Introduction à la dogmatique réformée

II.
Examen de la critique du naturalisme agnostique ou athée de la validité de la certitude de foi

Nous avons indiqué pour fondement de la foi une évidence intérieure sui generis et nous avons reconnu que, de par sa nature propre, l’objet de la foi, Dieu et la révélation de Dieu, s’accompagnait d’un sentiment d’obligation.

L’auteur de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, M. Guyau, nous paraît avoir formulé avec le plus de force la critique qu’on a tentée de la validité de cette évidence et de la légitimité de cette obligation.

Sa critique est une apologie du doute. Elle est dirigée, en fait, surtout contre le moralisme, contre la théorie qui veut fonder la morale sur la foi au devoir et qui pose comme principe que le premier des devoirs est de croire au devoir.

Mutatis mutandis, elle peut s’appliquer et s’applique, dans l’esprit de l’auteur, à la foi religieuse.

Comment notre philosophe va-t-il s’y prendre pour renverser une évidence qui semble lui être étrangère ? Nous disons bien qui semble lui être étrangère, car la définition qu’il donne de la foi paraît bien indiquer qu’il ne l’a jamais eue, ou que, s’il l’a eue, il l’a perdue depuis si longtemps qu’il ne sait plus ce que c’est. Elle prouve, en tout cas, que ce philosophe positif et expérimental n’a pas consacré beaucoup de soin ni fait usage de sa finesse psychologique ordinaire pour étudier ce phénomène chez les autres.

« Croire, dit-il, c’est affirmer comme réel pour moi ce que je conçois simplement comme possible en soi ; parfois même comme impossible ; c’est donc vouloir fonder une vérité artificielle, une vérité d’apparence, c’est en même temps se fermer à la vérité objective qu’on repousse d’avance sans la connaîtres ».

sOp. cit., p. 73.

Il y a presque autant d’erreurs que de mots dans cette description de la foi. Nous entendons d’erreurs d’observation psychologique. Nous sommes loin, on le voit, de la définition de l’auteur de l’épître aux Hébreux ou de Calvin. Quand on se fait cette image de la foi, c’est alors qu’ « on se ferme à la vérité objective qu’on repousse sans la connaître ». Mais passons.

L’auteur sait en tout cas que la foi invoque une « espèce d’évidence », une évidence spéciale qui n’est ni celle des sens, ni celle de la raison discursive. Il sait très bien aussi que « historiquement toute foi — à quelqu’objet qu’elle s’applique- — a toujours paru obligatoire à celui qui la possédait » (p. 68). Cela suffit à montrer que sa critique s’adresse bien à la foi telle que nous la comprenons. Parmi les croyants, il n’y aura guère, pensons-nous, que certains éthicistes protestants de l’école de J.-J. Gourd pour lui contester son affirmation sur le caractère obligatoire de la foi. Mais les coups qu’il assène au moralisme kantien, et néo-kantien, sont suffisamment forts pour que nous n’ayons pas à tenir compte ici de cette réserve. Voici sa critique de l’évidence de la foi. D’après lui, ce sont les esprits les plus superficiels (les représentants de la philosophie écossaise et de l’école éclectique) qui invoquent cette « espèce d’évidence ». Fonder la philosophie sur le sens commun, c’est la fonder sur un préjugé. Ces phrases : « l’évidence démontre », « le bon sens veut », nous font un peu sourire aujourd’hui.

« L’évidence est un état subjectif dont on peut souvent rendre compte par des raisons subjectives aussi. La vérité n’est pas seulement ce qu’on sent et ce qu’on voit, c’est ce qu’on explique, ce qu’on relie. Elle ne tire pas son évidence et sa preuve d’un simple état de conscience, mais de l’ensemble des phénomènes qui se tiennent et se soutiennent l’un l’autre : une pierre ne fait pas une voûte, ni deux pierres ni trois ; il les faut toutes ; il faut qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; même la voûte construite, arrachez-en quelques pierres, et tout s’écroulera : la vérité est ainsi ; elle consiste dans une solidarité de toutes choses. Ce n’est pas assez qu’une chose soit évidente, il faut qu’elle puisse être expliquée pour acquérir un caractère vraiment scientifiquet ». Nous ne nous arrêterons pas beaucoup sur l’espèce de préjugé défavorable que, selon un procédé recommandé par certains rhéteurs, on essaie de créer chez les juges du débat, en traitant d’esprit superficiel ceux qui soutiennent l’évidence de la foi. Nous n’avons pas à décider ici la question de savoir si Thomas Reid et Victor Cousin étaient des esprits superficiels et si l’on doit nous ranger nous-même dans la même catégorie. Ces questions psychologiques n’importent pas au fond du débat. Même un esprit superficiel peut avoir le bonheur de tomber juste une fois ou l’autre.

tOp. cit., p. 66 sq.

Nous pourrions, à notre tour, faire grand état de ce que M. Guyau a jugé lui-même très superficiellement l’école écossaise et de ce qu’il ne s’est guère donné la peine de comprendre ce que Reid entendait par son « Common sense ». Quand on discute, il importe avant tout de voir où est le nerf de l’argumentation et de frapper au point juste pour énerver celle-ci.

