Nous avons déjà indiqué dans notre Introduction la raison pour laquelle nous placions la doctrine de la fin normale de l’homme en tête de notre exposé, tandis que la doctrine des choses finales forme la matière de la troisième partie de la Dogmatique.
Dans l’eschatologie, est exposée la consommation de l’œuvre divine qui aura lieu au terme de l’histoire ; dans la téléologie, le motif suprême qui doit déterminer l’activité humaine dans la réalisation du plan divin. Or, pour remplir mon devoir dans le moment actuel, je dois connaître d’avance le but que j’ai à poursuivre. Pour faire correctement mon premier pas dans une voie, je dois avoir fixé le terme de ma course.
Conformément au caractère général des deux disciplines dont elles relèvent, l’eschatologie a un caractère descriptif, la teléologie un caractère impératif et éventuel.
Mais ma vie a-t-elle, peut-elle, doit-elle avoir un but ? Notre activité peut-elle avoir une fin unique et suprême, susceptible d’être déterminée d’avance ? L’homme est-il assez connu de moi ? Suis-je assez connu de moi-même ? Savons-nous d’une manière assez certaine d’où nous venons, quelle place nous occupons dans l’ensemble des créatures, quelle est l’origine de toutes choses, quelles lois président à l’économie de l’univers et de ses parties, pour savoir d’abord si l’histoire a un terme au lieu d’être une évolution indéfinie ; puis, quel est ce terme ; enfin, ce terme étant donné, pour déterminer quelle part propre me revient à moi dans la réalisation de cette fin ?
Il est clair d’avance que, si l’homme est un être perdu dans cet univers et sur cette planète, qu’il y soit apparu dans des conditions ignorées et qu’il doive rentrer dans le sein de la mère commune sans autre perspective que l’anéantissement individuel, ou simplement si le doute sur toutes ces questions est la seule attitude permise, — l’idée même d’une fin normale de l’homme serait ou détruite ou profondément altérée, et, en tout cas, le mal pourrait y concourir comme le bien. Telle est aussi la morale du passage suivant : « Il est impossible, écrit Guyau, de montrer un plan dans l’univers, même celui de tout abandonner à la spontanéité méritoire des êtres. Le monde n’a point sa fin en nous, pas plus que nous n’avons dans le monde notre fin fixée d’avance. Rien n’est fixé, arrangé et prédéterminé ; il n’y a point d’adaptation primitive et préconçue des choses les unes aux autres. Cette adaptation supposerait d’abord un monde des idées préexistant au monde réel, puis un démiurge arrangeant les choses sur le plan donné, comme fait un architecte. L’univers ressemblerait alors à certains palais d’exposition, dont toutes les pièces, construites à part l’une de l’autre, n’eurent besoin ensuite que d’être ajustées l’une à l’autre. Mais non, c’est plutôt un de ces édifices étranges auxquels chacun a travaillé de son côté sans se préoccuper de l’ensemble ; il y a autant de fins et de plans qu’il y a d’ouvriers. C’est un désordre superbe, mais une telle œuvre manque trop d’unité pour qu’on puisse ou la blâmer ou la louer absolument. Y voir la complète réalisation d’un idéal quelconque, c’est rabaisser son idéal, conséquemment se rabaisser soi-même ; c’est une erreur qui peut devenir une faute. Celui qui a un Dieu devrait le respecter trop pour en faire un créateur du mondeg. »
g – Esquisse d’une morale sans obligation et sans sanction, p. 49 et 80.
L’Éthique chrétienne se comportera comme science indépendante. Elle a des présuppositions nécessaires dans la Dogmatique, et la première chose que nous ayons à faire, c’est de rappeler les propositions dogmatiques fondamentales sans l’existence desquelles la morale chrétienne n’existerait pas même comme morale, ou n’existerait pas comme chrétienne.
