Toutes poussent à l’extrême certaines expressions ou analogies scripturaires. — 1° S’il est conforme à la volonté de Dieu d’accorder le pardon à l’amendement, il l’accordera sans médiation. — 2° L’expiation ramène le cérémonialisme légal. — 3° Les actes de piété et de charité sont aussi nommés « sacrifices ». — 4° La satisfaction aurait fait tomber sur Jésus-Christ la mort éternelle. — 5° Le dogme de l’expiation anéantirait la gratuité du salut. — 6° Le sacrifice de Jésus-Christ, réel et non plus symbolique, ne serait qu’un sacrifice moral. — 7° Injustice et impossibilité. — Toutes les explications échouent en présence de la promesse de grâce attachée aux souffrances de Jésus-Christ.
Contre un dogme à la fois si mystérieux et si capital, on a naturellement élevé de nombreuses objections. Plusieurs ne portent que contre les développements humains qu’il a reçus dans les croyances ecclésiastiques et les théories théologiques ; d’autres reposent sur ses incompréhensibilités ou ses incompatibilités prétendues avec certaines données, soit rationnelles, soit bibliques ; il en est qui n’ont pour fondement et pour principe que de pures méprises. Nous allons en indiquer et en discuter quelques-unes. Mais rappelons auparavant que c’est ici une question de fait et une question de révélation. Le dogme est-il, oui ou non, dans les Livres saints ? S’il y est, ainsi que nous croyons l’avoir pleinement établi, il doit être admis avec une humble docilité, malgré les ombres qui l’entourent, les répugnances qu’il inspire et les fins de non-recevoir qu’on lui impose. Nous ne saurions sonder les voies de Dieu, et il ne nous appartient pas de les juger. La foi plane au-dessus des incompréhensibilités, elle traverse les difficultés et les ténèbres, affermissant ses pas sur la Parole divine (Romains 4.18). Elle doit surtout le faire ici où il s’agit d’une dispensation de l’ordre surnaturel le plus élevé, qui semble impénétrable aux anges eux-mêmes. D’ailleurs, au milieu de cette obscurité sainte, le fait ainsi que le principe et le but de l’expiation se dévoilent assez pour produire leur effet religieux et moral, savoir l’assurance du pardon, l’amour de Dieu, la confiance en lui, le dévouement à sa volonté. Et la constante tendance des Écritures est d’exposer la vérité selon la piété, de sauver les âmes, et non de satisfaire l’inquiète curiosité de l’esprit.
C’est ordinairement en poussant à l’extrême, dans des vues systématiques, certaines expressions ou analogies scripturaires, qu’on a soulevé les difficultés et provoqué les attaques. Ainsi on a quelquefois dogmatisé sur la rédemption en prenant pour unique base l’idée, vraie en soi et autorisée par l’Écriture, que le péché est une offense contre Dieu, un outrage à sa majesté infinie, qui exige par conséquent une satisfaction proportionnée ; et, dans ces théories, Dieu est apparu à la fois comme un Être inexorable, ne regardant qu’aux réclamations de sa justice rétributive, derrière laquelle se voilait et se perdait son amour, source première de la rédemption. — Quelquefois on s’est attaché à l’image biblique qui représente le péché comme une dette, et, pressant cet emblème, on a fini par donner à Dieu le caractère d’un créancier avare qui se paye de toute main, et ne sait pas user à l’égard de l’homme de l’indulgence dont il veut que l’homme use envers ses semblables : conception repoussante où ne se reconnaît plus ni le Dieu de la conscience ni le Dieu de l’Évangile. — Quelquefois on a représenté l’acte rédempteur comme un transfert réel du péché, de l’âme de l’homme sur la tête de Jésus-Christ ; et l’on a fait dire que ce transfert était à la fois inique et impossible, car comment le pécheur peut-il être saint par une sainteté qui lui est absolument étrangère, et comment le juste peut-il être pécheur par le péché d’autrui ? — Quelquefois on a considéré le péché uniquement comme dégradant le coupable ; et alors le repentir, le renouvellement moral a paru en être la véritable expiation, etc., etc. C’est de la sorte qu’on a souvent compromis la donnée biblique en la rendant solidaire des interprétations et des surcharges théologiques, en poussant à l’excès des représentations partielles et humaines des choses divines. Tout cela tombe, dès qu’on se place et qu’on se tient au point de vue général de la Révélation. Dans le Nouveau Testament, la rédemption glorifie à la fois la sagesse, la sainteté et la bonté de Dieu. Elle est la plus haute manifestation de sa justice et de sa miséricorde, qui s’y dévoilent en même temps et l’une par l’autre. Aussi ces objections, où s’embarrasse si souvent la science, ne frappent-elles guère les personnes qui cherchent simplement dans le Livre sacré ce qui concerne leur paix et leur salut.
