Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 18
L’armée de Savoie dans Genève

(Avril et mai 1519)

1.18

Le duc et son armée entrent dans Genève – L’armée prend ses quartiers dans la ville – Le duc et le comte agissent en maîtres – Le sac de Genève – Désordres dans les caves et les rues – Liste de proscription – Reproches du Fribourgeois au duc – Un conseil général et une criée du duc – L’armée de Fribourg approche – Message de Fribourg au duc – Effroi et transformation du duc – Les besolles et sarcasmes des Genevois – La médiation de Zurich, Berne et Soleure

L’armée de Savoie approchait de la porte Saint-Antoine ; c’était comme une marche triomphante. La monarchie, selon les politiques, allait remporter la victoire sur la république. « En tête marchait le comte de Genevois, armé à blanc de toutes pièces, disent les chroniques, avec son grand plumard et monté sur un puissant roussin (cheval entier), qu’il faisait bondir, en sorte qu’il était beau de le voir. » Il était suivi de ses cavaliers cuirassés. Puis venait le corps d’armée, les fantassins, qui, au nombre d’environ huit mille, avaient à leur tête six mamelouks genevois. Enfin paraissait le duc, suivi de toute sa garde ; il avait déposé son humeur débonnaire et voulait que son entrée eût quelque chose de guerrier et d’effrayant. « Montrotier, dit-il à son principal capitaine, j’ai juré que je n’entrerais dans Genève que par-dessus les portes… » Montrotier comprit, et se portant en avant avec une bande, il fit abattre la porte Saint-Antoine et les murailles attenantes ; le duc satisfait reprit alors sa marche triomphante. Il était armé de pied en cap, monté sur une superbe haquenée ; deux de ses pages portaient devant lui, l’un son casque et l’autre sa lance ; l’un d’eux était J.-J. de Watteville, qui fut plus tard avoyer de Berne. Le faible Charles, enflé de son succès, contenait son coursier et le faisait piaffer sur les pierres rebelles. « Vrai don Quichotte, il montrait la même fierté, dit un historien catholique, qu’un conquérant couvert de gloire, à qui il en aurait coûté beaucoup de sang et de fatigues pour réduire une citadelle, après un siège long et périlleux. » Et même, si nous devons en croire les documents contemporains, « Charles s’avançait comme un Jupiter entouré de tonnerres, plutôt que comme un conquérant ; il avait la tête nue, sans casque, afin que ses yeux, disaient ses courtisans, armés de courroux, et auxquels il avait donné autant de pointes et de foudres, abîmassent l’audace des Genevois assez téméraires pour contempler sa face. » Toute l’armée ayant passé la porte après lui, fit le tour de la ville pour étaler son triomphe dans les rues et narguer les citoyensu.

u – Lévrier, Hist. chronol. des comtes de Genevois, II, p. 166. — Les Mamelouks de Genève, msc — Bonivard, Chroniq., I, p. 553. —Savyon, Annales, p. 89.

