Je n’ai certes pas l’intention de repousser un à un tous les blâmes qui ont été formulés par ces critiques. Je leur accorde volontiers que je n’ai pas gardé partout les règles de la plus stricte précision et de la brièveté, et que le livre ne convient pas sous tous les rapports à des lecteurs français. Quand je le composais, je ne pensais certainement pas à une traduction française ; et si quelquefois j’ai développé ma pensée plus qu’il n’aurait été nécessaire pour des théologiens, c’est que j’avais aussi en vue une autre classe de lecteurs cultivés. Peut-être conviendrait-il, dans certains cas, comme l’indique M. Colani, de refondre les livres allemands plutôt que de les traduire, quoique ici encore cette reproduction libre ne soit pas sans inconvénients pour l’auteur.
J’aurais pu encore relever d’une façon plus expresse certaines parties du christianisme que j’accepte pleinement ; mais je n’ai pas cru devoir le faire à cause même de l’économie particulière de mon livre, et parce que je comptais au surplus sur l’intelligence des lecteurs. Mais quoique j’accepte volontiers ces reproches, je ne viens pas défendre avec moins de zèle et de joie, contre des accusations qui sont insoutenables ou injustes, les pensées fondamentales que j’ai exprimées. Toutefois avant d’entrer dans ce débat, que je dise quelques mots sur de fausses suppositions générales.
Un théologien qui parle ou qui écrit ne peut pas exprimer dans un discours ou dans un mémoire particulier, tout l’ensemble de sa foi et de sa pensée. Il ne fait ressortir que ce qu’exige son but spécial. Or, il y a des personnes qui n’étudient tout écrit théologique ou religieux, que ce soit un livre ou un traité, une leçon ou une prédication qu’au point de vue de la confession de foi, pour s’assurer avant tout s’il contient tous les articles qui leur paraissent indispensables, et s’il les contient en la manière qui leur paraît nécessaire. Dès lors ce qui n’a pas été formellement dit, on a voulu le passer sous silence… on l’a sciemment nié ! Quel champ plus vaste fut-il jamais ouvert aux accusations de tout genre ! Eh bien ! quelques-uns de mes critiques, et notamment M. de Gasparin, ne sont pas restés étrangers à ce procédé, quelque difficile qu’il soit de le justifier. Une seule chose m’étonne, c’est qu’avec cette méthode on n’ait pas signalé infiniment plus de lacunes !
Mais M. de Gasparin va plus loin ; il a vu dans mon opuscule plus qu’un credo ; il y a vu une espèce de système, de dogmatique chrétienne. Il n’ignore pas qu’une tendance théologique qui fuit toute idée précise, n’a pas proprement de dogmatique ; mais comme la pensée religieuse ne peut pourtant pas se mouvoir dans le vide absolu, elle est bien forcée de se composer du moins, pour son usage privé, une toute petite et fine dogmatique. Et c’est bien là ce qu’il trouve dans ma brochure. Mais tout lecteur impartial aura déjà vu combien cette supposition est insoutenable. Mon livre n’a rien à faire avec le dogme proprement dit, et il n’aspire pas davantage à le remplacer. Toutefois l’œil de mon adversaire était si bien prévenu d’emblée, que le terme seul d’Essence l’effarouche, et il croit aussitôt sentir le terrain trembler sous ses pas. « Qu’est-ce qu’une essence lorsqu’il s’agit « de révélation divine, s’écrie-t-il ? L’essence ! mot cher à la théologie germanique où nous le rencontrons partout, de Luther à Feuerbach ; mot perfide, qui permet de laisser dans l’ombre ce qui déplaît, et d’exagérer ce qu’on préfère. Et ce n’est pas sans raison que ce mot est employé ici. On a bien la prétention de nous donner une conception nouvelle du christianisme, où ne subsiste plus que le fait de la rencontre de Dieu et de l’homme dans la personne du Christ. Qu’autour du fait chrétien se forment ensuite tels ou tels dogmes, vrais ou faux, il importe assez peu. L’essence est sauve (ou censée l’être), tandis qu’on a une essence du christianisme d’où le christianisme a presque disparu. » Le voilà donc convaincu que, sous le voile de ce mot perfide, j’ai voulu donner une idée nouvelle du christianisme qui ne conserve plus que le fait de la rencontre de Dieu et de l’homme en Christ !
