Wesley vieillard. — Réveil de la controverse calviniste. — Les écrits de Toplady. — Les deux traités de Wesley. — Qu’est-ce qu’un Arminien ? — Wesley publie un résumé du Zanchius de Toplady. — Réplique injurieuse de celui-ci. — Déclaration doctrinale de la conférence de 1770. — Son caractère équivoque. — Irritation de lady Huntingdon. — Benson et La Fléchère se séparent d’elle. — La circulaire de Walter Shirley. — Déclaration explicative de la conférence de Bristol. — La défense des Minutes par La Fléchère. — Appréciation de cet écrit. — Publication des Checks de La Fléchère. — Les frères Hill interviennent dans le débat. — Excès de polémique. — La part de Wesley dans la controverse. — Son traité sur la « nécessité ». — Toplady l’attaque. — La Fléchère lui riposte. — Sa spirituelle réfutation du déterminisme de Toplady. — La Fléchère comme controversiste. — Résultats de cette controverse.
La dernière période de la vie de Wesley embrasse une vingtaine d’années, pendant lesquelles il travailla autant qu’il l’avait jamais fait. Il avait pourtant atteint la vieillesse et portait vaillamment ses soixante-sept ans, au moment où nous sommes arrivés ; mais la mort seule devait marquer pour lui le moment du repos. Si la blancheur de ses cheveux semblait indiquer que l’hiver de la vie avait commencé pour lui, la vigueur de sa santé et la chaleur de son âme devaient lui assurer jusqu’au bout un été perpétuel.
On voudrait pouvoir se représenter la vieillesse de ce grand serviteur de Dieu comme exempte de luttes aussi bien que d’infirmités ; on aimerait assister à une sorte de trêve de Dieu au soir de cette belle vie. Il n’en fut pas ainsi, au moins pendant les premières années de cette période : ce fut un temps de luttes et de conflits. Le Réveil du xviiie siècle, comme la Réformation du xvie fut agité de querelles intestines, qui jettent une ombre sur les hommes, dont elles nous montrent les faiblesses, sans réussir pourtant à compromettre une œuvre qui vient de Dieu. Notre tâche d’historien nous oblige à parler de ces luttes, mais le peu d’intérêt qu’elles offrent aujourd’hui nous permettra de ne pas nous y étendre.
La querelle entre les partisans et les adversaires de la prédestination calviniste, qui, trente ans auparavant, avait surgi et avait amené une division au sein du méthodisme, avait sommeillé depuis lors, sans cesser complètement. La disparition de Whitefield allait la ranimer. Les disciples de ce grand serviteur de Dieu n’attendirent même pas sa mort pour allumer l’incendie.
Ce fut un jeune et ardent ministre anglican, Auguste Toplady, qui commença la lutte en 1769 par deux traités, dont l’un avait pour but de venger l’Église d’Angleterre du reproche d’arminianismea, tandis que l’autre cherchait à établir la doctrine de la prédestination absolueb, d’après un ouvrage latin de Zanchius, qui conclut à un véritable fatalisme. Walter Sellon, ancien professeur à l’école de Kingswood et qui, en devenant ministre anglican, était demeuré l’ami et le partisan de Wesley, répondit à ces écrits, comme il avait déjà répondu aux lettres posthumes d’Hervey.
a – Church of England vindicated from the charge of Arminianism.
b – The doctrine of absolute predestination stated and asserted.
Wesley descendit lui-même dans l’arène, en publiant, au commencement de 1770, deux traités, dont l’un, de huit pages, répondait à cette question : « Qu’est-ce qu’un Arminienc ? » Il y expliquait historiquement une appellation qui équivalait, dit-il, pour beaucoup de gens à celle de « chien enragé ».
c – The question : What is an Arminian ? answered, by a Lover of Free Grace.
« Les points sur lesquels les Arminiens furent accusés devant le synode de Dordrecht sont, dit-il, au nombre de cinq. On les accusa : 1° de nier le péché originel ; 2° de nier la justification par la foi ; 3° de nier la prédestination absolue ; 4° de nier que la grâce de Dieu soit irrésistible ; et 5° d’affirmer qu’un croyant peut déchoir de la grâce.
Sur les deux premières accusations, ils se déclarèrent non coupables. Elles étaient absolument fausses. Aucun homme, pas même Jean Calvin, n’a jamais affirmé le péché originel et la justification par la foi en termes plus forts, plus clairs et plus précis que ne l’a fait Arminius. Ces deux points doivent donc être écartés du débat, car les deux parties s’y accordent. Sur ces points-là, il n’y a pas l’épaisseur d’un cheveu entre la doctrine de M. Wesley et celle de M. Whitefield. »
L’auteur, après avoir exposé avec une grande clarté les vues des Arminiens sur les trois points qui les séparent des calvinistes, terminait sa brochure en rendant hommage à la piété de Calvin et d’Arminius, et en suppliant leurs disciples de ne pas continuer à se jeter à la tête, comme des injures, les noms de ces chrétiens éminents.