On nous dit que l’évidence est un état subjectif dont on peut souvent rendre compte par des raisons subjectives aussi. C’est là voir et dire les choses bien en gros, d’une manière confuse et sans tenir compte de la propriété des termes.

L’évidence est justement une qualité de l’objet qui a la propriété de s’insérer dans le sujet, dans sa sensibilité ou son intelligence, pour créer la certitude. C’est un fait objectif. Les faits qui ont cette qualité objective produisent dans le sujet qui la perçoit un état mixte qu’on appelle la certitude. C’est la certitude qui est un état du sujet et qui, sous ce rapport, est un état subjectif.

Or, la certitude peut, en effet, s’expliquer de diverses manières.

Tantôt elle résulte de la contrainte, de la pression irrésistible exercée par l’objet sur les organes de connaissance, supposés en bon état relatif de fonctionnement, du sujet.

Tantôt elle résulte d’un état physiologique ou psychologique défavorable à la découverte de la vérité, parce que cet état est ou anormal ou faussé par des préoccupations étrangères au désir de connaître le vrai. On peut prendre ses souhaits ou ses imaginations pour des réalités. Tout le monde sait cela.

Il eût été capital d’éviter la confusion entre évidence et certitude. Il fallait critiquer non l’évidence, qui produit la certitude légitime, la certitude objective, mais la certitude elle-même et les motifs de cette certitude ; voir si ces motifs sont objectifs, fondés sur l’évidence ou purement subjectifs.

Or, lorsqu’on examine le témoignage d’un sujet qui déclare être en possession d’une certitude dérivée d’une évidence, par le moyen d’un organe de connaissance dont on ne peut soi-même contrôler directement le fonctionnement, ni même l’existence, il faut se garder de décréter a priori que cette évidence n’existe pas et que cette certitude n’est qu’une illusion. Il y aurait, dans cette assurance tranchante et dogmatique, tout simplement un préjugé. Un aveugle de naissance ne peut directement constater par lui-même le fonctionnement et l’existence du sens qui permet de percevoir les objets à distance. Il ne peut même s’imaginer ce que sont la lumière et les couleurs. Que penserait un clairvoyant, si l’aveugle s’autorisait de son aveu qu’il y a des illusions et des hallucinations optiques pour ergoter et nier la validité du témoignage fourni par le sens de la vueu ?

u – Voir Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 244 ss. ; 263 ss. Paris, Alcan, 1932.

Il y a certainement des suggestionnés, des autosuggestionnés et des hallucinés religieux. Mais c’est l’effet d’un préjugé antireligieux ou tout simplement anticlérical que de partir de ce fait incontesté pour prétendre que toute intuition mystique ou religieuse a pour cause une autosuggestion et que toute vision est nécessairement le résultat d’une hallucination pathologique.

On oublie que les autosuggestionnés religieux, dans l’hypothèse non réfutée que le dogme religieux est vrai, ont aussi un sensus divinatis, une intuition, un sentiment plus ou moins vif de la divinité. Dès lors, l’autosuggestion qu’ils pratiquent, inconsciemment ou non, témoigne, à sa manière de l’action déterminante, sur un esprit perverti et vicieux et sur une volonté anormale, de la réalité transubjective de l’objet de la foi.

Les hallucinations interprétées religieusement par le sujet sont, elles aussi, des indications de la présence en lui de ce sens de la divinité, dont Calvin dit qu’il est indéracinable chez tout homme.

Quant au fait qu’un état pathologique accompagne ou même favorise l’extase chez certains mystiques, tenus par les croyants pour de véritables explorateurs de l’Invisible ; que cet état accompagne aussi, parfois, la simple intuition religieuse ordinaire, commune à tous les fidèles, on ne peut en conclure le caractère illusoire de leur certitude intérieure.

Un état pathologique peut en effet donner aux sens corporels une hypersensibilité étonnante. Pourquoi n’en pourrait-il pas être ainsi pour ce qui concerne le sens intime de Dieuv ?

v – La vie des pionniers de l’humanité, dans tous les domaines, ne comporte-t-elle pas souvent un élément pathologique ?

Nous savons bien que le parti pris irréligieux ne tiendra pas compte de cette observation. Mais un parti pris, même très énergique, ne peut remplacer ni une évidence, ni la certitude qui en résulte, m même une démonstration médiate. Encore moins peut-il troubler la certitude de ceux qui ont conscience d’être en contact immédiat avec l’objet de leur foi et sous l’influence de son action efficace.

D’ailleurs, l’universalité du sentiment religieux prouve, comme un athée aussi déterminé que Le Dantec le reconnaît, que l’intuition religieuse est normale chez l’homme.

Dès lors, le véritable critère de cette intuition n’est pas le processus physiologique qui peut l’accompagner. Ce critère est d’abord le rôle nécessaire qu’elle joue comme garant de la pensée logique, et comme lien de cohérence de cette pensée. C’est ensuite sa qualité morale, son élévation spirituelle relative, sa valeur religieuse enfin.

