Si, comme on l’a établi précédemment, une médiation était nécessaire entre l’être infini, suprasensible, parfait et la créature même normale afin que celle-ci put s’approprier les deux biens qui lui sont destinés, la vie et la lumière (Jean 1.4), à plus forte raison cette médiation est-elle indispensable à l’humanité déchue appelée à recouvrer l’un et l’autre de ces biens : οὐκ ἔστιν ἐν ἄλλῳ οὐδενὶ σωτηρία (Actes 4.12).
Pour le nier, il faudrait admettre ou que l’espèce est apte à sauver les individus, ou que les individus sont aptes à sauver l’espèce, ou qu’un individu, simple membre de l’espèce, est apte à sauver tous les autres, ou que l’individu est apte à se sauver lui-même.
La première alternative est écartée par le fait attesté à la fois par l’Ecriture et par l’expérience, que bien loin que l’espèce dans l’économie actuelle sauve les individus, ainsi que cela eût pu avoir lieu dans le cas où la chute eût été subséquente, c’est elle au contraire qui les détermine dans le mal par la solidarité funeste qu’elle fait peser sur chacun d’eux avant l’éveil de sa conscience.
Pour la même raison, ce ne peut être à des individus à sauver l’espèce ni leurs semblables, chacun d’eux restant plus ou moins déterminé par elle du commencement à la lin de son existence terrestre, incapable par conséquent d’obtenir à d’autres et à l’espèce des avantages dont il est en tout ou en partie frustré lui-même.
Enfin aucun individu humain ne saurait recouvrer par ses seules forces un bien qu’il n’a pas perdu par sa seule initiative (Romains 5.12-21).
C’est à ce point, la nécessité d’une médiation entre le Dieu saint et l’humanité déchue, que la révélation biblique tranche avec toute conception humaine et moderne du christianisme. Ici, l’on accorde à Christ un rôle important, prépondérant même dans les relations entre Dieu et l’homme ; la révélation biblique lui attribue, comme il se l’est attribué à lui-même, un rôle nécessaire et unique. Dans un cas, il est un médiateur, un Sauveur, un chemin, le plus direct peut-être, qui mène à la vérité, à la vie, au Père. Le Christ révélé dans l’Ecriture est le médiateur, le Sauveur, le chemin, la vérité, la vie (Jean 14.6) ; et de même que la vie générale de la nature ne se communique à nos organes que par l’intermédiaire du pain sorti de la terre et de l’eau jaillissant du rocher, lui-même s’est appelé le pain de vie (Jean 6.33, 35), et s’est comparé au rocher du désert (Jean 7.37-38).
Toutes les formes de la propre justice, qui prétend en appeler à la seule force humaine pour rétablir le rapport normal entre Dieu et l’homme, sont par là même condamnées ; et la nécessité d’une médiation procurée par un individu à la fois membre de l’espèce, afin de représenter sa cause devant la justice de Dieu, et supérieur à l’espèce, afin de poser un commencement nouveau dans son sein, est du même coup démontrée.
Les effets de restauration de l’œuvre médiatrice de Christ ont dû s’opposer aux effets de destruction de la partie adverse ; et comme le triple effet du péché a été de fausser tout ensemble l’intelligence de l’homme, le rapport de Dieu avec l’homme et celui de l’homme avec Dieu, en trois mots : de faire de l’homme tout à la fois un égaré (Éphésiens 4.18), un coupable (Romains 5.10 ; Éphésiens 2.3) et un rebelle (Romains 8.7), les trois offices de la médiation de Christ devaient consister tout d’abord à restituer à l’homme les biens que le péché lui avait fait perdre, tout en lui en assurant de nouveaux et de supérieurs compris dans sa destinée éternelle : savoir la vérité ou la sagesse, en opposition à l’erreur ; la justice ou la propitiation, en opposition à la coulpe, et la vie éternelle s’opposant tout ensemble à la mort physique et morale causée par le péché et à l’imperfection initiale de la créature normale. Tel est en effet l’ordre des effets passés et présents de la grâce de Dieu en Jésus-Christ énumérés par l’apôtre : σοφία, δικαιοσύνη, ἁγιασμὸς, 1 Corinthiens 1.30. Le quatrième terme de la série : ἀπολύτρωσις, qui apparaît d’ailleurs détaché des deux précédents liés l’un à l’autre par τε καὶ, se rapporte ici par exception à l’accomplissement final (cf. Romains 8.23, où le complément τοῦ σώματος fixe la signification eschatologique du mot).
