La théorie générique de la chute part d’une autre idée de l’humanité que la théorie individualiste. Elle ne saisit pas seulement dans l’humanité une collection et une succession d’individus, physiquement liés sans doute par l’hérédité naturelle, mais moralement complets, indépendants et séparés les uns des autres ; elle saisit dans l’humanité quelque chose de plus que la somme des individus : à savoir l’humanité même qui constitue l’unité réelle, morale et physique, des individus ; en un mot l’espèce. Elle fait de l’espèce une réalité au même titre que l’individu. Et elle en fait une réalité morale aussi bien que physique. Elle prétend qu’il y a dans tout membre de l’humanité un individu et un homme ; que l’existence individuelle ne recouvre pas l’existence humaine ; que l’homme est plus que l’individu et que même il est homme (moralement et physiquement) avant que d’être individu. Ceci posé ou prétendu (il faudra naturellement le justifier plus tard), elle fait de la chute, une chute générique. Elle pense ou elle prétend que la faute originelle du protagoniste n’était pas une faute individuelle seulement, mais une faute individuelle et générique, parce que le protagoniste incarnait en lui, représentait en lui, réalisait principiellement en lui, l’espèce tout entière. Il était le premier homme, c’est-à-dire l’espèce individualisée pour la première fois, et donc contenue entièrement, sans reste, dans cette première individualisation. Elle y était, et elle y est tout entière, puisque l’espèce tout entière en est sortie. Il le fallait bien, on ne peut récuser cela. Or, si l’espèce humaine, morale et physique, était individualisée en Adama, nous étions donc, moralement et physiquement, en Adam. Son péché n’est plus le péché d’un autre, c’est notre péché. Nous y avons participé avec lui ; nous y avons collaboré en lui ; nous en sommes donc coupables et responsables avec lui. Non pas nous comme individus toutefois, mais comme hommes ; c’est-à-dire dans cette partie de notre existence et de notre être qui dépasse et précède en nous l’existence et l’être individuels. Et dès lors, l’injustice précédente disparaît. Coupables avec lui, nous sommes donc responsables avec lui ; responsables avec lui, il est juste que nous soyons punis et châtiés avec lui. Nous ne subissons plus du dehors et fatalement une prédestination au mal dans laquelle nous ne sommes pour rien. Nous y sommes pour quelque chose au contraire. Nous ne sommes plus voués au mal et à l’esclavage du mal par une hérédité mécanique et révoltante parce qu’immorale ; nous nous y sommes voués nous-mêmes, et la nature mauvaise que nous héritons n’est pas autre chose que la conséquence légitime et l’expression phénoménale de l’acte que nous avons commis en Adam. Dès lors, Dieu subsiste, la sainteté divine subsiste, l’amour divin subsiste. Pourquoi ? Parce que la justice est réalisée. J’ai mérité par ma faute le mal que je subis par ma naissance. Dès lors, l’ordre moral subsiste, il reste suprême, il reste absolu, il reste inviolé. Pourquoi ? Parce que le mal naturel qui m’opprime est un mal à la création duquel j’ai coopéré ; parce que j’ai participé comme homme, c’est-à-dire comme espèce, au mal spécifique qui enchaîne ma liberté individuelle ; parce que l’ordre de la nature est en fonction de l’ordre moral. J’étais homme, je suis homme avant d’être individu ; j’ai péché comme homme avant de pécher comme individu ; il est normal, il est dans l’ordre que la conséquence de ma faute humaine précède l’avènement de ma liberté individuelle et par conséquent la domine. J’ai péché comme homme avant de pécher comme individu, il est donc convenable et juste que mon humanité déchue entraîne mon individualité dans sa déchéance, et puisque mon individualité ne s’éveille qu’au sein de la déchéance de mon humanité, que ma nature humaine tente et asservisse au mal ma liberté individuelle.
a – Je prends ici le mot Adam comme plus usuel et intelligible que celui de protagoniste. Mais il va sans dire que notre théorie est en ce moment parfaitement indépendante du récit biblique et du dogme chrétien.
Suit-il de là que ma liberté individuelle, c’est-à-dire mon individualité morale, s’évanouisse tout entière ? Nullement. Elle demeure. Elle reste responsable de ses actes et peut consentir plus ou moins aux inclinations de la nature déchue. C’est ce que nous voyons tous les jours. (Et c’est sur cette base, mais sur cette base seulement que l’exemple de l’ivrogne reprend toute sa valeur.) L’individu en moi reste libre et responsable de ses actes individuels parce que je ne suis pas déchu comme individu mais seulement comme homme. Cela semble un jeu de mots ou une subtilité chinoise ; c’est une réalité profonde. Examinez-vous vous-même. Êtes-vous responsable personnellement du tempérament que vous avez reçu par la naissance ? Évidemment non. Vous sentez-vous responsable comme individu de ce trait de caractère qui vous est inné ? Pas davantage. De quoi êtes-vous responsable ? De vos actes individuels. De quoi êtes-vous coupable ? Du consentement individuel donné à telle tendance de votre nature. Pourquoi vous sentez-vous responsable ? Parce que vous étiez libre. De quoi vous sentez-vous coupable ? De n’avoir pas résisté à tels mauvais instincts, à telle inclination perverse. La lutte de la volonté individuelle contre la nature humaine déchue au sein de laquelle cette volonté a pris naissance est donc possible. Elle assure à l’individu comme tel la possibilité d’une vie morale réelle et d’une vraie responsabilité. L’individu est capable de repousser certaines tentations de sa nature, de les vaincre ou au contraire de s’y livrer, de s’y abandonner, de les mettre en actes et en œuvres. Il est capable de pécher plus ou moins et cela est considérable ; mais il est incapable de ne pas pécher du tout. Pourquoi ? Parce qu’il naît pécheur ; parce que la nature au sein de laquelle s’éveille son individualité est une nature corrompue ; parce qu’il est homme avant d’être individu, et que c’est l’homme en lui qui est déchu, et que la base de son individualité étant humaine, il ne peut la constituer en dehors de l’humanité. La déchéance de l’espèce n’annihile donc pas la responsabilité de l’individu, mais elle la limite ; l’individu conserve une liberté morale, mais une liberté restreinte à ses actes seulement. Et quant à la nature, elle dépend de l’espèce. Elle résulte d’une faute à laquelle l’individu comme tel n’est point participant, mais dont l’homme en lui reste responsable et demeure coupable. Ainsi du moins le prétend la théorie, et elle le prétend au nom de la justice divine qui ne punit pas l’innocent pour le coupable ; au nom de la sainteté divine qui ne crée pas le mal nécessaire ; au nom de l’amour divin qui ne précipite pas dans le malheur et dans le mal une créature qui ne lui a pas demandé l’existence ; elle le prétend au nom de la suprématie de l’ordre moral qui, s’il n’est tout, n’est rien.