Le second traité de Wesleyd, paru à la même époque, était un simple résumé de l’écrit de Zanchius, traduit par Toplady. Mais ce résumé équivalait à une réduction à l’absurde, et ce n’était pas la faute de Wesley si, ramenées à leurs termes les plus simples, les doctrines du livre de Toplady paraissaient monstrueuses. Le traité se terminait ainsi :
d – The Doctrine of absolute predestination stated and asserted by the Rev. Mr A.T.
Le résumé de ceci est que : une personne sur vingt (par supposition) est élue dans l’humanité ; dix-neuf sur vingt sont réprouvées. Les élus seront sauvés, quoi qu’ils fassent, et les réprouvés seront damnés, quoi qu’ils fassent.
Lecteur, crois cela, ou sois damné.
En foi de quoi ma signature, A.T.
Wesley avait, en outre, mis en tête de cet écrit un court avertissement, ainsi conçu :
« Il est admis que ce traité est, en grande partie, une traduction. Toutefois, en considérant la modestie sans pareille et la défiance de lui-même qui caractérisent le jeune traducteur, en même temps que la tendresse avec laquelle il traite ses opposants, ce traité peut très bien passer pour un original. »
Cet avant-propos ironique ne pouvait laisser aucun doute sur l’origine et le but de ce traité, et le procédé employé par Wesley pour combattre et rappeler à la modestie le jeune écrivain était assurément de bonne guerre. Il n’en jeta pas moins celui-ci dans une exaspération violente et lui inspira l’une des diatribes les plus insultantes qui aient jamais vu le joure. Ce jeune homme, qui, quelques années auparavant, avait écrit à Wesley dans les termes du plus filial respect, osait lui dire que, « depuis plus de trente ans, il essayait de duper ses crédules partisans avec ses doctrines pernicieuses, en y employant toute la sophistique d’un jésuite et l’autorité dictatoriale d’un pape. » Wesley y était représenté comme « jouant le rôle ignoble d’un vil assassin qui guette sa proie ». Il y avait trente pages écrites sur ce ton.
e – A Letter to the Rev. Mr. John Wesley, relative to his pretended Abridgement of Zanchius on Predestination.
Le champion du calvinisme commençait d’une façon déplorable une polémique qui allait durer plus de six ans. Wesley n’était pas homme à suivre son adversaire sur ce terrain :
« Je connais fort bien M. Auguste Toplady, écrivait-il à l’un de ses amis ; mais je n’ai pas l’habitude de me battre avec les ramoneurs. Ce n’est pas un écrivain assez propre pour que je me mesure avec lui ; j’y salirais mes mains. J’ai lu le titre de son écrit, et ne me suis pas troublé du reste. Je le laisse à M. Sellon ; il ne saurait être en de meilleures mainsf. »
f – Tyerman, Life of Wesley, t. III, p. 83.
Une déclaration doctrinale adoptée par la conférence de 1770, sur la proposition de Wesley, vint ouvrir véritablement le grand débat, dont l’échange de brochures que nous venons de mentionner n’était que le prélude. Ce document, qui servit de texte aux accusations les plus véhémentes, mérite d’être reproduit en entier :
En 1744, nous dîmes : « Nous avons trop penché vers le « calvinisme. » En quoi ?
1° Par rapport à la fidélité de l’homme. Notre Seigneur nous a appris lui-même à nous servir de cette expression, et nous ne devons pas en avoir honte. Nous devons fermement affirmer, sur son autorité, que, si un homme n’est pas « fidèle dans les richesses injustes », Dieu ne lui confiera pas les vraies richesses.
2° Par rapport au travail pour la vie (working for life). Cela aussi Notre-Seigneur l’a expressément commandé : « Travaillez (ἐργάζεσθε) pour la nourriture qui dure en vie éternelle. » Et, en fait, chaque croyant, jusqu’à ce qu’il arrive à la gloire, travaille autant pour vivre que parce qu’il vit.
3° Nous avons admis comme maxime qu’ « un homme ne doit rien faire en vue de la justification ». Rien n’est plus faux. Quiconque désire trouver faveur auprès de Dieu doit « cesser de mal faire et apprendre à bien faire ». Quiconque se repent doit « faire des œuvres de repentance ». Et si ce n’est pas afin de trouver grâce, pourquoi donc doit-il les faire ?
Repassons tout ce sujet :
1° Qui de nous est maintenant accepté de Dieu ? Celui qui maintenant croit en Christ d’un cœur aimant et obéissant.
2° Et parmi ceux qui n’ont jamais entendu parler de Christ ? Celui qui craint Dieu et pratique la justice, selon les lumières qu’il a.
3° Cela signifie-t-il « celui qui est sincère » ? A peu près, sinon tout à fait.
4° N’est-ce pas là le salut par les œuvres ? Non pas par le mérite des œuvres, mais par les œuvres comme condition.
5° Sur quoi donc avons-nous tant disputé depuis trente ans ? Sur des mots, je le crains.
6° Quant au mérite lui-même, dont nous avons été si terriblement effrayés, nous sommes récompensés « selon nos œuvres », oui, « à cause de nos œuvres ». En quoi cela diffère-t-il de : pour l’amour de nos œuvres, ou secundum merita operum, selon que nos œuvres méritent ? Pouvez-vous fendre ce cheveu-là ? Je ne m’en sens pas capable, quant à moi.
