Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

18
La fin

(1848)

Grande lutte et grande victoire. — Calme et confiance. — Prière pour Fidji. — Paix parfaite. — Un parfait Sauveur. — Rien que Jésus. — La joie. — La gloire. — Le triomphe sur le dernier ennemi. — Scènes suprêmes de la vie. — Adieux. — La mort. — Les insulaires viennent visiter les restes de Hunt. — Thakombau. — Service funèbre. — Mme Hunt. — Complainte composée par les indigènes en souvenir de sa mort.

A ce brusque détour du chemin de son existence, John Hunt se rencontra face à face avec la mort. Il n’y avait pas à reculer, et il n’y eût pas même songé. Depuis longtemps, il avait fait de la pensée de la mort l’une de ses idées familières, l’une de ses préoccupations favorites. Le moment venu, il la regarda sans pâlir. Son approche lui présageait sans doute des luttes et des angoisses bien vives, mais sa vie toute entière en avait été remplie, et il savait d’ailleurs que c’était là la voie du triomphe.

A cette heure suprême où l’âme n’avait plus à son service qu’un corps affaibli, l’adversaire que Hunt avait tant de fois rencontré dans les luttes de la vie, vint essayer d’ébranler sa foi et d’empoisonner les pures joies qu’elle lui procurait. Tandis qu’il scrutait d’un regard impartial sa carrière chrétienne et s’humiliait devant Dieu au souvenir des infidélités qu’il y trouvait, Satan essayait d’aggraver ce sentiment, en éloignant la pensée de la miséricorde divine, afin de le jeter dans le découragement. Il y réussit quelquefois, et il y eut des moments où une obscurité épaisse enveloppa l’âme du malade. La croix du Sauveur elle-même qu’il avait tant de fois indiquée aux pauvres pécheurs se voilait alors et disparaissait dans les sombres nuages du doute. Toutes les bases de sa certitude, tous les fondements de sa foi étaient ébranlés, et il se demandait avec effroi si rien ne restait des glorieuses réalités de la vie chrétienne qui l’avaient tant de fois relevé et consolé.

La présence à Viwa de M. Calvert qui, en tant d’occasions, avait été le confident de ses peines et de ses joies, lui fut d’un grand secours, à cette heure de la puissance des ténèbres. Il trouva auprès de lui sympathie et encouragements, et les prières ferventes de cet ami lui aidèrent à vaincre la tentation. Le secours de Dieu arriva, et la délivrance fut glorieuse. Si, par moments encore, la pensée de l’inutilité de sa vie l’accablait, le souvenir de quelque conversion accordée à ses prières venait bientôt le consoler et le rassurer. Puis se dressait devant lui la croix du Sauveur au pied de laquelle il avait conduit tant d’âmes angoissées, et en la contemplant il se sentait l’âme remplie d’une joie abondante.

Le 17 septembre, il demanda à son ami de lui lire les neuvième et dixième chapitres de l’Epître aux Hébreux. Pendant cette lecture toute son âme était, pour ainsi dire, tendue et ne perdait pas un mot. Il suivait avec le plus vif intérêt cette admirable exposition de la dignité sacerdotale de Christ, qui répondait si parfaitement à ses besoins particuliers. Après que son ami eut prié avec lui, Hunt lui dit : « St. Paul donne dans ces deux chapitres une description de l’œuvre de Christ, qui me remplit d’une telle admiration et d’un tel amour pour le Sauveur qu’il m’est complètement impossible de l’exprimer. Je sens qu’il est pour moi un parfait Sauveur. Je n’ai jamais connu et possédé le Sauveur autant que je le fais dans le cours de cette maladie. »

La semaine qui suivit fut particulièrement douloureuse pour le malade. Le 23, les plus graves symptômes disparurent pourtant et le malade put jouir d’un repos relatif. Mais c’était là l’apaisement qui précède la mort, et ses amis ne s’y trompèrent pas. Lui-même parlait avec calme et avec confiance de son prochain départ. Il aimait à s’entretenir avec Mme Hunt au sujet du passé et des miséricordes dont Dieu l’avait tout rempli. Puis il parlait de la séparation qui approchait : « Remettons tout au Seigneur, disait-il. Il connaît ce qui vaut le mieux pour chacun des siens. » — Oui, mon ami, lui répondait-elle avec des larmes dans les yeux, nous lui appartenons pour vivre et pour mourir. » — « Oh ! oui, reprenait-il avec un accent affectueux, c’est ainsi que nous avons commencé et c’est ainsi que nous finirons. »