Il faut pourtant les examiner.
1°) En voici une qui ne mérite, en vérité, d’être relevée que parce qu’elle a été faite. On a dit : Ou il est conforme à la volonté immuable de Dieu d’accorder le pardon à l’amendement, et alors il l’accordera sans médiation ; ou cela est contraire à sa volonté, et alors il ne l’accordera point, même avec un médiateur, puisque ce serait en opposition avec ses attributs et ses décrets éternels.
Il y a quelque chose de téméraire au plus haut point, quelque chose d’anti-philosophique comme d’anti-religieux dans ces jugements sur ce que Dieu peut ou ne peut pas, sur ce qu’il doit ou ne doit pas faire. Il y a là absence de logique autant que de piété, car on raisonne sur des inconnues, ces voies divines qui embrassent l’éternité et l’immensité et dont l’homme aperçoit à peine les bords. Pour qui croit à la Bible, ces raisonnements tombent d’eux-mêmes devant cette simple déclaration : Il fallait que le Christ souffrît.
2°) On a dit que l’idée d’expiation n’est point en harmonie avec la spiritualité du dogme et du culte évangélique, où elle reporte l’élément cérémoniel, l’opus operatum ; et l’on cite des textes tels que Jean 4.24 : Dieu est esprit etc. ; Matthieu 12.7 : Je veux miséricorde et non point sacrifice. — Mais c’est jouer sur les mots. Il n’y a nul rapport entre la foi à l’expiation et la religion des rites et des observances. Le sacrifice de Jésus-Christ ne se renouvelle pas. Il a fait cesser tous les autres en les accomplissant (Hébreux 10.5-10). Il est la grande révélation du caractère moral de Dieu, et par là même la base de l’adoration et de l’obéissance spirituelle (1 Corinthiens 6.20). Il frappe ainsi le formalisme à sa racine, bien loin de le favoriser.
3°) On a dit que les actes de piété, l’aumône et la prière, par exemple, étant nommées des sacrifices (Romains 12.1 ; Philippiens 4.18 ; Hébreux 13.15), il en est de même de la mort de Christ, dernier terme de l’immolation de soi-même à la volonté de Dieu et au bien des hommes, suprême exemplaire de la charité (1 Jean 3.16). Mais à côté de leurs sacrifices eucharistiques, auxquels correspondent les faits de bienfaisance et de dévotion qu’on cite, les Hébreux avaient leurs sacrifices propitiatoires ; et c’est à ces derniers que le Nouveau Testament assimile la mort de Jésus-Christ, dans des textes aussi nombreux que positifs. Nous avons là cet abus si commun qui prétend réduire un mot donné à une seule de ses significations ou de ses applications et s’arrête souvent à l’une des plus secondaires.
C’est sur le même abus que se fonde une autre échappatoire, aujourd’hui fort commune, et qu’on rattache spécialement à Colossiens 1.24 : … J’achève de souffrir en ma chair le reste des afflictions de Christ etc. Là, dit-on, saint Paul associe et assimile ses souffrances à celles de Jésus-Christ ; il y attache le même caractère et le même but. Cependant cette passion qu’il représente comme le prolongement et le complément de celle du Sauveur, n’avait rien de réellement expiatoire ; elle n’était que le martyre de la vérité, que tout chrétien continue plus ou moins ici-bas. Pourquoi voir autre chose en Christ ? — Pourquoi ? parce que le Nouveau Testament et saint Paul lui-même l’y montrent partout, parce que l’esprit et la lettre des Écritures attachent au martyre de Jésus-Christ une vertu divine qui le place tout à fait à part, parce qu’ils en font d’une façon toute spéciale le salut du inonde. Saint Paul, dans le texte cité, ne veut pas dire qu’il achève les souffrances propres de Jésus-Christ, ce qui n’aurait pas de sens, mais qu’il se livre, avec une joyeuse et sainte résignation, à ce qu’il lui reste à souffrir lui-même pour Jésus-Christ, conformément à l’appel prophétique qu’il avait reçu (Actes 9.16 ; Cf. 1 Corinthiens 1.13).