Si le témoignage qui produit la certitude religieuse n’est pas reçu, si Dieu n’est pas cru, c’est alors que disparaît la distinction finale entre le vrai et le faux et qu’on ne sait plus si l’intuition qu’on a du monde extérieur ne serait pas une grande hallucination.

Il résulte de là que, contrairement à ce que pense M. Guyau, un apologète n’a pas perdu son temps, s’il arrive à démontrer que sa religion est la meilleure des religions parce que la plus religieuse.

M. Guyau a bien raison de dire qu’en fin de compte ce n’est pas une question de valeur qu’il se pose ; que c’est une question de vérité. Mais il a tort de dire que des phrases comme celles-ci : il est religieux de croire à la religion ; moral de croire à la morale ne sont que tautologies, que cercle vicieux. Elles signifient tout simplement que, pour celui qui a le sens religieux et le sens moral, l’homme areligieux et l’homme amoral sont des hommes anormaux. Seulement elles le disent poliment.

Mais reprenons la critique que notre auteur fait de l’évidence religieuse.

« La vérité n’est pas seulement ce qu’on sent et ce qu’on voit ; c’est ce qu’on explique, ce qu’on relie. » D’accord ; ce qu’on explique et ce qu’on relie peut être aussi la vérité. Mais il y a d’ailleurs des liaisons illusoires et des explications fausses, non seulement dans la croyance populaire, mais aussi dans l’opinion scientifique, que les primaires sont enclins à confondre, partout et toujours, avec une certitude (ou une évidence ?) sur laquelle il ne peut jamais y avoir à revenir.

D’autre part, il peut y avoir des faits isolés, bien constatés, qui serviront de matériaux à la science, qui pourront être intégrés, un jour, dans un système, mais qui, en attendant, sont d’ores et déjà, des vérités et des vérités évidentes. Ces faits abondent dans les sciences physiques et dans les sciences morales.

« La vérité est une synthèse : c’est ce qui la distingue de la sensation, du fait brut ; elle est un faisceau de faits. »

Pardon ! pas si vite ! il y a des synthèses de vérité, certes. Toute science digne de ce nom aspire à être cela. Seulement, elle n’y parvient, la plupart du temps, que lentement, après bien des tâtonnements.

Nous le savons, toute vérité n’est pas synthèse : l’humble fait brut, la sensation la plus obscure, quand ils sont perçus et interprétés comme il faut, sont des vérités.

Il y a aussi des vérités qui ne sont pas des synthèses, mais qui sont les conditions de toute synthèse, ce qui n’est pas la même chose. C’est le cas des vérités nécessaires : Dieu, la véracité et la souveraineté divines, le principe d’identité, le principe de contradiction, de raison suffisante.

« Elle (la vérité) ne tire pas son évidence et sa preuve d’un simple état de conscience. »

Bien sûr, c’est de lui-même que l’objet tire son évidence. C’est sur lui que repose sa preuve. Mais la perception de cette preuve et de cette évidence, la certitude qui en résulte sont nécessairement, par définition, des états de conscience.

Nous voici devant la confusion entre évidence et certitude. Cette confusion résulte, probablement, de l’axiome prétendu de l’idéalisme : nous ne connaissons que nous-mêmes et nos états de consciencew.

w – Eugène Ménégoz, Publications diverses sur le Fidéisme, vol. V, p. 158 : « Nous ne savons — de science certaine — que ce qui se passe en nous, ce qui s’élabore ou se représente dans notre cerveau. Tous les philosophes modernes sont d’accord sur ce point. » Le chef de l’école symbolo-fidéiste considère cette thèse ce l’idéalisme comme un fait universellement reconnu.

Il appelle la réponse réaliste : oui ; mais en tant qu’affectés par l’objet.

« … Mais de l’ensemble des phénomènes qui se tiennent l’un l’autre. »

Oui ; souvent, quand il s’agit de choses contingentes, problématiques en soi. Dans ce cas, le lien logique ou expérimental est fort utile pour produire la conviction, la certitude, qui est un état de conscience. Du reste, la perception de ce lien, que l’esprit ne met pas mais qu’il trouve, soit immédiatement, soit, pour la plupart des esprits, par des raisonnements, est un état de conscience, un simple état de conscience.

On ne peut faire le raisonnement le plus simple, si on n’a pas l’intuition de l’évidence qui en unit chaque terme. Or, l’évidence est bien objective, mais l’intuition qu’on a de cette évidence est toujours un état de conscience. C’est la conscience de quelque chose d’objectif, idéalement présent en nous, nous le voulons, mais enfin c’est un état de conscience.

« Une pierre ne fait pas une voûte… il les faut toutes ; il faut qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; même la voûte construite, arrachez-en quelques pierres, et tout s’écroulera. »

Ne chicanons pas l’auteur. Ne lui objectons pas qu’il y a des cintres monolithes. Il est parfaitement exact que toutes les pierres s’équilibrent et se font contre-poids dans cette construction en maçonnerie qu’on appelle voûte. Il est vrai aussi qu’il y a des systèmes d’idées et de faits qui ressemblent à des voûtes sous ce rapport.

