Deux pages de Madeleine Delbrêl
Le bonheur et la mort
Jésus de Nazareth
Le symposium de Bethsaïda
La Camarde
Des arbres qui marchent
Les lumières ou la lumière
Madeleine Delbrêl ?
C’est cette extraordinaire assistante sociale d’Ivry, banlieue « rouge » de la région parisienne. Sa vie durant, cette catholique-évangélique de premier plan a exercé une influence indélébile sur ceux qui l’ont approchée. Elle est morte le 13 octobre 1964, mais il nous reste d’elle un livre : VILLE MARXISTE, TERRE DE MISSION (Ed. Foi Vivante) et deux volumes d’articles, de poèmes, de conférences : LA JOIE DE CROIRE et NOUS AUTRES GENS DES RUES (Ed. du Seuil).
A l’enseigne de notre préoccupation, nous proposons, ci-après, deux textes d’elle, traitant l’un et l’autre de la mort.
Le premier, elle l’écrivit entre sa quinzième et sa vingtième année, en pleine crise d’athéisme ombrageux.
1 Nous autres gens des rues, p. 57, 58, 59.
On a dit : « Dieu est mort… »
Puisque c’est vrai, il faut avoir l’honnêteté de ne plus vivre comme s’il vivait. On a réglé la question pour lui : Reste à la régler pour nous.
Maintenant nous sommes fixés (…).
Le malheur grand, indiscutable, raisonnable, c’est la mort. C’est devant elle qu’il faut devenir réaliste, positif, pratique. Je dis « devenir ». Je suis frappée du manque de bon sens général (…).
Ah ! non elle n’est pas liquidée, la succession de Dieu. Il a laissé partout des hypothèques d’éternité, de puissance, d’âme. Et qui a hérité ? C’est la mort… Il durait : il n’y a plus qu’elle qui dure : il pouvait tout, elle vient à bout de tout et de tous. Il était esprit — je ne sais pas trop ce que c’est — mais, elle, elle est partout, invisible, efficace ; elle donne un petit coup et, toc, l’amour s’arrête d’aimer, la pensée de penser, un bébé de rire… et il n’y a plus rien (…).
On est tous tout près du seul vrai malheur, est-ce que oui ou non on aura le cran de le dire ? Le dire ? Maïs avec quoi ? Peut-on dire à un mourant sans manquer de tact : « Bonjour » ou « Bonsoir » ? Alors on lui dit « Au revoir », ou « Adieu »… tant qu’on n’aura pas appris comment dire : « A nulle part »… « A rien du tout »…
Mais au sortir de cette période, véritable « temps mort » de son existence, Madeleine Delbrêl se convertit.
Il faudrait être bien naïf pour imaginer que cette conversion va, comme par enchantement, éliminer le problème de la mort.
Jacques Loew, son biographe, le note 2 : « Une des constantes de la vie de Madeleine est l’horreur qu’elle avait de la mort. Cela n’entamait en rien sa foi mais c’était chez elle une répulsion physique, une chose littéralement insupportable. Je pense que sans le formuler, c’était vraiment pour elle, le désordre fondamental apporté au monde par le péché (…). Convertie, elle vit d’autant plus la Résurrection, mais toute son existence elle restera blessée profondément en sa chair : ce n’est ni une peur, ni une angoisse personnelle, mais « que la vie même soit frappée à mort » ; et chaque mort lui rappelle cela. »
2 Op. cit., p. 303-304.
Au cœur de ses écrits le thème de la mort revient avec une lancinante régularité. Mais sa foi au Ressuscité a modifié l’éclairage. Qu’on en juge dans ces quelques extraits d’un de ses poèmes.