7° La grande objection à l’une des propositions qui précèdent est tirée des faits. Dieu, en fait, justifie ceux qui, d’après leur propre témoignage, ne craignaient pas Dieu et ne pratiquaient pas la justice. Font-ils exception à la règle générale ? Il est douteux que Dieu fasse aucune exception. Mais comment sommes-nous sûrs que la personne en question n’a jamais craint Dieu ni pratiqué la justice ? Son propre aveu n’est pas une preuve ; car nous savons combien tous ceux qui sont convaincus de péché se déprécient volontiers à tous égards.
8° Est-ce que parler d’un état de justification ou de sanctification ne tend pas à égarer les hommes, en les amenant tout naturellement à se confier en ce qui a été fait en un moment ? D’autant que, à chaque heure et à chaque moment, nous plaisons ou nous déplaisons à Dieu « selon nos œuvres », selon l’ensemble de nos sentiments intérieurs et de notre conduite extérieure.
Le but de Wesley, en publiant ces propositions, était de réagir contre la tendance antinomienne qui menaçait de ruiner le Réveil et avait déjà produit dans beaucoup d’âmes un déplorable relâchement moral. Depuis trente ans, il voyait plusieurs de ses sociétés ravagées par des hommes qui, exagérant la doctrine de la grâce, en étaient arrivés à dire : « Péchons afin que la grâce abonde ! » Le désir de repousser toute solidarité avec de pernicieuses doctrines l’amena à formuler son point de vue en des termes que ses meilleurs disciples eux-mêmes ont trouvés paradoxaux et peu mesurés. La déclaration qu’on vient de lire était plutôt un bulletin de combat que l’expression calme et complète des convictions de Wesley sur la question du salut par la foi. Cette expression, c’est dans ses sermons qu’il faut la chercher.
Quoi qu’il en soit, la déclaration doctrinale de la conférence de 1770 causa une vive irritation parmi les partisans de Whitefield. Lady Huntingdon, avec l’impétuosité qui la caractérisait, fit savoir à Wesley, qu’elle ne le ferait plus monter dans les chaires de ses chapelles, tant qu’il n’aurait pas désavoué des propositions qu’elle déclarait « horribles et abominables ». A l’entendre, Wesley avait abandonné la grande doctrine de la justification par la foi, articulum stantis vel cadentis ecclesiæ, et était convaincu de pélagianisme. Etrange accusation, à laquelle Wesley opposa, quatre mois après, la meilleure des réfutations dans le discours funèbre qu’il prononça à l’occasion de la mort de Whitefield ; il y montra avec force que le méthodisme n’avait jamais varié dans l’affirmation de la doctrine de la justification par la foi et qu’il y avait toujours eu parfait accord entre son ami et lui sur ce point capital. Mais il était trop tard ; l’épée était sortie du fourreau et ne devait pas y rentrer de sitôt. Les disciples de Whitefield n’avaient plus leur maître pour les modérer, et ils mirent une vraie passion à rallumer la querelle.
La comtesse, convaincue que sa théologie ultra-calviniste était la seule vraie, imposa à tous ceux qui se rattachaient à son collège de Trevecca, une déclaration formelle par laquelle ils répudiaient les propositions de Wesley. Joseph Benson, l’un des professeurs, s’y refusa et fut congédié. La situation de La Fléchère, qui était président du collège, devenait délicate, entre lady Huntingdon, qui eût désiré conserver l’appui de ses lumières et de sa piété, et Wesley, dont il partageait la manière de voir. Il eut une explication avec celle qu’il appelait « notre Déborah » et lui déclara que, « si elle ne voulait plus d’Arminiens dans son collège, il devait se retirer, car, ajouta-t-il, je ne puis pas plus renoncer à la possibilité du salut pour tous qu’à la vérité et à l’amour de Dieug. » Il reconnaissait que la doctrine de son ami « n’était pas exprimée avec assez de circonspection » dans les propositions incriminées ; mais il rappela que les vrais sentiments de Wesley en ces matières étaient assez connus pour qu’il n’y eût pas d’équivoque possibleh. Il recommanda à la comtesse et à ses amis de « mettre le feu aux champs des Philistins, et non à ceux de leurs frères israélites, dont le seul tort était de ne pas prononcer schibboleth de la même façon qu’eux. » Ces conseils ne furent pas écoutés, et les Israélites, pour employer le langage de La Fléchère, déployèrent à s’entre-déchirer une ardeur qu’ils eussent dû tourner contre les Philistins.
g – Lettre à Wesley, dans Tyerman, Life of Wesley, t. III, p. 88.
h – Lettre à Benson, Ibid., t. III, p. 89.