Le 26, M. Calvert lui lut le dix-septième chapitre de l’Évangile selon St. Jean, et pria à son chevet. Hunt suivait évidemment la prière avec une attention profonde, et bientôt de grosses larmes coulèrent sur ses joues amaigries. Lorsque les assistants se relevèrent après la prière, ils virent le moribond en proie à une émotion intense et le visage tout baigné de pleurs. Bientôt, ne pouvant plus contenir ses sentiments, il s’écria en sanglotant : « Seigneur, bénis Fidji, sauve Fidji ! Tu sais que mon âme a aimé Fidji ; mon cœur a été en travail pour Fidji ! »

Il était si faible que ceux qui l’entouraient, craignant qu’une trop forte émotion ne brisât le faible lien qui le retenait encore à la vie, s’efforcèrent de calmer son émotion. M. Calvert lui dit : « Le Seigneur connaît que vous aimez Fidji. Nous le savons, les chrétiens de Fidji le savent aussi et les païens eux-mêmes en sont convaincus. Vous avez travaillé courageusement pour Fidji pendant que vous en aviez la force. Et maintenant que vous êtes si faible, efforcez-vous de ne pas parler. Dieu sauvera Fidji, soyez-en sûr. »

Le missionnaire mourant se tut un moment. Mais il était évident, par les larmes silencieuses qui ruisselaient sur ses joues et par toute sa contenance, qu’il était toujours sous l’empire de la même préoccupation. Et bientôt la grande flamme d’amour et de dévouement qui brûlait en lui et qu’il essayait de contenir, éclata de nouveau. Il prit d’une main la main de son ami, et, élevant l’autre vers le ciel, il s’écria : « Oh ! laissez-moi prier une fois de plus pour Fidji. Seigneur, pour l’amour de Christ, bénis Fidji ! Sauve Fidji ! Sauve tes serviteurs ! Sauve ton peuple ! Sauve les païens de Fidji ! »

Ce cœur était aussi large, aussi aimant que jamais. Hunt mourait comme il avait vécu, et sa seule préoccupation, au moment de quitter ce monde, était pour ce peuple auquel il avait consacré sa vie. Il avait remis sa femme et ses enfants entre les mains du Dieu qui s’est déclaré le mari de la veuve et le père des orphelins ; de ce côté-là il n’avait plus de soucis. Son œuvre missionnaire devait avoir la première et la dernière place dans ses pensées suprêmes. Cet objet auquel toutes les énergies de sa grande âme avaient été consacrées, devait être abandonné le dernier. Il avait vécu pour Fidji ; toutes ses pensées, tous ses désirs, tous ses projets, tous ses travaux avaient été tendus dans cette unique direction, la conversion de Fidji. Jamais pourtant jusqu’à ce moment il n’avait compris quelle place occupait Fidji dans son âme et à quel point son œuvre s’était identifiée avec sa vie, puisque les préoccupations se rapportant à cette œuvre survivaient à toutes les autres.

Deux jours s’écoulèrent. Le 28, il disait à son ami : « Depuis deux jours je ne puis penser qu’à la parole de St. Paul : Je suis pressé des deux côtés, mon désir. étant de partir de ce monde pour être avec Christ, ce qui me sera beaucoup meilleur. » Il ajouta aussitôt : « Pour moi, vivre c’est Christ. Si j’étais nécessaire à ma famille et à l’église, Dieu me relèverait, mais je n’ai pas à choisir ; je suis résigné à la volonté de Dieu. Je dis plus : j’aime la volonté de Dieu. » M. Calvert lui dit alors : « Si nous en avions le pouvoir, nous vous conserverions au milieu de nous. Mais le Seigneur connaît ce qui vaut le mieux. » — « Oui, reprit le malade, il est mon maître et mon protecteur. »

Le lendemain quelqu’un lui disait que les chrétiens de Viwa priaient pour lui. Il leur en fit témoigner toute sa reconnaissance et déclara qu’il se sentait soutenu par ces prières. Ce jour-là il participa avec un bonheur tout particulier à la sainte-cène.

