La lettre des Smyrniotes a eu la bonne fortune, assez rare pour les textes anciens, de nous parvenir par deux voies différentes, absolument indépendantes l’une de l’autre : par Eusèbe et par le faux Pionius.
Dans les premières années du ive siècle, sans doute pendant la persécution de Dioclétien, Eusèbe avait composé une Collection d’anciens martyres : cet ouvrage, maintenant perdu, contenait déjà, semble-t-il, la lettre des Smyrniotes. Plus tard, il inséra de nouveau celle-ci dans son Histoire Ecclésiastique (IV, ch. 15) ; malheureusement il n’en cite textuellement qu’une partie ; pour le reste, il se contente d’un résumé.
Une soixantaine d’années après Eusèbe, vers la fin du ive siècle, un auteur d’ailleurs inconnu, mais qui se donne à lui-même le nom de Pionius, composa une Vie de Polycarpe. Le vrai Pionius était mort pour la foi à Smyrne, en 250. Nous possédons encore le récit authentique de son martyre : nous y lisons que Pionius s’était pieusement préparé, par le jeûne et la prière, à célébrer l’anniversaire du martyre du bienheureux Polycarpe ; le jour même de cet anniversaire, qui était justement un samedi, comme l’année de la mort de Polycarpe, Pionius fut arrêté avec plusieurs compagnons, et traduit en justice. C’est sans doute cette dévotion bien connue du vrai Pionius pour saint Polycarpe, qui inspira à l’écrivain de la fin du ive siècle l’idée de faire passer son propre ouvrage pour celui du célèbre martyr mort depuis plus de cent ans. Le texte grec de cet ouvrage a été publié pour la première fois à Paris, en 1881, par l’abbé L. Duchesne, sous ce titre : Vita sancti Polycarpi, Smyrnacorum episcopi, auctore Pionio ; il est extrait d’un manuscrit du xe siècle, Biblioth. Nationale, grec 1452. Dans sa Vie de saint Polycarpe, le faux Pionius inséra la lettre des Smyrniotes ; il y ajouta même un appendice (22.3 ; cf. l’appendice du Ms. de Moscou) pour raconter l’histoire du manuscrit de cette lettre et de sa transmission. Les manuscrits, tant latins que grecs, que nous possédons, contiennent tous l’appendice du faux Pionius, et par conséquent viennent tous de sa Vie de Polycarpe. Cette Vie est légendaire et dénuée de toute valeur historique. Si la lettre des Smyrniotes ne nous avait été transmise que par cette voie, son authenticité serait fort sujette à caution : car le faux Pionius ne semble pas se gêner pour invoquer des autorités et des documents qui n’existent pas. Mais heureusement nous avons l’H. E. d’Eusèbe, ce qui nous permet de contrôler l’un par l’autre les deux récits : de cette confrontation, il ressort que, d’une façon générale et sauf quelques détails assez insignifiants, les deux textes sont parfaitement concordants.
Les témoins du texte sont de trois sortes :
- Les manuscrits grecs du texte complet, tous dérivés du faux Pionius (G) ;
- Les extraits d’Eusèbe (E) ;
- Les versions latines (L).
1° Manuscrits grecs.
Les manuscrits grecs du texte complet sont maintenant au nombre de 5 :
- (m) Mosquensis, 160 (maintenant 159), à la Bibliothèque du Saint-Synode, à Moscou ; du xiiie siècle. C’est le plus important des Ms. grecs, celui qui se rapproche le plus du texte donné par Eusèbe.
- (b) Baroccianus, 238, Oxford, Bodleian Library ; du xie siècle.
- (p) Parisinus ou Mediceus, Paris, Biblioth. Nat, grec 1452 ; du xe siècle. C’est dans ce même Ms. que se trouve le texte grec de la Vie de Polycarpe par Pionius, publié par Mgr L. Duchesne en 1881.
- (v) Vindobonensis, de la fin du xie ou du commencement du xiie siècle, sauf les pages 137-152, qui sont d’une écriture du xive siècle.
- (h) Hierosolymitanus, du xe ; découvert il y a une vingtaine d’années ; Lightfoot, qui est le premier à en avoir fait usage pour sa seconde édition, 1889, le désigne par la lettre s.
Au point de vue de leur autorité respective, ces Ms. peuvent être rangés dans l’ordre suivant : m b p h v,
2° Extraits d’Eusèbe.
Eusèbe est un témoin antérieur de plus d’un demi-siècle au faux Pionius, et sa valeur historique est autrement sérieuse. Aussi, pour la partie de la lettre qu’il cite textuellement, son autorité est-elle préférable à celle des mss. qui dérivent de Pionius. Il faut pourtant remarquer qu’il semble avoir fait subir au texte, de propos délibéré et pour plus de clarté, quelques légères altérations : c’est ainsi qu’il remplace deux fois le latin καροῦχα (carruca) par le terme plus familier aux Grecs d’ὄχημα.
3° Versions latines.
Il existe deux versions latines : d’abord la traduction d’Eusèbe par Rufin ; puis une version du récit complet, faite sur le texte grec du faux Pionius, qui nous a été transmise dans d’assez nombreux manuscrits.
La date de cette seconde version est inconnue. Elle est très libre : c’est une paraphrase plutôt qu’une traduction proprement dite ; aussi sa valeur pour l’établissement et l’interprétation du texte grec est-elle très faible.
Il y a aussi une version syriaque et une version copte, mais elles dépendent toutes deux d’Eusèbe : elles ne sont que des traductions de son Histoire Ecclésiastique.
Le texte grec que nous allons donner et traduire est donc celui qui nous a été transmis par le faux Pionius : c’est le seul texte complet de la lettre des Smyrniotes. On pourra et devra le contrôler par les extraits si autorisés d’Eusèbe.