Il est peu probable que l’homme, qui est ἄσωτος, ne soit pas aussi ἀσελγής ; et cependant ἀσωτία et ἀσέλγεια ne sont point identiques dans leur signification ; ces vocables expriment différents aspects du péché de cet homme, ou, en tout cas, ils l’envisagent sous différents points de vue.
Ἀσωτία, qui désignait beaucoup plus que la morale païenne ne soupçonnât ou ne sût, se retrouve trois fois dans le N. T. (Éphésiens 5.18 ; Tite 1.6 ; 1 Pierre 4.4) et deux fois dans les Septante (Proverbes 28.7 ; 2 Maccabées 4.4). Outre le substantif, nous avons l’adverbe ἀσώτος, Luc 15.13, et l’adjectif ἄσωτως, une fois dans les Septante, Proverbes 7.11. Dans Éphésiens 5.18, nous traduisons le substantif par « dissolution », et encore dans les deux autres endroits pour rendre ζῶν ἀσώτως ; la Vulgate traduit toujours par « luxuria » et « luxuriose », expressions qui (à peine est-il nécessaire de le remarquer) impliquaient, dans le latin du moyen âge, une vie bien plus légère et bien plus dissolue que ne font supposer les mots modernes anglais, « luxury « et « luxuriously. » Ἄσωστος est quelquefois pris dans un sens passif, comme (Plutar., Alcib. 3) ; c’est quelqu’un qui ne peut être sauvé, σώζεσθαι μὴ δυνάμενος, comme Clément d’Alexandrie (Pædag. 2.1) l’explique ; qui est « perditus », (en allemand) « heillos », ou comme on disait en anglais, « a losel ». Grotius : « Genus hominum ita immersorum vitiis, ut eorum salus deplorata sit ». Le mot prédisait, pour ainsi dire, le sort de ceux auxquels il était appliquée. cette acception était pourtant très rare ; plus communément l’ἄσωτος est celui qui lui-même ne peut pas épargner ou économiser, « prodigus » ; ou, c’est un dissipateur, un « scatterling », pour employer un bon vieux mot anglais dont Spenser s’est servi plus d’une fois, mais qu’on a abandonné depuis.
e – Ainsi, dans les Adelphi de Térence (iv, 7), quelqu’un qui a parlé d’un jeune homme « luxu perditum », continue ainsi :
Ipsa si cupiat Salus,
Servare prorsus non potest hanc familiam.
Sans doute que, dans l’original grec, il y avait ici un triple jeu de mots à propos d’ἄσωτος, de σωτηρία et de σώζειν, mais l’absence d’un groupe correspondant de mots latins n’a pas permis à Térence de conserver le trait.
Cette extravagante dissipation de ses biens, Aristote la note comme étant la vraie définition d’ἀσωτία (Ethic. Nic. iv, 1,3) : ἀσωτία ἐστὶν ὑπερβολὴ περὶ χρήματα. Le mot forme partie de la terminologie éthique du philosophe : l’ἐλευθέρος, ou l’homme vraiment libéral, est celui qui sait garder le juste milieu entre les deux ἄκρα, entre ἀσωτία d’une part et ἀνελευθερία (chicherie), de l’autre. C’est ce sens de dissipation que Platon donne à ἀσωτία (Rep. viii, 566 e), quand, indiquant les divers termes par lesquels les hommes (par voie de catachrèse) appellent leurs vices du nom des vertus qu’ils parodient, il qualifie leur ἀσωτία de μεγαλοπρέπειαf, et c’est à ce mot, parvenu à ce degré de signification, que Plutarque joint πολυτέλεια (De Apoph. Cat. i).
f – Quintilien (Inst. 8.36) : « Pro luxuria liberalitas dicitur. »
Mais il est facile de voir que celui qui est ἄσωτος, dans le sens de trop dépenser, d’élever son budget à un chiffre que ses moyens ne justifient point, contracte sans peine (sous la fatale influence des flatteurs et de toutes les tentations dont il s’est entouré), des dépenses pour satisfaire ses propres convoitises, prodiguant son bien pour la seule jouissance de ses désirs sensuels. Une nouvelle idée entre ainsi dans le mot, et ce mot indique alors, non plus seulement une manière de vivre où la dépense est excessive, mais encore et surtout où la dissolution, la débauche, la licence sont habituelles, comme en allemand « liederlich ». Aristote a noté ce dernier point (Ethic. Nic. iv, 1, 36) : διὸ καὶ ἀκόλαστοι αὐτῶν [τῶν ἀσώτων] εἰσιν οἱ πολλοί. εὐχερῶς γὰρ ἀναλίσκοντες καὶ εἰς τὰς ἀκολασίας δαπανηροί εἰσι καὶ διὰ τὸ μὴ πρὸς τὸ καλὸν ζῇν πρὸς τὰς ἡδονὰς ἀποκλίνουσιν. Il explique ici une affirmation précédente : τοὺς ἀκρατεῖς καὶ εἰς ἀκολασίαν δαπανηροὺς ἀσώτους καλοῦμεν.