4°) On à dit que si Jésus-Christ eût satisfait pour nous à la justice divine, s’il eût fait et souffert à notre place ce que nous aurions dû faire et souffrir, ainsi que l’entend la dogmatique commune, il aurait dû subir la mort éternelle, peine prononcée par la loi contre ses infracteurs, que toutes les suites du péché (misère et mort) auraient dû disparaître pour les rachetés, la dette ne pouvant être payée par les débiteurs et par leur Répondant, puisqu’elle le serait alors deux fois ; que tout étant accompli par lui, et mis à notre compte en son Nom, il n’y aurait plus rien à exiger de l’homme, et que, par conséquent, la conversion et la sanctification cesseraient d’être obligatoires, ce qui aboutirait à l’antinomianisme, etc., etc.
Ces raisonnements, qu’on peut rendre très spécieux, ne portent, ainsi que nous le disions tout à l’heure, que contre certaines théories déduites des principes ou des faits scripturaires ; ils ne frappent que les systèmes qui font de la justice active et passive du Seigneur l’équivalent absolu du péché ; encore ne les frappent-ils qu’en les exagérant ; ils n’ont de prise et d’action que sur des constructions idéales du fait de révélation, ne touchant pas au fait lui-même qu’ils se figurent renverser. L’expiation, la satisfaction est un acte, ou un ensemble d’actes propre à remplir un but moral, qui n’aurait pu être atteint sans cela que par le déploiement de la justice rétributive, c’est une ressource de grâce qui détourne la peine du péché, tout en la laissant paraître, qui, pour ainsi parler, la maintient et l’annule tout ensemble. Et c’est là, d’après notre notion analogique des faits divins, ce qu’a été la rédemption par l’anéantissement du Fils de Dieu jusqu’à la mort et à la mort de la croix. Autant que nous pouvons en juger, un pardon pur et simple accordé à la repentance, eût paru un abandon de la loi et aurait compromis par cela seul l’obéissance universelle. La dispensation qui a fait du Fils de Dieu le Fils de l’homme et qui lie à sa mort le salut du monde, est intervenue pour parer à cette conséquence. Magnifiant la loi par la grâce elle-même, l’affermissant par ta foi (Romains 3.30), en rehaussant toutes les obligations et les sanctions, bien loin de les abroger, elle a rendu le pardon possible sans atteinte à l’ordre moral. Voilà le but que nous pouvons y entrevoir à travers les ombres mystérieuses qui la recouvrent. Elle nous montre Dieu juste et sauveur tout ensemble. La rédemption n’implique donc nullement ni que les rachetés dussent être exempts des suites temporelles du péché, à cause des souffrances propitiatoires auxquelles le Christ, s’est soumis en leur faveur, ni que la conversion et la sanctification ne soient plus obligatoires pour eux, ni rien de ce que lui fait rendre une logique partielle et par là même superficielle. Tout cela s’évanouit devant l’enseignement scripturaire.
5°) On dit encore que le dogme de l’expiation est incompatible avec la doctrine du salut gratuit, fondement et centre de l’Évangile ; car si le prix du pardon a été payé, le pardon n’est plus grâce, mais justice. — Oui, répondrons-nous, en prenant le dogme tel que vous le faites ; mais non, certes, en le recevant tel que le fait l’Écriture. Qu’on écoute cette seule déclaration : Justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption gui est en Christ, que Dieu avait préétabli pour être une victime de propitiation par la foi en son sang (Romains 3.24). Voilà bien, dans le même texte, et la pleine gratuité du salut et le dogme formel de l’expiation. Loin que le second fait annule ou exclue le premier, il le motive et le fonde. La prétendue contradiction qu’on relève n’existe donc pas dans la pensée des écrivains sacrés, elle n’existe donc pas dans la réalité des choses. C’est un produit artificiel de cette dialectique à outrance, entée sur des vues partielles, qui arrive en mille cas à retourner les faits les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Ici, par exemple, n’est-il pas évident que la doctrine de l’expiation est le pivot de celle de la grâce à laquelle on l’oppose ?