Ces présuppositions peuvent être résumées dans les cinq propositions suivantes :
1. De toute éternité, Dieu a connu et voulu la créature humaine, en la prédestinant, dans son conseil absolu, à la félicité éternelle dans la parfaite sainteté. C’est dire que la raison suprême de la création de l’homme a été tout à la fois dans la créature, appelée à la félicité, et en Dieu même, dont la gloire suprême réside dans la sainteté de la créature ; et nous avons établi précédemmenth que toute tentative de réduire à l’unité cette dualité de principes, dans un intérêt prétendu scientifique, ne peut, dans l’état actuel de nos connaissances, que porter atteinte au droit de l’une ou de l’autre.
h – Exposé, t. III, p. 156 et suiv.
Le corollaire à la fois dogmatique et moral de cette première proposition, c’est que toute créature de Dieu glorifiera Dieu nécessairement, soit par sa fidélité dans la félicité, soit par sa peine dans la rébellion.
2. Dieu a créé l’homme libre et responsable de ses actions, capable par conséquent de concourir en ce qui le concerne à la réalisation du conseil divin à son égard.
3. La créature humaine ayant fait un mauvais usage de sa liberté est partiellement et momentanément déchue de ses privilèges primitifs, dont il ne lui reste que la réceptivité pour le bien et le salut.
4. Cette œuvre de salut a été accomplie en Christ, l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, en qui tous les membres de l’espèce humaine, viciés et coupables, sont capables de retrouver la vie et la vérité, et appelés à le faire suivant l’ordre fixé par la grâce.
5. Les membres de l’humanité qui ont accepté pour eux-mêmes les conditions et les bienfaits de cette œuvre médiatrice de Christ, sont devenus les membres de cette vaste communauté qui se nomme le Royaume de Dieu, dont la destination finale est de réaliser la perfection de chaque individu dans la perfection de l’ensemble : Dieu tout en tous (1 Corinthiens 15.28).
Mais, comme bien d’autres morales accordent la proposition qui vient d’être établie qu’il y a une fin normale de l’homme, en d’autres termes un souverain bien, sans être d’accord pour cela, ni avec nous, ni entre elles, sur la nature de cette fin, sur la matière de ce souverain bien, il sera nécessaire d’engager avec elles une discussion sur cet objet qui décidera de toute la suite de nos conceptions morales. C’est là ce que l’on appelle généralement la recherche du premier principe de la morale. Ce sera le sujet de la première section de cette partie qui sera intitulée : Recherche du principe normatif du bien moral.
Dans la seconde section, détachant le terme normatif du titre de la première, nous traiterons de l’essence et des caractères de la norme morale considérée dans son unité, dans son universalité et dans son absoluité, comme loi.
Dans la troisième, considérant la norme morale non plus dans son essence et ses caractères généraux, mais dans ses déterminations naissant des cas particuliers de l’existence morale, nous traiterons de la doctrine des devoirs.
Le seconde section sera ainsi subordonnée à la première comme la troisième à la seconde, et la tractation demeurera dans le domaine abstrait, ignorant encore les applications déterminées de cette loi morale et de ces devoirs à la réalité.
Toutefois, une question préliminaire se pose ici : Quel est le rapport de la fin normale à l’état actuel de l’homme ?
L’Ecriture nous enseigne à diverses reprises que cette fin normale de l’homme ne sera pleinement réalisée que dans une économie supérieure, et que notre existence et notre activité dans l’économie actuelle devront être employées tout entières à acquérir et à progresser. Notre travail ici-bas n’est tout entier que préparatoire. Les plus graves objets qui puissent être offerts à notre ambition et à notre zèle ne sont encore, selon le témoignage du Maître, que de « petites choses » au prix des intérêts qui nous seront confiés dans l’économie future, alors que nous aurons atteint la plénitude de la force, de la vie et de la sainteté (Luc 16.10 ; Matthieu 25.21).