Et voici, encore une fois, le raisonnement qu’on tient : « Rien n’est [moralement] s’il n’est voulu ; le mal qui n’est pas voulu n’existe pas. Le mal ne saurait devenir naturel, suivant la justice, que s’il est produit par une détermination de la liberté. Vous trouvez le mal en vous sans pouvoir vous en débarrasser. Infailliblement c’est votre faute, car Dieu n’est point injuste. Dieu n’est point injuste, car la justice est l’ordre absolu, la justice est la loi suprême. Vous le savez. Vos murmures mêmes et vos blasphèmes [contre le mal que vous croyez immérité] attestent que vous le savez… Votre condition est donc méritée ; ma condition est mon ouvrage, il faut le croire, il faut l’affirmer [sous peine de perdre la justice et avec elle toutes choses], quelle que soit la révolte des sens en dépit des apparencesb », et pour le croire pleinement, pour l’affirmer pleinement, il faut le comprendre.
b – Ch. Secrétan, Le principe de la morale, p. 264-265.
L’hypothèse de la chute générique cherche précisément à le faire comprendre. Peut-être réussit-elle mieux à le faire entendre qu’à le faire comprendre, parce qu’on ne comprend tout à fait que ce que l’on se représente, et qu’ici la représentation est impossible. On conçoit l’existence de l’espèce, on ne se la représente pas, parce qu’elle n’apparaît (phénoménale) nulle part ; qu’elle n’est sensible (accessible aux sens) nulle part ; qu’elle n’est isolée, distincte, nulle part. Mais ce qui est plus difficile encore à comprendre, et par suite à admettre, c’est le caractère moral de l’espèce. Et cependant il faut que l’espèce soit un être moral si elle doit être capable de faute et donc de chute. Pour que l’homme en nous soit responsable de la déchéance humaine, il faut qu’en quelque manière nous ayons péché en Adam. Là est le paradoxe et l’apparente folie.
Toute notre tâche va consister à légitimer cette folie, à justifier ce paradoxe. Pour le faire, nous allons instituer une série d’inférences qui porteront d’abord sur la réalité physique de l’espèce, puis ensuite sur le caractère moral de l’espèce. Ou si vous préférez : sur l’unité biologique de l’humanité, et sur son unité spirituelle. Car l’espèce étant ce qui relie les individus entre eux, les deux termes sont équivalents. Avoir constaté l’unité biologique et spirituelle de l’humanité, c’est avoir constaté la réalité physique et morale de l’espèce.
Première inférence : unité physique de l’humanité, ou réalité physique de l’espèce humaine, — Prouver l’unité et donc la réalité physique de l’espèce humaine n’est pas la partie la plus difficile de notre tâche. Elle existe dans notre pensée et elle existe dans les faits ; toute l’affaire est de la dégager dans les faits et dans la pensée. — Le premier fait, le grand fait qui l’atteste, c’est précisément l’hérédité dont nous venons de parler et qui établit proprement l’unité substantielle et la continuité physique de l’humanité à travers les générations, c’est-à-dire à travers les individus. Cette continuité est réelle, elle ne l’est que trop en un certain sens, puisqu’elle nous enchaîne les uns aux autres de la manière la plus fatale et la plus étroite ; cette unité est réelle, aussi réelle que la continuité par laquelle elle se réalise. — Qu’enseigne-t-on en biologie ? Que l’espèce comprend les descendants d’un ancêtre commun ; et on ne l’enseigne que parce que les faits le montrent. La biologie enseigne donc la réalité de l’espèce. — Qu’enseigne-t-on en embryogénie ? Que la reproduction est une simple croissance sous la forme d’un fractionnement. Qu’est-ce qui croît ainsi ? L’individu ? Nullement, puisqu’il demeure en son entier après la génération. C’est l’espèce. Qu’est-ce qui se fractionne ainsi ? L’individu ? Oui sans doute, mais avant, l’espèce dans l’individu, l’espèce dans laquelle et par laquelle vit l’individu, puisqu’en dehors de l’espèce (acte génétique et générique) l’individu est incapable de se reproduire.
[L’embryogénie est très instructive sous ce rapport. Je regrette de ne pouvoir entrer dans les détails. En bref, voici ce qu’elle enseigne : il y a deux espèces ou sortes de cellules dans l’embryon, des cellules mortelles et des cellules immortelles. Les mortelles sont celles qui constitueront l’organisme individuel, les spermes ou ovules exceptés ; les cellules immortelles sont celles qui constituent, dans l’individu mortel, les spermes ou ovules dont le protoplasme se transmet d’une génération à l’autre sans mourir jamais. C’est l’espèce immortelle contenant en soi la puissance de l’humanité.]
