Le tabernacle vieillit. — Les Éthiopiens. — Pressentiments. — Hostilité déclarée. — Reproches au roi. — Difficultés à l’école. — Un vieil arbre. — Une scène insultante. — Rejeté comme Saül ? — Retraite à Séfoula. — L’amour. — A Nalolo. — Lutte avec les évangélistes. — Heures d’angoisse. — Aux Mafoulos. — Une page noire. — L’Ascension. — La dernière maladie. — Enterrement à Séfoula. — Testament.
« Nous savons ce que l’année qui finit emporte avec elle ou nous laisse de bénédictions, d’épreuves et d’expériences, écrivait Coillard le 1er janvier 1904. Que nous apporte celle qui commence ? Qui de nous, qui de nos amis qui la salue avec espérance, en verra la fin ?
Depuis mon retour, je n’ai pas été bien du tout ; de nouveau un gros rhume m’a mis à bas pendant ces trois ou quatre semaines. Et puis, je me sens fatigué, le moindre effort me coûte et m’abat. On me dit et je me dis que c’est la réaction de tous ces voyages de dix mois ; mais, au fond, c’est le tabernacle qui vieillit et je le sens.
C’était doux de revenir ici. J’ai été bien entouré. Ce sont nos Éthiopiens qui ont fait contrepoids, une écharde en la chair sans doute, pour m’empêcher de m’élever. »
Dès longtemps la question des Éthiopiens préoccupait Coillard. En 1900, il écrivait au Comité :
« L’éthiopisme, vous en savez l’historique. Déjà, pendant mon séjour en Europe, les évangélistes mécontents, Jacob et Willie avaient secrètement fait, avec le roi Léwanika, les plans d’une grande école. Elle devait être fondée ici même, à la capitale.
Bien que Jacob soit mort, Willie a donné une grande extension à ce projet. Il ne s’agit plus simplement d’une école primaire, mais d’une école normale pour les jeunes gens, d’une autre pour les jeunes filles où l’on étudiera surtout l’anglais, d’une école industrielle et d’une église. S’ils s’établissaient dans une partie quelconque du pays, je m’en réjouirais de tout mon cœur, car, après tout, ce sont nos enfants et ils travaillent à la réalisation d’une grande idée. Malheureusement, c’est ici même qu’ils s’établissent et cela dans un esprit de rivalité, d’hostilité même et de parti qui leur donne une grande puissance. Ils sont sûrs de l’appui du roi et des chefs.
Et qu’on ne traite pas la question de haut, comme si ces noirs ne pouvaient pas mener une grande entreprise à bonne fin : ce serait se tromper singulièrement. Willie est extrêmement populaire ici, d’abord parce qu’il est noir, et grâce à son caractère aimable, insinuant, je dirais même rusé, ce qui n’est pas une mauvaise qualité dans notre monde africain. C’est un maître d’école des plus capables, un bon évangéliste et un vrai chrétien, malgré toutes ses verrues.
La question se pose : sommes-nous en mesure de soutenir même le premier choc de cette terrible concurrence ? Non, loin de là. Nous sommes mal outillés en matériel d’école, comme en hommes. »
Coillard semble avoir conçu dès l’origine, à l’égard des plans de Willie, une véritable terreur, comme s’il eût eu le pressentiment que ce retour de Willie et la lutte avec l’éthiopisme devaient jouer un rôle important dans sa destinée. [Le mouvement éthiopien ne fut qu’une crise tout à fait passagère ; déjà en juin 1906, la Conférence écrivait : « L’église éthiopienne n’existe plus au Zambèze. »] Le 1er décembre 1900, il écrivait dans son journal, à propos de l’éthiopisme :
Que ce fantôme me fait peur ! Dieu permettra-t-il que nous ayons travaillé pour rien ?
Le 30 septembre 1902 :
« L’horizon s’assombrit. Voilà décidément les Éthiopiens qui nous arrivent. J’avais cru que Dieu m’épargnerait cette cuisante épreuve. Il juge bon d’assombrir ainsi le soir de mon ministère, peut-être pour me maintenir dans l’humilité, m’enseigner à prier et augmenter ma pauvre foi. »
Le 3 octobre 1902 :
« Voici les Éthiopiens qui vont quitter le Lesotho pour venir ici. Oh ! quelle écharde au lieu du réveil que nous attendions. Je me sens abattu et las. La lutte me fait peur. »
Enfin, le 4 octobre 1903 :
« Je frémis à la pensée de la lutte et de la lutte avec un de nos enfants en la foi qui s’est tourné contre nous. »
La lutte s’engagea, même avant l’arrivée de Willie à la capitale. Celui-ci était accompagné de trois membres de la famille de Léwanika qui étaient allés au Sud pour leur éducation et qu’il avait gagnés à sa cause, ce qui devait lui assurer un grand prestige. Il comptait arriver à Léalouyi avant Coillard, mais ils se rencontrèrent fortuitement à une station de chemin de fer, près de Bloemfontein ; Coillard voulut avoir avec lui une explication, mais il ne put pas la pousser jusqu’au bout ; Willie s’y déroba, disant que le train allait partir. Coillard lui écrivit, en arrivant à Séchéké, « une lettre de conciliation » :
« Je le suppliai de ne pas apporter le trouble à Léalouyi, mais l’assurai que s’il s’établissait, avec les siens, là où le champ était libre, nous pourrions travailler en bonne harmonie et prier les uns pour les autres. Il me répondit, le jour même de mon arrivée, par une lettre d’insultes. »
« Si c’était un ennemi qui m’eût fait cela, j’eusse pu le supporter », dit Coillard, indiquant par là que le coup que venait de lui porter Willie dépassait sa force de résistance. M. Adolphe Jallaa, qui s’était rendu à Séoma, apprenant que les Éthiopiens montaient à la capitale, y revint lui-même et arriva le même jour qu’eux, soit le 12 octobre. Les Éthiopiens s’établirent sur un petit monticule tout près de la capitale. M. Jalla, d’accord avec Coillard, avait déclaré au roi qu’à Léalouyi même il devait choisir entre les Éthiopiens et eux, et que les missionnaires ne consentiraient pas à lutter avec les nouveaux venus. Le roi ayant paru d’abord prendre le parti des missionnaires, M. Adolphe Jalla crut pouvoir revenir à Séoma pour examiner diverses questions relatives à l’établissement de l’école industrielle.
a – M. Ad. Jalla, à son retour d’Europe, avait repris son poste à Léalouyi, en septembre 1903.