Ainsi les historiens du dogme sont assez d’accord pour reconnaître que le dogme de la prédestination est la clef de voûte du calvinisme.

Mais justement notre auteur a oublié de nous parler de la clef de voûte.

Or, nous disons que Dieu est la condition objective ; que la croyance en Dieu est la condition subjective de la cohérence de nos pensées. Dieu est le support de cette voûte qu’est la pensée cohérente et la foi en Dieu en est la clef de voûte. On ne construit pas de voûte sur le vide ; on ne peut eu équilibrer la structure sur le néant.

« La vérité… consiste dans une solidarité de toutes choses. »

Non ; la vérité consiste dans la ressemblance de la représentation subjective et de la réalité objective. Si, objectivement, il se trouve qu’il y ait des hyatus, des trous, entre certaines choses ou séries de choses, comme l’enseigne la microphysique moderne et comme le croyait Calvinx, la vérité consistera à savoir cela et à nier la solidarité (causale) de toutes choses.

xInst., 1.16.8

« Ce n’est pas assez qu’une chose soit évidente, il faut qu’elle puisse être expliquée pour acquérir un caractère vraiment scientifique. »

Cela n’est pas exact. Une chose dont l’évidence est constatée selon les méthodes scientifiques est scientifiquement connue. On peut savoir à quelle discipline scientifique elle appartient par sa nature.

Pour que la science s’achève et devienne la synthèse qu’elle veut être, — la science qui est un état de conscience collective — il faut que la chose soit expliquée, à moins qu’elle ne soit la raison de tout, le principe au-delà duquel l’esprit humain sent qu’il n’a plus ni besoin ni droit de chercher autre chose, parce qu’il trouve en lui son repos, son point d’appui. Ce principe, objectivement, c’est Dieu ; subjectivement, c’est la croyance en Dieu. Toute parole, toute pensée cohérentes sont des actes de foi, conscients ou inconscients, en Dieu.

Hors de Dieu, pour les esprits qui ne se laissent pas arrêter par les préjugés pratiques, il n’y a que le scepticisme, qui est le suicide de la raison.

Il est entendu que Dieu n’est l’explication de rien. C’est pourquoi l’effort qui aboutit à la constitution de la science est nécessaire. Mais il est la raison de tout. Voilà ce qui rend l’affirmation religieuse indispensable pour garantir à la science la réalité de son objet.

Qui nous dit en effet que cette vision d’un monde palpable et pondérable n’est pas une gigantesque hallucination, la création d’un moi plus irréel encore ?

Si, sous prétexte que la vue d’une évidence est un état subjectif, il faut douter de cette évidence, on ne voit pas très bien en quoi un système lié serait plus certain qu’un fait brut isolé.

Une mare apparaissant dans le désert peut n’être qu’un mirage ; mais la fata morgana est aussi une illusion : la plage qu’elle montre aux promeneurs, avec ses villas, ses remparts, est aussi inconsistante que la mare de tout à l’heure.

L’occidental, pratique et actif, est peu porté à douter de la substantialité du sol qui le porte et de l’utilité de l’effort qu’il y déploie.

Le bouddhiste athée de l’Inde contemplative et indolente, lui du moins, n’a pas reculé devant les conséquences théoriques et pratiques de son nihilisme fondamental : l’anéantissement du désir, ressort de l’action, et l’anéantissement du moi conscient, magicien inconscient, créateur de la grande illusion, si bien liée, du monde tel qu’il apparaît à sa subjectivité.

Si la seule existence psychologique du doute crée le droit au doute, on ne voit pas non plus comment les tenants de la morale sans obligation ni sanction pourraient rendre sa puissance au ressort de l’action, au cas où il viendrait à se détendre par trop, en Occident, ce qui semble être la menace d’aujourd’hui, alors que la culture en vient à douter de sa propre valeur.

Mais cela est, nous dit-on, un argument d’utilité sociale.

Nous n’y avons pas fait appel dans les chapitres qui précèdent ; nous pourrions donc passer la discussion sous silence.

Pourtant, nous nous y arrêterons un instant et nous l’examinerons en passant.

L’on nous objecte que cet argument implique un demi scepticisme, qui appelle un scepticisme plus complet ; que le raisonnement équivaut à la maxime grossière : il faut une religion pour le peuple.

Il nous paraît que M. Guyau voit la question bien superficiellement.

Quand les partisans de la foi au devoir, qu’il a en vue et ceux de la foi en Dieu, qu’il croit inutile désormais de viser, invoquent l’utilité sociale de la foi, ils supposent admis que la société humaine est un fait naturel ; que l’homme est essentiellement un animal social. En essayant de montrer que l’amoralisme ou l’athéisme sont des croyances anti-sociales, ils veulent faire voir qu’elles sont contre nature ; qu’elles méconnaissent une réalité naturelle objective ; qu’en un mot elles sont pathologiques.