A ces trois effets de la grâce correspondent les trois grandes fonctions théocratiques, le prophétisme, le sacerdoce et la royauté, qui, séparées dans l’Ancienne alliance, mais réunies par Christ en sa personne au jour de son baptême, constituent la totalité de son rôle médiateur. En tant que prophète et que roi, en effet, il représente Dieu auprès de l’humanité à laquelle il communique en cette première qualité la vérité, et en cette seconde, la sainteté et la vie ; et en tant que sacrificateur, il représente devant Dieu l’humanité à laquelle il communique en cette qualité la justice. Or ces trois fonctions sont nécessaires l’une à l’autre. Si Christ n’était que prophète, il ne pourrait qu’instruire les hommes de vérités stériles, parce que dans l’état de corruption où nous sommes, la connaissance religieuse et morale la plus correcte et la plus complète ne suffit point à l’action. S’il n’était que sacrificateur et roi, et non pas prophète, il ne pourrait qu’exercer une action magique sur des volontés ignorantes et inconscientes. S’il n’était que prophète et roi, et non sacrificateur, il travaillerait en vain à instruire et à sanctifier des pécheurs encore débiteurs de la justice.
Ces trois titres en effet, hérités de l’Ancienne alliance, sont reconnus tous les trois au Messie de la Nouvelle soit par Jésus lui-même, soit par les apôtres.
La qualité de prophète attribuée d’avance au Messie par Moïse (Deutéronome 18.18) et par Ésaïe 61.1 et sq., lui est reconnue par Jean-Baptiste (Jean 3.31), par Pierre sur la foi de Moïse (Actes 3.22-23), et par lui-même (Luc 4.21 ; 13.33 ; cf. Luc 7.35 ; 9.35 ; 24.45).
Le Messie est annoncé comme sacrificateur (Psaumes 90.4 ; Zacharie 6.12-13), et il a été reconnu comme tel par lui-même (Matthieu 20.28 ; Jean 17.10) et par ses premiers témoins (Hébreux 4.15 ; 7.20-28).
Il a été enfin annoncé comme roi (2 Samuel 7.12 ; Psaumes 2.6 ; 110.1 ; Ésaïe 9.5 ; Zacharie 6.12-13 ; 9.9) ; désigné comme tel dans l’annonciation faite par l’ange à Marie (Luc 1.32-33), et lui-même s’est reconnu comme tel (Jean 18.37 ; cf. Matthieu 22.2 ; 25.31,34 ; Luc 19.31).
Des six actes constitutifs du salut énumérés : Romains 8.29-30, nous avons rapporté dans notre tome précédent les trois premiers à l’œuvre divine anté-historique ; nous rattachons ici les trois suivants aux trois offices compris dans la médiation historique de Christ : l’appel par l’annonce du salut, à l’office prophétique ; la justification, à l’office sacerdotal, et la glorification, qui comprend la sanctification de l’âme et la rédemption parfaite du corps, à l’office royal.
Mais ces trois fonctions, réunies sur la tête du Messie d’Israël durant son ministère terrestre, iront s’élargissant jusqu’aux limites même de l’humanité et de l’univers au fur et à mesure des phases progressives de sa personne ; elles coexistent sans se confondre dans chacun des deux états d’humiliation et de gloire, selon le mode conforme à la nature de chacun d’eux. Prophète, sacrificateur et roi dans le ciel après avoir possédé cette triple qualité sur la terre, c’est à l’univers entier désormais qu’il apporte la vérité, la justice et la vie (Jean 8.12 ; 14.6 ; 17.2 ; Éphésiens 1.10 ; Colossiens 1.20).
La division de l’œuvre de Christ dans les trois fonctions que nous venons d’énumérer, est de tradition dans la dogmatique chrétienne, et elle se recommande d’autant mieux qu’elle paraît artificielle au premier abord. C’est la preuve qu’elle n’a pas été conçue a priori ; qu’elle est sortie, pour ainsi dire, de l’âme de la chose elle-même, qu’elle a été recueillie du développement historique et vivant de la révélationd.
d – Voir l’historique copieux et complet de la doctrine des trois offices de Christ, chez Ritschl : Rechtf. und Versöhn., pages 386 et sq.