La conférence de 1771 devait se réunir à Bristol en août. Il était à prévoir qu’elle reviendrait sur les propositions votées l’année précédente, afin de les expliquer. Au lieu d’attendre ces explications, ou de les solliciter fraternellement, les chefs du méthodisme calviniste eurent recours à une démarche insolite et à une sommation offensante. Ils adressèrent à un grand nombre de leurs amis la circulaire suivante :
Monsieur, — Attendu que la conférence de M. Wesley doit avoir lieu à Bristol le mardi 6 août prochain, il est proposé par lady Huntingdon et plusieurs autres amis chrétiens (de réels protestants) d’avoir, à Bristol à la même époque, une réunion de personnes notables, ministres et laïques, qui désapprouvent les Minutes ci-jointes. Et comme nous pensons qu’elles sont contraires aux principes fondamentaux du christianisme, il est en outre proposé que ces personnes se rendent en corps à ladite conférence et insistent pour obtenir une rétractation formelle desdites Minutes ; et, en cas de refus, qu’elles signent et publient une protestation contre elles. Votre présence, monsieur, est particulièrement requise en cette occasion ; mais si vos convenances vous empêchent de vous y trouver, il est à désirer que vous communiquiez vos sentiments sur le sujet à telle personne que vous jugerez propre à les faire connaître. Veuillez examiner s’il ne serait pas bon, pour s’opposer à une si redoutable hérésie, de recommander à un aussi grand nombre que possible de vos amis chrétiens, dissidents ou membres de l’Église établie, de se trouver là, la chose étant d’intérêt public.
Walter Shirley, neveu et chapelain de la comtesse, était le signataire de cette circulaire ; il essaya plus tard de justifier cette démarche en disant qu’elle leur fut dictée par l’intérêt qu’ils portaient au « réveil de la vie spirituelle et des doctrines de la réformation », et par ce fait que Wesley était « le chef de près de 30 000 personnes, un vétéran dans la cause de l’Évangile, et l’un des chefs de la récente réformationi. » Cette dernière considération eût dû, semble-t-il, inspirer une démarche et des paroles différentes. Wesley ne paraît pas s’en être ni ému ni offensé, et il attendit de pied ferme la sommation qu’on préparait si bruyamment. La circulaire de Shirley, répandue dans les trois royaumes, n’amena à Bristol que sept ou huit personnes, dont deux laïques et deux étudiants. Wesley, sans s’arrêter à ce qu’avait d’irrégulière cette délégation spontanée, la reçut et écouta ce qu’elle avait à dire. Une déclaration explicative fut rédigée en commun et signée par Wesley et cinquante-trois de ses prédicateurs. En voici le texte :
i – Shirley, Narrative, p. 5.
« Attendu que les points de doctrine dans les Minutes de la conférence tenue à Londres le 7 août 1770, ont été compris comme favorisant la justification par les œuvres ; — le Rev. John Wesley et d’autres, assemblés en conférence, déclarent qu’elles ne signifient pas cela, et que nous abhorrons la doctrine de la justification par les œuvres comme une doctrine dangereuse et abominable ; et, comme les dites Minutes ne sont pas rédigées en termes suffisamment pondérés, nous déclarons solennellement en présence de Dieu, que nous n’avons d’espérance et de confiance que dans les mérites de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, pour la justification ou le salut, dans la vie, à la mort et au jour du jugement ; et que, bien que nul ne soit un vrai croyant chrétien et conséquemment ne puisse être sauvé, s’il ne fait pas de bonnes œuvres, s’il en a le temps et l’occasion, toutefois nos œuvres ne servent en aucune mesure à mériter ou à acquérir notre salut, du commencement à la fin, en tout ou en partie. »
Shirley consentit à déclarer, de son côté, « qu’il s’était trompé sur le sens des propositions doctrinales de la conférence de 1770 et qu’il était pleinement satisfait par la déclaration. » Il s’en fallait de beaucoup cependant que la discussion fût close ; elle ne faisait en réalité que commencer et allait durer plusieurs années.
La Fléchère, indigné des accusations et des calomnies répandues sur le compte de son ami, avait préparé une Défense des Minutes du Rev. M. Wesley, sous forme de lettres à Shirley, et il en avait envoyé le manuscrit à Wesley. Celui-ci le mit immédiatement sous presse, jugeant avec raison qu’après les accusations passionnées qui avaient été portées contre lui, il n’avait pas le droit de supprimer le témoignage que venait lui rendre publiquement un homme dont la haute valeur morale commandait le respect à tous les partis. On a fait un crime à Wesley d’avoir publié cet écrit après que la réconciliation des deux partis s’était faite à la conférence de Bristol ; mais les tendances antinomiennes, contre lesquelles il avait voulu élever une barrière par sa première déclaration, subsistaient et menaçaient ses sociétés, et, quelque amour qu’il eût pour la paix, il n’entendait pas la faire au détriment des principes.
La Fléchère, qui n’assistait pas à la conférence, lorsqu’il apprit la réconciliation qui s’y était produite, écrivit à son ami Ireland d’arrêter la publication de ses Lettres. Ireland était un méthodiste calviniste qui avait signé la fameuse circulaire avec Shirley, mais il avait des amis dans les deux camps. Il fit donc tout ce qui était en son pouvoir pour suspendre l’impression de l’écrit de La Fléchère ; mais Wesley était alors en tournée missionnaire, et Thomas Olivers, l’un de ses prédicateurs chargé de surveiller la publication de ses ouvrages, refusa d’arrêter l’impression, et l’ouvrage parut. La Fléchère, loin de s’en affliger, reconnut lui-même que cette publication était « un mal nécessaire ».