6°) On a dit que si l’Écriture enseigne que Jésus-Christ a souffert ou est mort pour nous, cela signifie simplement que ses souffrances et sa mort ont eu à notre égard des effets extrêmement utiles, soit comme confirmation de sa parole et de sa mission, soit comme modèle de patience et de dévouement, soit comme condition nécessaire et couronnement mystique de son œuvre.
Sans doute, l’abaissement du Fils de Dieu jusqu’à la mort nous est proposé comme le grand exemple de renoncement et de dévouement, comme le type de la charité qui est la substance du christianisme pratique et de la vie spirituelle (Matthieu 22.40), comme l’idéal du sacrifice moral (1 Jean 3.16), ce sacrifice de soi-même qui ouvre les voies de la sainteté. Sans doute, la mort du Saint et du Juste, qu’ont suivie sa résurrection et son ascension, a été pour la Terre et pour le Ciel la consécration de sa parole et de son œuvre. Le monde chrétien tout entier l’a toujours reconnu. Mais cette mort ne s’offre-t-elle pas sous un autre aspect d’un bout à l’autre des Écritures ; ne s’y montre-t elle pas avant tout et par-dessus tout avec un caractère propitiatoire ? Là est le point réel de la question ; et nous l’avons assez largement discuté pour n’avoir pas besoin d’y revenir. Bornons-nous à deux on trois observations générales.
Envisagée uniquement par le côté moral, la Passion de Jésus-Christ perd l’importance suprême qu’elle a dans l’enseignement sacré, dans le système chrétien, dans la foi constante de l’Église. Quelles que soient les vertus et les influences mystiques qu’on y attache, elle n’est plus ce que la fait la Révélation, un élément fondamental de l’Évangile de la grâce. Si elle n’avait que les effets indirects et généraux qu’on lui attribue, pourquoi serait-elle ainsi placée à part et en première ligne ?
Nous sommes infiniment redevables au dévouement des apôtres et à leur long martyre ; nous y trouvons aussi une confirmation de la divinité du Christianisme, en même temps qu’un exemple de la vertu la plus haute et la plus pure ; ils ont aussi donné leur vie, versé leur sang, pour le triomphe de la vérité et de la sainteté. D’où vient que leurs souffrances ne sont pas présentées comme concourant au salut du monde au même titre et dans le même sens que les souffrances de Jésus-Christ ? Car, au point de vue de l’interprétation qui nous occupe, il y a parité entre les unes et les autres quant à la nature de leur action salutaire, sinon quant à son degré. Les unes et les autres ont servi à implanter dans le monde les principes qui le pénètrent et le transforment ; les unes et les autres, inévitable lot des pionniers de la régénération, finissent, nous l’avons vu, par s’assimiler dans la théorie. D’où vient donc la différence essentielle, radicale, établie entre elles par le Nouveau Testament comme par la conscience chrétienne, et qui éclate de toute part ? D’où vient le sentiment qui arrache à l’apôtre ce cri d’indignation et presque d’horreur, quand on place son nom à côté de celui de Jésus-Christ : Paul a-t-il été crucifié pour vous ? (1 Corinthiens 1.13). S’il est un fait incontestable et qui doit être incontesté, c’est que les Livres saints attachent quelque chose de spécial, de surnaturel, de divin, au sens propre, à ce que Jésus-Christ a souffert pour nous, quelque chose qui en constitue la mystérieuse valeur, et qui ne se trouve, qui ne peut se trouver nulle autre part.
L’interprétation que nous avons devant nous a été tournée et retournée de mille manières par le génie du rationalisme ; c’est au fond celle à laquelle on s’arrête encore, avec des formes plus respectueuses envers l’expression biblique, avec de plus hautes notions de la personne et de l’œuvre du Rédempteur, et avec une élasticité de langage qui permet de tout accorder et de tout retirer en même temps. Jésus-Christ, dit-on, en accomplissant, dans le saint amour de Dieu et des hommes, le grand sacrifice moral, le sacrifice de soi-même, l’a rendu possible à tous ceux qui s’attachent à lui par la foi ; il les délivre ainsi de la coulpe et de la peine du péché en les arrachant à son empire. Sa mort est donc expiatoire. Elle est l’introduction dans l’humanité du sacrifice réel, en opposition au sacrifice symboliquea.
a – Voy. Rev. de Strasb. Juillet 1852 ; p. 60.