C’est dans ce sens que le N. T. se sert d’ἀσωτία, comme nous trouvons ἀσωτίαι et κραιπάλαι (Herod. 2.5) associés ailleurs. Les deux significations, il va sans dire, se confondront souvent, et il ne sera pas possible de les bien tenir à distance. Ainsi, les divers exemples d’ἄσωτος, et d’ἀσωτία que donne Athénée (iv, 59-67), sont tantôt d’une sorte, tantôt d’une autre. Qui dissipe ses biens, souvent dissipera en outre toutes les autres choses ; il se consumera lui-même, il perdra son temps, ses facultés, ses forces ; et, nous pouvons ajouter (en joignant le sens passif du mot au sens actif), il sera lui-même perdu ; oui, il se perdra et il sera perdu.
L’étymologie d’ἀσέλγεια est enveloppée de beaucoup d’obscurité. Il en est qui ne craignent pas d’aller la chercher à Selge, ville de Pisidie, célèbre par l’infamie de ses habitants ; tandis que d’autres la font venir de θέλγειν, qui offre probablement le même sens que l’allemand « schwelgen » ; voir cependant Donaldson, Cratylus, 3e édition, p. 692. D’un usage plus fréquent qu’ἀσέλγεια dans le N. T., ἀσέλγεια y est généralement rendu par « impudicité » (Marc 7.22 ; 2 Corinthiens 12.21 ; Galates 5.19 ; Éphésiens 4.19 ; 1 Pierre 4.3 ; Jude 1.4 ; Romains 3.13 ; 2 Pierre 2.18) ; dans la Vulgate, c’est tantôt « impudicitia », et tantôt « luxuria ». Si nos traducteurs et la version latine ont eu exclusivement en vue les impuretés et les convoitises de la chair, ils ont certainement renfermé le mot dans un cercle trop étroit. Ἀσέλγεια, qui ne figure pas, remarquez-le, dans la liste des péchés de Marc 7.21-22, avec ceux de la chair proprement dits, indique, dans sa vraie acception, une insolence de libertin. C’est quelque chose de plus fort qu’en latin « protervitas », quoique de la même nature ; ἀσέλγεια se rapproche plutôt de « petulantia ». Basile le Grand définit notre vocable (Reg. Brev. Int. 67) : διάθεσις ψυχῆς μὴ ἔχουσα ἢ μὴ φέρουσα ἄλγος ἀθλητικόν. L’ἀσελγής, comme le fait observer Passow, est très étroitement uni au ὑβριστικός et à l’ἀκόλαστος ; c’est quelqu’un qui n’accepte aucun frein, qui se livre à tout ce que son caprice et son insolence de débauché peuvent lui suggérerg. Personne ne niera que l’ἀσέλγεια ne puisse se produire par des actes qui aboutissent à ce que nous appelons la « lasciveté » ; car il n’y a point de pires manifestations de ὕβρις que de tels actes ; cependant c’est leur pétulance, leur insolence que ce mot exprime proprement.
g – Ainsi Witsius (Mélet. Leid., p. 465) fait cette remarque « Ἀσέλγεια dici posse omnem tam ingenii, quam morum proter viam, petulantiam, lasciviam, quæ ab Æschine opponitur τῇ μετριότητι καὶ σωφροσύνῃ. »
Dans un grand nombre de passages, la notion de lasciveté est tout à fait étrangère au mot. Ainsi Démosthène caractérise le coup que Meidias lui avait donné comme s’accordant avec l’ἀσέλγεια bien connue de cet homme ; il le joint à ὕβρις (Cont. Meid. 514) ; comme ailleurs ἀσελγῶς à δεσποτικῶς (Or. 17.21), et à προπετῶς (Or. 59.46). Plutarque qualifie d’ἀσέλγεια un outrage semblable qu’Alcibiade avait commis contre un honorable citoyen d’Athènes (Alcib. 8) : à vrai dire, le tableau qu’il fait d’Alcibiade est le portrait en pied d’un ἀσελγής. Aristote fait remarquer que la δημαγωγῶν ἀσέλγειαν est une cause fréquente de révolution (Pol. 5.4). Josèphe caractérise d’ἀσέλγεια et de μανία l’audace que Jésabel montre en voulant bâtir un temple à Baal dans la sainte cité. (Ant. viii, 13, 1.) Il attribue encore ces vices à un soldat romain qui, étant de garde au temple pendant la fête de Pâques, excita, par un acte d’une indécence des plus grossières, un tumulte qui causa la vie à plusieurs personnes (xx, 5, 3). Voici d’autres passages qui peuvent être de quelque secours pour fixer le vrai sens d’ἀσέλγεια : 3 Maccabées 2.26 ; Polyb, viiii, 14, 1 ; Euseb., Hist. Eccles. v, 1, 26 ; voyez encore les citations dans le Nouv. Test, de Wetstein, vol. i, p. 588. — On peut donc clairement distinguer entre nos deux vocables. La notion fondamentale d’ἀσωτία est celle de dépenses en pure perte, d’excès avec débauche ; celle d’ἀσέλγεια, d’insolence sans frein et de caprice licencieux.