Un historien écrit : « Nous sommes en 1500. Zwingle a seize ans, Luther dix-sept, Copernic vingt-sept, Albert Dürer vingt-neuf. Ceux qui vont élargir les cieux, peindre la vie nouvelle, émanciper la foi, préparent leurs armes. Calvin n’est pas né, mais il y a en France un enfant de neuf ans, dont l’effort ultérieur, comprimera de nouveau la liberté de l’art, de la pensée et de la foi, Ignace de Loyola (1). »
(1) J. Viénot : Histoire de la Réforme Française, p. 31.
En 1509, l’année où naquit Jean Calvin, un humaniste français, Lefebvre, s’orienta vers les « études divines » et s’y adonna, dans l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Professeur à l’Université de Paris, il disait de ses nouvelles études : « Elles m’ont paru exhaler un parfum dont rien sur terre n’égale la douceur. » Trois ans plus tard, il publiait un Commentaire sur les épitres de saint Paul. Puis, malgré la Faculté de théologie (la Sorbonne), il prit parti pour le savant Reuchlin, qui avait découvert des contresens dans la version officielle du Nouveau Testament, et montré que certaines doctrines de l’église romaine reposaient sur ces erreurs. Enfin, Lefebvre affirma que, dans les évangiles, Marie-Madeleine, Marie sœur de Lazare, et Marie la pécheresse, étaient trois personnes différentes, contrairement à l’opinion reçue. Il n’en fallait pas davantage pour tracasser les gardiens de la saine doctrine. L’Université condamna l’imprudent ; il avait prédit à ses élèves que Dieu allait transformer la chrétienté.
L’un de ces étudiants, Guillaume Briçonnet, était le fils d’un homme qui, devenu veuf, était entré dans la carrière ecclésiastique. Deux de ses fils agirent de même. Ils n’eurent pas à le regretter. Alors que leur frère (marchant sur les traces du grand-père, receveur général des Finances), devenait lui-même Président de la Chambre des Comptes, les deux jeunes clercs se partagèrent, avec leur père, trois importantes abbayes, cinq évêchés, deux archevêchés ; sans oublier que le chef d’une famille aussi bien rentée devint cardinal, par la grâce d’un Alexandre VI Borgia.
Ces petits faits expliquent, pour une bonne part, la formidable opposition du haut clergé à tout mouvement réformateur. Il faut, d’autant plus, admirer l’indépendance relative et le désintéressement de Guillaume Briçonnet, favorable aux nouvelles doctrines.
C’est en 1517 que son maître, Lefebvre, avait publié ses assertions révolutionnaires, sur le fait que les trois « Marie » du récit évangélique ne formaient pas une seule femme. C’est en 1517, également, que Luther afficha les thèses contre les indulgences. Quand ·cette affaire éclata, Guillaume Briçonnet, alors évêque de Meaux, se trouvait à Rome. Il put examiner les événements du haut de l’observatoire papa. Or, voici le résultat de ses réflexions : rentré en France, il essaya, dès 1518, de réformer son diocèse.
L’idéal nouveau travaillait les esprits ; en Europe, le feu couvait partout sous la cendre. Avec la puissance d’un soufflet de forge, deux hommes activèrent puissamment la flamme ; d’abord, le chef de la Renaissance : Erasme, puis le chef de la Réforme : Luther. Leurs écrits pénétraient dans tous les milieux. Inquiétée, sinon inquiète, l’église romaine organisa la résistance ; nous avons vu comment la Sorbonne fulmina contre le moine de Wittemberg. Bientôt, en plein Paris, tout catholique soupçonné d’hérésie luthérienne se trouva dans la situation des nihilistes russes, à l’époque du tzarisme ; soupçonnés de complot permanent contre l’Empire, pourchassés par la police, ils vivaient sous l’ombre de la potence. De même, les « novateurs » du XVIe siècle furent traités en anarchistes.