Que reste-t-il là de l’expiation autre chose que le mot ? Avec une herméneutique pareille on peut faire de la Bible ce qu’on veut ; il n’est rien qu’on n’en puisse effacer ou qu’on n’y puisse insérer au gré de ses vues systématiques. Qu’on prenne tels quels les passages où l’expression mort pour nous se rencontre sous ses diverses formes et avec ses nombreux synonymes, qu’on les mette devant tout homme sans prévention, et qu’on voie ; qu’on les lise simplement, en leur laissant le sens que leur fait la langue de l’époque, et qu’on juge.
Il est un trait de l’enseignement évangélique qui renverse toutes ces explications, de quelque subtilité dialectique et exégétique qu’elles se recouvrent, c’est la rétroactivité de l’influence attribuée à la Passion de Jésus-Christ. Ses effets s’étendent à tous les âges et à tous les peuples, même à ceux qui la précédèrent. Cela ressort du caractère et du but général que lui assignent les Livres saints. C’est pour le monde qu’elle a eu lieu ; et le monde se compose non de quelques générations, mais de toutes les générations humaines ; elle a donc, par des voies secrètes, agi sur toutes, là, bien entendu, où se rencontraient les dispositions qu’elle réclame. De plus, elle réalise ce que les anciens sacrifices ne faisaient que représenter, c’est donc par elle qu’ils furent efficaces pour ceux qui les offraient avec les sentiments voulus. Cette action rétrospective est d’ailleurs expressément attestée. Nous lisons Romains 3.24-25 que Dieu avait préétabli Jésus-Christ pour être une victime de propitiation, afin de faire paraître sa justice par le pardon des péchés commis auparavant, de même qu’il la fait paraître dans le temps présent. La coordination des deux clauses a évidemment pour objet de faire ressortir l’étendue de la rédemption, en montrant qu’elle embrasse aussi, sous certains rapports, les temps antérieurs à la dispensation chrétienne. On a dit que προγεγονοτων désignait simplement les péchés commis par le croyant avant sa conversionb. Mais on ne voit pas ce que ce participe ajouterait alors à αμαρτηματων ; car, dire qu’au moment où il se convertit le croyant est justifié de ses péchés ou de ses péchés passés, c’est exactement la même chose. Et puis, surtout, dans cette interprétation le contraste des deux clauses disparaît complètement ; le rapprochement des temps anciens et des temps actuels n’a plus de motif ; la forme de la proposition change et le fond de la pensée change aussi. Cette pensée est manifestement celle qui est exprimée, en termes plus explicites, Hébreux 9.15 : Il est le Médiateur d’un nouveau Testament, afin que la mort intervenant pour l’expiation des péchés commis sous le premier Testament, etc. (Cf. Hébreux 9.26 ; 11.40 ; Romains 5.12-20). Dans la croyance de l’Église cela est tout simple, puisque le sang de Christ a fait ce que ne pouvait le sang des victimes et que les anciens sacrifices recevaient de là la vertu propitiatoire qu’ils n’avaient point par eux-mêmes. Dans l’opinion que nous discutons cela n’a pas de sens, car quelle action morale la vie et la mort de Jésus-Christ ont-elles pu exercer sur ceux qui avaient quitté ce monde avant qu’il y parût ? Cette opinion, qui va toujours se résoudre dans la formule du moment : « la rédemption, c’est Christ ou la vie de Christ en nous », va aussi toujours se heurter, quoi qu’elle fasse, contre les unes ou les autres des grandes données bibliques : elle ne rend compte ni de l’importance suprême que le Nouveau Testament attache à la Passion du Sauveur, ni du caractère expiatoire dont il la revêt si formellement, ni de l’influence rétroactive qu’il lui attribue ; faits constitutifs, que nulle conception du dogme chrétien ne peut laisser dans l’ombre ou jeter à l’écart sans se juger par cela même.
b – Reuss. Hist. de la Théol. chrét.
7°) — Une des plus constantes objections est que les souffrances de l’innocent à la place des coupables sont contraires à la raison et à la justice, que le sens moral se révolte à l’idée d’une pareille substitution, et qu’on ne peut y croire sous l’administration divine, dont l’équité fait la base.