L’écrit de La Fléchère parut donc et produisit immédiatement une vive sensation. L’auteur, si considéré déjà comme homme et comme prédicateur, s’y montrait écrivain supérieur. Cet étranger maniait la langue anglaise avec une aisance et une sûreté remarquables, et sa clarté n’était égalée que par son éloquence. Sa controverse avait un caractère élevé, impartial, généreux, qui n’enlevait rien à la force de son argumentation, mais qui tranchait sur les habitudes de la polémique courante.
Cet écrit de 98 pages se divisait en trois parties : 1° une vue générale des doctrines de Wesley ; 2° une indication du but poursuivi par lui en publiant ses Minutes ; 3° une défense des propositions qui y étaient contenues, au moyen d’arguments tirés de l’Écriture, de la raison et de l’expérience, et au moyen de citations de théologiens calvinistes éminents.
« Le but de Wesley, dit l’auteur dans sa seconde partie, est de mettre en garde ses prédicateurs et leurs auditeurs contre les principes antinomiens et contre les pratiques qui en découlent, lesquels se sont répandus comme un incendie, dans quelques-unes de ses sociétés. Il s’y est trouvé des gens qui parlent de la façon la plus exaltée de Christ et de leur participation à son parfait salut, et qui en même temps vivent dans les plus grossières immoralités, ou se laissent aller aux dispositions les moins chrétiennes. »
Dans sa cinquième lettre, écrite, comme les autres, avant la réconciliation de Bristol, La Fléchère prenait vivement à partie Shirley et ses amis au sujet de leur conduite envers Wesley, dans l’affaire de la circulaire où il était traité avec une si hautaine injustice.
« Si ces propositions vous paraissaient mauvaises, ne deviez-vous pas, comme un chrétien et comme un frère, écrire à M. Wesley, lui faire part de vos objections et lui demander de les résoudre et de s’expliquer, à défaut de quoi vous vous seriez senti libre de porter vos griefs devant le public ?
Etait-ce là une condescendance trop grande de votre part, monsieur, et de celle de vos amis, envers un ministre de Christ dont les cheveux ont blanchi, envers un vieux général des armées d’Emmanuel, envers un père qui a des enfants capables d’instruire même des maîtres en Israël, envers un homme dont Dieu a fait le premier et principal instrument du réveil récent de la religion dans notre Église ?
Au lieu de cette méthode amicale, et comme si vous étiez un Barak, commandé par l’Éternel Dieu d’Israël, vous appelez au combat les enfants de Nephthali et de Zabulon ; vous convoquez d’Angleterre et du pays de Galles, le clergé et les laïques, les anglicans et les dissidents, pour vous rencontrer à Bristol. Et pourquoi cette grande expédition ? Afin de marcher en corps, au jour indiqué, non pour attaquer Sisera et ses chariots de fer, mais pour attaquer un vieux Caleb, qui, sans se mêler de vos affaires, va tranquillement à la conquête de Canaan… Oh ! ne le répétez pas dans Rome, de peur que les fils de l’Inquisition ne se réjouissent !
… O monsieur, n’avons-nous pas assez de luttes au dehors pour occuper notre temps et nos forces ? Devrons-nous aussi avoir la guerre au dedans ? Devrons-nous saisir toutes les occasions de nous frapper l’un l’autre, parce que nous ne portons pas la même livrée ? Qu’y a-t-il de plus pénible pour un vieux serviteur de Christ que d’être ainsi traîné devant le public comme un redoutable hérétique, et cela au moyen de lettres imprimées, envoyées aux hommes les plus marquants du pays et signées par un homme de votre rang et de votre piété ? Qu’y a-t-il de plus pénible que de se voir imputer des choses qu’il n’a jamais dites, ni pensées ; de voir, pendant qu’il est occupé à prêcher Jésus-Christ dans un royaume voisinj, ses amis excités contre lui, ses ennemis exaltés et le fruit de son ministère menacé d’être compromis ? Mettez-vous à sa place, monsieur, et vous comprendrez que la blessure est profonde et pénètre jusqu’au cœur.
Notre Elie est dernièrement monté au cielk. Elisée, à la tête blanchie, reste encore un peu de temps ici-bas. Allonsnous par nos disputes soulever contre lui les accusations haineuses ? Les fils des prophètes, ses enfants en grâce et en connaissance, vont-ils diffamer le vénérable voyant et ses vastes travaux ? Vont-ils, alors qu’ils le voient marcher sur les traces de son Maître, lui crier, non pas : Monte, chauve ! mais : Monte, hérétique ? O Jésus de Nazareth, toi le rejeté des hommes, toi qui fus une fois appelé un séducteur du peuple, ne le permets pas ; de peur que l’ours enragé de la persécution, sortant soudainement de la forêt, ne se jette sur ces enfants de discorde et ne les déchire. »
j – Wesley était en Irlande, en tournée d’évangélisation (24 mars au 22 juillet 1771), pendant que Shirley lançait sa circulaire offensante.
k – Whitefield, qui était mort en Amérique le 30 septembre 1770.