Conformément aux engagements pris par le duc, ses soldats, entrés par une porte, devaient, après avoir traversé la ville, sortir par l’autre. Bonivard, en l’apprenant, avait branlé la tête. « Il en sera de Genève comme de Troye, avait dit le classique prieur ; les Savoyards entrés par ruse, comme les Grecs de Sinon, resteront ensuite par force. » Ce fut en effet ce qui arriva ; toute l’armée se casa immédiatement dans la ville. Les bandes du Faucigny, qui étaient les plus terribles, s’établirent à Saint-Gervais par les ordres du duc ; celles du pays de Vaud à Saint-Léger, jusqu’à l’Arve ; celles du Chablais, au Molard et le long du Rhône ; celles de Savoie et du Genevois au bourg de Four et dans le haut de la ville. La noblesse se logea dans les meilleures maisons qui se trouvaient surtout entre Rive et le Molard. Le duc lui-même s’établit aussi sur la rive gauche, près du lac, dans la maison de Nice, qui appartenait à Bonivard. Le comte, nommé par son frère commandant de la place, fixa à l’hôtel de ville son quartier général. Genève était prise ; le duc de Savoie s’en était rendu le maître par un parjure, et il entendait le demeurer. Plusieurs citoyens crurent leur patrie perdue pour toujours. Les plans formés depuis tant d’années, et même de siècles, étaient réalisés ; le despotisme, triomphant dans Genève, allait y fouler aux pieds les lois, la constitution, la liberté. Les Savoyards avaient vu de loin, dans cette ville, du haut de leurs montagnes, un feu qui les inquiétait, dont les flammes pouvaient se propager et consumer les constructions vieillies qu’avaient élevées leurs pères. Ils allaient étouffer les flammes, éteindre les tisons, disperser les cendres ; et le duc, son beau-frère l’Empereur, son neveu François Ier, pourraient, à leur gré, opprimer leurs sujets, mettre à mort les martyrs, favoriser les désordres des nobles et des moines, et dormir tranquillement sur leur chevet.

Les princes savoyards, en effet, se comportaient comme dans une ville prise d’assaut. Le soir même du 5 avril, le comte de Genevois fit enlever les canons braqués sur les remparts, les plaça autour de son logis, et les fit charger pour être prêt à tirer contre les citoyens ; l’hôtel de ville devenait ainsi la citadelle qui maintiendrait Genève dans l’obéissance. Malgré ces précautions, le comte était inquiet ; il avait violé ses serments, et il avait affaire, il le savait, à des hommes énergiques. Il ne se coucha pas, et à deux heures de la nuit, ses officiers, par son ordre, vinrent frapper à la porte des quatre syndics et leur commandèrent de se rendre immédiatement à l’hôtel de ville. « Remettez-moi les clefs des portes, dit le comte, des boulevards, de l’arsenal et des magasins de munition. » Si les magistrats s’étaient vraiment imaginé recevoir les Savoyards comme des amis, il fallut bien alors que leur sotte illusion cessât et que le bandeau leur tombât des yeux. Mais comment résister ? L’armée remplissait toute la ville, et les citoyens étaient divisés ; les syndics firent ce qu’on leur demandait. Le fanatisme des déloyaux mamelouks ne fut pas encore satisfait. Cartelier, Pierre Joly, Thomas Moyne et d’autres, se mettant à la suite du terrible Montrotier, qui voulait museler complètement les genevois, parcoururent les rues, les places, les églises, et commencèrent à arracher les loquets et les serrures des chaînes et des portes de la ville, et même les battants des cloches. En vain les syndics voulurent-ils les arrêter, l’effraction continua. Ces malheureux n’oublièrent pas une rue, et ayant ainsi désossé Genève, qu’ils voulaient mettre en pâte et en hachis, ils portèrent au duc tous ces fers. « C’est en signe, dirent-ils en les déposant devant lui, c’est en signe de vraie rémission de la juridiction de la ville, et afin d’intimider les rebelles et de leur ôter tout espoir de secours. Genève est aux pieds de Votre Altesse. » Ceci se passait avant jourv.

vLes Mamelouks de Genève, msc — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 234, 264. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 327.