« C’est là, écrit Coillard, que nous nous sommes rencontrés et que nous sont arrivées les nouvelles que les Ethiopiens emportaient tout devant eux et faisaient des conquêtes. Notre école se vidait. Nos chrétiens semblaient terriblement ébranlés, même nos évangélistes nous donnaient du souci. Nous décidâmes qu’Adolphe retournerait immédiatement. Je suivis avec les canots, finissant ainsi le voyage le plus fatigant et le plus désastreux que j’aie jamais fait. Le roi prétendait m’attendre. Ce n’était que pour gagner du temps et jouer le dernier acte de la comédie. »
A mon arrivée, le roi fit une grande démonstration. Il m’attendait, avec son équipage et une foule de gens, pour me recevoir et m’amener chez moi. Le surlendemain, il vint me parler de la question brûlante des Éthiopiens. Il me dit qu’il se trouvait dans l’embarras parce qu’il les avait appelés, ne sachant pas qu’ils s’étaient séparés de nous, et maintenant il ne pouvait pas les renvoyer. Que faire ?
Je lui dis que nous ne demandions pas du tout qu’il les renvoie, que le pays est très vaste et que l’on peut aisément les placer là où il n’y a encore aucun missionnaire, en dehors de notre sphère d’influence. Mais que, comme ils s’étaient mis, vis-à-vis de nous, sur un pied d’hostilité, nous objections à ce qu’ils s’établissent entre nous et le village, ce qui ne manquerait pas de troubler la marche de l’œuvre. J’insistai donc sur la nécessité de leur donner un champ de travail qui fût le leur. Le roi approuva fort, de même que Ngambéla, et promit de se conformer à mon avis et de ne les laisser, sous aucun prétexte, s’établir à la capitale ; MM. de Prosch, Volla et Adolphe Jalla étaient présents.
Il ne se passa pas quatre jours et Ngambéla vint me dire que le roi, au mépris de sa promesse, avait cédé aux instances des Éthiopiens et que, non seulement il avait consenti à ce qu’ils restassent où ils étaient, mais qu’il devait, ce jour-là même, les introduire et les présenter aux chefs et par eux à la nation, et que c’était lui, Ngambéla, que le roi avait chargé de le faire, malgré ses protestations. C’est pourquoi il sentait le besoin de m’avertir. Je l’en remerciai, mais j’étais trop peu bien pour aller au village ce jour-là, et puis la sagesse m’imposait de ne pas me montrer trop effrayé de la tournure que prenaient les choses. Le lékhotla ne put pas se réunir ce jour-là et la présentation n’eut pas lieu.
Je me fis annoncer pour le surlendemain (16 décembre). J’étais accompagné d’Adolphe Jalla, de Volla et de Bouchet. Le roi nous reçut chez lui. Il était évidemment étonné de me voir le visiter, malade comme je l’étais. Je lui dis que je venais pour affaires et, après avoir fait appeler Ngambéla, je demandai compte des rumeurs qui m’étaient parvenues et que, cyniquement, il avoua vraies. Je le mis alors en présence de sa fausseté et de ses mensonges dans toute cette affaire et je lui dis solennellement que, puisque son amitié cachait ainsi un poignard sous son manteau, je n’y croyais plus. Je lui rendrais désormais le respect dû à son rang, mais, comme ami, c’était fini, je ne pouvais plus avoir la moindre confiance en lui. Puis je me levai et je le saluai. Pris par surprise, il était tout ébahi : « Mais comment, fit-il, vous partez ? et nous ne nous sommes pas salués. » Et, tremblant d’émotion, il me tendit la main. Je passai outre, mes collègues me suivirent.
Nous n’étions pas partis depuis dix minutes que le Ngambéla accourait hors d’haleine, venant me dire de la part du roi : « Je vous en prie, ne m’abandonnez pas ! Que faire sans vous ? Tout est réglé : les Éthiopiens ne s’établiront pas à la capitale, mais iront près des Mafoulos. — C’est décidé, ajoutait Mokamba, il ne discutera plus avec eux. »
Le 1er janvier 1904, Coillard écrivait :
« Les Éthiopiens sont encore ici, sonnant leur cloche quand nous sonnons la nôtre et faisant une propagande où la calomnie paraît jouer le principal rôle. Vous l’avouerai-je ? J’ai passé par une série d’expériences très caractéristiques. Les Éthiopiens m’ont d’abord fait peur. J’ai tremblé, surtout pour notre école. Puis une crainte m’a saisi, c’est le danger que dans toute cette question notre personnalité — je parle de la mienne — ne joue un rôle trop important. J’ai demandé à Dieu la grâce qu’avait saint Paul de pouvoir se réjouir de ce que Christ était prêché, lors même qu’il l’était dans un esprit de dispute. J’en suis arrivé à me ressaisir, à retrouver le calme et la confiance. Que sont, après tout, l’hostilité et les machinations des hommes et l’habileté de l’ennemi à se servir même des enfants de Dieu pour entraver la cause du Roi des rois ? Dieu n’a-t-il pas mis le sable comme limite aux vagues de la mer ? Et ne peut-il pas dire aussi à la malice de l’homme : « Tu iras jusqu’ici, là s’arrêtera la fureur de tes vagues ? » Ce qui importe, par-dessus tout, c’est la gloire de Dieu. Père glorifie ton nom ! Glorifie-le par nous, malgré tout. Voilà où j’en suis. »
18 janvier. — Aujourd’hui encore, on parle de maisons qu’on bâtit pour les Éthiopiens aux Mafoulos, mais, en attendant, ils sont toujours ici à la capitale. Nous ne pouvons pas aller plus loin dans nos concessions.
Le 10 janvier eut lieu le baptême de trois élèves de l’école biblique, une lueur dans ces jours sombres. La discipline à l’école devenait toujours plus difficile à maintenir et des discussions survinrent avec les évangélistes.
12 février 1904. — L’esprit qui règne à l’école est un souffle du démon. Elle est devenue ingouvernable. Je n’ai jamais vu chose pareille. Si Mlle Kiener fait une observation à l’un des grands, toute l’école s’insurge et chacun de crier et de faire toute espèce de remarques des plus impertinentes. J’ai la tristesse dans l’âme. C’est plus grave que je ne puis le dire. Que faire ? que va devenir notre école ? Nous sommes redevables de tout cela aux Éthiopiens.
18 février. — J’ai eu des attaques de fièvre depuis mon retour des Mafoulos (15 février). J’ai essayé, hier, de donner une leçon de chant, mais j’étais tellement énervé, que je n’aurais pas dû le faire. Ils chantent si mal et font si peu d’efforts ! Autant c’était un plaisir au Lesotho d’enseigner le chant, autant, ici, c’est une corvée.
Les scènes violentes se renouvellent à l’école. Un esprit d’hostilité et de révolte se répand parmi tout le personnel noir de la station. Le 7 mars, Coillard écrit à un ami :
« Les épreuves, quelle qu’en soit du reste la nature, sont l’engrais de la vie spirituelle. Quelqu’un, ce me semble, doit l’avoir dit, mais mieux que cela. Quant à moi, je me sens comme un vieil arbre sec et isolé que la cognée semble avoir oublié au milieu d’un abatis. Ma génération s’en va ; de mes anciens condisciples, plus un n’est à l’œuvre. Le monde se vide ; mais c’est heureux que je sache, comme le dit Rutherford, qu’il se vide pour le ciel, et que ce qui nous détache d’ici nous attire Là-Haut.