La tricotomie des fonctions médiatrices de Christ remonte à l’époque patristique. Elle apparaît pour la première fois chez Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem, Augustin ; plus tard chez Thomas d’Aquin, puis chez Luther et dans l’Institution de Calvin, du moins dans les éditions postérieures (Liv. II. chap. XV). La dogmatique luthérienne jusqu’à Gerhard réduisit généralement les trois emplois à deux, par la réunion de l’emploi prophétique à l’emploi sacerdotal : « cum sacerdotis non tantum sit sacrificare, orare, intercedere et benedicere sed etiam docere » (Quenstedt ). Cette combinaison avait l’inconvénient de joindre sous un même chef les deux rapports opposés de la médiation, la représentation de la cause de la vérité divine et celle de la coulpe humaine.
On varia aussi d’opinion sur le rapport des office aux états, selon que l’on restreignait comme Calvin l’avait fait, l’office royal au status exaltationis, ou que l’on retranchait de ce dernier l’office prophétique (Galow et Baier).
La disparate apparente relevée par Schleiermacher lui-mêmee entre les fonctions sacerdotales de Christ et celles du souverain sacrificateur, qui comprenaient l’instruction du peuple et le prononcé de la bénédiction publique, se résout par la considération que le sacerdoce israélite renfermait en effet primitivement en germe les deux autres fonctions prophétique et royale, qui ont dû en être distraites pour les raisons indiquées plus haut, dans le cours des temps.
e – Christl. Glaube. sect. CIV.
Le rationalisme alla plus loin encore dans la simplification des offices en les ramenant tous trois à un seul, le munus propheticum.
Schleiermacher reprit et justifia en d’excellents termes la tricotomie : « Si nous statuons l’une seulement des trois fonctions en négligeant les deux autres, ou si l’une d’elles est complètement exclue, toute harmonie est détruite et la spécialité du christianisme est compromise. Revendiquer pour Christ l’office prophétique seulement, serait réduire son activité à l’enseignement et à l’exhortation, qui se rapporteraient alors à une existence donnée avant lui ou sans lui, et à une relation avec Dieu instituée indépendamment de lui ; et dans ce cas, le caractère de Christ est gravement méconnu. Il en est de même si on lui attribue les deux activités constitutives, mais que l’on retranche l’activité prophétique ; car dans ce cas où l’efficacité de la parole vivante ne concourrait pas à l’œuvre du salut, il serait difficile de concevoir le règne de Dieu autrement que comme un fait magique. Que l’on veuille au contraire exclure l’emploi royal, comme il manquerait à l’union individuelle des rachetés avec le Rédempteur l’élément de la communauté, on n’obtient plus qu’un séparatisme morose et étranger au christianisme. Que l’on passe enfin sous silence l’emploi sacerdotal, tout en conservant les deux autres, l’activité prophétique ne se rapportant plus dans ce cas qu’à la fonction royale, nous perdrions le contenu religieux du fait……
Là donc où se manifeste une adhérence mutuelle aussi étroite, surgit la présomption que des parties aussi bien liées doivent former un tout completf. »
f – Christl. Glaube. sect. CII. 3.
Il manque à cette exposition ce qui ne pouvait pas y être, le rapport des fonctions messianiques de Christ à celles de médiateur préexistant entre Dieu et la créature. Nous ne sommes pas non plus d’accord avec l’auteur sur la détermination de l’emploi royal qui ne viserait que le rapport de Christ à la communauté ecclésiastique, tandis qu’il intéresse tout d’abord, comme les deux autres, l’existence individuelle.