Il est bien vrai, et personne ne le conteste, que la peine du péché doit frapper le pécheur lui-même, et qu’un gouvernement qui la ferait tomber indistinctement sur l’observateur ou sur le transgresseur de la loi serait injuste, immoral, barbare. Mais ce n’est pas la question. Les principes généraux du gouvernement divin sont ici hors de cause. La rédemption, dans sa signification et sa portée scripturaire, est destinée à en faire ressortir la majestueuse et inaltérable pureté ; elle a eu lieu pour que Dieu paraisse juste et sauveur tout ensemble ; elle dévoile sa sagesse infinie aux principautés et aux puissances dans les lieux célestes (Éphésiens 3.10). La dispensation qu’elle fonde, et qui ouvre une voie de réhabilitation à des êtres déchus, laisse subsister la dispensation générale établie dès le commencement ; le jugement selon les œuvres reste à côté de la justification par grâce. L’esprit du Nouveau Testament est que tout est équité en même temps que clémence dans le Dieu qu’il révèle ; il magnifie sa sainteté et sa justice par le déploiement de sa miséricorde : le mystère de piété manifeste et assure cette grande base de la religion, bien loin de l’ébranler. Tout cela est reconnu en principe par les partisans de la rédemption-expiation, non moins que par ceux de la rédemption-régénération ; car les Livres saints le posent ou le supposent partout. La question n’est donc pas là, redisons-le. Il s’agit d’une libre. intervention de l’amour divin pour détourner des enfants d’Adam la sentence de condamnation qui pesait sur eux, sans atteinte à l’ordre moral de l’Univers. Mais comment toucher, pour en scruter les raisons et les fins providentielles, à ces choses du Ciel qui nous sont si imparfaitement connues, à ces voies divines qui, embrassant tous les mondes et tous les siècles, sont nécessairement pleines de mystères pour des êtres tels que nous, qui n’occupons qu’un point fugitif dans l’espace et dans le temps ? Comment y toucher sans un saint tremblement, pour essayer de les sonder, quand nous devrions, par raison comme par piété, nous borner à recevoir humblement ce qui nous en est révélé ? Ainsi que nous l’avons dit et redit et qu’il faudrait sans cesse le redire, la rédemption est un fait divin dont nous n’avons la connaissance et la certitude que par le témoignage divin et qui nous passe à mille égards. Nous ne sommes donc point en état de le juger, pas plus et moins encore que le pauvre habitant de la campagne, étranger à la politique, ignorant et la situation du pays et ses rapports avec les autres peuples, ne serait en état de juger tel ou tel acte extraordinaire de son gouvernement. La conviction des intentions : droites et paternelles du gouvernement garantirait au paysan la légitimité, la nécessité, la convenance morale et sociale de la mesure qu’il ne peut comprendre. De même la notion biblique de Dieu assure au chrétien que tout est sainteté et bonté dans la dispensation de grâce, malgré les ombres qui la recouvrent, sous tant de rapports, à ses yeux. Pour lui ce sentiment répond à tout. Il marche par la foi, et c’est en effet par la foi qu’il faut marcher sur ce terrain.
Cependant nous pouvons faire quelques observations.
Le cours général de la nature et de la Providence manifeste de mille manières le principe d’intervention dans l’ordre ou le plan divin relatif à l’humanité. Ainsi, les soins, les travaux, les sacrifices des parents préparent la félicité temporelle et éternelle des enfants ; ainsi, les souffrances des évangélistes, le dévouement des missionnaires ont ouvert et ouvrent de jour en jour à des milliers d’âmes les voies de la grâce et de la vie qui, sans cela, leur seraient, restées fermées. L’Écriture fait plus qu’autoriser cette sorte de solidarité et de réversibilité, elle l’inspire et l’ordonne : (Prière d’intercession partout prescrite ; précepte de la charité allant jusqu’au sacrifice de soi-même). Or jamais, ce semble, le principe d’intervention ne fut mieux motivé que dans le cas qui nous occupe. La race humaine était perdue, parce qu’elle était tombée dans le péché. La médiation de Jésus-Christ, descendant, pour la sauver, jusqu’à la mort et à la mort de la croix, fait briller d’un éclat nouveau la gloire de Dieu, l’autorité et la majesté de sa loi. La raison pourrait-elle s’élever contre ce grand acte d’amour qui, embrassé dans son ensemble évangélique, laisse à la justice tous ses droits, au gouvernement du monde toutes ses sanctions, et devient pour l’Univers une nouvelle manifestation des attributs divins(Éphésiens 3.10 ; 1 Pierre 1.12), par conséquent un nouveau principe de pieuse adoration, et par là même une nouvelle source de félicité.