Quand, de leur côté, les négateurs répondent que la vérité a des droits supérieurs à l’utilité et qu’il faut la regarder en face, ils disent quelque chose qui nous paraît tout à fait vrai. Seulement, ils ne font pas attention qu’ils commettent eux-mêmes plusieurs actes de foi : l’acte de foi au devoir, d’abord, dont ils nient qu’on y soit obligé, alors que par une inconséquence heureuse ils supposent le devoir de la sincérité intellectuelle ; l’acte de foi à la valeur de la vérité, ensuite : « La vérité ne vaut pas toujours le rêve, dit admirablement M. Guyau, mais elle a cela pour elle qu’elle est vraie : dans le domaine de la pensée, il n’y a rien de plus moral que la vérité. » (p. 73.)

Il veut dire, sans doute : que la sincérité qui accepte loyalement la vérité. Mais son acte de foi en la dignité de la raison qui reconnaît la vérité et en une valeur morale quelconque de quoi que ce soit, est absurde. En effet, il croit que la raison plonge, par ses racines originaires, dans le sol grossier de la séquence accidentellement stable de simples faits physiques, purement irrationnels. Il croit que la raison (et la morale qu’elle fonde) n’est qu’un sous-produit de l’évolution aveugle de la matière.

L’évolution ! voilà le grand mot lâché ; le rêve dont s’est enchanté le XIXe siècle. La religion, Dieu, le devoir ont pu être utiles pendant une phase donnée de l’évolution. Mais cette utilité n’est que provisoire. Elle a disparu avec le progrès.

Or, quand les défenseurs de la foi en Dieu et ceux de la foi au devoir invoquent l’utilité sociale ils n’ont pas l’intention de favoriser la basse maxime d’après laquelle la religion serait nécessaire au peuple. Cette maxime, en effet, est le comble de l’immoralité. Elle signifie qu’il faut donner aux dirigeants des classes populaires un moyen de les tromper.

Ce que les défenseurs de la croyance en Dieu entendent démontrer, c’est une utilité sociale qui est une condition essentielle de toute société humaine, quelle qu’en soit la forme, les dirigeants compris. Ils veulent établir qu’il n’y a pas de société humaine durable sans une mystique, cette mystique fût-elle le leurre des pauvres abstractions humanitaires que font miroiter les démagogues athées.

Rappeler ce fait, ce n’est pas fermer les yeux devant la vérité. C’est s’incliner devant une évidence palpable ; c’est inviter l’adversaire à en tirer les conséquences théoriques qu’il ne veut pas voir, parce qu’il est asservi au conformisme social de l’idéal anticlérical dont il subit la contrainte.

Mais passons. Il s’agit maintenant de voir ce qu’on a à objecter au fait que la foi en Dieu se présente avec autorité ; qu’elle prétend être un commandement impliquant un devoiry ; qu’il y a, comme dit Saint Paul, une obéissance de la foi (2 Thessaloniciens 1.8 ; 3.14).

y – « Le premier commandement requiert de nous que nous connaissions et reconnaissions Dieu comme étant le seul vrai Dieu et notre Dieu, et que nous l’adorions et le glorifiions en conséquence. » « Le premier commandement nous interdit de nier Dieu… » (Catech. Westm. minor., q. 46.)

Pour détruire le caractère obligatoire de la foi, on l’explique par le fait qu’elle « marque une certaine direction habituelle de l’esprit, et qu’on éprouve une résistance quand on veut brusquement changer cette direction ». C’est ainsi que « la foi est une habitude acquise et une sorte d’instinct intellectuel qui pèse sur nous, nous contraint et, en un certain sens, produit un sentiment d’obligationz ».

zOp. cit., p. 68.

La doctrine sur Dieu est bien une idée acquise. Cette acquisition peut d’ailleurs tantôt remonter au premier âge de l’enfance, tantôt être toute récente. Mais le sens du divin, la religiosité, n’est pas une habitude acquise. C’est une inclination universelle.

Cela est impliqué dans l’aveu que fait l’auteur, que la foi est « un instinct intellectuel ».

Quand il parle de la fides insita, de la foi inhérente à l’homme, Calvin ne dit pas plus et ne dit pas beaucoup mieuxa.

aInst. 1.3.

La foi — la foi en Dieu — résulte d’un sentiment de présence, présence se manifestant, à certains moments, avec une évidence telle que celui qui la perçoit sent qu’il est obligé d’y céder et de cesser de nier ce qui se passe dans son esprit.

L’instinct religieux, comme tous les instincts, est une instigation presque synonyme d’inspiration, mais une instigation habituelle et inhérente à l’esprit humain. Quand on veut résister à Dieu se révélant en nous (Romains 1.18-28), il n’est pas étonnant qu’on éprouve comme un coup d’arrêt.

Mais l’auteur mêle à cette vue juste, dont il ne calcule pas la portée, une affirmation où le vrai côtoie le faux, parce qu’elle procède d’une observation trop peu analytique des faits.

Il nous dit que la foi marque une direction habituelle de l’esprit ; que c’est une habitude acquise et que le coup d’arrêt dont nous avons parlé est le résultat de la résistance opposée par l’habitude à un effort qui la contrarie. C’est cela qui produirait le sentiment qu’on viole une obligation.