Une de nos grandes préoccupations, le poids que nous portons sur notre cœur, c’est l’œuvre elle-même. Nous soupirons — oh ! combien ardemment ! — après le mouvement des os secs. Nous crions à Dieu et nous attendons !
Quand nous lisons les grandes choses que Dieu a faites à Livingstonia et dans l’Ouganda, pour ne parler que de notre Afrique malheureuse, nous sommes tristes. Dieu nous visitera aussi. Je suis humilié et émerveillé. Quelles grandes choses le Seigneur a faites là-bas ! Et pourquoi pas chez nous ? Ah ! ce réveil, quand viendra-t-il ?
Avec les missionnaires du Bas-Zambèze, de Blantyre, du Nyassa et du lac Bangouéolo, nous avons formé une union de prière et j’y suis entré de toute l’ardeur de mon cœur. J’ai plus de foi dans les prières des autres que dans les miennes. Je sais bien que l’Esprit de Dieu en nous — quand nous prions réellement — nous inspire les prières (Rom. ch. 8) que Jésus lui-même présente au Trône de la grâce. Mais je ne sais pas un homme de prière et je voudrais l’être. Je suis encore à l’a b c, je crains. Un frisson m’a saisi l’autre jour en méditant dans une réunion d’église sur ces terribles paroles à Laodicée : « Tu as le bruit de vivre, mais tu es mort ! » O mon Dieu ! Quel abîme entre être et paraître ! »
Le 15 mars, le roi partit pour les Mafoulos ; le 17 mars, Coillard s’y rendit ; le roi était si prévenant, si plein d’égards, que Coillard en conçut des craintes. En effet, le samedi 19 mars, le Ngambéla amenait à Coillard deux jeunes gens qui déclarèrent au vieux missionnaire, d’une façon insultante, qu’ils voulaient quitter son école pour aller chez Willie.
« Et que dis-tu, toi, me dit le Ngambéla ? » — « Que veux-tu que je réponde à de telles insultes ? Je trouve étrange que le roi et toi vous cherchiez mon consentement pour cette brèche que vous faites à notre école. Soyez-en sûrs, avec l’esprit de ces jeunes gens-là vous irez loin, plus loin que vous ne pensez. La parole de Dieu le déclare et nous l’avons souvent vu : « L’orgueil va devant l’écrasement et la fierté d’esprit devant la ruine ! » Ils se levèrent et partirent. Un moment après, leur salut royal dans la cour de Léwanika me disait que le roi avait donné son assentiment et ainsi consacré une des premières victoires de l’éthiopisme. C’est une fuite par laquelle notre école va se vider.
Le soir (19 mars), de Prosch est arrivé de Maboumbou. Le roi l’a a reçu aussi. Après le dîner, ce dernier nous a accompagnés à notre chambre et là, nouvel entretien sur le même sujet. Le roi a déclaré qu’il était vaincu par toute cette jeunesse qu’il essaie, malgré elle, de retenir à notre école. Tous se plaignent de ne rien apprendre parce qu’ils n’apprennent pas l’anglais. Ils savent très bien la Bible, oh ! … et d’autres choses. Mais qu’est-ce que cela ? C’est l’anglais qu’il leur faut, et l’anglais nous ne voulons, nous ne pouvons pas le leur donner.
Je reprochai au roi son manque de véracité et, m’appuyant sur des faits, je le rendis responsable de cet état de choses. C’est lui, de fait, qui a ruiné notre école. Aussi, qu’il le sache, il recueillera ce qu’il a semé. L’esprit d’insubordination et l’orgueil effréné de toute cette jeunesse qu’il ne peut plus gouverner se tourneront contre lui. Oh ! le mensonge chez cet homme ! Tout cela, il l’a voulu ; il joue la comédie en prétendant le contraire, et les jeunes gens le savent.
Les Mafoulos, dimanche 20 mars 1904. — J’ai prêché sur Félix, Festus et Agrippa. Grand auditoire d’hommes. Le Ngambéla a montré de l’humeur, toujours au sujet des garçons qu’il va conduire chez Willie, en se mettant le matin entre le roi et moi, en me tournant le dos sans me saluer, ce qu’il n’avait encore jamais fait. On a écouté la prédication du matin, suspendu à mes lèvres. Je sentais que je tenais mon auditoire.
Mais j’ai fait, ce jour-là, une grande expérience : c’est que je ne sais pas prêcher, prêcher avec simplicité, laisser parler Dieu par sa parole. Il y a trop du moi, et trop de l’effet extérieur, physique, dans ma prédication. C’est toute une perspective qui s’est ouverte devant moi.
Je suis rentré lundi (21 mars) à midi, à Léalouyi. Mlles Kiener et Amez-Droz en étaient parties pour Séfoula. Ma dernière visite à Léwanika m’a fait de nouveau toucher du doigt le danger que court notre école. Malgré tous les égards du roi pour ma personne pendant que j’étais son hôte, j’en suis revenu avec une grande tristesse dans le cœur. Mais, après tout, la tristesse qui nous jette auprès du Seigneur est une bonne tristesse et elle doit porter de bons fruits. Parmi les choses qui nous arrivent, il y en a beaucoup qui sont l’œuvre des hommes et l’inspiration du diable et que nous mettons sur le compte de la volonté de Dieu. Dieu les permet pour notre éducation, pour se glorifier en tirant le bien du mal, et pour accomplir ses desseins par les machinations mêmes de l’ennemi. Le méchant fait toujours une œuvre qui le trompe. C’est vous dire que nous ne perdons pas courage : il y aura une réaction. »
Coillard souffrit profondément de cette scène aux Mafoulos. Une fois, à Léalouyi, ses collègues le virent pleurer et, comme on s’enquérait du sujet de ses larmes : « Mon œuvre s’écroule avant moi, » dit-il. Dès lors, Coillard se demanda s’il devait encore continuer à prier pour Léwanika ou bien si Dieu, ayant rejeté celui-ci comme Saül (1 Samuel 16.1), lui donnait l’ordre de cesser de pleurer sur le roi. Assurément le coup fut trop rude pour lui et la maladie trouva une proie facile. Les missionnaires de Léalouyi devaient aller passer les vacances de Pâques à Séfoula. M. Coillard s’y rendit le 26 mars. « Il était devenu encore plus affectueux que par le passé, il avait besoin de se sentir très entouré, » écrit M. Adolphe Jalla.
