Effets prochains de l’union de l’Église vaudoise avec celle de la réforme.
Retour de la persécution en Provence., — celle de Bersour en Piémont. — Martyr. — Cessation de la persécution. — Martin Gonin martyr. — La première Bible en français imprimée aux frais des Vaudois, à Neuchâtel. — Zèle pour le service divin en public. — L’usage de la langue française succède à la langue vaudoise. — Occupation du Piémont par la France plutôt favorable à la cause vaudoise. — Plaintes de Belvédère. — Persécution des Vaudois de Provence. — Leur destruction enfin. — Etat assez tranquille des Vaudois du Piémont. — Temples construits aux Vallées. — Plusieurs martyrs à Chambéry. — Danger couru par deux pasteurs. — Plusieurs pasteurs arrivent aux Vallées, défi de dispute. — Tentatives du parlement de Turin contre les Vaudois. — Baronius. — Sartoire et Varaille martyrs, un troisième échappe. — Nouvelles menaces contre les Vaudois sans effet. — Démarches en leur faveur.
Les résolutions prises au synode d’Angrogne, en 1532, et confirmées l’année suivante s’étaient bientôt traduites en faits. Le repentir des dissimulations précédentes aiguillonnait les âmes ardentes à donner des preuves de la sincérité de leur amour pour Dieu et de leur attachement à sa Parole. Une vue plus claire de leur devoir venait en aide à la foi des plus faibles. L’on voyait un zèle affaibli depuis bien des années ranimer tous les cœurs. Une vie chrétienne, non pas nouvelle, mais renouvelée, circulait fructifiante dans toutes les branches des Eglises vaudoises. Barbes et fidèles du troupeau s’appuyaient, se secondaient réciproquement dans la réalisation du même désir, celui de glorifier leur Sauveur au milieu des idolâtres. Leur vœu ardent était de reproduire par leurs actes l’image gravée encore aujourd’hui sur le sceau des Eglises vaudoises du Piémont, une lumière brillant dans les ténèbres. Les preuves constatant ce zèle ne manquent pas : nous les indiquerons successivement.
Et d’abord, signalons une preuve extérieure, il est vrai, mais convaincante : le retour de la persécution de la part des papistes. La haine religieuse ne poursuit jamais les tièdes ; elle n’est jamais excitée par la vue d’hommes effrayés qui dissimulent et ne demandent qu’à se soustraire aux regards. La résistance et l’opposition seule la provoquent ; c’est l’antagonisme qui la rend ardente. Or, deux ans ne s’étaient pas écoulés depuis le synode d’Angrogne, que la persécution recommença d’abord en Provence, l’an 1534, à l’instigation des évêques de Sisteron, d’Apt et de Cavaillon, et l’année suivante, en Piémont, par les soins de l’archevêque de Turin et de l’inquisiteur de cette même ville. Le duc de Savoie, Charles III, cédant à leurs instances, remit le cruel office de poursuivre les prétendus hérétiques vaudois à un seigneur du voisinage de ces derniers, au sire de Rocheplatte, Pantaléon Bersour, qui, par son fréquent séjour dans son château de Mirandol (Mirandeul), ou dans la ville de Pignerol, au débouché de la vallée de Pérouse et non loin de celle de Luserne, était plus que personne à portée de connaître les lieux, les circonstances et les hommes.
Dans le but d’obtenir tous les renseignements possibles, Bersour, muni de lettres ducales pour le parlement de Provence, se rendit dans les diocèses de cette province où la persécution avait recommencé. Ayant obtenu copie des dépositions relatives aux accusés, ainsi que la permission d’assister aux interrogatoires subséquents, il eut par ce moyen des données très-précises sur les derniers événements, comme aussi sur les personnes les plus dévouées aux intérêts de la religion évangélique dans les Vallées du Piémont. Car, comme il a été dit auparavant, des relations continuelles unissaient les Vaudois des états du duc de Savoie à ceux du Dauphiné et de la Provence, et leurs barbes passaient souvent les Alpes pour venir édifier les Églises de leurs frères. Il se trouva même que plusieurs des détenus étaient des sujets piémontais, réfugiés en France, et que l’un d’eux, mort en prison, était de Rocheplatte, seigneurie peuplée de Vaudois et appartenant au commissaire ducal.
Revenu en Piémont, Bersour soumit aux inquisiteurs les listes des Vaudois dénoncés ou suspects, et reçut du duc Charles, par des patentes expédiées le 28 août 1535, l’ordre de procéder immédiatement au châtiment des coupables. Ayant rassemblé une troupe d’élite, forte d’environ cinq cents hommes, tant fantassins que cavaliers, il se jeta sur la vallée d’Angrogne, y pénétrant par Rocheplatte, par des chemins qui lui étaient bien connus. Mais l’entreprise ne réussit qu’à demi. La population inquiète et menacée avait placé des gardes qui l’avertirent assez à temps pour disputer la victoire à l’agresseur et pour lui arracher une partie du butin ainsi que des prisonniers faits au commencement de l’attaque. De vives remontrances lui ayant été adressées par la comtesse Blanche, veuve du comte de Luserne, seigneur d’Angrogne, laquelle lui reprocha de n’avoir pas respecté la mémoire de son mari, et de l’avoir méprisée, elle et ses enfants, en assaillant ses sujets à son insu, Pantaléon Bersour cessa ses attaques de ce côté et dans les montagnes, pour se jeter de préférence sur les contrées de la plaine, habitées par des Vaudois. Il remplit de ces infortunés son château de Mirandol, les prisons et les couvents de Pignerol, et l’inquisition de Turin où Benoît de Solariis avec ses assesseurs leur faisaient leur procès. Un grand nombre d’entre eux subirent le supplice du feu. Les paroles de l’un de ces martyrs de la foi méritent d’être conservées. Catelan Girardet, arrêté à Revel, en cette même année 1535, était conduit au supplice. Arrivé sur le bûcher, il pria qu’on lui donnât deux pierres. Les ayant reçues, il les frotta violemment l’une contre l’autre, et dit à la foule attentive, étonnée et curieuse de connaître le motif de cet acte singulier : Vous pensez par vos persécutions abolir nos Eglises, mais cela ne vous sera pas plus possible que je ne puis, moi, anéantir ces pierres de mes mains, ou en les mangeant.