Cette note est évidemment obsolète au regard de la biologie moderne : la distinction qu’elle signale entre cellules mortelles et immortelles correspond à celle que l’on fait encore aujourd’hui entre cellules somatiques et cellules germinales, issues des cellules souches. Sa valeur démonstrative demeure cependant, puisque la découverte du code génétique, un demi-siècle après la mort de Frommel, va dans le sens de l’argument par lequel il essaie de prouver l’unité et la pérennité de l’espèce. (ThéoTEX)
Au point de vue physique, les enfants ne sont pas autre chose que la continuation, le prolongement de leurs parents. Ils consistent dans une partie du corps de leurs parents — la partie immortelle — qui grandit et se développe par assimilation, tandis que le reste — la partie mortelle ou individuelle — vieillit et passe. Exactement du reste comme il arrive dans l’organisme individuel lui-même où les molécules changent, naissent et meurent constamment, dans l’immortalité relative de la forme qui seule leur survit. Les individus qui se succèdent sur le théâtre du monde sont des êtres à part au même titre que les cellules dont le corps de chacun d’eux est composé. Ce qui veut dire qu’ils le sont en eux-mêmes, mais non point quant à l’ensemble, puisque les molécules ne subsistent que par l’organisme du corps, et le corps par l’ensemble des molécules. Le couple actuel étant susceptible de prolonger, de perpétuer à l’infini l’espèce humaine, il forme donc l’espèce, et l’on peut se figurer l’espèce humaine comme le déploiement et la perpétuation d’un seul couple initial. Ou, si l’on veut une image : l’humanité, « cet homme qui grandit sans cesse en apprenant toujours », est comme un arbre, dont l’œil n’aperçoit ni les branches, ni le tronc (qui pourtant existent) ; mais l’œil de l’esprit les aperçoit : c’est l’espèce, et sa verdure persiste en toute saison, parce que la rénovation en est continue.
Gardons cette image et appliquons-la plus directement à notre sujet. De quoi s’agit-il ? De cette proposition hardie que nous avons péché en Adam. Proposition dont la première prémisse est celle-ci : nous étions en Adam. Comment cela est-il possible ? Et « comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? »
Examinons notre arbre. Le voici. Un chêne magnifique. Comment s’est-il développé ? Nous le savons. La botanique nous apprend comment un arbre se développe ; mais elle nous apprend aussi qu’il ne se développe que sous condition de son existence préalable, c’est-à-dire de son germe ou de sa semence. Sans gland, point de chêne. Le gland, d’où vient-il ? D’un autre chêne. Le germe du chêne existait donc dans le chêne qui l’a produit, et ainsi de suite en remontant jusqu’à l’origine de l’espèce chêne. Un chêne, ou le chêne, préexistait donc à tous les chênes qu’il a produits. Mais comment préexistait-il ? Il préexistait en puissance. Ce mot ne veut pas dire que le gland soit la création du chêne, ni que le chêne soit la création du gland. Il exclut toute idée de création (c’est-à-dire de production nouvelle d’une chose qui n’était pas), il implique la notion contraire : celle de manifestation, de mise en acte, de phénoménalisation, de continuité. Le gland ne crée pas le chêne, il le développe, il le manifeste, il le produit, il le continue. Il ne peut le faire que parce qu’au préalable le chêne existait dans le gland. Comment existait-il ? Sera-ce d’une façon matérielle, et en infiniment petit ? Supposerons-nous que le gland primitif, qui a produit tous les chênes, placé sous un microscope de précision infinie, eût laissé voir tous les chênes du monde, matériellement formés, en infiniment petit ? Cela nous fait sourire, et il y a du reste une impossibilité logique à cela : « Il faudrait, en effet, qu’il y eût dans le premier germe un nombre indéfini d’êtres réels, et, tout nombre étant essentiellement déterminé, un nombre indéfini ne peut être un nombre. » Le chêne actuel que nous admirons existait cependant dans le gland primitif, puisqu’il en est issu. Mais il y existait autrement que comme chêne individuel ; il existait en puissance, en virtualité, c’est-à-dire en espèce ; le mot espèce étant précisément synonyme de puissance, de virtualité individuelle. Le chêne espèce, ou la puissance chêne, préexistait donc au chêne actuel. — Cela est si vrai que le chêne que nous admirons aujourd’hui représente, non le chêne en soi et tout court, mais une variété spéciale du chêne. Comment cette variété s’est-elle formée ? Sous l’influence du sol, du climat, de phénomènes astronomiques qui se sont produits il y a des milliers et des milliers d’années. « Notre chêne a été modifié à cette époque-là ; il fallait donc qu’il existât, car on ne saurait être modifié que sous la condition d’être. » Mais encore, comment existait-il ? Nous sommes forcés de dire qu’il existait comme espèce ou dans son espèce, c’est-à-dire en puissance, ou en virtualité. Mais nous ne pouvons nous représenter ce genre d’existence. Nous sommes forcés de le conclure ; nous ne pouvons l’imaginer. La préexistence spécifique s’impose, s’infère, s’induit et se démontre ; elle ne se montre pas. Nous l’entendons, elle est intelligible ; mais nous ne la comprenons pas, au sens de nous la représenter.
Remplacez maintenant le chêne par l’homme. Tout ce que nous avons dit du chêne, s’applique à l’homme. De même que nous ne nous représentons le chêne que sous sa forme individuelle et concrète, de même nous ne nous représentons l’homme que sous sa forme individuelle et concrète. Mais de même qu’il y a, préexistant à l’individu chêne, l’espèce chêne d’où l’individu se dégage ; de même il y a — nous sommes forcés de l’affirmer — l’espèce humaine préexistant à l’individu humain, et d’où l’individu se dégage. Nous préexistons donc dans l’espèce, comme le chêne préexiste dans le gland. Comme individus, nous ne sommes que d’hier ; comme homme, notre âge est l’âge même de l’humanité. Lorsqu’Adam pécha, nous y étions donc. Cela est irreprésentable, mais non pas inconcevable. Nous ne pouvons nous le figurer ; mais nous pouvons l’entendre et si même nous ne l’entendions pas, encore serions-nous contraints de l’affirmer.