Séfoula, 30 mars 1904. — Enfin ici ! Il y a longtemps que je n’y étais pas venu, pas depuis le nouvel an 1901, si je ne me trompe.
L’aspect de la station avait beaucoup changé, la maison d’habitation de Coillard et l’église avaient été reconstruites.
Ce n’est plus mon Séfoula. Plusieurs de mes vieux amis ont commencé à venir me voir : c’est — je ne parle pas des chrétiens — Séfounga Nyambé qui est maintenant professant et qui montre du zèle, c’est Ngouana Moké qui vieillit. Il est tout rapetissé, le pauvre. Il venait tout seul, sans même un gamin pour le suivre. Il portait au bout d’un bâton un bidon de lait qu’il m’apportait. Il s’assit, en demandant permission, sur ma natte, me donna une forte poignée de main, et puis il commença à rappeler les vieux temps ; pour lui aussi, c’est l’âge d’or. Il n’en reste plus que des souvenirs agréables. Malheureusement, la poste venait d’arriver et je brûlais d’envie d’ouvrir au moins quelques-unes des enveloppes qui, je le savais, m’apportaient des nouvelles importantes. Je me vainquis pendant longtemps, causant aussi agréablement que possible de tout ce qui pouvait l’intéresser ou lui faire du bien. Puis je lui dis : « Mon ami, il faut que je dépouille ce courrier qui est très important et très volumineux. » — « D’où viennent ces lettres ? du roi ? » — « Non, de chez nous, de mes amis, d’au delà des mers. » — « Et que disent ces lettres ? »
Je commençai le dépouillement. La grosse enveloppe noire du faire-part français ne pouvait pas manquer. A chaque courrier, je suis des cortèges funèbres. Voilà une lettre de M. Cartwright : la maison est commandéeb. Ça me donne un coup, le sang me monte à la tête, je vois le spectre des dépenses, les difficultés du transport.
b – La Zambézia du Cap avait décidé de donner une maison à Coillard ; elle n’arriva qu’après sa mort.
De Séfoula, Coillard écrivait :
« Je pense souvent aux disciples fatigués, conduits à l’écart par le Sauveur, et là, au lieu du repos qu’ils rêvaient, nourrissant, sur l’ordre du Maître, les multitudes avec les cinq pains et les deux poissons qui devaient servir à leur propre repas. Ils n’y perdirent rien, car, plus ils donnaient, plus aussi la nourriture se multipliait et, en définitive, chacun des apôtres eut la surabondance, sa corbeille remplie. Et c’est encore le miracle que la grâce de Dieu répète de nos jours. Si le sentiment de notre pauvreté est parfois accablant, angoissant, si nous regardons souvent avec un véritable effroi le pain et le poisson qui ne nous suffisent pas à nous-mêmes, quand le Maître nous appelle à donner à manger à des foules affamées, c’est lui qui dresse la table dans le désert, qui y pourvoit et qui, rassasiant les autres, restaure en même temps notre pauvre âme languissante.
Nous venons d’en faire, nous aussi, de nouveau, l’expérience. Notre cher ami Bouchot, se faisant l’interprète d’un désir flottant dans l’air, d’un besoin profondément senti par nous tous, nous invita, nous, de la Vallée, avec nos évangélistes, à une semaine de retraite pastorale (1er au 6 avril). Il avait élaboré un programme dont le seul tort — si tort il y a eu — était d’être très chargé. Outre les services spéciaux du Vendredi Saint (1er avril) et de Pâques, nous avions trois études par jour, sans compter la réunion du matin, ouverte à tout le monde, et chacun de nous, missionnaires présents, nous avons été appelés à y contribuer. Voici, du reste, les sujets que nous avons abordés :
- La résurrection, son importance eschatologique et son rôle dans la vie spirituelle du chrétien ;
- La foi, l’œuvre de Dieu : Abraham, le croyant ;
- Le rôle central de l’amour, en Dieu dont il est l’essence, en l’homme dont il est la raison d’être : Moïse, l’homme aimant ;
- L’amour, agent actif de l’évangélisation du monde, accomplissant le reste des souffrances du Christ pour l’Église qui est son corps.
Il s’est dit de bonnes et belles choses au cours de ces études ; nos vues se sont élargies et des horizons nouveaux et inattendus se sont ouverts devant nous. Venant de la lutte, des eaux amères de Mara, avec nos tristesses et nos déboires, nous avons puisé avec joie à ces sources de salut, nous avons campé sous les frais ombrages d’Élim. De Prosch, avec ses trois causeries hygiéniques, nous a procuré une détente qui, pour nos évangélistes surtout, était d’une grande importance. »
Il est difficile maintenant de mettre par écrit toute la fraîcheur des impressions de ces beaux jours. L’étude des sujets que l’on m’avait donnés à traiter : la résurrection et son rôle dans le salut et dans la vie chrétienne, et le rôle central de l’amour en Dieu et en l’homme, a été pour moi une source de grande puissance spirituelle. J’y ai mis toute mon âme. Je me levai tous les jours, comme d’habitude, à trois heures du matin, pour me préparer, ce fut un temps béni.
Un jour, durant ces réunions de Séfoula, Coillard dit à Mlle Kiener : « Il me semble que je suis encore au bord et que je n’ai encore rien compris de l’amour de Dieu. » « Et cependant, dit Mlle Kiener, il nous transportait au ciel. »
Une agape, sous la forme d’un thé familier, un service solennel d’actions de grâces et la Cène ont terminé notre retraite, le mercredi soir (6 avril). J’ai parlé sur Ésaïe.12.3-4 : « Vous puiserez de l’eau avec joie aux sources du salut. » Le lendemain, tous partaient ; moi, je restai jusqu’au samedi pour me reposer et m’occuper de mon bétail qui meurt.
Le samedi 9 avril, Coillard se rendit à la résidence d’été de Mokouaé ; il y prêcha le dimanche ; le lundi, tandis qu’il se rendait à la station de Nalolo, auprès de M. et Mme Lageard, il apprit que ceux-ci venaient de perdre leur petite Madeleine et, le lendemain, M. Coillard présidait à l’enterrement. Le 13 avril, il rentrait à Léalouyi ; une terrible lutte l’attendait : les évangélistes menaçaient de se ranger du côté des Éthiopiens.