La persécution aurait sévi longtemps encore, si les circonstances politiques n’y avaient mis fin tout-à-coup. François Ier, roi de France, revendiquant quelques droits en Piémont pour sa mère, la reine Louise, sœur du duc Charles, et en outre demandant passage pour une armée destinée à recouvrer Milan, venait de recevoir pour réponse un refus et se préparait à entrer de vive force dans les états de son oncle. Les craintes qu’inspirèrent au gouvernement du duc une situation aussi dangereuse lui arrachèrent l’ordre que l’humanité et une sage politique auraient déjà dû lui dicter ; savoir, de cesser la persécution contre les Vaudois. Il lui importait, en effet, de ne pas s’aliéner entièrement l’attachement de populations établies sur la frontière de son ennemi, occupant des passages fréquentés des Alpes, et pouvant ou les livrer et porter ainsi un coup funeste à leur imprudent souverain, ou les défendre avec leur fidélité éprouvée et lui tenir lieu, dans leurs Vallées, d’un corps de troupes qu’il pourrait dès-lors envoyer ailleurs. La persécution de Bersour prit donc fin tout-à-coup.
Un fâcheux effet qu’eut pour les Vallées Vaudoises la rupture, d’ailleurs favorable à leur cause, survenue entre leur prince et le roi de France, fut l’arrestation et la mort de l’un de leurs meilleurs pasteurs, Martin Gonin d’Angrogne. Il s’était rendu à Genève, au commencement de 1536, pour y conférer de quelques affaires ecclésiastiques avec de doctes théologiens et pour y faire emplette de livres. Il était lui-même doué de talents et de qualités rares ; et bien qu’âgé seulement de trente-six ans, il avait déjà beaucoup voyagé et travaillé pour les Eglises, en Piémont et ailleurs. Mais à son retour, il fut arrêté en Dauphiné, sa qualité de Piémontais le faisant soupçonner d’être un espion envoyé pour observer les préparatifs de guerre de la France. Le parlement de Grenoble l’ayant toutefois reconnu innocent, il allait être relâché, lorsque le geôlier le fouillant et lui ayant trouvé quelques lettres de religion, il fut incarcéré de nouveau et mis en jugement pour ce dernier fait. Examiné sur sa croyance, il en fit une franche et entière confession. Il résista de même à toutes les instances et à toutes les obsessions tendant à le faire changer de religion, et fut condamné à être noyé dans l’Isère. Cette barbare sentence fut exécutée la nuit du 26 avril 1536. L’on craignit que, si elle avait lieu de jour, la douceur et les pieux discours du martyr n’émussent et n’ébranlassent les assistants. La mort de ce fidèle serviteur de Dieu fut vivement regrettée aux Vallées où il était justement apprécié et où la pénurie de pasteurs commençait à se faire sentir.
L’emprisonnement et les supplices infligés pendant deux années aux Vaudois de France et de Piémont ne sont pas la seule preuve que nous ayons de leur redoublement de vie chrétienne depuis leurs relations avec les réformateurs. Ils en donnèrent une frappante, dans le temps même où ils étaient persécutés, en payant les frais d’impression de la première Bible traduite en français. Ils livrèrent, à cet effet, quinze cents écus d’or, somme alors considérable, et surtout pour une population peu nombreuse de campagnards et de pâtres. C’est au synode d’Angrogne, en 1532, en présence de Farel et de Saunier, députés des Eglises de la Suisse, que, vu la rareté des manuscrits des livres saints et la difficulté croissante de les copier, la décision avait été prise de faire traduire en français et d’imprimer l’Ecriture sainte, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament. Un parent du célèbre Calvin, le réformateur de Genève, P. Robert Olivétan, avait été chargé de ce soin. Cette Bible d’un format in-folio et en caractères gothiques fut imprimée à Neuchâtel en Suisse, l’an 1535, par Pierre de Wingle, dit vulgairement Piccard. L’esprit vaudois, cet attachement à la Parole de Dieu qui, dans les siècles précédents, se manifestait par le soin que chacun mettait à en apprendre des livres entiers, avait reparu dans tous les cœurs rajeuni et ingénieux à profiter de l’invention récente de l’imprimerie, pour faciliter, à tous ceux qui savaient lire, la possession à peu de frais du recueil des saintes Ecritures. (Perrin, Hist. des Vaudois, p. 161. — Gilles,… chap. VII, p. 43, 44. — Ruchat, Réformation, etc., t. III, p. 176, 403.)
Une nouvelle preuve du redoublement de la vie chrétienne parmi les Vaudois, c’est d’un côté l’élan que prit la prédication de la pure doctrine, et de l’autre le zèle que l’on déploya pour venir l’entendre. Il serait difficile de décider qui montra le plus de courage et de renoncement, des prédicateurs qui cherchaient les âmes à édifier, ou des auditeurs affamés du pain de vie, venant entourer leurs fidèles bergers, sans crainte de se compromettre, souvent même au péril de leurs jours. Le peuple des campagnes se portait en foule sur les lieux indiqués pour les assemblées. On vit peu à peu des citadins et des habitants de la plaine y accourir. Des seigneurs même protégèrent la foi évangélique et se déclarèrent ouvertement pour elle. Bientôt les barbes ne suffirent plus à leur tâche, vu les besoins nouveaux qui se manifestaient. Ceux d’entre eux qui étaient chargés d’instruire et de former les candidats au saint ministère (1) durent cesser ces travaux pour se donner entièrement à la prédication et à la cure d’âmes. Aussi songea-t-on bientôt à tirer parti des académies étrangères réformées, de celle de Genève, par exemple, soit pour y envoyer les jeunes Vaudois qui se destinaient au ministère évangélique, soit pour en faire venir les pasteurs dont on commençait à manquer, à cause du nombre croissant des assemblées et de celui des auditeurs de la vérité.
(1) – On voit manifestement ici l’existence de cette école des barbes dont il a été parlé et qui avait existé au Pradutour.
