1.[1] La multitude des Juifs enfermés dans la ville était agitée en sens divers. Les plus faibles, agglomérés autour du Temple, se livraient à des transports mystiques et débitaient force discours prophétiques selon les circonstances[2] ; les plus hardis formaient des compagnies qui s'en allaient marauder : ils rançonnaient surtout les environs de la ville et ne laissaient de nourriture ni pour les hommes ni pour les chevaux[3]. Quant aux soldats, les plus disciplinés étaient employés à déjouer les attaques des assiégeants ; du haut de la muraille, ils écartaient les terrassiers et imaginaient toujours quelque nouvel engin pour combattre ceux de l'ennemi ; c'est surtout dans les travaux de mine qu'ils montraient leur supériorité.
[1] Sections 1-3 Ant., XIV, 16, 2-4. Pour le supplice d'Antigone, cf. XV, 1, 2. On a remarqué avec raison que Josèphe s'exprime plus durement sur le compte d'Antigone dans la Guerre que dans les Antiquités.
[2] Le texte est douteux, au lieu de ἐδαιμονία καὶ πολλὰ θειωδέστερον πρὸς τοὺς καιροὺς ἐλογοποίει, texte raisonnable mss. P A et qui correspond à la traduction latine, d’autres mss. ont εὐδαίμονα καὶ πολλῷ θ. τὸν τελευτήσαντα κ. τ. λ. « proclamaient le plus heureux et le plus pieux celui qui mourrait à propos », ce qui n’offre guère de sens.
[3] Nous traduisons d'après le texte de Niese (P A M). La leçon d'autres manuscrits (L V R G) signifierait : « Puisqu'il n'était resté (dans la ville ?) de nourriture ni pour les hommes ni pour les chevaux ».
2. Pour mettre fin aux déprédations des brigands, le roi organisa des embuscades, qui réussirent à déjouer leurs incursions : au manque de vivres il remédia par des convois amenés du dehors ; quant aux combattants ennemis, l'expérience militaire des Romains assurait Hérode l'avantage sur eux, encore que leur audace ne connût point de bornes. S'ils évitaient d'attaquer les Romains en face et de courir à une mort assurée[4], en revanche ils cheminaient par les galeries de mines et apparaissaient soudain au milieu même des assiégeants ; avant même qu'une partie de la muraille fût ébranlée, ils en élevaient une autre derrière ; en un mot, ils n'épargnaient ni leurs bras ni les ressources de leur esprit, bien résolus à tenir jusqu'à la dernière extrémité. Aussi, malgré l'importance des forces qui entouraient la ville, ils supportèrent le siège pendant cinq mois[5] ; enfin, quelques soldats d'élite d'Hérode eurent la hardiesse d'escalader le mur et s'élancèrent dans la ville ; après eux montèrent des centurions de Sossius. D'abord ils prirent le quartier voisin du Temple et comme les troupes débordaient de toutes parts, le carnage sévit sous mille aspects, car la longueur du siège avait exaspéré les Romains, et les Juifs de l'armée d'Hérode s'appliquaient à ne laisser survivre aucun de leurs adversaires. On égorgea les vaincus par monceaux dans les ruelles et les maisons où ils se pressaient ou aux abords du Temple qu'ils cherchaient à gagner ; on n'épargna ni l'enfance ni la vieillesse ni la faiblesse du sexe ; le roi eut beau envoyer partout des messagers exhorter à la clémence, les combattants ne retinrent point leurs bras, et, comme ivres de fureur, firent tomber leurs coups sur tous les âges indistinctement. Alors Antigone, sans considérer ni son ancienne fortune ni sa fortune présente, descendit de la citadelle (Baris) et se jeta aux pieds de Sossius. Celui-ci, loin de s'apitoyer sur son infortune, éclata de rire sans mesure et l'appela Antigona ; cependant il ne le traita pas comme une femme, qu'on eût laissée en liberté : Antigone fut mis aux fers et placé sous une garde étroite.
[4] Nous traduisons selon le texte des mss. L V R C : les mss. P A donnent le sens contraire : « ils attaquaient en face », etc.
[5] D'après Ant., § 487, Jérusalem fut prise « le 3e mois », mais le sens de cette expression est controversé (voir ma note sur ce passage). La prise de la ville paraît être de juin 37 av. J.-C. Dion la place à tort (XLIX, 22) en 38.