« La situation s’aggrave. Ce qui est nouveau, c’est l’attitude de nos évangélistes. Je vous ai parlé de ces belles réunions de Séfoula — une retraite pastorale que nous avons eue, avec eux, pendant huit jours et de laquelle nous attendions beaucoup. Nous avions pourtant le sentiment que leurs cœurs n’étaient pas parfaitement au large avec nous, et, à cause de cela, nous avions remis la communion du jour de Pâques, à la fin de nos réunions. De Séfoula, ils devaient aller aux Mafoulos, où Adolphe voulait leur faire un cours d’introduction aux épîtres de saint Paul. Au thé d’adieu que nous eûmes ensemble, ils s’enquirent de la nature des leçons qu’on leur donnerait. Adolphe leur dit que c’était surtout pour étudier la Bible qu’ils étaient convoqués. « Si c’est pour la Bible seulement, dit l’un d’eux, je n’y vais pas. » — « Personne de nous n’ira, » reprit un autre. Nous causâmes avec eux ; Adolphe leur dit qu’en outre, ils feraient autre chose : de l’anglais, de l’arithmétique, etc., mais c’était surtout pour le cours biblique qu’ils étaient convoqués. Ils y allèrent tardivement, signifièrent à Adolphe qu’ils ne voulaient que de l’arithmétique, de l’anglais et rien d’autre, et, sur son refus de céder, ils s’apprêtèrent à partir et à retourner chez eux. Malheureusement, deux de nos jeunes frères interdirent à leurs évangélistes de prêcher ; dans leur pensée, cette interdiction ne portait que sur le dimanche suivant. Les évangélistes ne l’ont pas compris et ne veulent pas le comprendre ainsi ; ils veulent se croire destitués « mis à la porte » ; vous voyez d’ici toutes les complications qui ont suivi. On en a causé et on en cause encore au village, et le roi aussi s’en est mêlé.
Tous les frères de la Vallée sont venus, le 20 avril, chez moi et nous avons étudié la situation. Un des évangélistes avait accompagné Adolphe. Les avis étaient partagés. La prudence a prévalu pourtant. Nous avons décidé d’adjoindre Volla à Adolphe pour l’aider et pour donner, outre le cours biblique auquel nous tenons, ce nouvel évangile qui s’appelle l’anglais. La conversation que nous eûmes avec le représentant des évangélistes et l’entretien que j’eus moi-même seul avec lui, me laissent peu d’espoir. Les évangélistes se sont liés par serment ; en frapper un seul, c’est les frapper tous. Il est impossible de calculer les conséquences de la défection de nos évangélistes, c’est une débâcle, la ruine complète de notre œuvre. Je vais à Maboumbou, pour quelques jours, en visite ; mon but est surtout de voir, moi seul, les évangélistes qui sont là chez l’un d’eux, Paul. Je passe des nuits sans sommeil (Ésaïe ch. 5). Sans doute, il y aura réaction et beaux jours, mais je ne serai plus ici pour le voir. »
« J’ai donc été à Maboumbou vendredi dernier (22 avril). Le lendemain matin, tous les évangélistes qui s’étaient donné rendez-vous chez Paul vinrent me saluer. Ils revenaient des Mafoulos, avaient nettement refusé nos offres de quatre semaines d’études sous la direction d’Adolphe et de Volla ; ils avaient définitivement pris congé d’Adolphe et s’en retournaient chez eux. La situation ne pouvait pas être plus grave. Ils étaient animés d’un si mauvais esprit qu’on pouvait maintenant s’attendre au pire. Et s’ils méprisaient ainsi notre autorité, qu’allions-nous faire ? Je les pris à part, moi seul, sous un arbre, et j’eus un entretien avec eux. Dieu me donna la grâce de leur parler avec fermeté, avec fidélité, mais avec mon cœur aussi. Ils protestaient de leur attachement à la Bible, mais ils voulaient surtout de l’anglais. Je leur dis que je ne doutais nullement de leur attachement à la Bible — autrement ils ne seraient pas dignes de leur vocation et leur vie spirituelle ne pouvait que dépérir — mais que, par leurs paroles et leur conduite surtout, ils faisaient croire tout le contraire, à ceux qui ne les connaissaient pas. Pourquoi n’avoir pas accepté avec empressement le cours d’Adolphe et nous avoir demandé des leçons en plus ? La destitution qui les avait frappés me fut aussi lancée à la figure, et ils me dirent que, puisqu’il ne leur était plus permis de prêcher l’Évangile même chez eux, ils devaient chercher ailleurs la liberté de le faire, etc… Bref, après leur avoir dit franchement que, s’ils voulaient passer aux Éthiopiens, ils ne nous cherchassent pas querelle pour couvrir leur retraite, et surtout, après avoir flétri le serment qui les lie, je leur montrai le scandale de leur folle conduite, je les conjurai de ne pas détruire J’œuvre de Dieu déjà si difficile : « Vous avez plusieurs maîtres, mais après tout vous n’avez qu’un seul père. Je vous parle comme à mes enfants que j’ai enfantés et que j’affectionne. Suivez mon conseil. »
Ils me demandèrent un peu de temps pour considérer ce que j’avais dit. Ces heures d’attente, je les passai seul dans la brousse. Dieu connaît mes angoisses et mon agonie. Ils revinrent après le goûter et m’annoncèrent qu’ils allaient retourner aux Mafoulos, chez Adolphe. Ils voyaient leur conduite sous un jour tout nouveau : « Mépriser les conseils d’un vieillard, c’est se perdre. » Nous nous mîmes à genoux et bientôt ils reprenaient le chemin des Mafoulos. Depuis lors, ils se sont mis à l’étude de la Bible avec entrain, me dit Adolphe, prennent des notes, etc… et les leçons durent, avec de courts intervalles, de 8 heures du matin à 10 heures du soir. Volla est allé prendre sa part du travail. J’aurais voulu le faire, moi, mais on ne me le permet pas, pour raison de santé. Il faut bien que j’obéisse à mon tour.
Dimanche, Adolphe a fait prêcher l’après-midi un des « destitués » de sorte que tout est rentré dans l’ordre. Oui. Mais l’avenir est gros d’orages. Et jamais, plus que maintenant, nous n’avons eu autant besoin de devenir prudents, sages et surtout aimants. Nous avons de l’amour ; mais il faut que nous devenions aimants, que l’amour devienne toujours plus la force motrice de notre ministère et de notre vie. »
Je suis plein d’anxiété tout en bénissant Dieu de nous avoir, encore cette fois, délivrés et fait échapper à une catastrophe. Mais personne ne saura jamais les luttes et les angoisses qui m’ont labouré l’âme pendant ces heures d’attente dans la forêt. Dieu entend les prières.
Le lundi matin, 25 avril, Coillard, encore à Maboumbou, eut une attaque de fièvre et d’ophtalmie. L’après-midi, il rentrait à Léalouyi et il reprenait le travail avec Mlles Kiener et Amez-Droz, tandis que M. et Mme Volla et M. Adolphe Jalla étaient aux Mafoulos, enseignant les évangélistes, dont les bonnes dispositions se maintenaient ; le roi, au contraire, se montra très froid.