Le dimanche, 1er octobre, le trouva toujours plus faible de corps, mais plus calme que jamais. Il dit à son collègue Lyth, en réponse à une question sur son état spirituel : « Je n’ai aucune anxiété, et Dieu ne permet plus à la tentation de m’assaillir. » Il regrettait cependant de ne pas se sentir plus joyeux. « Je voudrais, disait-il, une plus grande manifestation de l’amour de Dieu ; mais peut-être que Dieu ne me l’envoie pas en considération de la grande faiblesse de mon pauvre corps. »

Le lendemain, il disait au même frère : « Je puis pleinement me confier en Jésus. Jésus m’est très précieux ; il est présent avec moi. Je voudrais seulement le posséder plus complètement. »

Le mardi, il y eut un petit retour de souffrances. Lorsque son médecin et son ami, M. Lyth, lui demanda : « Eh bien ! frère Hunt, que pensez-vous que le Seigneur va faire de vous ? » il répondit avec un sourire : « Je ne sais ; mais je sais que ce qu’il fera sera très bon. »

Le mercredi vint, et ce fut le jour dans lequel l’âme sanctifiée de John Hunt put dire adieu à la terre. Son visage portait déjà cette mystérieuse transformation que nul ne saurait décrire, et qui, pour tout œil exercé, annonce la dernière crise qui doit briser le lien qui unit l’esprit immortel à la matière corruptible. Le moribond demanda à M. Lyth de lui lire le quatorzième chapitre de l’Évangile selon St. Jean, ce sublime fragment tout imprégné d’une poésie céleste, qui a éveillé de saintes espérances sur tant de couches où la mort allait passer. Il ajouta lui-même quelques paroles à cette lecture, surtout pour fortifier sa femme et ses amis : « Ce chapitre, dit-il, est très encourageant ; il s’applique admirablement à ma position, à celle de ma femme et à la vôtre à tous. L’accent du Sauveur y est si tendre et si plein de compassion ; c’est bien là ce qu’il nous faut. Il y a mille choses en nous qui ont besoin du support et de la patience de Dieu. » Il cita alors le passage suivant : « Or, c’est par lui que vous êtes en Jésus-Christ, qui nous a été fait de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption, » et il dit, d’une voix basse, mais claire et expressive : « Christ nous est fait, de la part de Dieu, notre sagesse pour nous éclairer, notre justice pour répondre pour nous, notre sanctification pour nous purifier et notre rédemption pour nous délivrer des tentations, des dangers et des difficultés ; il nous délivrera à l’heure de la mort et nous introduira dans la gloire. Quel parfait Sauveur ! Christ est pour moi, grâce à Dieu, un parfait Sauveur. Ce sont là les vues qui me soutiennent maintenant. Je regarde à Christ seul. Je ne veux regarder ni à moi, ni à rien de ce que j’ai fait. »

On le voit, le regard de ce chrétien mourant n’était plus fixé que sur Jésus ; rien ne pouvait désormais l’en détourner. Il ne voyait plus devant ses pas que Christ : — Christ pardonnant ses péchés ; — Christ prenant sous son égide la veuve et les orphelins ; — Christ le conduisant lui-même par la main au travers des ténèbres de la mort ! — Christ remplissant de sa gloire le ciel où il l’attend. Le pèlerin n’était plus éloigné désormais de la maison paternelle, et les saintes clartés du ciel descendaient déjà sur son front et l’illuminaient de leurs doux reflets. Et si, quelques jours auparavant, il avait pu exprimer le regret de ne pas se trouver plus joyeux, ce nuage avait disparu de son ciel, et il s’écriait : « En Christ j’ai ma joie ! »

Les symptômes s’aggravaient rapidement, et d’heure en heure il devenait évident que la crise suprême approchait. Les amis de Hunt l’en avertirent. « Il ne me semble pas possible, répondit-il, que ce soit déjà le moment ; ceci me semble trop aisé et trop agréable pour être la mort. » Puis, se tournant vers sa femme, il ajouta : « Si c’est là mourir, que Dieu soit loué ! » Il demeura un moment silencieux ; on eût dit qu’il s’efforçait de se persuader que la mort approchait ; puis il dit : « C’est étrange ! Je ne puis pas me persuader que je meure ; et pourtant vos contenances me disent que vous le pensez. »