Mais d’abord, à supposer qu’elle reposât sur un fait bien interprété, l’explication serait insuffisante.

On peut avoir, imprimée en soi, une direction habituelle de l’esprit et ne pas éprouver le sentiment qu’on commet un sacrilège quand on la met en doute.

Ainsi la direction habituelle de l’esprit de la plupart des membres de la race blanche est le dogme de la supériorité intellectuelle de cette race.

Nous savons, d’autre part, qu’il y a un certain nombre de penseurs appartenant à la race blanche qui se sont mis à soumettre à un examen critique les bases scientifiques de ce préjugé. Ils ont passé par des doutes. Ils ont abouti à des conclusions diverses.

A notre connaissance, le seul sentiment d’obligation que ces savants ont éprouvé était celui du devoir d’objectivité scientifique.

D’ailleurs, la même observation peut être faite sur les ignorants. On peut faire changer sa manière de voir à un cultivateur à propos des inconvénients de la lune rousse et ne pas provoquer nécessairement chez lui une crise de conscience, même si son préjugé est invétéré.

Il ne suffit donc pas que l’esprit ait suivi longtemps une direction quelconque pour que cette opinion lui paraisse toujours obligatoire.

Il faut encore autre chose. Il faut que la croyance en question soit liée ou par le sentiment, ou par la raison ou par tous les deux à la fois à un élément qui s’impose au respect, à la vénération.

Et encore, cela ne suffit-il pas. Une croyance respectable en elle-même aux yeux de celui qui l’entretient ne paraîtra pas nécessairement obligatoire, si les motifs pour lesquels il l’accepte sont d’ordre purement spéculatif ou traditionnel.

Un individu qui a reçu dans sa famille des traditions religieuses, a pratiqué sincèrement, a été ému par ces croyances, mais qui les a fondées uniquement sur des arguments philosophiques, peut les perdre, tout à coup, devant une réfutation également philosophique et en apparence victorieuse. Il éprouvera peut-être des regrets poignants : il n’aura pas nécessairement le sentiment qu’il ait dû résister à une obligation. Il aura plutôt le sentiment qu’il accomplit un devoir de probité intellectuelle (cas du biologiste anglais Romanesa).

aThoughts on Religion by the late G. J. Romanes edited by Charles Gore, London, Longmans, Green and C°, 1902, p, 27 s.

Par contre, il est parfaitement vrai que si l’on brave un sentiment naturel suffisamment développé, un instinct héréditaire, surtout s’il est généralement respecté dans le milieu où l’on vit, on éprouve un coup d’arrêt, une gêne qui peut devenir, dans des cas graves, de l’horreur pour soi-même.

Il est vrai aussi qu’une coutume très répandue et même une simple mode, peuvent produire un effet analogue. Il est généralement plus faible et se réduit à une certaine honte ou seulement au sentiment d’être ridicule. Dans ce dernier cas, l’instinct qui se venge est l’instinct grégaire. Cet instinct peut être d’ailleurs, comme tous les autres, très atrophié chez certains en qui prédomine, au contraire, l’instinct individualiste.

Mais quand il s’agit d’instincts non seulement normaux, mais se référant à la matière de la loi morale, édictée par Dieu, qu’on l’admette ou non, et si ces instincts ne sont pas atrophiés, l’effort de s’en affranchir produit inévitablement un sentiment de malaise inquiet et souvent de désespoir.

Ce sentiment est-il celui de l’obligation ? Pas toujours nécessairement. C’est une sorte d’avertissement instinctif d’ordre moral. Mais ce qui prédomine là pourrait n’être qu’un cas de la réaffirmation de l’instinct grégaire, un moment refoulé. Il semble d’ailleurs que ce soit à cela que l’auteur réduise le sentiment d’obligation.

La constatation de l’existence de cette inquiétude sourde est ce qu’il y a de vrai dans la théorie de Dùrdkheim. On sait que d’après lui l’obligation se réduirait à l’instinct social. Cet instinct serait de nature héréditaire et aurait pour origine les prescriptions du clan ancestral.

Ce qu’il y a de grave, c’est que ceux qui réduisent ainsi le sentiment d’obligation à l’instinct grégaire paraissent ne pas savoir très bien eux-mêmes ce que c’est que l’obligation. Ils semblent être étrangers au sentiment qu’elle fait naître.

Le caractère spécifique du fait moral est le devoir. L’idée du devoir implique que ce qui est prescrit est , c’est-à-dire constitue une dette qui oblige (lie) vis-à-vis du créancier celui qui est le débiteur.

Il n’y a de devoir qu’à l’égard de personnes, comme l’avoue M. Guyau.

La raison pratique voit immédiatement que si j’appartiens tout entier à Dieu, de la nature duquel découle le contenu de la loi morale ; que si je lui appartiens par droit de création, je me dois à lui tout entier et que je lui dois tout ce que je fais.