[Si nous en avions le temps, nous pourrions montrer le caractère psychique de l’espèce, l’espèce étant un être doué d’intelligence, qui comprend et qui apprend (la langue), qui répare ses pertes (naissances masculines plus fortes après une guerre, équilibre des sexes… etc.).]
Deuxième inférence : unité morale de l’humanité, ou réalité morale de l’espèce humaine. — Le premier point est acquis : nous existions en Adam. Reste le second : nous avons péché en Adam. Je rappelle que cette affirmation est indispensable à notre propos, qui est de justifier l’hérédité et la solidarité naturelles, de manière qu’en y entrant, qu’en les subissant, nous ne subissions pas les conséquences de la faute d’un autre, mais celles de notre propre faute. Ce second point est infiniment plus grave et plus difficile à établir que le premier. Je ne prétends pas arriver à faire la lumière éclatante ou complète ; j’espère cependant ouvrir dans les ténèbres une porte à travers laquelle filtre quelque clarté et derrière laquelle nous pourrons pressentir au moins la pleine lumière.
Pour attester l’unité morale de l’humanité, et par là-même le caractère moral de l’espèce, il suffirait peut-être de rappeler que notre solidarité morale est aussi étroite et indissoluble que notre solidarité physique ; que moralement, aussi bien que physiquement, nous vivons et ne pouvons vivre que les uns dans les autres, les uns par les autres et les uns pour les autres. Il m’est impossible, ici, de développer tout ce que comporte la solidarité morale qui unit les hommes entre eux, et de faire voir à quel point cette unité morale est importante et réelle, à quel point elle est la base de toute individualité morale, c’est-à-dire de toute différence, de toute distinction des hommes d’avec les hommes. — Le meilleur moyen peut-être de méditer fructueusement sur la solidarité morale entre les individus, serait de partir de l’hypothèse de la solitude individuelle absolue. En considérant l’individualité humaine dans sa nudité morale complète ; en essayant de soustraire à l’individu tout ce qu’il a moralement reçu des autres ; en faisant abstraction des premières influences morales de la famille, jusqu’aux influences les plus lointaines de l’humanité dans son ensemble ; on s’apercevrait peut-être que l’individu seul, isolé, séparé, n’est rien ; que s’il n’est pas en lui-même une non-valeur morale, du moins il n’apporte avec lui qu’une capacité de recevoir, c’est-à-dire une aptitude à la solidarité ; que son individualité se limite à cette aptitude même ; qu’elle se définit donc par la solidarité ; qu’elle n’existe que sous condition de la solidarité, laquelle remplit l’individualité de la substance humaine comme l’eau remplit un vase qui la contient… Et l’on commencerait peut-être à comprendre, que, n’ayant rien que nous n’ayons reçu, et notre seul rôle individuel étant de mettre en valeur ce que nous recevons par la solidarité, celle-ci joue un rôle décisif et souverain dans notre existence morale ; et pour tout dire que la solidarité morale, c’est-à-dire l’unité morale de l’espèce, est aussi réelle que la diversité des individus elle-même.
J’ai dit tout à l’heure que nous vivions moralement (aussi bien que physiquement) les uns dans les autres, les uns par les autres, et les uns pour les autres. Avant d’aborder quelques points spéciaux, je voudrais faire entendre plus précisément cette affirmation incontestable, mais un peu vague.
Nous vivons moralement les uns dans les autres. Cela se sent et pourrait se dire de mille manières. Je n’en choisis qu’une. Avons-nous jamais réfléchi à ce qu’implique à cet égard le simple usage de la langue ? L’individu ne la crée point isolément et ne la reçoit point isolément : nous la recevons tous, ensemble ; et elle a été créée dans la solidarité. Elle est un fruit de la solidarité aussi bien qu’un moyen de la solidarité entre les hommes. Par le langage reçu de nos pères nous exprimons les mêmes idées, les mêmes sentiments qu’ils avaient eux-mêmes et qu’ils nous transmettent avec leur langage. Nos pensées, dont nous disons qu’elles sont les nôtres, et dont parfois nous sommes si fiers, nos pensées donc ne sont point à nous, mais à tout le monde, puisqu’elles existaient dans la langue de tout le monde avant d’exister dans notre cerveau qui les apprend avec les mots qui en sont les signes, et qui les répète pour le moins autant qu’il les produit. Car le langage n’est pas seulement transmetteur de pensées et de notions, il en est encore générateur. C’est en apprenant à parler que nous apprenons à penser. Le langage agit au cours des âges et des générations comme un puissant accumulateur, dans lequel vient se condenser tout ce que l’humanité a pensé. Du simple fait de l’existence du langage, la pensée individuelle vit de la pensée collective. Nous vivons donc dans la pensée commune, qui n’appartient à personne en propre, mais à tous. Dire qu’il n’y a qu’une pensée pour tous, n’est-ce pas dire que nous pensons (que nous vivons par la pensée) les uns dans les autres, indissolublement liés les uns aux autres par l’unité d’une pensée commune. Mais l’unité de la pensée, traduite par la collectivité du langage, n’est elle-même que le signe d’une unité plus profonde.
Avant la pensée, derrière la pensée, il y a quelque chose d’extrêmement mystérieux lorsqu’on y réfléchit : l’intuition, le pouvoir d’intuition directe, sous l’aspect noétique, — la sympathie, le pouvoir de sympathie, sous l’aspect pratique, social, vital.