Enfin le mercredi 6 avril 1519 commença, et cette journée ne fut pas moins triste que la précédente. Les soldats savoyards, oubliant qu’ils ne devaient leur succès qu’à la violation la plus honteuse des promesses les plus sacrées, ivres à la fois de haine et d’orgueil, se mirent à jouer le væ victis ! On sait les désordres auxquels les armées indisciplinées de cette époque avaient coutume de se livrer dans les villes prises d’assaut. Les soldats ducaux, moins cruels mais plus burlesques, donnèrent dans le sac de Genève quelques-unes de ces comédies que les Impériaux jouèrent huit ans plus tard dans le sac de Rome. Les bourgeois, se réfugiant au galetas, avaient cédé leurs lits de plumes aux soldats. Ceux-ci dormirent d’un profond sommeil ; puis, le matin, pour se dédommager de ce qu’il n’y avait pas eu de bataille, ils en livrèrent une d’un genre nouveau. En guise de boulets, ils se jetèrent des coussins à la tête ; prenant l’édredon pour ennemis, et tirant l’épée, ils l’y enfoncèrent courageusement jusqu’à la poignée ; — ce furent les plus grands coups portés durant cette guerre par les soldats de Charles III. — Alors, voulant poursuivre leurs burlesques plaisanteries, ils secouèrent aux fenêtres leurs lits de plume, et suivirent, avec de grands éclats de rire, les évolutions que le duvet faisait dans les airs. Puis ils demandèrent la clef de la cave ; ils se formèrent en cercle autour des tonneaux, les saignèrent abondamment, et chantèrent à gorge déployée en buvant tout leur saoul. « Enfin, dit une chronique, ils tiraient la broche, c’est-à-dire ils versaient le vin de manière à ce que la cave en fût remplie ; et remontant en chancelant dans les maisons, ils rudoyaient ceux qu’ils rencontraient, parcouraient les rues en poussant des cris, faisaient des discours pleins de vanteries, et se livraient à mille violences. » A Rome les Impériaux se moquaient de la papauté ; à Genève les soldats ducaux, ivres de vin et de joie, foulaient aux pieds l’indépendance et triomphaient de la liberté. Mais tout à coup on sonne l’alarme, ces rodomonts s’imaginent que les Genevois vont se défendre, et les plus grands hâbleurs étant d’ordinaire les plus grands poltrons, tous détalent ; l’un se sauve à droite, l’autre à gauche ; plusieurs courent vers la rivière, et se cachent sous les moulins ; de mieux avisés cherchent d’autres retraitesw. Ce n’était qu’une fausse alarme ; le comte du Genevois lui-même, mécontent de leur conduite, la leur avait donnée pour leur servir de leçon.

w – « Jusque dans les lieux privés qui étaient sur le Rhône, » (Savyon, Annales, p. 90.)

Pendant ce temps les mamelouks étaient nuit et jour en séance, au petit poêle, » avisant aux meilleurs moyens d’étouffer pour jamais dans Genève l’indépendance nationale. Ils croyaient que la ville n’appartiendrait jamais à la Savoie, tant que ceux qui avaient voté l’alliance avec Fribourg seraient en vie. Un roi de Rome, se promenant dans son jardin, coupait avec sa baguette les têtes des pavots les plus élevés. Les conjurés, décidés à profiter des leçons de l’histoire, se mirent à discuter la liste des proscrits, et y placèrent les quatre syndics, les vingt et un conseillers, et quelques autres citoyens notables, de manière à faire la quarantaine. Voulant finir promptement cette affaire, quelques mamelouks se rendirent vers l’exécuteur des hautes œuvres, et « lui demandèrent combien il prendrait pour quarante têtes ? » Il paraît que cet homme demanda plus que les têtes ne valaient, selon l’appréciation qu’ils en avaient faite ; les documents contemporains nous apprennent qu’ils « marchandèrent. » Trois chroniques du temps, dignes de confiance, rapportent cette dégoûtante visite au bourreaux. Le bruit s’en répandit, et tout Genève trembla. Quelques-uns de ceux qui savaient être sur la liste, se cachèrent çà et là… « Chose bien sotte, disaient quelques-uns. Sans Dieu, les places les plus secrètes ne sont que cachettes de petits enfants qui se mettent les doigts sur le nez, et pensent que personne ne les peut voir. » Les plus courageux huguenots s’indignèrent ; au lieu de se cacher, ils ceignirent leur épée, levèrent la tête et traversèrent fièrement les rues. « Mais on leur fit sentir la corde. » Est-ce à dire qu’on les en frappa ou seulement qu’on les en menaça ? Je l’ignore. « Sur ce, continue Savyon, n’y avait autre remède que de se recommander à Dieuy. »

x – Bonivard, Chroniq., II, p. 356 — Michel Roset, Chron., msc. livre Ier, ch. 99 — Les Mamelouk de Genève, msc., p. 140.

y – Bonivard, Chroniq., II, p. 350. — Savyon, Annales, p. 90.