C’est une évidence objective qui produit cet état subjectif qu’on appelle une certitude. Dans ce cas, l’évidence s’appuie du reste sur des sentiments, comme l’amour, la gratitude, la vénération, la crainte, mais le sentiment d’équité en est le grand ressort ; au fond, le sentiment d’obligation se réduit au sentiment d’équité. Celui qui pèche a le sentiment de commettre une injustice. Il a conscience de ne s’être pas acquitté de ce qu’il doit au législateur qui est en même temps son créateur ; en un mot, de n’avoir pas accompli son devoir.

S’il déifie sa raison et s’il oublie que c’est Dieu qui en est le garant, il lui reste assez d’instinct religieux pour reporter sur ce dieu imaginaire, dont il a fait un Absolu, le sentiment de respect et de confiance qu’il doit objectivement à Dieu seul. En percevant que la faute morale est contraire à la raison, au « service raisonnable », disait Saint Paul, il perçoit qu’il n’est pas seulement absurde, mais qu’il est inique.

Cela est moral, spécifiquement, et tellement distinct du sentiment tribal, que celui qui se conforme aux exigences de l’obligation peut être conduit à en braver les prescriptions, à résister à l’opinion traditionnelle régnante, et que, contrairement à ce qui se passe quand on résiste à la coutume, le fait d’être une exception lui donne le sentiment d’être un témoin de la majesté de la loi morale devant ceux qui ignorent ou méconnaissent le devoir. Nous insistons en faisant remarquer que c’est justement le contraire de ce sentiment que M. Guyau prend pour le sentiment d’obligation et qui est tout fait de conformisme.

On pourrait cependant essayer de soutenir l’origine grégaire et ancestrale de la matière de la loi morale, de la foi qu’elle provoque et de l’autorité qui s’y attache, en prétendant que « la sensibilité chrétienne, humanitaire, solidariste et démocratique voudrait effacer les distinctions entre les moi… le chrétien dit : faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît. A quoi un dramaturge moraliste, B. Shaw, réplique avec esprit : Ne faites pas à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît ; vous n’avez peut-être pas les mêmes goûtsb ».

b – G. Palante, Mercure de France, 16 juin 1908, cité par Emile Borel, Le hasard, p. 235.

A cela nous répondrions que la sensibilité chrétienne n’a rien de commun avec la sensibilité humanitaire. Elle aime le « prochain », l’individu concret, tandis que l’humanitarisme s’enflamme pour une abstraction lointaine et collective : l’humanité. La sensibilité chrétienne, sous sa forme calviniste du moins, s’oppose à la passion niveleuse de la sensibilité exclusivement démocratique. En proclamant que « Dieu seul est souverain de la conscience », elle sauvegarde les droits légitimes de l’individu, de sa liberté religieuse. En posant qu’il y a un ordre social de création intangible, elle donne leur charte aux libertés politiques et sociales naturelles. Précisément parce qu’elle fait de l’Ecriture cette charte suprême, elle s’oppose à toute dictature sans contre-poids, y compris celle du peuple souverain. On ne peut donc la confondre avec ce qu’on appelle la sensibilité démocratique. Enfin, la sensibilité chrétienne est bien solidariste. Mais la solidarité dont il s’agit est celle d’un organisme : elle implique la diversité irréductible des organes et des fonctions.

La formule : faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît, au lieu d’effacer des distinctions entre les moi, en assure, au contraire, la permanence et fonde cette permanence des distinctions sur l’autorité divine.

Le lugubre plaisantin B. Shaw, tout spirituel qu’il soit, aurait dû penser que la première chose qu’un chrétien veut qu’on lui fasse, c’est de respecter ses goûts légitimes. Par conséquent, il comprend que la loi religieuse lui enjoint de consulter ceux des autres et de ne pas froisser autrui par de ces interprétations tendancieuses qui sont en même temps des offenses au goût, tout court.

A un esprit que la malveillance systématique n’aveugle pas, la célèbre « règle d’or » de la morale chrétienne, si sublime dans sa simplicité, s’impose avec une évidence morale et spirituelle à ce point éclatante qu’elle emporte la foi, dès qu’elle a été comprise

Et cette foi, à peine éclose, sera impérative, réclamera l’obéissance aux préceptes, parce qu’elle apparaît revêtue de l’éclat de la vérité.

La foi qui réclame l’obligation n’est donc pas nécessairement une habitude invétérée.

Même très récente, chez un prosélyte par exemple, elle est souvent fort agressive et a un caractère impératif absolu, dans l’esprit de celui qui la professe, et pour lui et pour les autres. C’est un cas de psychologie religieuse d’observation courante. On a assez reproché leur absolutisme à deux prosélytes assez connus, Saint Paul et Calvin, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister. Que faut-il donc pour que la foi religieuse soit un impératif catégorique ?

Il faut que l’objet d’adoration, perçu comme réel par l’esprit du croyant, révélé à lui comme transubjectif, apparaisse à l’intelligence et au cœur de ce croyant comme ayant un droit, objectif aussi, d’exiger l’obéissance et le don total de tout être libre.

Pour Calvin, on le sait, ce droit était le droit de création et de conservation : « Nous ne sommes point nôtres… ». Etant les choses de Dieu nous lui devons tout.