Que répondrai-je à M. de Gasparin ? La distinction entre ce qui est essentiel et fondamental, et ce qui l’est moins, dans le domaine de la doctrine, a été toujours pratiquée, je ne dis pas seulement dans la théologie germaine, mais dans toute la théologie orthodoxe ; et elle restera, quoi qu’en pense M. de Gasparin. Je comprendrais qu’il n’en fût pas ainsi si la dogmatique pouvait être comparée à une surface polie où rien n’est en relief, ou bien à une machine dont toutes les roues, également nécessaires, il est vrai, sont toutes privées de vie. Mais il n’en est rien. Le système de la foi est un édifice ; et dans un édifice, aussi grandiose surtout que l’est l’édifice chrétien, il y a des fondements, des murs-maîtres, des colonnes qui portent le faîte, des murs transversaux qui relient, et qui n’ont pas la même importance. Disons mieux ; le système de la foi est un organisme, et dans un organisme tous les membres, quoique nécessaires à la perfection de l’ensemble, ne sont pas également des foyers de vie. A côté du cœur, de la tête ou d’autres organes dont la lésion amènerait la mort, il en est d’autres qui sont loin d’avoir une telle importance. Pour ce qui me regarde, je dirai que les accusations de M. de Gasparin reposent sur une fausse supposition qui les explique à merveille. Il s’imagine que j’ai voulu donner une conception nouvelle du christianisme, et concentrer dans mon écrit la formule quintessenciée de la foi, selon sa railleuse expression, tandis que je me suis uniquement proposé de rechercher le caractère spécifique du christianisme, par rapport aux autres religions. Ce qui le prouve sans réplique, c’est, et le contenu du livre, et le titre que j’avais donné à la première édition de ce travail qui parut en 1845, et dans lequel ne se trouvait pas le mot si incriminé. Je me servais alors de ces expressions : Caractère distinctif du christianisme, et je ne les changeai plus tard que pour avoir un titre plus court. Je ne voulais donc pas écrire une Somme de théologie, mais rechercher l’idée capitale à l’aide de laquelle on pourrait distinguer la foi chrétienne de tout ce qui n’est pas elle.
Enfin quelques critiques, surtout celui de l’Avenir, ont rattaché mon livre aux circonstances religieuses et morales de notre époque ; et sous ce rapport ils ont trouvé qu’il ne leur faisait pas une assez vive guerre, et qu’il pouvait même favoriser certaines tendances dangereuses, notamment l’affaiblissement des idées de la justice divine, de la responsabilité personnelle, et de la culpabilité. Mais cette accusation n’est pas mieux fondée que la précédente. Mon livre ne tient pas au temps présent, à la situation actuelle ; il était écrit déjà en 1844, car le fond est resté le même dans les éditions postérieures, et c’est en 1851 qu’il a paru en français. Or, entre ces deux dates il y a tout un siècle d’événements, et tout un monde d’expériences. Si je ne me trompe, nous avons tous appris quelque chose dans ce laps de temps ; du moins je n’ai pas honte de confesser que si j’ai perdu quelques illusions, j’ai aussi acquis quelques connaissances salutaires, quoique amères. En 1844, tout était favorable encore aux méditations tranquilles sur les objets de la théologie ; il n’y avait pas alors matière à de grandes préoccupations inspirées par l’état de la société ; et je pouvais d’autant mieux ne pas avoir les yeux fixés sur les misères de l’époque, qu’il y a dans l’essence du christianisme dont je m’occupais, une destination qui n’est pas temporelle, mais qui est éternelle. Cela étant, pourquoi me serais-je dit : Il ne faut pas trop parler du saint amour en présence de cette génération, car elle est trop grossière pour le comprendre ou pour ne pas en abuser ? Pourquoi ne me serais-je pas posé cette question : Qu’est-ce que le christianisme en lui-même dans son impérissable essence ? Et si je fus amené à croire qu’il est la Révélation réelle du saint amour de Dieu dans la personne divine et humaine du Rédempteur du monde, pourquoi ne l’aurais-je pas dit, même sous les yeux d’une époque corrompue, puisque c’était la vérité ?
D’ailleurs mon but était théorique, et non pratique ; et ce dernier cas seul aurait pu exiger que je fisse plus fortement attention aux circonstances. Si mes critiques avaient pu connaître quelques-uns des articles que j’ai publiés dans ces dernières années, ils se seraient convaincus à cet égard que nous ne différons guère. Car moi aussi je demande à grands cris, en face de la décomposition religieuse et morale de notre société, qu’on réveille la conscience du péché et de la culpabilité, qu’on provoque le besoin de la repentance et de la régénération ; ce qui ne se peut faire qu’en amenant les âmes à trembler devant la justice divine et devant leur propre responsabilité.