Il ne faut pas oublier que les souffrances de Jésus-Christ ont été volontaires, que c’est de lui-même qu’il a pris la forme de serviteur et donné sa vie pour nous (Jean 10.15,18 ; Philippiens 2.8, etc.), et que s’exposer dans l’intérêt d’autrui est un devoir de charité, devoir basé comme tous les autres sur l’imitation de Dieu (Matthieu 5.44-45). Le dévouement, le sacrifice de soi-même pour le bien de tous, pour le salut d’un seul, loin de blesser le sens moral, est au contraire un des faits que la conscience environne de grandeur et d’admiration. Dès lors l’objection perd sa base. Le mystère de la Croix, malgré les côtés par lesquels il étonne au premier abord, rentre pourtant dans une des grandes lois du monde moral.
On ne doit point oublier non plus que, quelque opinion qu’on se fasse des souffrances de Jésus-Christ, elles n’en existent pas moins, et que tout système théologique est tenu d’en rendre compte. Celui qui n’a pas connu le péché a été traité comme un pécheur ; l’opprobre et la douleur sont tombés sur lui plus que sur aucun des enfants des hommes. Est-ce pour les autres ou pour lui-même qu’il a souffert ? Si c’est pour nous, s’il a porté nos iniquités, selon la parole du prophète, voilà l’expiation, et le motif de ses souffrances nous en explique le mystère à quelque degré. Si ses angoisses jusqu’à la mort n’ont pas leur raison, leur cause finale dans le salut du monde, si elles ne sont dans l’œuvre rédemptrice qu’un incident au lieu d’en être un élément constitutif, il faut admettre que Jésus-Christ a subi la peine du péché quoiqu’il fût parfaitement saint, lorsque la loi morale, telle que la révèlent la conscience et l’Écriture, ne dénonce le malheur qu’au mal ; et voilà ce que les adversaires de l’expiation doivent concilier avec la justice du Ciel. La doctrine ecclésiastique sur le but et l’effet propitiatoire des souffrances de Jésus-Christ ne crée pas ces souffrances ; elles sont les mêmes et les faits demeurent, à quelque interprétation qu’on s’arrête. Or, quelle est l’hypothèse la plus digne de la Providence ou de la préordination divine, celle qui considère la Passion du Seigneur comme partie essentielle d’un vaste plan de miséricorde, ou celle qui, ne la rattachant à ce plan que par un lien indirect et presque fortuit, la dépouillant de sa mystérieuse nécessité, la laisse sans motif propre, sans objet réel ?
On dit, il est vrai, pour se conformer en quelque manière au langage général du Nouveau Testament, que les souffrances auxquelles Jésus-Christ se dévoue sont la garantie du pardon qu’il annonce, la preuve ou la confirmation de la parole du salut. Mais comment cela ? comment, en dehors de la croyance commune qui les tient pour expiatoires, ces souffrances assureraient-elles de la miséricorde de Dieu et de sa disposition à faire grâce ? Sur quoi porterait le raisonnement analogique ? Si elles ont le caractère et le but que leur attribuent des textes nombreux, elles fondent en effet la parole de réconciliation ; c’est évident. Mais le peuvent-elles, si ce caractère leur manque ? Encore une fois, comment les douleurs inouïes qui arrachent à l’innocent ce cri de détresse : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné, légitimeraient-elles les espérances des coupables ? Comment en découlerait-il pour eux la promesse et l’assurance du salut ? N’en sortirait-il pas plutôt une conséquence opposée ? Si l’Être qui seul a fait briller ici-bas une sainteté sans tache a pourtant passé à travers des angoisses physiques et morales dont nous ne saurions apprécier l’étendue, si cela ne tient pas à quelque chose de tout spécial dans le plan divin, à quoi devons-nous donc nous attendre, nous qui sommes chargés de tant de transgressions et de souillures ? Comment conclure de ce que le Juste est frappé, que les pécheurs ne le seront pas ? Que ses souffrances imméritées relèvent les grandeurs de son dévouement, c’est certain ; mais en quel sens motiveraient-elles notre espoir d’être délivrés de celles que nous méritons ? Sur quel principe une telle induction reposerait-elle ? Ne serait-ce pas au contraire le cas d’appliquer la parole de Jésus marchant vers Golgotha : Si l’on fait ces choses au bois vert, que ne fera-t-on pas au bois sec ?