Midi vint, sans que ceux qui entouraient ce lit d’un mourant se fussent aperçus de la fuite des heures. Il s’affaiblissait à vue d’œil, mais son visage exprimait la plus douce béatitude et était tout illuminé par un sourire céleste. On voyait remuer ses lèvres, et on l’entendait prier à voix basse. Vers une heure, M. Lyth lui dit : « Frère Hunt, vous êtes très heureux. » — « Oui, répondit le moribond, mais je m’affaiblis. » — « Oui, reprit son ami, vous approchez du port ; vous traversez le fleuve, et le Seigneur Jésus est avec vous. » — « Gloire ! » dit à voix basse l’agonisant. — « Vous voyez devant vous une glorieuse perspective ? » continua son fidèle ami. — « Je ne vois rien que Jésus, » telle fut la réponse de Hunt. Son esprit avait conservé toute sa lucidité, et ses paroles, quoique faiblement articulées, avaient toute leur vigueur accoutumée. Il se tourna ensuite vers M. Calvert, et lui dit : « C’est une chose solennelle, très solennelle de mourir. » Son ami lui répondit : « M. Wesley, en mourant, s’attachait à Jésus, et vous le faites aussi. » — « Oui, reprit-il, je me colle à Jésus et tout va bien. Lui seul est digne de toute ma confiance, et je ne regarde à rien d’autre. Si je détourne mon regard de lui, je me trouve jeté au milieu d’un tourbillon, j’ai des doutes et je me sens condamné. Mais ma foi en lui est entière. J’ai en lui paix et pardon. Je n’ai aucun trouble. »

Les regards des assistants ne pouvaient se détacher de cette figure pâlie par la mort, mais transfigurée déjà par le rayonnement du monde invisible. On sentait instinctivement qu’entre cet homme et l’infini il y avait un contact mystérieux ; son œil encore ardent semblait percer le voile et s’abreuver des divines clartés du ciel ; ses lèvres étaient pâles et blanchies par le froid attouchement de la mort qui semblait déjà promener sa main glacée sur ce pauvre corps, en attendant le moment bien rapproché où elle allait s’établir aux sources mêmes de la vie pour les tarir ; ces lèvres qui tant de fois s’étaient ouvertes pour livrer passage aux paroles de vérité et de vie, s’agitaient mystérieusement à cette heure, occupées sans doute à mettre l’âme immortelle, dont elles étaient l’organe imparfait, en relations avec le monde nouveau où elle allait entrer dans quelques instants.

Tout à coup ses yeux lancèrent des éclairs et étincelèrent d’une joie qui semblait jeter un défi au sépulcre, et il s’écria : « Oh ! je voudrais être assez fort pour louer abondamment mon Dieu. Je suis très heureux. » Mme Hunt qui, penchée sur lui, savourait avec une amère joie les derniers accents de cette voix si chère, lui dit : « Possèdes-tu un vif sentiment de l’amour de Dieu ? » — « Oui, répondit-il, alléluia, louange au Seigneur Jésus ! ma confiance est en lui, et ce n’est pas sur moi que je compte. »

Il y eut de nouveau un silence, puis l’esprit domina encore la faiblesse de la chair, et il s’écria : « Jésus fait maintenant ma joie. Je pensais qu’en entrant au ciel, je pourrais chanter : Jésus et salut ! J’y entrerai en chantant : Jésus, salut et gloire ! gloire éternelle I » A ce moment, il semblait en extase, et son animation était telle qu’il essaya de se lever sur son séant ; il n’y réussit pas, sa tête retomba sur l’oreiller, et il répéta à diverses reprises : « Alléluia ! alléluia ! » Ce cri de triomphe, qui semblait un avant-goût des chants angéliques, il le répéta vingt ou trente fois peut-être, et à chaque reprise sa voix baissait davantage, jusqu’à ce qu’elle lui manqua complètement.

Il voulut alors prendre congé de ses amis. Il les chargea de ses adieux et de ses exhortations pour les chefs et surtout pour Thakombau, dont il avait poursuivi la conversion pendant tant d’années, et qui ne devait y parvenir que plus tard, après avoir été longtemps poursuivi par le souvenir de ces derniers avertissements du serviteur de Dieu, qu’il porta partout comme un trait dont il ne put réussir à se débarrasser. Hunt adressa ensuite ses adieux à ses collègues, à leurs familles et à l’église ; puis il pria pour la compagne de sa vie, en la remettant aux soins de la bonne Providence de Dieu ; il confia à Dieu ses enfants et leur recommanda de suivre l’exemple de leur pieuse mère ; il n’oublia pas, dans sa prière, un fidèle serviteur qui avait été sous son toit, depuis son arrivée à Fidji. Il demanda alors à son ami M. Calvert de prier.

