Ce voyage, nous l’avons dit, devait avoir des conséquences importantes pour Herrnhout et pour Zinzendorf. La sensation produite par sa présence et par sa parole dans les deux illustres universités d’Iéna et de Halle attirait dorénavant sur son œuvre les regards de toute l’Allemagne théologique et religieuse. Il avait excité au plus haut degré l’enthousiasme des uns, la méfiance des autres, l’attention de tous. « A dater de ce moment », dit Spangenberg, « il se forma contre le comte un parti qui alla tantôt grossissant, tantôt diminuant, mais qui ne cessa jamais d’exister pendant toute la vie de Zinzendorf. Les personnes qui aimaient le Sauveur ou qui du moins passaient pour l’aimer étaient très partagées dans leur manière de voir relativement au comte ; les unes le regardaient comme un fidèle serviteur du Seigneur et l’aimaient cordialement ; mais d’autres conçurent une grande méfiance contre lui, et ce furent elles qui formèrent ce parti. » Nous aurons bientôt à nous en occuper.
A Herrnhout, l’absence du comte, quoiqu’elle n’eût duré que trois mois, avait eu une influence fâcheuse. Une fois qu’il n’avait plus été là pour entretenir le zèle de la communauté, la foi avait commencé à faiblir ; plusieurs s’alarmaient de la situation précaire de leur petite église née de la veille, constituée à la hâte, sans existence reconnue et sans lien officiel avec les autres églises évangéliques. Cette situation équivoque pouvait, pensaient-ils, les exposer à de graves embarras, à des persécutions même, et ils se demandaient si le mieux ne serait pas, après tout, de renoncer au nom et à la tradition des Frères de Bohême et de Moravie, pour se fondre dans l’église luthérienne. Cette tendance était devenue celle de plusieurs membres influents de la communauté. Rothe, qui paraît n’être jamais entré entièrement dans les vues de Zinzendorf, avait été un des premiers à la faire prévaloir, et Christian David s’était laissé entraîner à l’adopter.
Le comte était encore à Iéna lorsqu’il reçut la nouvelle de ce revirement d’opinion. On se souvient que dans l’origine cette manière de voir avait été la sienne et qu’il n’y avait renoncé qu’à cause de la résistance formelle qu’il avait trouvée chez les Frères. Mais maintenant, au point où l’on en était, il ne pouvait voir qu’avec une vive douleur que l’on voulût de gaieté de cœur détruire ce que l’on venait à peine de fonder, renoncer à des institutions qui avaient déjà porté des fruits et sur lesquelles la bénédiction du Seigneur reposait d’une manière sensible. Il prévoyait d’ailleurs que la démarche proposée entraînerait inévitablement un schisme dans la communauté, car il savait qu’il était un certain nombre de Frères qui ne donneraient jamais les mains à cette nouvelle résolution. Enfin, ce qui lui déplaisait le plus dans ce projet, c’étaient les considérations mêmes qui l’avaient déterminé ; il lui semblait indigne d’une communauté chrétienne de se laisser influencer par la crainte des souffrances auxquelles elle pourrait être exposée et de renoncer par un motif aussi misérable à une liberté que leurs ancêtres avaient conquise au prix de leur sang.
Après en avoir conféré avec les Frères qui se trouvaient auprès de lui, et qui partagèrent sa manière de voir, le comte s’empressa d’adresser à Herrnhout, en leur nom et au sien propre, une protestation contre toutes les tentatives qui pourraient être faites d’abandonner l’ancienne Unité des Frères moraves pour se réunir à quelque autre église. Ses amis d’Iéna, étudiants ou licenciés, auxquels il fit part des nouvelles qu’il venait de recevoir, appuyèrent sa protestation, en écrivant aussi à la communauté de Herrnhout pour l’engager à tenir ferme ce qu’elle avait : « Marchez, disaient-ils, sur les traces de vos bienheureux ancêtres ! N’ayez point honte de leur nom ; car toutes les fois qu’on le nommera, on se rappellera les merveilles de Dieu et on louera Dieu. »
Le retour du comte à Herrnhout fut assombri par ce qui s’était passé en son absence. Tout en témoignant à Rothe et aux Frères la même amitié que précédemment, Zinzendorf se tint d’abord plus à l’écart que de coutume, et, quoique assistant régulièrement aux réunions, il s’abstint d’y prendre la parole. Enfin, il eut avec les anciens une sérieuse explication au sujet de ce qui avait eu lieu. Un discours du comte à l’assemblée commença à ébranler les partisans de la fusion. Christian David reconnut son erreur et consentit à être destitué de sa charge d’ancien ; ses collègues jugèrent utile de se faire aussi remplacer. Enfin, les statuts furent revus avec soin et rédigés sous une nouvelle forme, avec certaines additions importantes. Pour que les ennemis de Herrnhout n’eussent plus aucun prétexte de faire envisager ces statuts comme une nouvelle confession de foi, le comte les promulgua sous le titre d’ordonnances seigneuriales. Ces ordonnances commençaient ainsi : « Herrnhout ne doit jamais oublier qu’il est fondé sur le Dieu vivant et qu’il est une œuvre de sa main toute-puissante ; il ne doit pas oublier non plus qu’il n’est point une institution nouvelle, mais un établissement créé pour les Frères et à cause d’eux. »
Un autre article affranchissait à perpétuité Herrnhout et ses habitants de toute main-morte et corvée.
Les ordonnances furent soumises au vote de la communauté, qui les adopta unanimement. Les paroles persuasives de Zinzendorf avaient réussi cette fois encore à ramener la paix et l’harmonie. Une agape fraternelle scella l’union des cœurs ?.
[Rothe se retira peu à peu de toute participation aux affaires de Herrnhout et, au bout de quelques années, en 1737, il quitta Berthelsdorf pour une autre cure. Le comte, malgré les désaccords qui étaient fréquemment survenus entre eux, ne cessa jamais de le regretter.]