Berthelier et ses amis entouraient Marty. Ils lui représentaient qu’au moment où le duc avait fait de belles promesses, il ne pensait qu’à les violer ; ils ajoutaient que certainement ce prince parjure rendrait compte de son crime. Le Fribourgeois, à la fois honteux et indigné, se rendit vers le duc et lui dit : « Comment l’entendez-vous, Monseigneur ? Me voulez-vous faire réputer pour un traître ? J’ai votre parole. Vous m’avez fait donner à ceux de Genève assurance de votre bon vouloir ; ils vous ont, en conséquence, ouvert leurs portes à la bonne foi ; sans quoi vous ne seriez point entré sans moufles (sans soufflets). Mais maintenant vous rompez votre promesse… Certainement, Monseigneur, mal vous en adviendra. » Le duc embarrassé, dépité, ne pouvant se justifier, se mit en colère, et jeta à l’ambassadeur fribourgeois la plus grossière insulte : « Allez, » lui dit-il en l’apostrophant avec une si sale vulgarité que l’histoire ne peut transcrire ses expressions, « ôtez-vous de ma présencez ! »

z – Bonivard, Chroniq., II, p. 356. — Manuscrit de Gautier.

Pourtant cette démarche fit réfléchir Charles ; il résolut de colorer ses violences. C’est pourquoi ayant mis sur pied ses hommes d’armes, il convoqua un conseil général. Il n’y vint que les mamelouks, encore n’y étaient-ils pas tous ; malgré le petit nombre, ces partisans ducaux, réunis au milieu des arquebuses, n’hésitèrent pas à renoncer au nom de Genève à l’alliance avec Fribourg.

Aussitôt le duc poursuivit son triomphe, et voulant faire sentir la main d’un maître, il ordonna, le jeudi 7 avril au matin, que des huissiers et des hommes d’armes se réunissent autour du héraut de la ville, et que l’on fît une criée (c’est le mot du temps) avec un surcroît de forces et d’appareil. « Oyez ! oyez ! oyez ! dit le héraut, de la part de notre très redouté prince et seigneur, Monseigneur le duc de Savoie. Que personne de vous autres, sous peine de trois coups d’estrapade, ne soit si osé que de porter aucune arme offensive ni défensive. Que nul ne soit si hardi que de sortir de sa maison, quelque bruit qu’il se fasse, et même de mettre la tête à la fenêtre sous peine de la perdre. Quiconque fera résistance aux ordres de Monseigneur sera pendu aux fenêtres de sa maison. » Tels étaient l’ordre et la justice établis par le duc Charlesa. On eut dît que pour effrayer les Genevois, il voulait qu’ils ne pussent sortir de leurs maisons sans marcher au milieu de ses victimes. La criée continuait de place en place ; et la foule augmentait peu à peu. Tout à coup, on vit un certain mouvement parmi le peuple. Quelques hommes isolés paraissaient ; leur allure avait quelque chose de mystérieux ; ils parlaient à leurs amis, mais à l’oreille. Bientôt l’agitation augmente ; elle se communique de proche en proche ; l’un donne des signes de joie, l’autre de terreur. Enfin le mystère se dévoile : « Fribourg ! s’écrient quelques voix ; l’armée de Fribourg approche ! » A ces mots le héraut de ville, les hommes d’armes, les mamelouks et les Savoyards qui l’accompagnaient, s’arrêtent ; ils s’informent ; ils apprennent qu’un courrier vient d’arriver du pays de Vaud ; ils se débandent… Huguenots et mamelouks se dispersent dans la ville et y répandent la grande nouvelle : « Les Suisses ! les Suisses ! » et l’on répond de tous côtés : « Vivent les huguenots ! » Ainsi ladite criée ne se put achever par toute la ville, » dit un manuscrit contemporainb.

aLes Mamelouks de Genève, msc., p, 142. — Chronique de M. Roset, msc, livre I, chap. 99. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Interrogatoire de Cartelier. II, p. 255.

bLes Mamelouks de Genève, msc., p. 143. —Michel Roset dit de même, msc., livre Ier, ch. 100.