Shirley répondit à La Fléchère, en publiant une relation de ce qui s’était passé, dans laquelle il essayait de montrer que le document signé à Bristol par Wesley et cinquante-trois prédicateurs était une rétractation. Le pasteur de Madeley ne pouvait laisser passer cette assertion et, avant la fin de l’année, il publia son second « Check to Antinomianism » (Obstacle à l’antinomisme), ainsi qu’il désigna dès lors cette série de publications. Il y défend par l’Écriture la doctrine que l’homme, justifié ici-bas par sa foi, le sera par ses œuvres au jour du jugement ; et il appuie sur la nécessité d’une prédication fortement morale, en décrivant l’état de relâchement moral et de décadence religieuse où l’enseignement antinomien avait réduit la plupart des Églises évangéliques de son temps.
Shirley se retira du champ de bataille, mais d’autres y étaient déjà descendus. Les deux frères Hill, Richard et Rowland se jetèrent dans l’arène avec plus de fougue que de prudence. Richard Hill publia un singulier pamphlet où il rendait compte d’une conversation qu’il avait eue relativement aux Minutes de Wesley, avec un moine, dans un couvent de bénédictins anglais, à Paris. Le moine avait déclaré que c’était là du pélagianisme pur, et Richard Hill en concluait triomphalement que les propositions de Wesley « étaient un bâton trop pourri pour que même un papiste voulût s’y appuyer ».
[La famille Hill était une vieille famille noble. Richard Hill, l’aîné des deux frères, qui, à la mort de son père, devint sir Richard Hill, naquit en 1733. Amené à la foi par le moyen du méthodisme, il se voua, pendant quelques années, à l’évangélisation, sans cesser d’être laïque. Son frère Rowland, né en 1744, devint l’un des prédicateurs les plus originaux et les plus puissants du réveil. Il vécut jusqu’en 1833.]
« Il est étrange, répondit La Fléchère en terminant son second Check, que nos adversaires aillent chercher des alliés dans l’immense cité de Paris, où l’on pourrait facilement trouver 50 000 personnes repoussant la Bible elle-même ! Aussi longtemps que Christ, les prophètes et les apôtres sont pour nous, avec la multitude des théologiens puritains du siècle dernier, nous pouvons rire d’une armée de moines papistes. Les fouets de corde qui pendent à leur ceinture ne nous effrayent pas plus que le ipse dixit d’un moine bénédictin ne nous fera considérer comme hérétiques des propositions qui sont d’accord avec l’Écriture. »
En 1772, Richard Hill adressa à La Fléchère cinq lettres, où la doctrine de la prédestination absolue, qui avait été un peu laissée dans l’ombre jusqu’à ce moment, était défendue avec vivacité. Ce fut l’occasion du troisième Check, dans lequel La Fléchère repousse, avec une logique serrée et une éloquence émue, le déterminisme calviniste. Il s’y excuse, en terminant, de sa franchise de montagnard suisse, et en profite pour recommander à ses frères, calvinistes et arminiens, l’équité et la modération dans les jugements qu’ils portent les uns sur les autres.
Cette recommandation n’était pas superflue. La polémique, en se prolongeant, aigrissait les esprits, et des arguments on en arriva bien vite aux invectives. Du côté wesleyen, ces excès furent rares ; avec un champion de la valeur de La Fléchère, les amis de Wesley étaient moins tentés que leurs adversaires de se laisser emporter ; la force de son argumentation les rassurait et la noble modération de sa polémique leur était en exemple. On doit regretter, toutefois, de trop nombreux oublis de cet exemple dans les écrits de Walter Sellon et de Thomas divers. Du côté calviniste, il faut le reconnaître, la polémique glissa presque constamment dans la vulgarité et ne recula pas devant l’emploi de l’injure. Les deux frères Hill et Auguste Toplady se distinguèrent surtout dans ce rôle qui ne convenait ni à leur éducation, ni à leur piété. Leurs invectives contre Wesley et contre ses amis dépassent, en personnalités offensantes et en accusations calomnieuses, tout ce que leurs ennemis les plus acharnés avaient inventé contre eux. Tandis que Rowland Hill reproche à divers son humble extraction, son frère le compare à « un impertinent quadrupède, qu’il ne prendra pas la peine de cravacher ». Toplady et les deux Hill, après avoir usé de quelque modération envers La Fléchère, dont la parfaite urbanité eût dû désarmer les plus irascibles opposants, finirent par ne plus le distinguer de ses amis et ne l’épargnèrent guère plus qu’eux. Mais ce fut Wesley surtout qui eut l’honneur d’essuyer les attaques les plus furibondes des prédestinatiens. « Pape Jean, jésuite, menteur, blasphémateur, pélagien, manichéen, païen, vieux renard », etc., telles sont quelques-unes des aménités que prodiguèrent, pendant plusieurs années, à ce vieillard septuagénaire, dont la vie avait été toute consacrée à Dieu et au bien de l’humanité, des hommes relativement jeunes et qui furent eux-mêmes, cela n’est pas douteux, des chrétiens sincères et des propagateurs éminents du réveil. Si jamais l’odium theologicum a paru misérable et repoussant, c’est bien dans quelques-uns des écrits auxquels cette polémique donna naissance.