Ce droit est objectif : l’obligation est, elle aussi, objective ; c’est une dette, une chose due, le devoir.

On objecte : « la foi ne peut avoir aucune action obligatoire sur celui qui ne la possède pas encorec ».

cOp. cit., p. 68.

Sans doute ; une chose qui n’existe pas ne peut avoir aucune action. On n’a jamais dit que la foi inexistante avait une action obligatoire.

La foi ne peut avoir une action efficace qu’à condition d’être présente et vivante.

Mais efficace et obligatoire ne sont pas synonymes. Cette impropriété de termes laisse soupçonner qu’on n’a pas une idée très claire de ce qu’est, même sous son aspect psychologique, l’obligation.

Il ne s’agit pas de savoir si la foi inexistante peut avoir une action. La question est celle-ci ; la foi, la foi au Dieu créateur — il ne s’agit présentement que de celle-ci — doit-elle exister ; devrait-elle être présente là où nous en constatons l’absence ?

L’agnostique répond : « on ne peut pas être obligé à affirmer ce que tout ensemble on ne sait pas et on ne croit pasd ».

dIbid.

Réponse : on est obligé d’affirmer ce qu’on devrait croire et savoir.

L’ignorance est moralement inexcusable lorsqu’elle est le fait d’une négligence coupable ; lorsqu’elle a sa racine dans un aveuglement passionnel ou dans une hostilité radicale du cœur.

On nous dit que tant que la foi n’existe pas, il ne peut y avoir de « sentiment d’obligation ».

Mais : 1° il ne s’agit pas du sentiment d’obligation. Il s’agit de l’obligation elle-même, comme fait objectif, senti ou non.

Or, le devoir est absolu : reconnu ou méconnu, il lie, car il ne peut être méconnu, quand il s’agit de Dieu, que par une faute qui réside en celui qui le méconnaît.

2° Il est peut-être vrai, du point de vue de la logique formelle, « rationnellement parlant », que le sentiment d’obligation doive être précédé de la foi.

Psychologiquement, cette proposition n’est pas toujours conforme à la réalité.

Dieu peut se faire sentir et se fait fréquemment sentir comme présent et transubjectif à celui qui continue à refuser l’adhésion de sa volonté à cette proposition : Dieu est.

Dans ce cas, l’obligation de croire et d’obéir est plus ou moins confusément perçue et le refus provoque souvent un certain remords. Donc le sentiment d’obligation de croire peut, en fait, précéder la foi, en dépit de la logique formelle.

On présente enfin cet ultime argument : « d’autre part, un simple doute suffirait pour délier d’une obligation qui ne proviendrait que de la foi. Et ce doute, une fois conscient lui-même créerait un devoir, celui de la conséquence avec soi-même, celui de ne pas trancher en aveugle un problème incertain… Doute oblige, si on peut dire que foi oblige. »

Oui ; celui qui doute n’a pas le droit de trancher en aveugle un problème incertain. Il doit être conséquent avec lui-même et sincère.

Mais précisément ce qu’on lui demande d’abord, c’est de bien vouloir ouvrir les yeux et de considérer que, s’il n’y a plus de débiteur il n’y a plus de dette ; que s’il n’y a plus de législateur, il n’y a plus de loi ; que s’il n’y a plus de Seigneur à qui on doive tout, il n’y a plus de devoir. Dès lors, ne serait-il pas sage de se demander si un doute qui entraîne la négation du devoir en général peut impliquer l’affirmation du devoir de conséquence avec soi-même.

En effet, M. Guyau ne doute pas seulement du devoir fondé sur Dieu, mais du devoir prescrit par la raison autonome. Il doute du devoir en général. Comment ce doute qui porte sur tout devoir peut-il créer le devoir de la sincérité intellectuelle ? Il y a là une contradiction palpable.

Puisqu’il reconnaît qu’il est aveugle, nous dirons au douteur qui a appris à douter de la valeur et de la légitimité du doute qui engendre la contradiction, de tourner ses yeux clos vers le point d’où les clairvoyants disent que vient la lumière. Que, cessant d’invoquer des raisons dans le genre de celles dont nous nous flattons d’avoir démontré l’inanité, il attende, assis au bord du chemin où passent les pensées des hommes, la manifestation de la Présence « sensible au cœur » dont parlait Pascal. Elle ne manque jamais à ceux qui veulent bien ne pas s’opposer à son évidence objective, mère de la certitude subjective.

Cesser de se raidir et de se débattre, laisser Dieu œuvrer en soi, tout est là. A l’aveugle qui frappe, même en hésitant, mais qui frappe réellement, on ouvre toujours.

Mais il n’y a pas que les agnostiques qui s’opposent à la parole de Dieu, telle que l’annonce l’église réformée.

Il y a aussi des croyants, des croyants qui sont venus à la foi en Dieu par le chemin de la foi préalable au devoir imposé par la raison autonome.

C’est à l’étude de leur critique et à la réfutation de celle-ci que nous devons consacrer les chapitres qui suivent immédiatement.

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