« Ma santé n’est pas toujours très bonne mais elle n’est pas mauvaise, elle est indifférente, comme disent les Anglais. Généralement je suis bien, mais je deviens sensible aux changements atmosphériques, et c’est ce qui m’a valu la bronchite qui s’est cramponnée à moi pendant tout mon voyage de l’an passé et depuis. Ce qui me désole, c’est de voir comme un rien me fatigue. J’ai peine à surmonter l’aversion que j’éprouve pour toute espèce de travail, manuel surtout, qui demande un effort. Mais j’aime la prédication et l’évangélisation, cela me reste. Je m’accuse bien de paresse, mais, il faut que je le reconnaisse, je ne suis plus jeune et je le sens. Quand je vois Adolphe Jalla se tuer au travail et Volla le suivre tandis que, pauvre moi, je fais si peu, la tristesse me gagne irrésistiblement. Aussi longtemps que j’ai la confiance de mes collègues, et un peu d’influence, due à mon âge, sur Léwanika et les natifs en général, je me sens encore à ma place ici et j’y reste. Quand je ne serai plus bon à rien ou que je ne serai plus utile, le Maître me le montrera, et alors, ou bien il me prendra à lui, ou bien j’irai… aux vieux fers.
D’après ce que je viens de dire vous comprenez combien la vie devient solennelle à mesure que j’avance. Si Dieu me garde, dans trois ans il y aura cinquante ans que j’ai été consacré au saint ministère ; c’est une grâce qui n’est pas accordée au grand nombre des serviteurs de Dieu, en mission j’entends. Mais c’est dire que toute ma carrière est maintenant derrière moi. Ah ! que je voudrais pouvoir la recommencer, mais la recommencer avec mon expérience accumulée ! Hélas ! »
Le roi passa quelques jours à Léalouyi ; il vint voir Coillard, le 4 mai, et s’invita, le lendemain, à prendre un repas chez lui :
Je ne lui dis rien de ce que j’ai sur le cœur, je guetterai l’occasion ; je ne lui reprochai que sa froideur avec Adolphe et lui parlai des étranges fredaines de la reine de Séchéké. Il me remercia très poliment.
Le dimanche 8 mai, Coillard prêcha à Léalouyi sur Manassé (2 Chroniques ch. 33).
Le roi était là, avec passablement de gens. Il a eu l’air ennuyé. Après le culte, il ne m’a pas invité chez lui. Est-ce qu’il ne résultera donc rien de cette prédication ?
Jusqu’à la fin de sa vie, Coillard ne se lassa pas d’entretenir des relations avec les membres de sa famille et se montra préoccupé de leur salut ; le 10 mai 1904, il écrivait à une nièce :
« Quand on connaît Jésus, on l’aime, et on voudrait que tout le monde le connût et l’aimât. La religion traditionnelle, celle que nous ont léguée nos parents, est vaine et trompeuse, s’il n’y a pas en nous le changement du cœur qui s’appelle la conversion. Si nous demandions aux païens qui nous entourent de devenir de bons protestants, de venir au culte et de faire leurs devoirs religieux, comme on dit, nous aurions foule. Mais nous demandons plus que cela, ou plutôt le Seigneur lui-même demande plus que cela. Il demande le changement du cœur. Quant aux formes religieuses, il dit : « Ce n’est pas celui qui me dit : Seigneur, Seigneur, qui entrera au Royaume des cieux, mais seulement celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux. »
Le même jour, il écrivait à un neveu :
« Ici, je continue mon petit train de vie, mais je ne sais pas si je dis juste en parlant de mon petit train de vie, c’est, je crois, plutôt un grand train. En mission, nous ne mangeons pas le pain de la paresse. C’est le travail qui nous pousse, pousse, bon gré, mal gré.
Je suppose que tu reçois et lis régulièrement le Journal des Missions. Non seulement c’est le moyen de se tenir au courant de ce qui se fait pour l’avancement du règne du Seigneur parmi les païens, mais c’est une lecture bienfaisante et intéressante. C’est de cette lecture qu’a surgi ma vocation, quand, tout petit, je lisais le Journal à ma bonne vieille mère.
L’autre jour, le roi est venu passer quelques jours ici, à sa capitale. Il est venu chaque jour me voir ou dîner avec nous. Il m’appelle son ami. Il est le mien si par « ami », on entend quelqu’un qu’on affectionne, car, en effet, j’ai une très grande affection pour lui, malgré tous ses travers, bien qu’il ne soit pas encore chrétien et qu’il semble plutôt s’éloigner de l’Évangile. Ça m’a fait plaisir de le voir un peu seul. Il nous a nourris de poisson frais. Le poisson du Zambèze est exquis et les Zambéziens pourraient en remontrer aux Vatels d’Europe pour le cuire. Le roi était si étonné de me voir en jouir qu’il me dit : « Eh bien ! je sais aujourd’hui que mon père aime le poisson comme un Morotsi, je m’en souviendrai. » Nous verrons.
J’ai avec moi un des deux Boers que j’ai amenés de la Coloniec ; l’autre viendra plus tard, il est à Séchéké. C’est beau d’entendre ces jeunes gens prêcher L’Évangile aux noirs avec tant d’ardeur ! C’est plus beau encore de les voir se donner à nous comme ils le font et travailler avec tant d’amour ! Que la grâce de Dieu est belle quand elle brille dans un cœur et qu’elle illumine une vie ! Je ne m’étonne pas que saint. Paul compare l’influence du vrai chrétien à un parfum, « le parfum de Christ qui donne la vie ! »
c – MM. Brummer et Kleingbiel, du collège de Worcester, qui s’étaient offerts à Coillard comme ouvriers.
Lundi 16 mai 1904.. — La semaine passée j’ai été souffrant et, le vendredi, j’ai eu une forte attaque de fièvre qui m’a jeté sur mon lit et m’a empêché de partir pour les Mafoulos, bien que le roi eût envoyé un bateau et des garçons pour me chercher. Samedi, au point du jour, je suis parti pour les Mafoulos, un peu patraque, mais je suis allé quand même. C’était bon de revoir Adolphe Jalla. Samedi est jour de congé pour toutes les écoles, mais j’ai vu nos évangélistes qui sont tous animés d’un excellent esprit. L’après-midi, nous avons été faire une série de visites.
Coillard vit, entre autres, le roi : « Ah ! le pauvre homme, comme il a changé ! » Après avoir fait, dans son journal, un tableau de la corruption qui règne à la cour, et « dont les blancs, malheureusement, donnent l’exemple », Coillard s’écrie :
Quelle horrible page noire je viens d’écrire ; quand je pense à la réalité, je frémis d’horreur. Le dimanche 15 mai, j’ai prêché sur l’Ascension :
- Le fait historique de l’Ascension ;
- La manière dont elle s’est faite ;
- L’entrée du Sauveur au ciel comme vainqueur (Psaumes 24 ; Éphésiens 4.8) ;
- Assis à la droite de Dieu. Qui l’a vu ? Témoignage des mourants, Etienne, Jean ;
- Ce qu’il fait : grand prêtre, il offre son sang, il intercède, il distribue ses dons ;
- Il vit. Il reviendra.