Qu’avait donc fait Wesley pour mériter toutes ces colères ? La part qu’il prit directement à la controverse calviniste se réduit à la déclaration trop peu explicite de la conférence de Bristol et à quelques opuscules, tous écrits avec la plus grande modération, mais avec ce grain de sel qui était l’assaisonnement ordinaire de ses écrits de controverse. Outre les deux traités mentionnés plus haut, Wesley publia en 1771 quelques pages intitulées la Conséquence prouvéel, qui établissaient le bien fondé des conséquences qu’il avait tirées des principes de Toplady, dans son résumé du Zanchius. Il déclarait « laisser à Thomas Olivers le soin d’administrer une correction méritée au jeune homme », et Olivers s’en acquitta en effet de main de maîtrem.
l – The consequence proved. Œuvres, t. X, p. 370.
m – A Letter to the Rev. Mr. Toplady.
L’année suivante, les attaques des frères Hill le décidèrent enfin à « tirer l’épée en jetant au loin le fourreau », selon sa propre expression, et, sans perdre jamais la possession de lui-même, il défendit énergiquement son caractère et ses convictions contre leurs diffamationsn. Il y déclarait que les écrits de La Fléchère l’avaient convaincu qu’il avait usé de trop de ménagements envers « les prédicateurs de la réprobation », et que, puisque Richard Hill déclarait lui-même que « tout accord avec ceux qui objectaient à l’élection était une alliance avec la mort », il se considérerait désormais comme averti. Dans cet écrit et dans celui qu’il publia en 1773o, il se défendit, le plus souvent avec succès, contre l’accusation d’avoir varié dans ses opinions. Cette accusation, soutenue par son auteur au moyen d’un grand nombre de citations empruntées aux écrits de Wesley, était vraie sur certaines questions secondaires, mais ne l’était pas quant aux doctrines capitales du système.
n – Some Remarks on Mr. Hill’s « Review of all the doctrines taught by Mr. John Wesley. » Œuvres, t. X, p. 374.
o – Some Remarks on Mr. Hill’s « Farrago double distilled. » Œuvres, t. X, p. 415.
Mentionnons enfin en 1774 un traité sur « la Nécessité », envisagée au point de vue moral et philosophiquep, où Wesley combat avec force le déterminisme de Hume, de Hartley et d’Edwards et que résume bien cette phrase de la préface : « Je ne puis pas croire que la plus noble créature du monde visible soit seulement une belle pièce d’horlogerie. »
p – Thoughts upon Necessity. Œuvres, t. X, p. 457.
La Fléchère avait continué, à de courts intervalles, la publication de ses Checks, en réponse aux écrits des deux Hill et de Berridge, le pieux vicaire d’Everton, qui avait aussi voulu briser une lance en faveur du calvinisme, tout en se distinguant de ses amis par le sérieux de son style. Ce ne fut qu’en 1776 que La Fléchère prit à partie Toplady, le plus fort, malgré ses intempérances de langage, des polémistes calvinistes. Il répondit d’abord à sa « Défense des décrets »q, par l’un de ses plus ingénieux écritsr, où il démontre, avec une logique pressante, que la doctrine de la prédestination absolue et inconditionnelle de quelques hommes à la vie éternelle entraîne, comme conséquence nécessaire, la prédestination de tous les autres à la mort éternelle.
q – More Work for Mr. John Wesley, or a Vindication of the Decrees and Providence of God.
r – Answer to the Rev. Mr. Toplady’s « Vindication of the Decrees ».
Toplady avait aussi attaqué le traité de Wesley sur la Nécessité et avait conclu au déterminisme le plus hardis. La Fléchère le suivit sur ce nouveau terrain et prouva que l’argumentation philosophique ne le prenait pas plus au dépourvu que la discussion théologique. En voulant donner une base philosophique à sa théologie, Toplady s’était aventuré sur un terrain bien glissant. Il exagérait la dépendance de l’âme à l’égard du corps, demandant plaisamment ce que deviendrait une âme humaine emprisonnée dans le crâne d’un chat et l’âme d’un chat emprisonnée dans un crâne humain, et il n’était pas loin de conclure, que tant vaut le crâne, tant vaut l’homme. « Nous pouvons donc, ajoutait-il, adresser à chaque homme la parole de ce grand nécessarien, saint Paul : Qui t’a fait différent de la plus infime des brutes ? La libre volonté de ton Créateur, et non ton libre arbitre. Et quelle prééminence as-tu que tu ne l’aies reçue de lui ? Pas la moindre, pas l’ombre d’une prééminence. » La Fléchère, dans sa réponse, s’empare de ces imprudentes concessions faites au matérialisme et, avec cette puissante ironie qui était l’un des traits de son talent de polémiste, il répond :
s – The Scheme of Christian and Philosophical Necessity Asserted. In opposition to Mr John Wesley’s Tract on that subject. London, 1775.