C’est de cette époque que date l’usage de la langue française dans le culte des Vallées Vaudoises du Piémont. Jusque-là, il avait eu lieu dans la langue vulgaire de la contrée, c’est-à-dire, dans la langue romane, dans laquelle tous les anciens écrits étaient composés. Désormais il se fera généralement en français (2), car les éditions de la Bible imprimées aux frais des Vaudois et répandues dans les maisons seront dans cette langue, et la totalité des pasteurs la parleront également, soit par le fait de leur origine, soit par celui de leurs études. (V. Gilles,…chap. VII et VIII. — Perrin,… p. 161.)
(2) – Les affaires civiles se traitent dans la langue italienne.
Le mouvement religieux qui avait commencé au synode d’Angrogne, en 1532, s’étendit et se fortifia encore davantage lorsque survinrent les complications politiques entre le Piémont et la France, et surtout lorsque cette dernière puissance eut envahi et qu’elle occupa les états de la première. L’attention du gouvernement étant absorbée par des soins plus pressants à ses yeux, il négligea pendant des années de surveiller ou de réprimer l’activité vaudoise, et ne se réveilla que lorsque les papistes, surpris, confus et irrités des succès de l’Église jadis opprimée, jetèrent le cri d’alarme. Les prêtres précédemment établis dans les Vallées (3) ayant perdu tout espoir de voir jamais ce peuple rangé sous la domination romaine, et jugeant bien qu’à l’avenir ils n’en retireraient plus aucun revenu, s’étaient éloignés volontairement, découragés, et avec eux la messe. Ces heureux résultats n’ont, au reste, pas été contestés par les auteurs catholiques ; bien plus, ils s’en sont plaints amèrement. C’est ce qu’a fait le père Belvédère, dans son rapport adressé, en 1636, à la congrégation pour la propagation de la foi, dans lequel il entasse d’ailleurs bien des erreurs, et entre autres cette absurdité, que le réformateur Farel aurait été nommé gouverneur des Vallées par un comte de Wurtemberg, au nom du roi de France, et aurait persécuté les papistes. Mais, quelque singulières que soient les explications qu’il donne des faits qu’il rapporte, ceux-ci confirment pleinement tout ce que nous avons énoncé, lorsqu’il dit entre autres ces propres paroles : « L’hérésie s’enfla tellement dans la vallée (de Luserne), que, de tout le Piémont, sujet au roi, allaient gens pour écouter les prêches, contre le vouloir du roi, qui l’ignorait ou le dissimulait. » (V. Gilles,… chap. VII, p. 45. — Perrin,… p. 161.)
(3) – Il reste toujours à déterminer dans quelles localités ils étaient établis.
Mais, tandis que les Vaudois du Piémont jouissaient du relâche que les complications politiques leur avaient procuré dans leurs affaires religieuses, et qu’ils en profitaient pour consolider et pour étendre leur Eglise, ils reçurent les nouvelles les plus désolantes de leurs frères les Vaudois de Provence. C’est à en rendre compte que nous allons maintenant nous attacher. (Voir ce qui en a déjà été dit, chap. XV.)
Le lecteur se souvient, sans doute, de ces florissantes Eglises vaudoises, fondées en Provence, à la fin du XIIIe siècle, dans des vallons débouchant sur la Durance à l’orient de Cavaillon. Là s’élevaient les bourgs et villages de Cabrières, de Mérindol, de Lormarin, de Cadenet, de Gordes et beaucoup d’autres encore, aussi célèbres par leur longue prospérité et par leur bonne réputation que par la terrible persécution qui mit fin à leur existence.
Déjà, dès le commencement du siècle (XVIe), on avait tâché d’aigrir contre eux le roi Louis XII. On les lui avait dépeints comme des gens infâmes qui, séparés de l’Eglise romaine, vivaient dans l’abomination de toutes sortes de turpitudes. Mais le roi ayant envoyé sur les lieux deux hommes probes, qui avaient sa confiance, savoir, son confesseur Parvi, et Adam Fumée, maître des requêtes, et ayant ouï le rapport favorable qu’ils faisaient de leurs mœurs et de leur piété, le roi avait ordonné qu’on les laissât en repos. (V. La Mothe-Langon,… t. III, p. 425.)
L’an 1534, sous François Ier, les recherches, les punitions et les emprisonnements pour cause de religion avaient recommencé. Le parlement d’Aix, à l’instigation des évêques de Sisteron, d’Apt et de Cavaillon, avait procédé avec rigueur contre les Vaudois de ces contrées, ainsi qu’on vient de le lire quelques pages plus haut. Il se laissa même tellement circonvenir et aveugler par l’intrigue, la calomnie et le fanatisme, qu’il les condamna, en 1540, à une destruction générale, à perdre vie et biens, et le lieu à être rendu désert. L’intervention bienfaisante de Guillaume du Bellay, seigneur de Langey et gouverneur du Piémont depuis l’occupation française, retarda l’exécution de l’arrêt. Il eut le courage de représenter au roi l’injustice de cette condamnation sans pitié. Il montra qu’elle allait atteindre une population recommandable, en qui il signalait, entre autres vertus, la tempérance, la chasteté, la patience, la fidélité au prince, l’amour du travail, l’hospitalité, et une piété vraie mais sans superstition. Eclairé par le jugement de cet honorable seigneur, François Ier refusa de confirmer la sentence. Mais des calomnies irritantes étant répandues sans relâche contre les infortunés Vaudois, de faux bruits colportés à dessein parvenant jusqu’aux oreilles du roi, accusant ces gens paisibles de complots contre le gouvernement, d’armements clandestins, et même de levées de troupes avec l’intention de se jeter sur Marseille, on comprit que le coup fatal allait être bientôt frappé. L’épée nue et la torche allumée que la haine romaine agitait, menaçantes, sur la tête des victimes n’attendait qu’un signal pour tout détruire. Il fut enfin donné. (Léger,… IIme part., p. 330. — Gilles,… p. 47.)