L’objection que dirigent contre nous les systèmes avec lesquels nous discutons, et qui ne nous atteint pas, retombe sur eux. Les souffrances et les humiliations des derniers jours de Jésus-Christ sont là pour eux aussi bien que pour nous. Et à quel point de vue dogmatique s’attache réellement l’accusation d’injustice et d’impossibilité morale ? Elle est levée à notre égard dès qu’on nous accorde le principe d’intervention, que ne peuvent nous contester ces directions théologiques, puisqu’elles le posent aussi à leur base. Mais ce qui nous libère ne les libère pas. Il faut rendre compte et de la légitimité des souffrances du Juste et de leur nécessité. Or, suivant une remarque faite à bien des reprises et justifiée en bien des sens, cette nécessité disparaît, quoi qu’on fasse, là où disparaît le mystère de la Croix, et ce mystère disparaît, quoi qu’on dise, partout où la rédemption va se réduire à la rénovation spirituelle ; car elle se serait opérée quand la coupe des douleurs se serait éloignée, quand ne serait pas venue l’heure des ténèbres terminée par cette grande parole : Tout est accompli. Si la rédemption est « la vie de Christ en nous », si c’est tout ce qu’elle est, c’est sa vie, non sa mort, qui nous justifie. Lors même qu’il n’aurait point passé par Gethsémané et par le Calvaire, il n’en aurait pas moins inoculé au monde l’esprit nouveau, le principe régulateur, objet unique de son œuvre. Ses souffrances, en perdant la vertu mystique qui en fait la condition du salut, perdent du même coup leur nécessité providentielle et par suite leur légitimité morale. La peine du péché est tombée, au degré suprême, sur le seul des fils de l’homme qui n’ait pas connu le péché. Il n’a pas seulement sympathisé aux terribles conséquences de notre état anormal, comme on le dit quelquefois, il les a subies ; il a épuisé la coupe des opprobres et des tourments. Voilà le fait ; et si ce fait n’a pas la haute et mystérieuse raison qui le justifie dans la croyance commune, il reste à le concilier avec l’invincible sentiment qui, liant le mal physique au mal moral, proteste contre cette union d’une souffrance sans nom avec la parfaite sainteté. Les théories dont nous nous occupons ont donc à répondre comme nous, et plus que nous, à la vieille incrimination d’injustice que répète toujours le monde, et qu’elles trouvent commode de mettre à notre adresse.
Il est incontestable que la promesse de grâce est attachée aux souffrances de Jésus-Christ. La question est de savoir sous quel rapport ou à quel titre ? C’est tout simple dès qu’on les fait expiatoires, conformément au langage général de l’Écriture et à la foi constante de l’Église. L’enfant lui-même comprend alors les locutions évangéliques et liturgiques. Mais en dehors du dogme de l’expiation, — j’entends de l’expiation proprement dite, — toutes les explications échouent ; l’argumentation la plus habile ne réussit qu’à masquer leur défaut de base à qui veut se faire illusion. Et leur nombre, leur embarras, leur incessante variation suffiraient, à vrai dire, pour y trahir un vice radical. Prenez-les, les unes après les autres, dans les trois grandes directions issues de Kant, de Hegel, de Schleiermacher, qui ont régné presque simultanément de nos jours ; et voyez si elles ne vont pas toutes se heurter et se briser sur le témoignage scripturaire qu’elles prétendent s’assimiler. On a beau faire, on ne parvient à relier, avec le Nouveau Testament, le salut du monde à la Passion de Jésus-Christ, qu’en y reconnaissant tout ensemble et le sacrifice moral et le sacrifice propitiatoire. La réduire à un sacrifice purement moral, en violentant les textes, c’est lui enlever sa raison et sa fin suprême ; c’est retourner contre soi les accusations d’injustice qu’on dirige contre la doctrine ecclésiastique, et qu’elle peut laisser passer. Il faut maintenir en entier la donnée évangélique ou la laisser tomber en entier ; l’infirmer sur un point, c’est l’infirmer sur tous et ouvrir les voies au pur rationalisme. Si elle est de Dieu, il n’y a qu’à l’admettre simplement et pleinement. Et si elle est de l’homme, elle ne vaut pas le temps et l’esprit qu’on dépense à paraître s’y conformer, tout en travaillant à l’esquiver.