Le roi, malade, n’est pas venu. On écoutait avec une singulière attention et, plusieurs fois, j’ai eu de la peine à maîtriser mon émotion. Jamais on n’a mieux écouté. Mais que fait-on de tout cela ? La veille, pendant une bonne réunion de prière, on a battu du tambour tout le temps, à la porte de la cour.
Après le culte, j’ai eu une crise comme vendredi : des vomissements, de la fièvre, j’ai été forcé de me mettre au lit. Ce matin (lundi), je suis un peu mieux ; j’ai fait dire au roi que j’irais déjeuner chez lui ; il m’a attendu jusqu’à 8 heures et demie, mais je n’ai rien pu prendre. Je voulais lui parler, mais il y avait tant de gens autour du kachandi et lui-même était si peu bien, avec son rhume de cerveau, que je n’ai pas pu. Je suis parti à 9 heures et demie et, à 11 heures et demie, je débarquais à Loatilé rompu, mais assez bien.
Ici s’arrête le journal intime. Le lendemain, mardi 17 mai 1904, Coillard écrivait encore deux billets aux missionnaires de Maboumbou ; ce sont les derniers messages de lui que nous connaissions ; l’un est adressé à M. Gustave Berger :
« J’ai un peu de fièvre, mais rien de sérieux du reste. Je suis debout, mais il m’en coûte d’écrire. J’ai été aux Mafoulos dimanche, entre deux accès de fièvre, mais ça va déjà mieux. »
L’autre est adressé au docteur de Prosch, en lui envoyant, pour son jour de naissance, une boîte d’instruments de dentiste :
« Je n’ai pas oublié votre jour de naissance. On a pris soin de m’en faire souvenir ; on sait que d’habitude, hélas ! j’ai l’infirmité d’être oublieux. J’ai prié pour vous, comme pour un frère bien-aimé, dont je connais les circonstances, les sentiments et les besoins, autant qu’un ami peut les comprendre. Dieu vous donnera encore de longs jours, et la grâce d’avoir une grande clientèle, c’est-à-dire une grande sphère d’action, une vaste influence et beaucoup de joie. Je citais à Mlle Kiener, Ésaïe 66.5, je vous le passe ; « Que l’Éternel montre sa gloire et que nous voyions votre joie. »
Cher ami, j’ai été, à mon heure, un arracheur de dents ; je puis vous assurer que je n’étais ni charlatan, ni menteur. Mais cette boîte m’est devenue un meuble inutile. Je vous la donne et, si vous deviez un jour avoir un successeur, vous la lui passeriez aussi. Voilà. Mon temps est fini.
Je ne suis pas très bien, mais je pourrais être plus mal ; ce sont seulement des accès de fièvre plus malencontreux que dangereux. Je ne suis jamais longtemps traînant l’aile. Du reste, ça va mieux.
Merci de votre intérêt pour mon pauvre bétail. Une attache de moins, elle n’était pas forte celle-là. Vous faites bien de faire des remontrances au roi. Écrivez-lui poliment, fermement et envoyez par un exprès.
A vous de cœur. »
Coillard voulait encore lutter contre la maladie ; dans la nuit du mardi au mercredi, il s’aperçut que l’hématurie commençaitd. Le mercredi (18 mai) encore, au lieu de rester couché, il allait de son lit à son cabinet d’étude, se recouchait, faisait un marché, et cela en gémissant presque tout le temps. Il comprit que ce pouvait être grave et il fit appeler le docteur de Prosch, qui arriva le même soir. Il n’avait pas encore regagné son lit « parce que, disait-il, je crains de n’en plus sortir ». Sur ces nouvelles inquiétantes, MM. Volla et Adolphe Jalla, MlleKiener et Mme Bouchet arrivèrent le 19 mai. Le mal sembla bientôt céder et ceux qui entouraient Coillard reprirent l’espoir de le conserver ; ils parlaient même d’un voyage en Europe qui lui serait imposé, dès que sa santé le permettrait. Cependant la faiblesse restait extrême et les douleurs très fortes.
d – Le récit des derniers jours de Coillard est tiré des lettres de MM. Adolphe Jalla, Georges Volla et de Prosch, ainsi que des témoignages de Mlle Kiener et de M. le docteur Georges Reutter.
Coillard espéra continuellement revoir le roi, mais Léwanika se contenta, à deux reprises, de faire prendre de ses nouvelles. Cela fut profondément douloureux à Coillard ; le roi le fit ainsi souffrir jusqu’au bout, si bien qu’un missionnaire a pu dire : « C’est le roi qui l’a tué. ».
Quoique la convalescence ne fût, pas franche, le docteur croyait encore à la possibilité de la guérison : « N’y eussé-je pas cru, le malade m’aurait forcé à y croire, tant il m’arrachait de déclarations rassurantes. C’est à peine si j’osais lui dire, en passant, que son état était très sérieux. » Coillard souffrait beaucoup.
« Qu’il est difficile, au moment de la souffrance, dit-il le dimanche, de se cramponner à quelque parole qui réconforte ; la souffrance ne nous éloigne pas de Dieu, mais elle met comme un voile entre nous et lui. »
Ce fut dans la nuit du lundi 23 au mardi 24 que tout espoir de guérison disparut. Coillard désirait-il vivre et ne pas quitter l’œuvre à un moment si grave ? Eut-il de la peine à accepter la volonté de Dieu, quelle qu’elle fût ? On peut le supposer, car le mardi soir, il dit à Mlle Kiener :
« Je viens de passer par un noir passage, la lutte a été bien grande, mais je crois que Dieu va me relever. »
Il montra ces deux textes fixés à la paroi : « L’Éternel est celui qui te guérit » et « La paix soit avec vous. »
« Dieu, dit-il, a encore du travail pour moi. Ma tâche n’est pas finie et Dieu me laisse encore. »
Et c’est ainsi qu’il s’endormit, tout à fait paisible, comme certain que Dieu le relèverait et le laisserait au travail ; c’est cette certitude, conservée tant qu’il a eu sa connaissance, qui explique qu’il n’ait pas fait d’adieux.