François Ier, à l’instigation de l’un des princes de l’Eglise romaine, d’un prétendu successeur des apôtres, de l’odieux cardinal de Tournon, ordonna le châtiment des Vaudois de Provence. Vainement,, à la première nouvelle de ce funeste dessin, les cantons évangéliques de la Suisse intercédèrent de la manière la plus active auprès du roi, ils n’obtinrent qu’une réponse fort sèche de ne pas se mêler des affaires de son gouvernement, pas plus qu’il ne se mettait en peine du leur. Calvin, l’illustre réformateur de Genève, voulut aller se jeter aux pieds du monarque français, mais étant tombé malade, et Farel se trouvant trop appesanti par l’âge pour entreprendre ce voyage, Viret, l’un des réformateurs du pays de Vaud, partit pour demander la grâce de ses coreligionnaires, portant avec lui des lettres de recommandation, non-seulement des Etats réformés de la Suisse, mais aussi des Etats protestants de la ligue de Smalcalde. Mais toutes ces Interventions furent inutiles. (V. Ruchat, t. V, p. 253.)
L’ordre de détruire les hérétiques de la Provence une fois transmis, on se hâta de procéder à son exécution. Un homme sans pitié et dévoré par la soif des richesses, irrité aussi, dit-on, de ce qu’une dame qui possédait comme seigneuries plusieurs des villages vaudois lui avait refusé sa main, Jean Meinier, baron d’Oppède, premier président au parlement de Provence, et lieutenant du roi dans la province en l’absence du comte de Grignan, marcha contre les innocents qu’il avait indignement calomniés. A la tête dune troupe de milices provençales ainsi que de deux mille hommes de soldats réguliers, et accompagné de commissaires, soi-disant ses collègues mais en réalité entièrement sous son influence, il assaillit les proscrits voués à la mort, en avril 1545. Ces pauvres gens qu’il avait dépeints au roi, comme des rebelles armés, approvisionnés de munitions de guerre et retranchés dans des lieux de difficile accès, ne songeaient pas même à se défendre. Ils ne virent de salut que dans la fuite.
Laissons parler un auteur moderne qui a raconté ce grand forfait. « Des cris aigus, écrit-il, le son des cornets sauvages, d’autres signaux en usage à cette époque, pour annoncer l’approche des ennemis, avertirent les Vaudois des divers villages et hameaux de la venue du terrible Oppède. Chacun abandonna sa maison, y laissant sa petite fortune. Chacun voulait sauver son vieux père, sa femme, ses enfants et rien de plus. On courait dans les montagnes, dans les rochers voisins, au fond des précipices, sans s’occuper de ce qu’on délaissait, ou plutôt espérant que l’’avidité du pillage retiendrait les persécuteurs et les détournerait de les poursuivre.
» Pendant ce temps, la bande catholique incendiait les maisons, comblait les puits et les fontaines, arrachait les vignes, coupait les arbres au pied, ne laissait nulle part pierre sur pierre, n’épargnant ni les jardins ni les hospices, ni les ponts, rien en un mot de ce qui était sur cette terre malheureuse. Les Vaudois, mourant de faim et de douleur, épuisés par la fatigue et le besoin, continuaient leur marche incertaine. Bientôt, les femmes, les enfants, les vieillards, vaincus par la lassitude, furent contraints de s’arrêter. Il fallut les abandonner (4)… On le fit avec désespoir ; mais gardant encore l’espérance que toute charité chrétienne ne serait pas éteinte dans le cœur de ces pieux assassins, et qu’ils n’oseraient pas égorger la faiblesse, l’innocence et la décrépitude. Un soldat piémontais survenant trouva dans une espèce de plaine cette troupe infortunée, et du haut de la montagne fit rouler des pierres pour l’avertir que la bande de meurtriers, commandée par le baron de la Garde, approchait. Mais il n’y avait plus de force dans le reste de cette foule vaudoise ; elle ne fit aucun mouvement, et elle attendit sa destinée avec résignation. La soldatesque, guidée par des moines inquisiteurs (5), se précipita sur les femmes et les traita avec une telle indignité, les obligea si cruellement à contenter leur débauche, que la plupart moururent sur les lieux, ne voulant pas vivre déshonorées ; et les autres périrent de souffrances et de faim, après avoir été dépouillées jusqu’à leur dernier vêtement.
(4) – Gilles dit (p. 49) qu’ils étaient environ cinq cents.
(5) – Gilles, dans son histoire, mentionne ce fait, comme arrivé après la destruction des villages, ce qui est probable. Pour être juste, nous devons ajouter qu’il ne raconte pas ces indignités ; qu’il dit, au contraire, qu’un de leurs chefs les empêcha de faire cette fois les abominations qu’ils avaient commises ailleurs.
» L’expédition avait commencé le 14 avril par le sac de Cadenet. Le 16, on mit le feu aux villages de Pepin, La Mothe et Saint-Martin, appartenant à la comtesse de Ceudal (qui avait refusé sa main à Oppède). Là, les pauvres laboureurs furent tués sans qu’ils fissent résistance ; les femmes, les filles violées, les femmes enceintes et leurs enfants égorgés. Il y en eut à qui l’on coupa les mamelles, et on vit mourir de faim sur les corps de leurs mères des adolescents et des nourrissons en bas âge. Car le baron d’Oppède avait défendu, sous peine de la hart (de la corde), que l’on fournit de la nourriture à aucun de cette race maudite. La population de ces lieux disparut tout entière sous le fer et dans le feu. On ne réserva la vie qu’à ceux que l’on destinait au service des galères.
» Le 17 avril, Oppède à la tête du corps des Piémontais, enregimentés au compte de la France, s’avança vers les villages de Lormarin, Ville-Laure et Trèzemines, qu’il fit brûler le lendemain, tandis que les misérables venus d’Arles à cette croisade sacrilège incendièrent, de l’autre côté de la Durance, Genson et Laroque. Oppède, précédé par la juste terreur qu’il inspirait, ne trouva dans Mérindol qu’un jeune homme, Maurisi Blanc, garçon simple d’esprit et qui se rendit à un soldat, sous la condition de pouvoir se racheter pour deux écus. D’Oppède, paraissant respecter cette convention, paya les deux écus de rançon, et, maître de Blanc, il le fit attacher à un mûrier et tuer à coups d’arquebuse.