Le point de vue de Schleiermacher a été repris et formulé par Nitzsch en ces termes auxquels nous adhérons sous la réserve que nous venons d’énoncer en ce qui concerne l’office royal :
« L’œuvre fondatrice de Christ peut être considérée sous trois aspects distincts : comme témoignage, comme expiation et comme institution provisoire d’une communauté. A ces trois côtés répond la division éminemment biblique de son activité en prophétique, sacerdotale et royale. »
Parmi les théologiens modernes, nous citerons entre autres Ritschl, Frank, Gess, Beck, comme des adversaires de la division traditionnelle du munus triplex, qu’ils accusent d’être soit formaliste, comme séparant des choses unies dans la réalité ou faussant leurs rapports, soit lacuneuse. La première critique pourra être confirmée ou détruite par notre propre tractation de la matière ; nous répondons à Gess sur la seconde critique que les offices de Christ ne doivent pas comprendre en effet la totalité de son existence, dont nous venons de détacher nous-même le développement personnel de sa sainteté, mais seulement les différentes parties de son activité sotériologique. Enfin la raison alléguée par Frank que ces trois charges n’apparaissent pas coordonnées, mais subordonnées les unes aux autres, ne prouve pas qu’elles ne méritent pas d’être distinguées entre elles.
Böhl de son côté dénombre comme nous les offices de Christ, mais en les soumettant à des déterminations que nous jugeons très vicieuses. C’est ainsi qu’il les rapporte à ces trois objets : la parole, l’action et le règne. Qui ne voit que le troisième terme est compris dans le second ? Il renferme ensuite dans l’office prophétique les discours, la louange et l’action de grâces dues à Dieu, l’enseignement et l’exhortation adressés aux hommes. Ici encore fait défaut tout principe directeur qui eût prévenu la confusion entre les actes accomplis de la part de Dieu et ceux qui représentent l’humanité.
Lipsius impose à la matière de l’œuvre du salut le schématisme hégélien qui la décompose dans les trois économies du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Nous avons déjà combattu et rejeté ce principe de division comme vicieux en soi, dans le cas même où l’on serait d’accord avec nous sur la signification personnelle de ces trois noms propres.
Si les trois offices médiateurs de Christ ont été exercés simultanément, soit dans l’état terrestre, soit dans l’état céleste, ils ne l’ont pas été uniformément, c’est-à-dire qu’au cours de l’existence entière, soit terrestre, soit céleste de Christ, chacun d’eux a tour à tour obtenu la prépondérance. Durant le ministère terrestre de Christ, c’est la fonction prophétique qui prédomine ; c’est la fonction sacerdotale au terme de ce ministère, et la fonction royale dans l’état céleste, chacune se réalisant dans les actes qui lui ressortissent.
A un point de vue purement logique, nous pourrions opposer dans le rôle médiateur de Christ l’office prophétique et l’office royal, comme étant exercés au nom de Dieu, à l’office sacerdotal à raison duquel Christ représente l’humanité devant Dieu ; et à l’exemple de Calvin, nous considérerions trois choses en lui : « l’office de prophète, le royaume et la sacrificature. »
A un autre point de vue, rationnel également, nous aurions droit de placer l’office prophétique au terme de la série ; et pour la raison qui dans la Bible entière fait dériver la connaissance de la vie, nous traiterions de l’œuvre de la réconciliation et de la sanctification de l’homme avant celle du renouvellement de son intelligence par la révélation de la vérité.
Nous préférons suivre l’ordre historique, en plaçant en tête celui des trois offices qui a été le premier en évidence dans la carrière de Christ, et qui était nécessaire de fait à la réussite des deux autres : l’office prophétique. Il a fallu que l’Evangile, qui dans son essence est un fait, afin de ne pas agir magiquement sur l’humanité, apparût tout d’abord dans le monde comme une parole, et Christ a commencé son ministère par la prédication.
Le fait une fois annoncé, la première tâche qui s’est présentée à Christ a été d’accomplir l’œuvre, dès longtemps préfigurée et préparée, de la propitiation entre Dieu et l’humanité coupable, et il l’a fait par sa passion et sa mort. Enfin l’humanité une fois réconciliée avec Dieu, Christ a fondé le royaume de Dieu dans le cœur de ses disciples, dans son Eglise et dans le monde. Christ prophète, sacrificateur et roi : tel est donc l’ordre des matières qui se recommande à nous comme le plus conforme au cours réel des faitsg.
g – Amesius et Wendelin. tous deux théologiens réformés, ont justifié l’ordre historique, en termes analogues : Salus prius debuit explicari, deinde acquiri, postea applicari.