Tu mourras de mort 3
Dans les couvents, souvent, on fait des préparations à la mort. Nous, nous n’avons pas le temps de les faire : mais nous sommes quand même sagement préparés. C’est la vie qui nous prépare à mourir : et elle connaît bien son métier. Il suffit de l’écouter, de la voir, de la suivre (…). Elle nous explique la mort petitement, ou grandement selon les jours. Quelquefois sans nous faire du tout de mal. D’autres fois en nous disloquant de douleur. Quelquefois en soulignant nos petites morts quotidiennes, d’autres fois en étendant morts ceux que nous aimons plus que nous-mêmes. La mort, elle s’apprend quand on se peigne le matin et que nos cheveux quittent notre tête (…) ; quand, chaque année, on vient avec des fleurs nous souhaiter notre anniversaire, des fleurs qui ont un tout petit air de cimetière et qui fêtent cet an de moins avant le dernier de nos ans (…). La mort, elle s’apprend à chaque arrachement, définitif, des bien-aimés. Car même quand la foi et l’espérance réunies, et même notre charité pour eux affirment notre joie de les savoir rendus, nous, nous restons avec notre sang qui proteste, avec notre chair, creusée, lésée, notre chair dont on semble avoir tué un grand morceau et cette horreur de la terre, du noir et du froid qui a fait pleurer même Jésus (…). La vie, c’est notre maitresse de mort. Mais, à son tour, la mort nous devient maîtresse de vie, nous qui savons la pénitence humaine (…). Mais il s’agit de bien naître chaque fois où nous mourons, de naître un peu quand nous mourons un peu, et de naître beaucoup quand nous mourons beaucoup. Il s’agit, dans cette fréquentation de la mort, d’apprendre à fréquenter la vie. Il s’agit de virer à l’éternel, comme les négatifs des pellicules photographiques pour le cliché où tous les noirs deviennent blancs (…). Soyons assez intéressés par les « siècles des siècles » pour que le temps de notre vie nous indiffère, et pour que tout ce que nous aimons soit déjà transféré dans une éternité tranquille. Ainsi apprendrons-nous à mourir de mort, pour vivre de vie authentique. |
« Les siècles des siècles »… Madeleine Delbrêl cite en connaissance de cause la doxologie du Notre-Père. C’est une flagrante référence à la prière. Si flagrante même qu’une autre citation vient confirmer notre certitude : la prière fait de nous les élèves appliqués de cet apprentissage. 4
4 La joie de croire, p. 219.
Prier, c’est cesser de faire autre chose, c’est d’abord l’arrachement de ce que l’on fait pour parler à Dieu (…).
Prier, c’est avoir affaire avec Dieu, comme nous aurons affaire à lui au moment de mourir, seul. A ce moment-là, on n’oublie pas les autres, on ne les quitte pas par évasion ou indifférence, mais c’est l’heure pour nous de donner notre vie, notre « tour de mort » dans le monde et pour lui (…).
Tous les désirs, toutes les inquiétudes, tous les espoirs qui nous habitent doivent rester en nous, mais au point mort, pour que nous allions à Dieu aveuglément, sans prévisions ; demandant à Notre-Seigneur connu des biens inconnus qu’il donne toujours, mais dont nous ignorons ce qu’ils seront, dont nous savons seulement qu’ils sont « le meilleur ». »
Un souvenir scolaire relatif aux batraciens pourrait imager cette ingénieuse mise en parallèle de la prière et de la mort. On sait que les œufs de grenouille donnent naissance à des têtards dont le système respiratoire est branchial comme pour la quasi-totalité des animaux aquatiques. Vient le moment où le têtard subit les transformations progressives qui feront de lui un batracien amphibie. Et l’une de ces transformations va le faire passer d’une respiration à branchies à une respiration pulmonaire.
Prier de telle manière, de si intense façon qu’on puisse « avoir affaire avec Dieu comme nous aurons affaire avec lui au moment de mourir ». préfigurer dans la prière le « laisser-tout » n’est-ce pas nous initier progressivement à respirer selon un mode nouveau ? l’air de Dieu ? l’atmosphère du Royaume ?
Et, au contraire, ne pas prier, laisser sous-developpée cette faculté secondaire, n’est-ce pas se préparer à coup sûr à l’asphyxie pure et simple, à l’heure où la mort nous fera passer de ce monde dans l’autre ? Nous ne savons pas ce que sera notre trépas, mais c’est de noyade ou d’étouffement que nous mourrons au second stade si, comme un pauvre poisson, nous nous trouvons soudain sur-oxygénés dans le plein-air de Dieu.
C’est dire l’urgence qu’il y a à « s’occuper des affaires de notre Père » en vue du jour où seules ces affaires-là surnageront.