» Les deux cents maisons qui formaient le village de Mérindol furent entièrement rasées, après avoir été livrées aux flammes le 18. — Cabrières restait encore : c’était un gros bourg fortifié et situé à trois lieues de Cavaillon. Les habitants en avaient fermé les portes. On fit avancer du canon pour les forcer, c’était le 19. Dès les premières décharges d’artillerie, ceux qui étaient dans la place crièrent aux assiégeants, que ce n’était pas pour désobéir aux ordres du roi qu’ils faisaient mine de résistance, mais afin seulement de se garantir de la première attaque d’une soldatesque furieuse, et qu’ils se rendraient volontiers pourvu qu’on leur garantit la vie et qu’on leur laissât les chemins libres pour aller dans une terre étrangère prier comme ils l’entendaient. Le seigneur de Cabrières accompagnait les assaillants. Il traita pour ses vassaux, obtint que leur cause serait portée en parlement et que la violence ne précéderait pas la décision de la justice. La capitulation conclue, Cabrières fut livré. Oppède, montrant alors toute la noirceur de son âme, fit saisir tous les hommes qui étaient là au nombre de soixante. On les conduisit dans un pré voisin, et par son ordre, on les tailla en pièces. Tailla est le mot, car on leur coupa séparément la tête et les membres, accompagnant le tout d’affreux blasphèmes et d’horribles cris de victoire. Les femmes de tout âge, enceintes ou non, furent renfermées dans une grange à laquelle on mit le feu. Un soldat, touché de pitié, ce devait être un mauvais catholique dans la troupe, fit une ouverture à la muraille afin qu’elles pussent se sauver ; mais ses camarades les repoussèrent dans les flammes à coups de piques et de hallebardes. Plusieurs Vaudois trouvés dans les caves, où ils s’étaient cachés, vivaient encore. On les amena dans la grande salle du château, et on les massacra en la présence du baron d’Oppède. Enfin, huit cents personnes des deux sexes avaient cherché un asile dans l’église ; les débauchés et la canaille d’Avignon, accourus pour prendre part au pillage et au meurtre, reçurent la commission de les égorger Jusqu’au dernier.
» De semblables horreurs furent commises dans La Coste et dans tous les autres lieux de la contrée habités par des Vaudois. La plume se refuse à en continuer le récit. Un mot encore. De ceux qui s’étaient cachés dans des endroits écartés firent supplier Oppède de se contenter de leurs biens et de les autoriser à se retirer à Genève. Il répondit : Je vous enverrai habiter un pays d’enfer avec les diables, vous, vos femmes et vos enfants, de telle sorte qu’il n’en restera aucune mémoire…
» Vingt-deux villages vaudois avaient été brûlés ; près de cinq mille personnes avaient perdu la vie ; sept cents hommes furent envoyés aux galères. Le nom de Vaudois disparut de la Provence. »
Un cri général d’indignation s’éleva dans toute la France. Mais le cardinal de Tournon fit auprès du roi l’apologie des assassins. On rapporte cependant que François Ier en eut la conscience chargée et bourrelée, et qu’à sa mort, qui eut lieu deux ans après, il recommanda expressément à son fils, Henri II, d’en punir les auteurs. Ceux-ci toutefois esquivèrent pour la plupart le châtiment. (La Mothe-Langon,… t. III, P. 429 à 442. — Gilles,... chap. VII, p. 47. — Ruchat,… t. V, p. 253.)
Tandis que les Vaudois de Provence éprouvaient les extrêmes rigueurs d’un gouvernement esclave des prêtres de Rome, et passionné contre la vérité évangélique, les Vaudois du Piémont jouissaient d’une situation incomparablement plus douce.
L’autorité de François Ier en Piémont étant usurpée, ce prince qui persécutait à outrance les réformés de son royaume héréditaire, avait dû procéder avec plus de ménagement contre les prétendus hérétiques de ses nouveaux états, de peur que sa violence ne servit de prétexte à des soulèvements et par conséquent a des complications embarrassantes. Ce n’est pas que, de temps à autres, on n’eût sévi contre eux et qu’on n’en eût même fait mourir plus d’un (6). Mais, comparativement à ce qui se passait ailleurs, la position extérieure de l’Eglise vaudoise en Piémont était favorable. Quant à la vie intérieure, elle ne laissait rien à désirer, ainsi qu’il a été dit au commencement de ce chapitre. Durant les vingt premières années de l’occupation française, depuis 1536, l’esprit vaudois, qui est l’esprit chrétien, s’était tellement répandu ou manifesté, non-seulement dans toute l’étendue de la circonscription des Vallées, mais encore par tout le Piémont, qu’il y avait bien peu de villes ou de villages de quelque importance où il ne se trouvât de leurs frères ou de leurs amis, et parmi eux aussi des seigneurs et des personnes de distinction.
(6) – On prétend que François Ier répondit aux humbles réclamations de ces prétendus hérétiques, qu’il ne les faisait pas brûler en France pour les supporter dans les Alpes. (Léger,… IIme part., p 28.)
L’affluence des auditeurs, accourant de tous les hameaux des Vallées et de divers lieux du bas Piémont, autour des pasteurs, pour s’éclairer et s’édifier, devint si grande, qu’il ne fut plus possible d’éviter un certain éclat dans la réunion des fidèles. Les assemblées étaient devenues entièrement publiques, conformément à la décision du synode d’Angrogne, en 1532, quand, enfin, on fit le dernier pas dans cet acte de fidélité en construisant des temples. On s’était assemblé jusque-là chez les barbes, dans des maisons particulières, ou en plein air. C’est à Angrogne, ce boulevard de l’Eglise vaudoise que fut construit le premier temple, au lieu dit Saint-Laurent. Peu après, on en construisit un autre dans la même commune, mais plus haut dans la vallée, au lieu appelé Le Serre, à une demi-heure de marche du premier. Cette même année 1555, plusieurs autres communes du val Luserne mirent également la main à l’œuvre pour le même objet ; et, en 1556, l’on vit aussi s’élever dans la vallée de Saint-Martin plusieurs temples pour le culte vaudois ou évangélique.
