2.3 ; 3.1). « Si quelqu’un, écrit Ignace, peut demeurer dans la chasteté pour honorer la chair du Seigneur, qu’il y demeure, mais sans orgueil » (Polyc,.5.2).
La froide analyse que nous venons de faire montre bien le bel équilibre que la morale chrétienne gardait dans ces temps primitifs chez les auteurs avoués par l’Église : elle ne révèle pas l’intensité de vie chrétienne qui s’y faisait jour parfois, et qui soulevait au-dessus d’elles-mêmes les âmes des martyrs et des saints. C’est en lisant les épîtres de saint Ignace qu’on en prend la plus juste idée. On connaît sur son amour pour les souffrances et sa soif du martyre les passages classiques de sa lettre aux Tralliens (4.1-2) et surtout de sa lettre aux Romains (4.1 ; 5.2-3 et passim) ; mais son désir d’être réuni à Dieu lui inspire aussi de temps à autre des accents d’un mysticisme passionné : « Mon amour est crucifié, et il n’y a point en moi de feu pour la matière ; mais il y a une eau vive et parlante qui me dit : Viens au Père ! » (Rom.7.2).
Un des grands motifs mis en avant par nos auteurs pour engager les fidèles à pratiquer leurs devoirs et à faire pénitence, c’est le jugement final et la récompense ou le châtiment que leur conduite leur vaudra. Conformément à une croyance qui persistera longtemps, Hermas pense que la fin du monde est proche (Vis.3.8.9). Le Pseudo-Barnabé, tout en paraissant partager ce sentiment (4.3 ; 21.3 ; cf. 7.8,24), donne des calculs précis au chapitre 15, 4-9. Les six jours de la création représentent six mille ans, car un jour du Seigneur est de mille ans (cf. Psaumes 90.4 ; 2 Pierre 3.8). Le monde doit donc durer 6000 ans, dont la majeure partie est déjà écoulée. Le septième jour, c’est-à-dire au commencement du septième millénaire, apparaîtra le Fils de Dieu : il détruira le temps de l’impie (τὸν καιρὸν τοῦ ἀνόμου) — entendons de l’Antéchrist — et jugera les méchants (cf. 7.2). Ce sera le repos. Tout étant renouvelé, les justes sanctifieront le septième millénaire avec le Christ. Mais ce sabbat lui-même ne sera qu’une préparation au huitième jour, qui marquera le commencement d’un monde nouveau.
Nous trouvons ici formulée la croyance millénariste, dont nous aurons à reparler, et à laquelle on sait que Papias donnait l’expression la plus naïvement réalisteb. Il est remarquable toutefois que les documents qui la présentent sont des moins autorisés parmi ceux que nous étudions. Les autres ont simplement reproduit l’eschatologie de l’Évangile, celle de saint Paul et des apôtres.
b – Irénée, Adv. haeres 5.33.3 et suiv. ; Eusèbe, H. E., 3.39.12.
L’heure de la venue du Seigneur est incertaine, mais elle sera précédée de l’apparition de l’Antéchrist « comme fils de Dieu » et du scandale d’un grand nombrec. Alors les morts ressusciteront. On sait que ce dogme était un de ceux que les docètes et le gnosticisme naissant repoussaient, et c’est pourquoi nous le trouvons longuement démontré chez saint Clément (24 à 26.3, et énergiquement affirmé par la Secunda Clementis (11.1,4), saint Ignace (Trall., 9.2) et saint Polycarpe (7.1-2 ; Martyr., 14.2). « Celui qui nie la résurrection et le jugement, écrit l’évêque de Smyrne, est le premier-né de Satand. »
c – Didachè, 16.1-5 ; Hermas, Vis.4.2.5 ; 3.6.
d – La Didachè (16.6-7) paraît restreindre la résurrection aux justes mais elle parle probablement de la résurrection ad vitam.
Le jugement discernera les bons d’avec les méchants, et démêlera la confusion dans laquelle ils vivent ici-bas. Dieu traitera chacun suivant ses œuvres. Le sort des réprouvés sera terrible. Les impénitents, les pécheurs, les païens, les désobéissants, les faux docteurs seront jetés au feu éternel (εἰς τὸ πῦρ τὸ ἄσβεστον) : leurs supplices seront sans fin ; ils mourront εἰς τέλος. Quiconque, ne connaissant pas Dieu, aura fait le mal sera jugé εἰς ϑάνατον ; mais quiconque l’aura fait, connaissant Dieu, sera doublement puni et périra éternellement (ἀποϑανοῦσται εἰς τὸν αἰῶνα). Ce ne sera cependant pas le sort général, et Hermas croit plutôt que la majorité des chrétiens qu’il a sous les yeux sera sauvée (Simil.8.1.16). Comme le châtiment des méchants a été proportionné à leurs crimes, de même la récompense des justes est mesurée à leurs peines. Car leurs bonnes œuvres sont des dépôts qu’ils retrouveront. Cette récompense est « la vie dans l’immortalité », ζωὴ ἐν ἀϑανασίᾳ, l’incorruptibilité et la vie éternelle, τὸ ϑέμα ἀφϑαρσία καὶ ζωὴ αἰώνιος. Ils vont au lieu saint (εἰς τὸν ἅγιον τόπον), et quand viendra l’inspection du royaume de Dieu, ils seront manifestés. Ils vivront avec les anges et jouiront du repos du royaume. Leur bonheur sera sans mélange et sans fin : ce sera la couronne de leurs souffrances et de leurs travaux, le salaire (μισϑόν) de leur fermeté dans le bien.
Voilà ce que les textes nous apprennent de la doctrine professée dans l’Église chrétienne entre les années 90-150. Rappelons-nous cependant que nos textes ne disent pas tout, il s’en faut, et, en conséquence, que cette doctrine a dû être bien plus touffue qu’ils ne permettent de l’exposer.