Nous ne devons pas chercher à pénétrer plus avant dans le mystère de ces longues heures, non pas d’agonie — il n’y en eut pas — mais de tête à tête avec Dieu ; il entendait « les chants de la nuit » et l’ange qui venait murmurer à son oreille les messages d’En-Haut. Quand comprit-il que sa fin était proche ? Le mardi soir 24, il dit à M. Adolphe Jalla :
« Nous ne devons pas aller à l’encontre de la volonté de Dieu. »
Faisait-il allusion à ses souffrances ou à sa fin ? Le mercredi soir, M. Volla lui donna la main, puis, au bout d’un moment, croyant le déranger, il la retira ; alors Coillard le regarda et dit : « Donnez-moi la main. »
Jusqu’au mercredi soir (25 mai), on peut dire que Coillard avait sa connaissance, bien qu’intermittente et atténuée. Ce soir-là, comme les missionnaires, après avoir chanté un cantique, allaient se retirer, il dit : « Remerciez beaucoup toutes ces dames. »
Vers 10 heures et demie, il dit encore, très faiblement, à M. Volla qui voulait lui arranger ses coussins : « Il ne faut pas me déranger. » Tout le reste de la nuit, il sommeilla, ouvrant de temps en temps les yeux et regardant fixement M. Volla qui veillait.
Le jeudi 26 mai, c’était le coma ; cependant, à 6 heures du soir, comme le docteur approchait de ses lèvres une cuillerée d’eau : « I don’t want any, » je n’en ai pas besoin, dit-il, et il se rendormit. A 9 heures, les missionnaires vinrent encore sur sa véranda, avec les garçons et les évangélistes, lui chanter un cantique sessouto : « Sur toi je me repose » ; de Prosch, qui était près de son lit, dit que, pendant tout le second verset, il regarda du côté de la véranda, mais, aussitôt après, il se rendormit profondément.
MM. De Prosch et Adolphe Jalla devaient le veiller. A 11 heures et demie, M. et Mme Bouchet et M. Huguenin arrivaient.
A 2 heures du matin — le vendredi 27 mai 1904 — Coillard laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; il respirait beaucoup plus lentement, mais beaucoup plus facilement que la veille, sans râle aucun. Tous les missionnaires, avertis de l’approche de la fin, accoururent et se groupèrent autour du lit ; dans le fond de la chambre se tenaient les deux évangélistes de Léalouyi, celui de Séfoula et Imakoumbiri, le garçon de Coillard. Dehors, sur la véranda, étaient tous les garçons et les femmes du village. « A 3 heures moins un quart, écrit M. Volla, sans soubresaut, sans effort, nous entendions son dernier soupir. Oh ! ces moments où l’on attend encore une respiration ! Nous attendîmes près d’une minute dans le recueillement, puis de Prosch constata la mort. Après un moment passé à genoux, Adolphe Jalla mit la main sur les yeux de M. Coillard, mais ce n’était pas même nécessaire, il ne les avait pas rouverts. »
Le soir du même jour, l’enterrement eut lieu à Séfoula.
« Ce fut sous le grand arbre, à la lueur de la lune, que nous fîmes le service funèbre, au sein d’un recueillement profond, solennel, écrit M. Adolphe Jalla : « J’ai rappelé brièvement les immenses services rendus par M. Coillard à ce pays, et comment il est parti, triste de l’endurcissement du peuple, des chefs et du roi. S’ils périssent, ce ne sera pas sa faute. Cependant, l’espoir l’a soutenu à travers les difficultés et les deuils. Pour le croyant, ce qui est pénible, ce n’est pas tant de mourir que de vivre. Je terminai par un appel aux croyants et aux inconvertis.
Sémonja, chef chrétien envoyé par le roi, dit qu’en effet ce fut M. Coillard qui procura la paix au pays ; il est triste de penser que le missionnaire n’a pas récolté ce qu’il a semé. Katéma, autre chef représentant le roi, témoigna de la tristesse du roi et de tous. Étienne Sémondji parla de l’amour de M. Coillard, du devoir de suivre ses traces et d’agir selon ses exhortations. Le docteur de Prosch dit que nous devons remercier Dieu pour le don qu’il a fait de ce fidèle serviteur à nous, à la Mission, et aux Zambéziens. M. Bouchet dit comment tout est fini pour M. Coillard ici-bas, mais pas pour toujours. Philippe termina par la prière. Entre les allocutions nous chantâmes. Est-ce que cette prédication muette, mais puissante, de la tombe de Coillard ne sera pas entendue ?
Que Loatilé était triste à notre retour ! Comme tout nous semblait silencieux ! »
Deux jours après, M. Adolphe Jalla écrivait encore : « M. Coillard nous disait sa certitude des victoires du Seigneur dans ce pays, mais il était profondément triste qu’il ne lui fût pas donné de les voir. Ne les verra-t-il pas, quand même ? Ces obstacles qui nous font gémir, il n’en souffre plus ; n’a-t-il pas eu la révélation du triomphe final ?
Comme l’état de barbarie, dans lequel il a trouvé le pays, a passé, et cela surtout par son moyen, comme la paix et les progrès extérieurs ont remplacé le chaos d’il y a quinze ans, de même la paix intérieure, les progrès spirituels et le réveil succéderont à la torpeur actuelle. L’Esprit soufflera sur les ossements desséchés. Il le verra, il en jouira dans la paix du Sauveur, il en bénira le Maître qu’il a servi jusqu’au terme de sa vie. Lui et tous ceux qui ont semé avec larmes exulteront en voyant qu’ils n’ont pas travaillé en vain. »
A plusieurs reprises, Coillard avait exprimé l’espoir de mourir au Zambèze, en plein ministère actif et de reposer à côté de Mme Coillard. Ces deux vœux d’apôtre et d’époux ont été exaucés.
Un autre désir était fortement enraciné dans son cœur de Français et de patriote : en tête de ses dernières volontés, rédigées le 3 mars 1903, à Léalouyi, au moment de partir pour son dernier voyage au Sud de l’Afrique, il écrivait ces lignes :
« Sur le seuil de l’éternité et en la présence de mon Dieu, je lègue solennellement aux églises de la France, mon pays natal, la responsabilité de l’œuvre du Seigneur au pays des Barotsis, et je les adjure, en son saint nom, de ne jamais y renoncer, ce qui serait méconnaître et renier la riche moisson réservée aux semailles qu’elles ont accomplies dans les souffrances et dans les larmes. »
Le Comité des Missions évangéliques, mis en présence de ce testament, a déclaré entrer pleinement dans la pensée de Coillard.
Courage donc, frères de France ; c’est honorer sa patrie et son église que de soutenir ceux qui portent l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre. Peut-être trouvez-vous que la tâche est lourde ? Elle est grande en effet.
Nous tous, d’autres nationalités, qui avons reçu du bien des Coillards, des Boegners, et de bien d’autres Français, nous voulons vous aider. Après nous être consacrés nous-mêmes, ensemble consacrons nos enfants, ensemble consacrons nos biens à cette sainte cause de l’avancement du règne de Dieu dans le monde. Ensemble enrôlons-nous dans la pacifique armée du Roi des rois.
Sous sa bannière, armés de foi et d’amour, ensemble, nous maintiendrons l’œuvre commencée, ensemble nous la développerons. Ensemble nous marcherons à de nouvelles et pacifiques conquêtes.