Si bien des cœurs se réjouirent, en 1555, et rendirent de vives actions de grâces à Dieu, pour la construction de ces édifices, bien des cœurs se serrèrent, et bien des larmes furent versées aux Vallées, en cette même année, à la nouvelle du martyre de deux de leurs chers pasteurs (7). Originaires de France et réfugiés à Genève, ils avaient répondu à un appel des Vallées et y étaient venus exercer leur ministère, puis étaient allés faire un voyage à Genève. Revenant de cette ville vers leurs fidèles troupeaux en la compagnie de trois Français réformés (8), ils furent arrêtés sur le col de Tamiers, en Savoie, et martyrisés à Chambéry, sur la fin du mois d’avril 1555, après avoir confessé leur foi et obtenu une glorieuse victoire sur toutes les tentations. Quelques semaines auparavant, le parlement de Turin avait fait brûler, sur la place du Château, dans cette dernière ville, le libraire Barthélemi Hector de Poitiers, que des gentilshommes de la vallée vaudoise de Saint-Martin avaient livré à l’inquisition, comme coupable d’être venu vendre, dans la vallée, des livres de Genève. Ses réponses sincères et la courageuse confession qu’il avait faite de sa foi avaient ému bien des cœurs parmi ses juges. Mais les froides et égoïstes considérations du monde avaient dicté l’arrêt de mort. La multitude qui entoura son bûcher lui témoigna son vif intérêt par des larmes abondantes. Et du milieu d’elle sortirent des murmures et plus d’une invective à l’adresse des moines et des inquisiteurs.
(7) – Ils s’appelaient Jean Vernou, de Poitiers, et Antoine Labori, du Quercy.
(8) – Guiraud Tauran de Cahors, Jean Frigalet de Nîmes, docte en jurisprudence, et Bertrand Bataille, écolier (étudiant) gascon.
Deux autres ministres coururent aussi, vers le même temps, un grand danger en Savoie. C’était le barbe Gilles des Gilles qui, à son retour des colonies du royaume de Naples, ayant passé par Venise et franchi les frontières de l’Allemagne, amenait, de Lausanne aux Vallées, Etienne Noël, français. Ne vinrent-ils pas un jour tomber au milieu d’une escouade de gens de justice, dans une hôtellerie ! Obligés par les astucieuses civilités du chef des archers de souper en sa compagnie, ils eurent toutes les peines du monde à ne pas se compromettre en répondant à ses adroites questions sur leurs occupations et sur le but de leur voyage. S’apercevant qu’au lever de table ils n’avaient point endormi tous les soupçons de leur interlocuteur, et qu’il paraissait ne renvoyer qu’avec peine au lendemain un interrogatoire subséquent, ils ne parurent désireux de sommeil que pour se remettre en route sans retard. Leur hôte compatissant et bien récompensé leur ayant donné des adresses, et les ayant fait sortir à la sourdine, ils gagnèrent les champs, les bois et les montagnes, et arrivèrent heureusement aux Vallées, louant Dieu pour une si grande délivrance. Noël fût nommé pasteur d’Angrogne, et Gilles pasteur du Villar.
A cette époque arrivèrent divers pasteurs aux Vallées, pour la plupart français, quelques-uns italiens. Un des premiers, Humbert Artus, peu après son installation à Bobbi, se vit entouré du magistrat, des moines et des autres papistes du lieu, brûlant d’envie de se mesurer de la langue avec lui et y procédant tumultueusement. Mais lorsque, réclamant une dispute en bonne et due forme, il offrit de la soutenir en latin, en grec ou en hébreu à leur choix, sur tel sujet qu’il leur plairait, ces ardents contradicteurs s’éclipsèrent tout confus et le laissèrent en paix.
L’année 1556, la vingtième de la domination française en Piémont, fût marquée par la tentative d’entraîner en masse les Vaudois dans le giron de l’Eglise romaine, par la persuasion jointe aux menaces. Le parlement de Turin, excité d’ailleurs par les agents du pape et par les ordres d’Henri II, roi de France, venait d’apprendre la construction de temples vaudois en divers lieux des Vallées. Emu par cet acte audacieux, il remit le soin de réprimer l’hérésie à deux de ses membres, le président de Saint-Julien et le conseiller de Ecelesia (della Chiesa), qui partirent au mois de mars pour leur mission avec une suite nombreuse. En la vallée de Pérouse, où il n’y avait pour lors aucun pasteur et où chacun s’enfuit à leur approche, ils ne trouvèrent personne à qui parler. Etant montés dans la vallée de Saint-Martin, ils y publièrent un édit aussi menaçant pour ceux qui résisteraient que conciliant et flatteur pour les sujets qui se hâteraient de se soumettre. N’ayant obtenu aucun succès, ils descendirent à Pignerol, où ils firent comparaître devant eux une foule de prévenus dont ils condamnèrent plusieurs à diverses peines. C’est là qu’un laboureur, auquel on demandait pourquoi il avait fait baptiser son enfant dans le temple d’Angrogne, répondit que c’était parce qu’on y administrait le baptême selon l’institution de Jésus-Christ. Ce même homme recevant l’ordre de le faire rebaptiser incontinent, et ayant obtenu la permission de prier avant de donner sa réponse, embarrassa singulièrement de Saint-Julien, lorsqu’il lui dit après sa prière : « Qu’il vous plaise auparavant de me donner un écrit signé de votre main par lequel vous me déchargez du péché que je pourrais commettre en faisant rebaptiser mon enfant, et par lequel vous prenez sur vous les peines que je pourrais encourir devant Dieu. » Le président, étonné de ce discours, se contenta de dire froidement : « J’ai assez à répondre pour mes péchés sans me charger des tiens : ôte-toi de devant mes yeux. » Renvoyé à l’instant, le pauvre homme ne fut plus inquiété pour cela. (Léger,… IIme part., p. 28.)
Voulant produire une impression profonde sur la vallée de Luserne, les commissaires ne s’y rendirent et ne montèrent à Angrogne qu’accompagnés de nombreux seigneurs, de prêtres et de moines, outre leur suite ordinaire. Le président, après avoir visité les deux temples, fit prêcher l’un de ces moines. Les pasteurs et le peuple durent écouter une prédication qui les pressait de passer sous l’obéissance de Rome ; et quand ils demandèrent qu’un pasteur pût prendre la parole à son tour, ils n’obtinrent qu’un refus. Le président s’adressant ensuite à l’assemblée au nom du roi, du maréchal de Brissac, son lieutenant en Piémont, et du parlement de Turin, les somma de se faire papistes et de livrer leurs pasteurs, les menaçant, en cas de refus, d’une ruine semblable à celle qui avait anéanti leurs frères de Provence (9).