Besançon Hugues, ayant échappé à tous les dangers de la route, était arrivé à Fribourg, et sans se donner le temps de reprendre haleine, il avait paru aussitôt devant le conseil. Il avait décrit la perfidie et les violences de Charles, la désolation et les dangers de Genève ; il avait montré cette ville sur le point d’être annexée à la Savoie, et les chefs de la république près d’être livrés à la mort. Si Fribourg ne se hâtait, il ne trouverait plus que leurs têtes, pendues aux portes de la ville, comme celles de Navis et de Blanchet. Les regards du généreux citoyen, l’animation de toute sa personne, l’éloquence de son appel, enflammèrent tous les cœurs. Les yeux se remplirent de larmes, et les mains des hommes de Fribourg se portèrent sur la garde de leur épéec. Un régiment bien armé partit aussitôt pour Genève. Ce ne fut pas tout ; l’élite de la jeunesse accourait de toutes parts, et l’armée se monta bientôt à cinq ou six mille hommes. Étant entrée dans le pays de Vaud, elle se saisit du gouverneur de Son Altesse, le sire de Lullins. Écrivez à votre maître, lui dirent les chefs de Fribourg, qu’il ne fasse aucun mal à nos combourgeois ; que votre a tête nous répond des leurs. Au reste, nous allons le festoyer à Genève. » Bientôt les drapeaux libérateurs flottèrent sur les collines qui dominent le lac. Alors un grand nombre de jeunes hommes du pays de Vaud se réunit autour d’eux ; et l’armée se présenta devant Morges, avec treize à quatorze mille combattants. A leur approche, les habitants de cette ville, dévoués au duc, se jetèrent effrayés dans des barques et s’enfuirent en Savoie ; les Fribourgeois entrèrent dans leurs maisons vides, et y attendirent la réponse de Son Altessed.

c – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 294. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 328.

dLes Mamelouks de Genève, p. 143. — Savyon, Annales, p. 91.

Le gouverneur de Lullins ne manqua pas d’avertir son maître, et c’était ce message qui avait interrompu la criée. Le duc, à la fois violent et pusillanime, fut épouvanté, et devint tout à coup aussi humble qu’il avait été insolent. Envoyant querir l’ambassadeur de Fribourg, il lui parla comme à un bon ami : « Courez au camp de Morges, lui dit-il, apaisez ceci ; faites de grâce que vos seigneurs s’en retournent. » Marty, qui n’avait pas oublié l’insulte grossière de Charles, lui répondit aigrement : « Pensez-vous qu’un… tel que moi puisse faire battre en retraite une armée ?… Chargez vos gens de porter vos bourdese. » Alors le duc toujours plus effrayé envoya M. de Maglian, capitaine de la cavalerie, garder le passage de Nyon, et « changeant de chanson, » il fit publier dans toute la ville que « nul ne soit si osé ni si hardi de faire ni mal ni déplaisir à personne de Genève, sous peine de la hart » (d’être étranglé). En même temps le sieur de Saleneuve, et un autre conseiller de Son Altesse, se rendirent au conseil général, mais sans baguettes, sans houssines, et avec un sourire bienveillant sur leurs faces. Là, après avoir assuré le peuple de l’amour que le duc lui portait, ils demandèrent que l’on envoyât à Morges deux citoyens pour déclarer aux Fribourgeois que le duc ne ferait aucun mal à Genève. Deux mamelouks, Tacon et de Lestelley, partirentf.

e – Manda li de votre gen, qui porton votre jangle, » dit-il dans son patois de Fribourg. (Savyon, Annales, p. 91.)

fLes Mamelouks de Genève, msc, p. 143. — Savyon, Annales, p. 91. — Bonivard, Chroniq., II, p. 357. — Manuscrit de Gautier. — Le Citadin de Genève.