Il était trois heures de l’après-midi. John Hunt étendit la main et saisit convulsivement son ami qui l’entoura de ses bras. Pendant vingt minutes environ, sa respiration devint bruyante et haletante, puis elle cessa, et dans cette chambre devenue sacrée par l’agonie de ce juste, se répandit un auguste silence. La veuve du missionnaire fut la première à l’interrompre par un sanglot et par un cri : « Seigneur, console mon pauvre cœur ! » disait-elle. Et de tous les cœurs présents partit un amen fervent.

L’âme du missionnaire John Hunt venait de monter au ciel, en laissant sa dépouille mortelle dans les bras de son vaillant compagnon d’armes.

C’était le 4 octobre 1848 que s’achevait ainsi la courte mais glorieuse carrière de John Hunt. Il mourait âgé seulement de trente-six ans.

A peine la triste nouvelle se fut-elle répandue dans Viwa que les insulaires accoururent, les larmes aux yeux, pour contempler une dernière fois sur la terre les traits de leur bien-aimé pasteur. Les païens et les chrétiens se succédèrent auprès de ce lit où chacun apportait ses regrets et le souvenir du bien que lui avait fait le missionnaire. L’île toute entière était dans la détresse et dans le deuil, car Hunt était pour tous un père bien-aimé et un ami éprouvé. Les gens de Viwa le considéraient comme un des leurs, et il avait toujours été le bienvenu sous leurs toits. Sa mort, quoique attendue depuis quelques semaines déjà, fut un deuil universel.

Thakombau lui-même, le grand et terrible chef, fut vivement affecté en apprenant la mort du missionnaire. Il accourut dès le lendemain et demanda à voir les restes de l’homme sous la parole duquel il avait quelquefois tremblé, et qui avait su, à force de charité, se concilier l’affection et la vénération d’un chef aussi orgueilleux et aussi cruel. Il demeura longtemps en face des restes du missionnaire, et témoigna une vive émotion à la vue de ces traits calmes et presque souriants dans la mort même. Son émotion redoubla, lorsqu’on lui fit part du message que le mourant lui avait adressé.

Le lendemain du jour de la mort, un modeste cercueil quitta la maison missionnaire, porté par les étudiants de Hunt, qui avaient voulu ne laisser à personne l’honneur de rendre ce dernier service aux restes vénérés de leur maître bien-aimé. Le cercueil portait cette simple inscription sur son couvercle :

Rev. JOHN HUNT,
endormi en Jésus, le 4 octobre 1848,
âgé de 36 ans.

A la suite du cercueil venait la veuve, accompagnée des collègues de son mari ; puis, le peuple de l’île suivait en foule. Sur la tombe, M. Lyth lut le service funèbre de la liturgie anglicane, et M. Calvert parla en langue indigène. D’abondantes larmes coulèrent des jeux, lorsque la terre retomba sur les restes du missionnaire, et ce fut là sa meilleure oraison funèbre.

Un simple récit des derniers jours de la vie de John Hunt, composé en fidjien par le missionnaire Williams, fut publié à l’imprimerie de la mission et répandu à un grand nombre d’exemplaires.

Lorsque les nouvelles de la mort de John Hunt parvinrent en Angleterre, un industriel riche et pieux, M. Chubb, d’Islington, voulut témoigner sa vénération pour ce grand homme de Dieu. Il fit préparer un mausolée tout en fer, orné d’une belle grille, qu’il envoya aux îles Fidji et qui orne maintenant la tombe du missionnaire. Nul ne visite Viwa sans aller voir ce petit coin de terre rendu sacré par la poussière de John Hunt. Elle repose sur cet îlot perdu dans l’Océan pacifique, jusqu’au jour où « les morts entendront la voix du Fils de l’homme, et où ceux qui l’auront entendue vivront. »

Peu de temps après, Madame Hunt dit adieu aux îles Fidji où elle laissait les restes de son mari et de plusieurs de ses enfants ; elle revint en Angleterre, où elle achève maintenant dans l’obscurité une carrière qui s’est trouvée mêlée à quelques-unes des scènes les plus intéressantes de l’histoire des missions contemporaines. La fin de cette carrière de dévouement est marquée par les œuvres de la piété la plus sincère, desquelles il ne nous est pas permis de parler ici ; nous dirons seulement que la connaissance du langage des îles Fidji que possède Madame Hunt a été mise par elle au service de l’impression de la Bible en fidjien, impression qui s’est faite à Londres par les soins de la Société biblique britannique et étrangère.