Ne considérons que la sympathie. La sympathie est le fond même de l’âme. Elle est en nous la première chose qui s’éveille et sans doute la dernière qui meurt. Lorsque l’enfant à peine sorti de l’inconscience, sourit à sa mère qui lui sourit, il le fait par sympathie. Lorsque le mourant, sur le bord de la solitude dans laquelle il descend, jette un dernier regard sur les siens, c’est un regard qui exprime ou qui demande de la sympathie. De ce commencement à ce terme la sympathie joue tout au long de notre existence un rôle constant et prépondérant. Or, qu’est-ce que la sympathie ? Le pouvoir, la capacité de sentir avec. Cette capacité repose évidemment sur une identité, sur une identité psychique et morale des individus entre eux. Par la sympathie, nous jouissons ou nous souffrons de joies et de douleurs qui ne sont pas les nôtres, mais celles d’autrui ; nous entrons dans la joie ou la souffrance d’autrui, nous y participons, nous y collaborons. Elle est en nous ce qu’il y a de plus vital. Par la sympathie (chose vivante par excellence) nous entrons tout vivants dans la vie des autres. Qu’est-ce à dire ? Sinon que les pronoms toi et moi n’ont pas une valeur absolue. Que toi, c’est moi en quelque mesure, que moi, c’est toi en un certain sens ; que l’identité individuelle n’épuise pas l’identité humaine ; et que nous vivons les uns dans les autres, non seulement par la pensée, mais par ce qui précède la pensée et par ce qui l’engendre. — Songez maintenant que cette sympathie, par laquelle nous nous identifions à autrui, et les autres à nous-mêmes, par laquelle nous entrons dans le grand indivis de l’humanité et le laissons entrer en nous, n’est pas seulement une affaire de nature et de tempérament, mais que, sous le nom de bienveillance (bon vouloir), elle devient un objet de volonté, que cette volonté bonne, cette bienveillance, ce bon vouloir est un objet de devoir, que ce devoir est celui de l’amour, que l’amour, c’est le dévouement, c’est-à-dire le sacrifice de soi au profit d’autrui, — toutes choses qui sont la négation de l’individualité dans son existence propre, distincte et séparée, qui sont l’attestation de la subordination morale de l’individualité morale à l’unité morale, je ne dis pas de la société, qui est un fait, mais de l’humanité, qui est un être, le grand être. — Songez à cela, prolongez ces lignes, et vous arriverez à comprendre que nous vivons moralement les uns dans les autres, et vous commencerez d’entrevoir que si nous vivons moralement les uns dans les autres, que si nous le pouvons et si nous le devons, c’est parce que l’unité qui nous unit de la sorte est de nature morale et que, par conséquent, l’espèce humaine est une réalité morale.
J’ai dit encore que nous vivons moralement les uns par les autres. Pour quiconque croit à l’histoire, cela n’est pas difficile à entendre. Mais précisément, ce qui est difficile, ce qui nous manque souvent, c’est de croire à l’histoire et d’apprécier à sa valeur le rôle de l’histoire. (Je ne parle pas de la chronique, de l’épisode, de l’événement ; je parle de l’histoire dans son sens élevé, du développement des générations les unes par les autres, avec toutes les influences morales qui y sont comprises.) Le rôle moral de l’histoire peut se diviser en deux facteurs principaux : l’éducation et la tradition. L’éducation, c’est le rôle moral de l’histoire quant à l’individu ; la tradition, c’est le rôle moral de l’histoire quant à la collectivité. Songeons à ce que nous serions moralement en dehors de l’éducation que nous avons reçue : celle de la famille, celle de l’école, celle de l’Église, celle de la société. C’est par l’éducation que nous sommes devenus moralement ce que nous sommes. Or, qu’est-ce que l’éducation morale ? C’est proprement la transmission de la substance morale des uns (idées, préceptes, principes, idéaux, croyances) dans la forme individuelle encore vacante ou plastique des autres. L’effort propre de l’éducateur, c’est l’effort par lequel il cherche à se donner, à se communiquer, à faire passer le souffle même de son âme dans l’âme de ceux qu’il éduque. Il n’y a point d’éducation digne de ce nom, sans don de soi-même ; c’est pourquoi l’éducation est si difficile. Ce n’est pas à tort qu’on a comparé l’éducation à un engendrement moral ; et ce n’est pas une coïncidence fortuite qui fait du père et de la mère, c’est-à-dire des générateurs physiques, les éducateurs suprêmes, c’est-à-dire les générateurs moraux de leurs enfants. Il y a un acte de génération spirituelle comme il y a un acte de génération physique. Nous vivons moralement par ceux qui nous ont engendrés à la vie morale, c’est dire que nous vivons moralement les uns par les autres. Le pourrions-nous, si l’espèce humaine n’était pas une réalité morale ?
Elargissez maintenant l’horizon. Dites-vous que ce que vous avez reçu de vos éducateurs, ils l’ont reçu à leur tour de ceux qui n’ont rien pu leur donner que parce qu’ils l’avaient eux-mêmes reçu ; et que cette réceptivité d’une part, cette transmission de l’autre, remontant jusqu’aux origines de la race, fait le fond même de l’histoire : vous aurez la vision foudroyante du rôle moral que joue la tradition — la tradition au sens noble, au sens vrai — dans la vie morale de l’humanité. Vous êtes protestants, c’est-à-dire les hommes les moins disposés du monde à accepter telle quelle la tradition ; le protestantisme, en un certain sens, est l’ennemi juré du traditionalisme ; cependant il y a une tradition protestante et vous devez tout ce que vous êtes au protestantisme. Songez à ce que doit le protestantisme à la Réforme ; à ce que doit la Réforme au christianisme apostolique, et même, par réaction, au christianisme catholique ; songez que le christianisme a été préparé par des siècles d’hébraïsme, que la propagation du christianisme n’a été possible que grâce à la gestation et à la fermentation spirituelle d’un paganisme dix fois séculaire ; songez que si tous ces phénomènes moraux ne s’étaient point passés dans l’histoire il y a des centaines et des milliers d’années, vous ne seriez pas actuellement ce que vous êtes, ni même qui vous êtes ; que vous êtes le produit, non point passif, non point fatal, mais le produit pourtant, de ce labeur et de cet enfantement, et dites, si vous l’osez, que nous ne vivons pas moralement les uns par les autres ! — Or, le pourrions-nous si, en un sens mystérieux, mais certain, l’espèce humaine n’était pas un être moral ?