Tout changeait dans Genève. Le projet de livrer quarante têtes était abandonné, au grand regret de Cartelier, qui disait plus tard : « Quel dommage ! sans ces… Fribourgeois on l’eût exécutég. » Les huguenots reprenant courage « faisaient barbe aux Faucignerans et autres gens d’armesh. » Les habitants du faubourg de Saint-Gervais, fort enclins à la raillerie, assaillaient leurs hôtes de chansons, d’épigrammes et de sarcasmes. Les huguenots imposaient à leurs hôtes un jeûne rigoureux (on était en carême), et ne leur donnaient pour pitance que de petits poissons appelés besolles (maintenant feras). « Vous êtes trop bons chrétiens, disaient-ils ironiquement aux Savoyards, pour faire gras maintenant. » Aussi appela-t-on par moquerie cette expédition la guerre des Besolles ; ce nom lui est resté dans les chroniques du temps.

g – Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève. Interrogatoire de Cartelier. II, p. 247. — Savyon, Annales, p. 92.

h – Bonivard, Chroniq., II, p. 357.

On ne s’entendait pas à Morges. Besançon Hugues et Malbuisson, disaient à Fribourg d’aller en avant ; Tacon et de Lestelley lui disaient d’aller en arrière. Et comme les chefs hésitaient, les députés des cantons arrivèrent et proposèrent un terme moyen : que la Savoie retirât ses troupes et Fribourg son alliance. C’étaient Zurich, Berne et Soleure qui cherchaient ainsi à profiter de l’occasion, pour retirer à Genève le seul secours qui, après Dieu, pouvait le sauver. Les huguenots, abandonnés des cantons, restèrent stupéfaits. « Renoncez, leur répétait-on, à l’alliance avec Fribourg, sans préjudice des libertés. » « Mais ils ne le voulaient, dit Bonivard ; or, ils avaient le plus de voix. » La majorité réelle du peuple ne consentit donc point à cette proposition funeste, mais il paraît bien qu’elle fut agréée de nouveau par un fantôme de conseil général auquel n’assistaient que des mamelouks. Cela fait, le duc se hâta de sortir de Genève, avec moins de pompe qu’il n’y était entré, — et la peste l’y remplaçai.

i – Registres du Conseil, du 11 avril 1519. — Bonivard, Chroniq., II, p. 360. — Savyon, Annales, 93. — Archives de Genève, nos 913 et 918.

Charles en quittant la ville y laissait de tristes pressentiments. Les Suisses accusaient les Genevois de tumultes et d’insultes et déclaraient étrange, indigne, tout ce qui portait préjudice au duc leur illustrissime alliéj. L’évêque, alors à Pignerol, écrivait aux citoyens : « Etant hors de danger de ma grosse maladie, je délibère de passer les monts pour l'utilité et bien de ma citék ; » or chacun se rappelait qu’il s’était servi des mêmes paroles quand il avait écartelé Navis et Blanchet. Ces signes étaient menaçants, le ciel était gros d’orage. Les citoyens tremblaient pour les têtes les plus précieuses, et des actes affreux allaient augmenter, prolonger leur effroi. « Depuis la guerre de 1519 jusqu’en 1525, dit le savant secrétaire d’État Chouet, le peuple de Genève fut dans une grande consternationl. »

j – Insultus et tumultuationes… auctoritati ducis damnum nobis extraneum ei indignum apparet. » (Archives de Genève, msc, n° 912.)

kIbid., n° 886.

l – Document adressé à lord Townshend (dix-septième siècle). Manuscrit de Berne, II., 6, 57.

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