Et en même temps que notre activité est incomplète, notre savoir est fragmentaire ; le terme final du développement normal de l’homme échappe totalement à notre expérience actuelle, et nous ne pouvons le déduire que fort imparfaitement et confusément des données et analogies présentes (1 Corinthiens 13.12 ; comp. 1 Corinthiens 2.9).
Nous apercevons deux phases principales dans l’existence morale, l’une que nous appellerons d’assimilation, l’autre d’expansion. La phase future ou d’expansion sera la manifestation, la rétribution de la phase actuelle ; et, si éloignés que nous puissions être aujourd’hui de la fin dernière de notre activité et de notre existence morale, puisque nous la savons située dans une économie différente de celle-ci, il ne nous est pas permis de nous en désintéresser sous prétexte qu’elle est inaccessible ; car, d’une part, l’assurance fréquemment donnée au fidèle de la possession anticipée de la vie éternelle (comp. Jean 3.36), suppose une certaine continuité, une homogénéité d’essence, quoique encore cachée et invisible, entre l’état futur et l’état présent ; d’autre part, le terme suprême de la perfection, quoique réalisable seulement dans l’au delà, n’en est pas moins placé dès maintenant devant nos yeux et offert à nos constants efforts (Matthieu 5.48 ; 1 Thessaloniciens 5.23). C’est ce terme que, une fois aperçu et reconnu, nous devons poursuivre sans relâche, sans qu’il nous soit un seul instant permis d’accommoder l’idéal suprême de notre vie à la mesure de notre capacité ou de notre impuissance actuelle.
C’est que ce terme existe ; c’est une réalité concrète, présente en Dieu et future pour la créature. La carrière morale n’évolue pas dans un devenir indéfini ; sinon, l’activité morale se changerait en une satisfaction esthétique, ayant sa fin dans l’exercice même. La religion chrétienne est au contraire aussi catégorique dans ses promesses que dans ses exigences. C’est qu’à l’inverse de toutes les autres religions, la religion chrétienne a un passé qui lui garantit son avenir. Elle a le droit d’annoncer la réalisation parfaite de l’idéal moral chez tout individu croyant, parce qu’elle peut nous présenter cet idéal parfaitement réalisé dans une personne au cours de l’histoire.
Il est à remarquer que, dans la détermination de la fin normale de l’homme, nous ferons totalement abstraction du péché qui, bien qu’universel en fait, n’est pourtant en droit qu’un accident. Le péché a été autre chose qu’un contour, pire qu’une cause de retard ; il a été une chute dans la carrière de l’humanité, mais dont l’intervention de la grâce divine a préparé la réparation complète. Le fait totalement anormal du péché ne saurait donc entrer, sous aucune forme et à aucun degré, comme facteur déterminant de cette destination. L’accomplissement de l’histoire de l’humanité comme de l’individu suppose la victoire complète et absolue du bien sur le mal chez tous ceux qui y auront part, et la réintégration parfaite et définitive des pécheurs rachetés dans les droits et les privilèges primitifs des créatures de Dieu. Ce ne sera que dans la troisième partie de cet ouvrage que nous serons appelés à étudier, à suivre pas à pas la lutte elle-même, la victoire progressive du principe rédempteur sur le principe adverse du péché et de la mort ; nous y trouverons la pleine confirmation de la parole de Joseph : Ce que l’homme avait pensé en mal, Dieu l’a tourné en bien.
Notre tâche sera accomplie quand nous aurons fourni cette démonstration ; quand nous aurons refermé, pour ainsi dire, la longue parenthèse ouverte par la chute et remplie par l’œuvre de la rédemption, et que, cette œuvre une fois accomplie, nous assisterons à la réalisation du plan normal et divin qui est l’objet de notre première partie.
L’œuvre rédemptrice aura par là fourni elle-même sa preuve, en même temps que le plan primitif et normal de Dieu envers l’humanité aura rencontré sa justification.