J’ai dit enfin que nous vivions moralement les uns pour les autres. J’invoquais tout à l’heure l’histoire : elle nous prouve que nous vivons spirituellement les uns par les autres. J’invoque maintenant la morale. Tous ceux qui entendent son impératif savent, avant même qu’on le leur ait expliqué, qu’ils se doivent à autrui, qu’ils doivent vivre pour autrui. Cela est inscrit dans la conscience et dans toute conscience ; c’est le fond de la morale. Avouez que, du point de vue de l’individualisme strict et conséquent, c’est là un bien grand mystère, et même un scandale. Comment comprendre, comment justifier, — si d’ailleurs chacun de nous est un être à part, distinct, séparé, ne relevant que de lui-même, responsable de lui-même uniquement, et de son développement personnel, — comment comprendre et comment justifier cet appel impérieux à servir les autres, à porter les fardeaux des autres, à se sacrifier pour les autres ? Il ne se légitime et ne se conçoit que si l’unité morale de l’humanité qui était dans le passé, qui est dans le présent, doit être dans l’avenir (et comment pourrait-elle être dans l’avenir si elle n’était pas dans le passé !) et que, par conséquent, la réalisation morale de l’espèce humaine est au terme de l’histoire et au terme du devoir, comme elle est à leur origine ? — Passée (nous vivons les uns par les autres), présente (nous vivons les uns dans les autres) et future (nous vivons les uns pour les autres), nous relevons donc tous d’une unité morale qui nous est supérieure, nous en sommes tous partie constituante et partie subordonnée, nous travaillons tous à son avènement et à sa consommation. L’espèce humaine est un être moral aussi réellement qu’elle est réellement un être physique. Elle est morale aussi réellement que l’individu est moral ; il se pourrait même qu’elle le fût plus réellement encore, puisque la destination morale de l’individu est en fonction de celle de l’espèce. — Dès lors, nous commençons d’entendre aussi qu’elle soit en fonction de sa chute, et que, collaborant à sa réalisation finale, — sans néanmoins pouvoir se le représenter, — l’humanité en nous ait collaboré à sa faute originelle. Non seulement il est certain que nous existions en Adam ; mais il devient possible que nous ayons péché en Adam.
On peut cependant arriver à le concevoir encore plus distinctement que par ces inférences générales. L’objection précise à notre participation à la faute du protagoniste est celle-ci : Que nous ayons existé dès l’origine de l’humanité, comme tout vivant dans son espèce, on nous l’accorde ; mais que nous ayons existé sous une forme qui nous permît d’être des agents responsables de cette chute, voilà ce qui demeure malaisé à concevoir. Et cela parce que nous n’existions pas sous forme individuelle et consciente (mais en latence, mais en puissance), et qu’il n’y a de volontaire, de libre et de responsable que la forme individuelle. « Le fond de l’objection est que les actes de la volonté sont exclusivement individuels et que la responsabilité qui les suit a le même caractère. » Est-ce cela ? Si c’est cela, nous y aurons répondu en montrant le contraire. Et par le contraire, nous ne voulons pas dire que la volonté et la liberté ne soient pas individuelles ; nous voulons dire qu’elles ne le sont pas exclusivement. « Occupés à mettre en lumière l’une des faces d’une vérité double, nous ne voulons, à aucun degré, nier l’autre, ou la rejeter dans l’ombre. » Nous ne prétendons pas affirmer le caractère moral de l’espèce aux dépens du caractère moral de l’individu ; mais montrer simplement qu’ils ne sont pas exclusifs mais complémentaires l’un de l’autre ; en sorte que ce qui est vrai de l’un est aussi vrai de l’autre.
Et d’abord la volonté. Est-il sûr qu’elle ne se manifeste que sous une forme purement individuelle ? Je ne le pense pas, et voici deux des raisons qui m’inclinent à penser que non. — La première résulte de la psychologie collective ou psychologie des foules dont des études récentes ont révélé quelques phénomènes jusqu’alors peu connusc. Nous avons tous senti dans les réunions populaires un peu vibrantes et nombreuses se dégager de la foule une volonté supérieure à celle des individus qui la composent, je dis une volonté puisqu’elle portait à l’action, je dis une action morale puisque, portée par des motifs moraux, elle portait à l’action morale, et une volonté éminemment collective puisqu’elle désindividualisait la nôtre et nous unissait à elle, souvent même en dehors de notre consentement exprès, de telle sorte qu’après coup, et nous retrouvant seuls avec nous-même, nous étions obligés de convenir qu’à ce moment nous avions perdu notre identité particulière au profit d’une identité volitive plus vaste. On peut donc dire que l’individu a prêté sa volonté (comme énergie) en l’abdiquant au profit d’une unité volontaire supérieure, obscurément perçue. C’est la même chose, je pense, qui se passe à la guerre. Pourquoi un homme seul, bravant une mort certaine, est-il qualifié de héros ? Pourquoi un corps d’armée, envoyé comme chair à canon au-devant d’une mort certaine, chaque soldat du reste sachant qu’il y marche, nous paraît-il moins héroïque ? C’est qu’en effet, il l’est moins. Peu des soldats qui le composent auraient eu le courage de faire seuls ce que tous ont fait sans hésiter. Ce fait est connu et nul ne s’en étonne. On parle d’émulation, d’entraînement, d’exemple, et l’on a raison. « Mais que veut dire tout cela ? Cela veut dire que le concours des volontés crée une force qui n’existerait pas dans les mêmes volontés si elles étaient isolées [qui même surpasse leur somme additionnée]. Dans l’accomplissement d’un acte collectif, il y a donc une puissance qui se manifeste dans chaque individu [qui part de chaque individu et revient à chaque individu], et dont la source n’est pourtant pas individuelle [l’unité s’est faite indépendamment et en dehors de la claire conscience des individus]. S’il en était autrement, des individus réunis ne posséderaient pas une force plus grande que la somme de leurs volontés personnelles. » La volonté ne se manifeste donc pas sous une forme purement individuelle.
c – Voir Tarde, La psychologie des foules.