Nous avons peu parlé de Madame Hunt, surtout parce que l’éloge des vivants, manquant de liberté, semble souvent manquer de sincérité. Qu’il nous suffise de dire que la compagne de John Hunt fut digne de lui. Le concours modeste mais dévoué qu’elle apporta à l’œuvre de son mari ne pourra jamais être apprécié à toute sa valeur. Outre la part qu’elle prit à toutes les parties de la tâche du missionnaire auxquelles son sexe lui permit de s’associer (et dans un pays païen, cette part de la femme du pasteur était nécessairement plus étendue que dans nos pays civilisés), elle sut faire de la maison du missionnaire un modèle d’ordre et de vertus, et à Fidji, c’était là un enseignement qui en valait beaucoup d’antres. S’il était permis au regard du biographe de percer le mystère de la vie privée, nous pourrions montrer quel charmant et paisible intérieur cette pieuse femme sut créer en plein pays sauvage, et avec quels soins affectueux elle sut en faire une retraite aimable où le missionnaire trouvait la joie la plus pure, lorsqu’il revenait de ses tournées plus fatigantes encore pour l’âme que pour le corps.

Le souvenir de John Hunt est demeuré vivant dans la mémoire de la population des îles Fidji. Son nom est gravé dans les cœurs et rien ne parviendra à l’en effacer. S’il fallait une preuve de cet attachement, nous la trouverions dans ce fait que les habitants de Fidji ont enregistré la vie de leur grand missionnaire dans les seules annales nationales qu’ils possèdent, dans ces complaintes populaires qui se transmettent de génération en génération, selon l’habitude constante des peuples enfants, et qui sont destinées à perpétuer le souvenir des grands événements qui s’accomplissent dans leur existence. Cet honneur insigne, les Fidjiens l’ont rendu spontanément et naturellement à leur apôtre ; et, pendant des siècles peut-être, son nom et le souvenir de sa vie rempliront les monotones cantilènes des nourrices fidjiennes qui berceront leurs enfants, et les complaintes que les jeunes filles chanteront en allant aux champs avec leur mère.

Voici l’une de ces naïves complaintes. Elle servira à la fois à donner une idée des chants populaires de Fidji et à montrer quel vif attachement ceux qui ont connu John Hunt lui ont conservé. On en citerait sans doute de meilleures, au point de vue de l’art, dans la littérature orale de ce peuple. Il serait difficile, croyons-nous, d’en trouver qui respirassent une naïveté plus aimable et plus touchante. Nous la donnons en langue indigène et en français.

Ni Maké ko Misisi Oniti.

Mei Misisi Oniti,
Ka sega ni kana,
E gounouva na ouna wai katakata
Ai soulou loaloa ka dolava,
Ka coulou vata kei na vounai sala
Ai vakarourou toka ni matana. E !…

A vou ni koha,
Misi Oniti sa maté toka ;
A kai Viwa era sa loloma ;
A siga lotou levou me ra laki cola.
Digitaki nui soulou loaloa,
Nai soula ni vakarokaroko,
I valé ni soro sa mai boulou toka
Ko mata vakaloloma. E ! …

Misi Oniti so maté toka ;
Ko Josefa ka dau loloma
Josouia ko mai lako é
A valé i Koupa me sa couvou toka :
Kato balavou ko laki vasota ;
Era vakota ai mé ra sa cola
I na valé — Kau me sa tau toka
Douti laki nai soula loaloa
Ai koko toka ni kato. E ! …
Misi Oniti me lavé ki loma
E vei ko matai me sogata,
Toukilaki nai vako me ra toka. E ! …

Traduction.

Madame Hunt n’a pas mangé,
Elle ne boit que de l’eau froide ;
Elle a pris un vêtement noir ;
Elle a attaché du noir à son chapeau,
Et avec du noir elle couvre sa figure. Ah !…

M. Hunt est mort ;
Le peuple de Viwa pleure ;
Le jour de prédication est venu :
On porte des vêtements noirs,
Vêtements de vénération.
On l’apporte à la chapelle ;
Sa face est aimable. Ah ! …

M. Hunt est mort ;
Joseph l’aimait ;
Josué est allé à la maison du menuisier :
Une longue caisse est faite ; il la cloue ;
On la porte et on la dépose dans la maison de bois,
Le drap noir est déchiré,
Et on en revêt la caisse ;
M. Hunt y est déposé ;
Le menuisier cloue le couvercle,
Il est fermé, et le corps y demeure ! Ah ! …



John Hunt (1812-1848)

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