3. Hérode, vainqueur des ennemis, se préoccupa maintenant de vaincre ses alliés étrangers. Les Gentils se ruaient en foule pour visiter le Temple et les ustensiles sacrés du sanctuaire. Le roi exhortait, menaçait, quelquefois même mettait les armes à la main pour repousser les curieux, jugeant sa victoire plus fâcheuse qu'une défaite, si ces gens étaient admis à contempler les choses dont la vue est interdite. Il s'opposa aussi dès lors au pillage de la ville, ne cessant de représenter à Sossius que si les Romains dépouillaient la ville de ses richesses et de ses habitants, ils ne le laisseraient régner que sur un désert ; il ne voudrait pas, au prix du meurtre de tant de citoyens, acheter l'empire de l'univers. Sossius répliquant qu'il était juste d'autoriser le pillage pour payer les soldats des fatigues du siège, Hérode dit qu'il leur accorderait lui-même à tous des gratifications sur son trésor particulier. Il racheta ainsi les restes de sa patrie et sut remplir ses engagements. Chaque soldat fut récompensé largement, les officiers à proportion, et Sossius lui-même avec une libéralité toute royale, en sorte que nul ne s'en alla dépourvu. Sossius, de son côté, après avoir dédié à Dieu une couronne d'or partit de Jérusalem emmenant vers Antoine Antigone enchaîné. Celui-ci, attaché jusqu'au bout à la vie par une misérable espérance, périt sous la hache, digne châtiment de sa lâcheté.
4. Le roi Hérode fit deux parts dans la multitude des citoyens de la ville : ceux qui avaient soutenu ses intérêts, il se les concilia plus étroitement encore en les honorant ; quant aux partisans d'Antigone, il les extermina. Se trouvant bientôt à court d'argent, il fit monnayer tous les objets précieux qu'il possédait, pour envoyer des subsides à Antoine et à son entourage. Cependant même à ce prix il ne s'assura pas encore contre tout dommage : car déjà Antoine, corrompu par l'amour de Cléopâtre, commençait à se laisser dominer en toute occasion par sa passion, et cette reine, après avoir persécuté son propre sang au point de ne laisser survivre aucun membre de sa famille, s'en prenait désormais au sang des étrangers. Calomniant les grands de Syrie auprès d'Antoine, elle lui conseillait de les détruire, dans l'espoir de devenir facilement maîtresse de leurs biens. Son ambition s'étendait jusqu'aux Juifs et aux Arabes, et elle machinait sournoisement la perte de leurs rois respectifs, Hérode et Malichos.
5. Antoine n'accorda qu'une partie de ses désirs[6] : il jugeait sacrilège de tuer des hommes innocents, des rois aussi considérables ; mais il laissa se relâcher l'étroite amitié qui les unissait a lui[7] et leur enleva de grandes étendues de territoire, notamment le bois de palmiers de Jéricho d'où provient le baume, pour en faire cadeau a Cléopâtre ; il lui donna aussi toutes les villes situées en-deçà du fleuve Eleuthéros, excepté Tyr et Sidon[8]. Une fois mise en possession de toutes ces contrées, elle escorta jusqu'à l'Euphrate Antoine, qui allait faire la guerre aux Parthes, et se rendit elle-même en Judée par Apamée et Damas. Là, par de grands présents, Hérode adoucit son inimitié et reprit à bail pour une somme annuelle de deux cents talents les terres détachées de son royaume : puis il l'accompagna jusqu'à Péluse, en lui faisant la cour de mille manières. Peu de temps après, Antoine revint de chez les Parthes, menant prisonnier Artabaze, fils de Tigrane, destiné à Cléopâtre, car il s'empressa de lui donner ce Parthe avec l'argent et tout le butin conquis[9].
[6] μέχρι ou μέρει γοῦν τῶν προσταγμάτων ἐπινήξας (ou ἐπινεύσας). Texte et sens très douteux.
[7] Nous lisons avec la plupart des mss. τὸ δὲ τούτων ἔγγιον φίλος εἶναι (P A& : φίλους sans εἶναι διεκρούσατο, mais non sans hésitation.
[8] 36 av. J.-C.
[9] 34 av. J.-C. Artabaze Artavasde était roi d'Arménie et nullement Parthe ; Josèphe paraît le confondre avec son homonyme, roi des Mèdes.