La seconde raison que j’ai de l’affirmer se tire de l’habitude et de l’hérédité. — Dans l’habitude, c’est la volonté ou l’individu qui crée la nature. Mais c’est aussi la nature qui détermine et conditionne les actes de l’individu, c’est la nature qui détermine et conditionne la volonté individuelle. Il y a donc là double phénomène : impersonnalisation de la volonté dans la nature que la volonté crée ; individualisation de la nature dans la volonté que la nature conditionne. J’en conclus que dans le sein même de l’individu, l’exercice de la volonté qui s’exprime à la fois par la nature et par la volonté (actuelle) n’est pas exclusivement individuel (car la volonté individuelle perçoit le pouvoir de l’habitude, qui a pourtant une origine volontaire, comme distincte de la volonté). Etendez ce phénomène de la vie individuelle, où il se réalise indubitablement, à la vie de l’espèce (et pour le faire il suffit d’y introduire l’hérédité qui joue à l’égard de l’espèce le même rôle que l’habitude à l’égard de l’individu) et vous serez convaincus, je crois, que la forme individuelle (libre et consciente) de la volonté n’est pas toute la volonté, qu’elle n’en est peut-être que la moindre partie.
J’irai plus loin et je dirai que l’habitude individuelle, issue de la volonté individuelle, mais conditionnant comme du dehors la volonté actuelle de l’individu qui l’a librement contractée autrefois, nous fournit un équivalent exact du rôle que joue le péché originel dans l’espèce, et qu’ainsi nous pouvons surprendre sur le fait notre libre participation au péché du protagoniste. Comme l’habitude dans l’individu, l’hérédité dans l’espèce a une origine volontaire. Comme l’habitude conditionne du dehors (nature) la volonté actuelle de l’individu, l’hérédité conditionne du dehors (nature) la volonté actuelle de l’humanité. Comme l’individu supporte les conséquences de l’acte qui a engendré l’habitude sans s’en souvenir historiquement, mais sans cesser d’en être responsable ; de même l’humanité supporte les conséquences de l’acte qui a engendré l’hérédité sans s’en souvenir historiquement, mais sans cesser d’être responsable.
La responsabilité appelle des réflexions analogues. Que la responsabilité soit individuelle, il n’y a rien de plus certain. C’est l’affirmation immédiate de la conscience morale ; je n’aurais garde de l’infirmer. Que la responsabilité soit exclusivement individuelle, c’est ce qu’il est impossible de maintenir à la réflexion. Vous agissez sur un de vos semblables par l’exemple, par la parole, par le regard, et vous l’entraînez au mal. Vous êtes personnellement responsable de cet exemple, de cette parole, de ce regard. Mais votre responsabilité ne s’arrête pas là ; elle entre pour une part (variable, mais certaine) dans l’acte même de celui que vous avez entraîné au mal. Et voici d’emblée une responsabilité indivise, c’est-à-dire individuelle, que lui et vous partagez en commun. Prolongez la ligne. Supposez, ce qui peut arriver, que la faute de votre ami entraîne à son tour celle d’un troisième, et celle-ci celle d’un quatrième… Votre responsabilité s’étend jusque là, aussi loin que s’étendra l’influence du mal que vous avez aidé à commettre, jusqu’à l’infini. Elle n’est plus individuelle ; elle est encore réelle. — Revenez maintenant en arrière ; ce regard, cette parole, cet exemple, en êtes-vous seul, individuellement, exclusivement responsable ? Pas davantage. Cette même indivision dans la responsabilité qui suit votre acte, l’a précédé encore et vous n’avez fait que condenser sur un point une responsabilité qui, remontant jusqu’à vos plus lointains ancêtres, retombe, en même temps que sur vous, sur eux tous.
Autre preuve. Qu’est-ce que signifie ce qu’on appelle en langage de tribunal les circonstances atténuantes ? Précisément ce fait qu’aucune responsabilité n’est exclusivement individuelle. Les jurys en abusent parfois pour acquitter un coupable, mais leur justice imparfaite (parce qu’elle est purement sociale et civile) rend hommage à un fait moral incontestable. Si en déchargeant un coupable évident ils pouvaient frapper tous ses complices réels, les tribunaux ne seraient jamais injustes, mais aussi les prisons ne seraient jamais suffisantes, car en plaidant les circonstances atténuantes, l’humanité entière y passerait à chaque fois. Et qu’on ne se trompe pas sur le mot circonstance, comme si la responsabilité était dans les choses. Elle est toujours dans des personnes, c’est-à-dire dans l’humanité. Ou bien, en effet, il s’agit du milieu moral dans lequel a grandi le criminel. Ce milieu, qui l’a créé ? Des influences humaines, donc des volontés personnelles, co-responsables. Ou bien il s’agit d’une circonstance : un ouvrier sans travail qui dérobe parce qu’il a faim. Mais pourquoi est-il sans travail ? Ou bien c’est sa faute à lui, ou bien c’est celle de la société : probablement l’un et l’autre. Excuser l’un, c’est toujours accuser l’autre. Il y a donc dans un acte, et dans tout acte, diverses responsabilités qui se réunissent ; aucune responsabilité n’est purement individuelle.