(9) – Voir le sommaire de l’édit que le président fit publier partout, dans Gilles que nous avons surtout suivi pour ce fait, p. 58. — On lit encore dans les pages suivantes les réponses que firent les Eglises vaudoises, et en particulier une brève confession de foi, conforme du reste à ce que nous savons des Vaudois. (Voir aussi Léger,… IIme part., p. 106, 107.)
A tout cela, ce peuple digne de ses pieux ancêtres répondit avec la plus admirable simplicité et fidélité : qu’ils étaient résolus de vivre selon la Parole de Dieu, dans l’obéissance à tous leurs supérieurs, en toutes choses possibles, dans lesquelles Dieu ne fût point offensé ; qu’à l’égard de leur religion, si on pouvait prouver par la Parole de Dieu qu’elle fût erronée, ils étaient prêts à se corriger. Le président parcourut les jours suivants les communes vaudoises de la vallée de Luserne. Les choses s’y passèrent exactement comme à Angrogne. Les menaces ni les caresses ne purent induire en tentation les descendants d’une si longue suite de pieux serviteurs de Dieu.
Un appel aussi général étant resté sans succès, Saint-Julien recourut aux démarches particulières. Il fit venir séparément auprès de lui les principaux, les flatta, leur fit des offres séduisantes, puis d’effrayantes menaces : tout fut inutile. Il s’adressa une seconde et une troisième fois aux communes ; elles restèrent inébranlables. Leurs réponses furent toujours dignes, fermes et respectueuses. Leurs actes montrèrent un vrai courage chrétien. Ils refusèrent toujours, et tous, de livrer leurs ministres et leurs maîtres d’école. (V. Gilles, p. 58. — Léger, IIme part., p. 106 et 107.)
Peu satisfait du résultat de ses efforts, le président Saint-Julien reprit la route de Turin avec son collègue de Ecclesia. Leur rapport ne fit jaillir aucune lumière pour éclairer le parlement qui, ne sachant trop que faire, envoya en France les commissaires susdits, porter au roi et à son conseil les réponses des Vaudois, et leur donner de vive voix toutes les explications désirables. Comme la volonté royale ne fut connue du parlement qu’une année plus tard, les Eglises des Vallées goûtèrent pendant ce terme les doux fruits de la paix, contre les désirs et l’attente de leurs adversaires.
Un ennemi, plus dangereux pour les âmes que la persécution même, cherchait à distiller un poison subtil et mortel dans les consciences des fidèles vaudois et réformés épars à Turin et dans les autres villes ou villages du Piémont. C’était Dominique Baronius, de Florence, prédicateur papal. Cet homme longtemps indéfinissable condamnait, dans son livre des Constitutions romaines et dans d’autres, les principales erreurs de son Eglise, et approuvait presque en totalité les vérités proclamées par les Eglises vaudoises et par la réforme. Mais malgré cela, il cherchait à persuader que, selon les temps et les lieux, il était permis de dissimuler sa croyance en prenant part à des pratiques opposées, et même, par exemple, en allant à la messe, pourvu qu’intérieurement on désapprouvât ces choses et qu’on retint la saine doctrine. De tels principes auraient pu étouffer dans bien des cœurs, trop enclins à une prudence mondaine, la vie naissante qui s’y développait, si les prières et les représentations des pasteurs des Vallées, comme aussi les lettres des ministres de Genève, et surtout le livre de l’un d’eux, l’italien Celse Martinengo, n’avaient pas réfuté d’aussi tristes doctrines et combattu d’aussi lâches et ignobles sentiments.
La mort glorieuse de deux martyrs de la foi chrétienne vint encore proclamer le devoir de confesser sa croyance à la face des persécuteurs. L’un de ces fidèles témoins de la vérité était cependant un jeune homme, de cet âge dans lequel la vie paraît belle, un étudiant instruit aux frais de la république de Berne, Nicolas Sartoire, de Quiers en Piémont, qui venait passer quelques semaines dans sa patrie pour se délasser de ses travaux. A peine ses pieds ont-ils dépassé la frontière qu’il est arrêté, et qu’au lieu des joies qu’il attendait, il doit se préparer à monter sur un bûcher. On chercha à lui faire renier sa foi, on tendit des pièges à sa jeunesse. A une vie achetée par une infidélité il préféra la mort et la paix des élus. Malgré les instantes réclamations de Berne pour obtenir sa liberté, il fût brûlé à Aoste, le 4 de mai 1557.
Le second martyr avait cinquante ans. La réflexion, l’observation des actions humaines et l’étude de la Parole de Dieu l’avaient mûri ; Geofroi Varaille était son nom. Originaire de Busque (Busca) en Piémont, il était papiste par sa naissance. Son père s’était même fait remarquer parmi les chefs de cette armée qui, en 1488, vint désoler les Vallées. Fils unique d’un persécuteur, Geofroi s’était fait moine, avait été envoyé comme prédicateur papal parcourir l’Italie, et en cette qualité était devenu le compagnon d’Ochin (Ochino) de Sienne, le fondateur de l’ordre des capucins. A cette époque déjà, en prêchant aux autres, il avait reconnu plusieurs erreurs dans la religion romaine. Attaché au légat du pape en France, honoré et jouissant de plusieurs bénéfices, il résida longtemps à la cour du roi, jusqu’à l’an 1556, que ne pouvant se dissimuler l’erreur romaine et ne voulant pas compromettre son salut, il quitta le légat et se retira à Genève. Là, il continua à s’instruire dans la vérité et dans la vraie méthode de la bien enseigner, jusqu’à ce qu’il reçût l’imposition des mains pour le ministère évangélique, en 1557. — En ce même temps, l’Eglise évangélique de Saint-Jean, dans la vallée de Luserne, demandait un pasteur. Varaille y fut envoyé et y prêcha quelques mois avec grand fruit. Puis, sur l’invitation de se rendre à Busque, sa patrie, et dans les environs où étaient quelques fidèles, il quitta les Vallées pour un petit nombre de jours et n’y put rentrer, car il fut arrêté à son retour sur la dénonciation de moines qui l’épiaient. Prisonnier sur parole à Bargé, il eût pu s’échapper, s’il n’eût pensé qu’à sa vie. Il empêcha même les Vaudois de Bubbiana, qui étaient de sa paroisse, de venir le délivrer, leur faisant dire de laisser agir Dieu. A Turin, l’archevêque, le président Saint-Julien et d’autres hauts personnages qui l’avaient eu connu, firent auprès de lui les plus instantes démarches pour le déterminer à rentrer dans l’Eglise romaine. Est-il besoin de dire qu’ils perdirent leur temps ? Ayant donc abandonné l’espoir de le gagner par des promesses, ses juges le condamnèrent à la dégradation et au supplice du feu ; ce qui fut exécuté à Turin, le 29 de mars 1558. Sa contenance ferme et joyeuse, en allant à la mort, le discours grave et pieux qu’il fit au lieu du supplice, étonnèrent autant ses adversaires qu’ils réveillèrent et édifièrent bien des âmes, attentives à la vérité. Il fut étranglé, puis brûlé.