Si l’évêque Briçonnet osa entreprendre la réforme systématique du diocèse de Meaux, c’est qu’il était protégé par sa haute situation. D’ailleurs, il essayait de remédier à des abus criants. Les curés s’abstenaient, en général, de résider parmi leurs ouailles, et Briçonnet les traita de « déserteurs ». De plus, il fut obligé de rappeler que le roi avait fondé l’Hôtel-Dieu au profit des malades, et non du clergé. Les moines Cordeliers exploitaient le peuple et l’abrutissaient ; ni discipline morale, ni substantielle piété, dans l’Eglise !…
Briçonnet divisa le diocèse en trente-deux sections, confiées chacune à un prédicateur. La devise était celle d’Erasme : retour à la Bible, comme règle de la vie et de la pensée chrétiennes. Dans la plupart des paroisses, depuis une dizaine d’années, on n’avait pas entendu un seul sermon ; le rite étouffait la Parole, comme le gui parasite asphyxie un chêne. Autour de l’évêque, vinrent se grouper des novateurs tels que Lefebvre, futur traducteur du Nouveau Testament, Farel, futur collaborateur de Calvin, et d’autres pionniers. Ils semèrent l’Evangile ; « un grain en produisit trente, un autre soixante, et un autre cent ».
Les Cordeliers, furieux, accusèrent d’hérésie l’évêque. Celui-ci trembla. Caractère faible, il aspirait à la Réforme de l’Eglise, mais reculait devant un conflit avec le romanisme : « N’excitez pas les fauves ! »
Pour donner des gages de son orthodoxie, il interdit à Farel de prêcher. En octobre, il s’éleva publiquement contre la « peste luthérienne », et mit à l’interdit les écrits du Réformateur. L’année suivante, le pape Clément VII ayant publié de nouvelles indulgences, Briçonnet jugea prudent d’afficher la bulle pontificale en divers lieux. Aussitôt parurent des placards, affirmant que le Saint-Siège était occupé par l’Antéchrist. Nul ne dénonça les coupables.
Au début de 1525, diverses formules de prières, apposées dans la cathédrale de Meaux, furent lacérées. Cette fois, on mil la main sur l’un des impies : Jean Leclerc, cardeur de laine. Le Parlement condamna l’ouvrier à être fouetté publiquement, trois jours de suite, d’abord à Paris, puis à Meaux, où le bourreau le marquerait au front d’une flétrissure indélébile ; enfin, il serait banni. La cruelle sentence fut appliquée. Au moment du supplice final, alors que la chair du jeune homme grésillait sous le fer rouge, une voix féminine s’éleva de la foule : « Vive Jésus et son drapeau ! » Ce cri cornélien était poussé par la mère…
Exilé, le porte-enseignes du Christ gagna Metz. Là, entraîné par son indignation contre le culte des images, il brisa des « idoles » au cimetière. On le brûla vif, le 22 juillet 1525, après lui avoir infligé d’ignobles tortures, qu’il supporta sans fléchir, avec une sérénité voisine du ravissement.
La chaleur du bûcher de Metz réchauffa les courages à Meaux. Un jeune prêtre du diocèse, accusé d’hérésie, jeté dans les cachots de la Conciergerie, à Paris, avait obtenu la vie sauve en se rétractant ; il avait dû à ce désaveu la grâce d’être enfermé, pour sept années, dans les prisons de Saint-Martin-des-Champs. Mais l’exemple de Jean Leclerc travailla, sans doute, sa conscience. « Avec larmes et soupirs », il détesta son reniement de l’Evangile. En récompense de son héroïque sincérité, l’Eglise le fit brûler vif, sur la place de Grève, le 28 août 1526 (2). Il se nommait Jacques Pouent.