« Admirable théologie ! M. Toplady réduit donc les orthodoxes à se demander avec perplexité : 1° si, lorsque leurs âmes et celles des chats quitteront leurs crânes respectifs, les âmes des chats ne seront pas égales à celles des hommes ; 2° si, à supposer que l’âme d’un chat eût été mise dans le cerveau d’un saint Paul, elle n’eût pas produit un aussi grand apôtre que celle de Saul de Tarse ; et 3° si, dans le cas où « l’esprit humain » d’Esaïe « eût été enfermé dans le crâne d’un chat, minet n’eût pas continué à marcher à quatre pattes, filé quand on le caresse, égratigné quand on le pince et fait des souris et des oiseaux les objets de ses plus chères poursuites. » Voilà une enjambée assez longue vers la doctrine qui assimile les âmes des hommes et celles des chats et des grenouilles ! Misérable calvinisme, doctrines soi-disant de grâce, où conduisez-vous vos admirateurs et vos défenseurs ? N’est-ce pas assez que vous ayez souillé la fontaine des eaux vives, en y mêlant les ruisseaux bourbeux des erreurs de Zénon ? Allez-vous encore les empoisonner par les absurdités de la philosophie de Pythagore ? Quel coup fourré est ainsi donné à ces doctrines capitales : « Dieu souffla en Adam une respiration de vie et il fut fait âme vivante, » une âme faite « à l’image de Dieu ; » « l’esprit de la bête descend en bas, mais l’esprit de l’homme monte en haut » ; « il retourne à Dieu qui l’a donné, » et qui le juge et le récompense selon la valeur morale de ses œuvres !
Mais je dois rendre à M. Toplady cette justice, qu’il ne recommande pas cette doctrine comme absolument certaine. Toutefois, d’après sa doctrine capitale, que les âmes humaines n’ont pas de libre arbitre, qu’elles n’ont aucun principe intérieur de détermination volontaire ; et d’après son opinion avouée que l’âme d’un homme, placée dans le corps d’un autre homme, « raisonnerait et agirait, dans les mêmes circonstances, de la même façon que lui », il résulte évidemment : 1° que si l’âme humaine de Christ avait été placée dans le corps et dans les circonstances de Néron, elle eût été exactement aussi méchante et aussi atroce que l’âme de ce monstre sanguinaire ; et 2° que si l’âme de Néron avait été placée dans le corps de Christ, et dans ses circonstances, elle aurait été exactement aussi vertueuse et immaculée que celle du Rédempteur ; la conséquence est indéniable. Ainsi, le mérite de l’homme Jésus ne provient, en aucune façon, de son âme juste, mais des « murailles de boue » dans lesquelles elle était enfermée, et de l’heureuse chance qu’il eut d’avoir son âme logée dans « un cerveau particulièrement modifié ». Le démérite de Néron ne résulta pas non plus, en aucune façon, de sa libre volonté et de sa volontaire perversité, mais toujours de ses murs de boue, et du malheur nécessaire que son âme eut de se trouver logée dans « un véhicule mal construit », et placé sur ce trône où Titus, peu après, mérita d’être appelé « les délices du genre humain ». Voyez donc, ô vous qui croyez avoir le monopole de l’orthodoxie, à quelles absurdes conséquences vous mène votre aversion pour le libre arbitre ! Ce qui n’empêche pas qu’à entendre M. Toplady, votre système est « la philosophie chrétienne », tandis que notre doctrine du libre arbitre ne serait qu’ « une philosophie folle ».
Nous avons cité ce morceau tout au long, parce qu’il donne une idée assez juste du talent original qui fit à La Fléchère une place à part dans la controverse calviniste. Robert Southey, qui lui reproche une manière un peu diffuse, ajoute que « l’abondance des images et l’onction trahissent l’origine française de l’écrivain ; l’argumentation est d’ailleurs ingénieuse et claire, l’esprit qui anime ses œuvres est excellent, et l’on sent que l’on a à faire à un maître qui connaît à fond le sujet qu’il traite. » Southey dit encore : « Si jamais la vraie charité chrétienne fut manifestée dans des écrits polémiques, ce fut bien dans ceux de La Fléchère, de Madeley. La controverse théologique ne réussit jamais, au moindre degré, à irriter son caractère vraiment céleste. Ce saint homme fut un polémiste à la fois plein de candeur, de distinction et d’habiletét ».
t – Southey, Life of Wesley, chap. 25.
La controverse calviniste anglaise ne fut pas un stérile tournoi théologique. On put croire qu’elle n’avait abouti qu’à fortifier dans chaque parti l’attachement à son point de vue particulier et à creuser entre eux un abîme. Mais c’est là une appréciation superficielle des choses. Quand la poussière du combat fut tombée, on put constater que le prédestinatianisme avait reçu des blessures, dont il ne se relèverait pas, et qu’en face de lui venait de se dresser l’arminianisme évangélique, cet excommunié du synode de Dordrecht. Tandis qu’en Hollande, ce système vaincu et proscrit avait dévié peu à peu vers le latitudinarisme théologique, en Angleterre, il prenait à tâche de conserver la doctrine de la grâce telle que les réformateurs l’avaient reçue de saint Paul, en repoussant la doctrine de la prédestination absolue, qu’ils avaient empruntée à saint Augustin. « Cette controverse, dit Watson, a produit d’importantes conséquences. Elle a montré aux calvinistes modérés combien sincèrement les vues les plus profondes de la vérité évangélique peuvent s’harmoniser avec l’arminianisme ; et, d’autre part, en montrant avec force les conséquences logiques de la doctrine des décrets, elle a contraint à la modération ceux qui les admettent encore, et a donné naissance à des modifications et à des atténuations du calvinisme, qui se sont produites dans la période qui a suivi et qui se continuent de nos joursu. »
u – Richard Watson, Life of Wesley, chap. 11.