Un bon vieillard, qui avait déjà souffert beaucoup pour l’Evangile, dut assister au supplice de Geofroi Varaille, après quoi il fut fouetté et marqué d’un fer rouge.
Environ ce même temps, un autre ministre du val Luserne, revenant de Genève, fut arrêté à Suse et conduit à Turin. Mais au jour fixé pour son martyre, l’un des bourreaux feignit d’être malade ; l’autre, après avoir supplicié quelques malfaiteurs, craignant d’être contraint d’exécuter le ministre, s’enfuit ; celui des Allemands refusa de le faire, si bien que l’exécution étant ainsi retardée, et une heureuse circonstance s’étant présentée, le pasteur réussit à s’échapper et à retourner au milieu des siens.
Cependant, au mois de mars 1557, les commissaires Saint-Julien et de Ecclesia, arrivés de France, étaient revenus à Pignerol avec de nouvelles directions pour continuer et achever, s’il était possible, l’œuvre qu’ils avaient entreprise l’année précédente ; savoir, l’intimidation et la rentrée (10) forcée des Eglises vaudoises dans le giron de l’Eglise romaine. Ils citèrent à leur audience, à Pignerol, les notables des Vallées, leur communiquèrent l’ordre du roi de se soumettre au joug papal et leur donnèrent seulement trois jours pour se décider. N’ayant rien obtenu, ils se rendirent de lieu en lieu assemblant partout le conseil général des chefs de famille, et leur communiquant avec force menaces la volonté expresse de Sa Majesté. Mais partout ils reçurent la même réponse, une protestation de soumission au souverain pour les affaires de ce monde, et une déclaration de ferme et inaltérable fidélité à Dieu, selon les enseignements de sa Parole, pour les choses de la religion.
(10) – On a vu que le mot rentrée, que les catholiques se plaisent à employer est entièrement erroné. Il faudrait que les Vaudois fussent sortis de leur Eglise pour y rentrer ; ce qui n’est pas.
Alors, dans l’espérance d’arriver à leurs fins par des mesures de rigueur contre les personnes les plus considérables des Vallées, ils ordonnèrent aux pasteurs, aux maîtres d’école et aux notables des communes (au nombre de quarante-trois pour la vallée de Luserne (11)), de se présenter devant eux à Turin, le 29 mars 1557, sous peine de châtiments terribles s’ils y manquaient. Ces victimes désignées n’ayant osé aborder cette ville, fatale à tant de fidèles vaudois, et n’ayant envoyé qu’une épître à leur place, l’ordre fut donné par le parlement de saisir et d’amener prisonniers à Turin les pasteurs et les maîtres d’école des trois vallées, avec menaces aux syndics de perdre leurs biens et leur vie s’ils ne les livraient.
(11) – Il peut être intéressant pour les descendants de plusieurs de ces notables de trouver ici les noms de leurs ancêtres qui avaient été désignés pour devenir les victimes de leur croyance évangélique.
D’Angrogne : Noël, ministre ; Jean Dubroc, maître d’école, et son aide Paul Ghiot ; Laurent Rivoire, Jean Stringa, Guillaume Malan, Antoine Odin, Laurent Viton, alias Peron, Antoine Fraschia, George Monastier, Isaac Musset, François Tussiane, Colet Buffa, George Stalè, Pierre Bertin.
De Saint-Jean : Simon Appia, Antoine Daniel, Barthélemi et Jafré Danna, Jean Malanot, Guillaume Thurin, Antoine Simond, François Daniel et Guillaume Girardet.
De Rora : Artuset Durand, Etienne Durand, Jacques Morglia, Jacques Mirot, Jacques Marauda, Louis Mirot.
De Bobbi : M. Humbert Artus, ministre ; Jean Bodet, Antoine Bodet, Jacques Bonjour et Jacobin Rua.
Du Villar : Gille ou Juliano Dughet, prédicateur ; Peiron Moussa, Guillaume Pelenc, Jacques Alaisan, Claude Rambaud, Barthélemi Viton, Jacques et Ciabert Dalmas.
Plusieurs de ces noms se sont conservés jusqu’à présent, quelques-uns sont fort répandus.
Le danger était grand assurément ; mais Dieu dont les miséricordes sont infinies et la providence admirable, veillait sur ses serviteurs. Le roi de France avait trop d’embarras sur les bras pour songer à occuper militairement les Vallées et à persécuter à main armée. Et de plus, les cantons protestants de la Suisse, sollicités par Farel et Théodore de Bèze, intervinrent par écrit auprès du parlement de Turin et du maréchal de Brissac, et par ambassade auprès du roi, et obtinrent la suspension de l’arrêt contre les Vaudois. Des princes allemands firent des démarches semblables. Nos amis des Vallées, grâce à ces circonstances, jouirent de quelque relâche durant la fin de la domination française en Piémont, c’est-à-dire jusqu’en 1359. (Voir Gilles,… p. 70. C’est cet auteur que nous avons ordinairement suivi dans le narré des faits de ce chapitre. — Pour l’intervention, voir Ruchat,… t. VI, p. 195 à 196.)