(2) Je dis : « l’Eglise ». Les apologètes du romanisme protesteraient inutilement. Ici, du moins, ils ne peuvent recourir à la distinction entre « l’Eglise » et les « hommes d’Eglise », distinction par laquelle ils défendent leur postulat d’une Eglise pure et infaillible, (opposés à une séparation de principe entre l’Eglise invisible et l’Eglise visible, ils s’y résignent, quand celle-ci, décidément, décourage tout effort de justification). Mais quand il s’agit du grand carnage séculaire dont l’église romaine reste rouge, il est impossible de distinguer entre l’Eglise et les hommes d’Eglise ; d’après les définitions ecclésiastiques, la démarcation passe entre l’Eglise en bloc, et l’Etat. Sous peine d’excommunication. le magistrat était obligé de tuer les victimes désignées par l’Eglise. Pilate, le procurateur païen avait dit : « J’envoie le Christ au Calvaire, et je m’en lave les mains ». Le pape « chrétien » disait : « J’envoie les hérétiques à la torture, et mes mains restent blanches ».
Et Briçonnet ? Pourquoi abandonnait-il ce jeune ecclésiastique, si généreux, appelé à Meaux par l’évêque ? Celui-ci travaillait à se défendre lui-même. Il avait dû comparaître, pour se disculper, devant le Parlement ; puis il avait ordonné une enquête sur les infiltrations de l’hérésie dans sa ville épiscopale. Précautions vaines ; les Cordeliers aboyaient toujours contre lui. Ils arrachèrent au tribunal un arrêt du 5 février 1526, valable pour tout le royaume, interdisant de parler contre les ordonnances de l’Eglise ou contre les images, défendant de garder chez soi les livres de Luther, « sous peine de confiscation de corps et de biens ». Surtout, n’oublions pas ce trait, qui est la marque de fabrique : « Défense à quiconque de traduire en français les Epîtres de Paul » … Et l’église romaine se glorifie d’être apostolique !
Briçonnet plia sous l’orage. Sans doute il continua de s’élever contre certains abus ecclésiastiques dans son diocèse, et dénonça des représentations, dites religieuses, dont la grossièreté faisait scandale. Mais, en 1528, il laissa brûler vif, à Meaux, un contempteur de l’Eucharistie. Il poussa ensuite le zèle jusqu’à dénoncer un de ses chanoines, comme suspect de luthéranisme. Ainsi prit fin, dans le diocèse, la réforme de l’Eglise par l’Eglise.
Cependant, l’Evangile conservait de vaillants témoins à Meaux. Ces laïques, ouvriers et bourgeois, stimulés par les nouvelles qui leur parvenaient de l’Eglise réformée dressée à Strasbourg, se groupèrent autour d’un cardeur de laine, Pierre Leclerc, « fort exercé aux Ecritures », et qui se trouva devenir le premier pasteur protestant français. Les assemblées cultuelles se tenaient dans la maison d’Etienne. Mangin. Le 8 septembre 1546, une réunion de soixante personnes fut surprise par les sergents du roi. Le 4 octobre, un arrêt de la Cour condamnait quatorze des prévenus à la question extraordinaire et au feu, pour hérésies, blasphèmes exécrables, conventicules privés et assemblées illicites, schismes et erreurs. L’exécution eut lieu le 6 octobre. On coupa la langue d’Etienne Mangin ; il put quand même proférer ces mots : « Le nom de Dieu soit béni ! » Ensuite les quatorze victimes furent attachées, sur la place du Grand Marché, à quatorze potences placées en cercle, « eux se voyant tous en face et s’entredonnant courage en louant Dieu à pleine voix, jusqu’au dernier soupir, tandis que la populace et les prêtres s’efforçaient de couvrir leurs voies en criant comme des forcenés : « 0 salutaris hostia ! » et « Salve, Regina !… ». Le lendemain, un représentant de la Sorbonne vint, en une magnifique procession, sur la place du Marché, où les bûchers brûlaient encore ; il fit, sous une tente de drap d’or, un sermon où il assura qu’il était nécessaire au salut de croire que ces quatorze étaient damnés et au fond des enfers, et que, si un ange du ciel venait dire le contraire, il faudrait le rejeter, parce que Dieu ne serait pas Dieu s’il ne les damnait éternellement. »
L’historien auquel nous empruntons ce récit ajoute simplement : « Voilà ce qu’était devenue, pour la majorité des Français du XVIe siècle, la religion de Jésus-Christ. » (3)
(3) J. Viénot. Ouvrage cité.