Concluons : tout acte est essentiellement volontaire, personnel, individuellement responsable dans son accomplissement ; nul acte n’est exclusivement, individuellement volontaire et responsable dans ses origines et ses conséquences. Cette constatation jette un jour lumineux sur notre sujet : en effet, l’imputation de la chute commune deviendra moralement acceptable, revêtira un caractère de justice, dès que nous serons amenés à reconnaître que, tout en conservant une part personnelle de responsabilité, nous pouvons participer à la responsabilité collective de l’espèce humaine. Or, non seulement nous pouvons reconnaître cela ; mais nous le devons. Cela est inscrit dans les faits.
Mais ici l’on riposte : Dans les faits, sans doute ; mais dans la conscience ? Pourquoi dans les faits et pas dans la conscience ? Pourquoi pas surtout dans la conscience ? — Car enfin, si nous connaissons le bien et le mal, le juste et l’injuste, n’est-ce pas par la conscience, et par elle seule ? N’y a-t-il pas dès lors un grand danger, et même une erreur, à statuer juste au nom des faits une participation à la faute spécifique qui n’est pas sentie juste par la conscience ?
L’objection est sérieuse. Nous sommes les premiers à sentir tout son poids, puisqu’elle est du même ordre exactement que celle dont nous nous sommes nous-mêmes servis pour rejeter les solutions déterministes au problème du mal. L’argument est celui-ci : la conscience, seul organe du monde moral, est donc seule compétente pour juger de ce qui est moral ou non. Or dans le cas particulier, c’est-à-dire dans notre participation à la faute originelle, la conscience est muette, elle ne statue pas ; elle n’a aucun souvenir que nous ayons péché en Adam, elle se révolte plutôt contre les conséquences de cette chute (prédestination héréditaire au mal) qui lui paraissent injustes. Or, si elle est froissée dans le sentiment de la justice par la prédestination héréditaire au mal (conséquence de la chute), ce sentiment qui est notre seul critère du bien et du mal est souverain. C’est vainement qu’on lui présenterait les arguments de fait et de raison que nous avons fait valoir jusqu’ici. Tant que la conscience ne reconnaîtra point par elle-même, d’instinct et spontanément, la justice de la solidarité morale et la justice de ses conséquences, la conscience ne sera point convaincue.
La question qui se pose est donc celle-ci : la conscience accuse-t-elle la solidarité humaine d’injustice ou l’approuve-t-elle comme juste ?
Examinons. Mettons en regard l’axiome de la conscience et la réalité des faits. L’axiome de la conscience est celui-ci : Nul ne supporte justement que la conséquence des actes qu’il a lui-même accomplis. — La réalité des faits c’est que nous pâtissons ou que nous bénéficions des actes de nos contemporains ; que nous pâtissons ou que nous bénéficions des actes de nos ancêtres ; que les générations futures pâtiront ou bénéficieront des suites de nos propres actes. — Y a-t-il accord ou divorce entre l’axiome de la conscience et la réalité des faits ? S’il y a accord, c’est que, tout en pâtissant et tout en bénéficiant des actes accomplis par d’autres, nous ne supportons cependant pas autre chose que la conséquence des actes que nous avons nous-mêmes accomplis ; d’où il faudra bien conclure que la faute d’autrui c’est aussi la nôtre, que nous sommes unis dans une faute commune, que nous avons péché en Adam. S’il y a divorce, c’est que nous bénéficions et pâtissons injustement des actes des autres ; d’où il faudra conclure ou que la solidarité n’a rien de moral, qu’elle est une condition d’existence ou une nécessité amorale, destinée à être vaincue par l’individu qui ne réalisera sa destinée qu’en surmontant et niant la solidarité ; que par conséquent, la réalité morale (et même physique) de l’espèce n’existe pas — ce que nous avons déjà partiellement réfuté par ce qui précède, — ou que l’espèce et la solidarité existant moralement, l’injustice est à la base même de la vie humaine, et par suite de l’univers, puisque la solidarité est un fait humain universel et infrangible ; que l’injustice est la loi fondamentale et suprême qui gouverne l’homme et le monde.
Eh bien, je demande : est-ce ainsi qu’en juge la conscience ? Ici sans doute il faut prendre garde et distinguer soigneusement ce que dit la conscience et ce que nous lui faisons dire. Lorsque la conséquence du péché d’autrui nous atteint personnellement et que nous en souffrons personnellement, nous disons souvent que cela est injuste. Est-ce la conscience qui parle ? En ce cas elle devrait se révolter aussi lorsque nous bénéficions des conséquences du bien accompli par autrui ? Le fait-elle ? Évidemment dans ce cas, le témoignage de la conscience est suspect. C’est moins elle qui parle en nous, que notre égoïsme qui parle en elle. Ecartons les exemples aussi douteux, et prenons les mêmes, si vous voulez, mais de telle sorte qu’ils ne nous affectent pas personnellement. Trouvez-vous injuste, votre conscience trouve-t-elle injuste qu’un père et une mère probes, honnêtes, laborieux, qui élèvent bien leurs enfants, aient des enfants probes, honnêtes, laborieux, qu’ils récoltent chez leurs enfants et chez les enfants de leurs enfants les fruits de leurs propres vertus, et que ceux-ci héritent de biens matériels et moraux acquis et transmis par leurs ancêtres ? N’est-ce pas le contraire qui vous révolterait, qui vous surprendrait en tout cas ? Trouvez-vous injuste, votre conscience trouve-t-elle injuste, que vous portiez la responsabilité morale non seulement de l’acte excellent ou coupable commis par vous, mais des actes que le vôtre a peut-être contribué à faire commettre par d’autres ? Cette responsabilité indivise et illimitée qui s’étend de vous par l’exemple que vous donnez à ceux qui vous entourent, votre conscience l’accepte-t-elle ou la répudie-t-elle ? Elle l’accepte. Elle accepte donc la loi de solidarité qui nous fait vivre les uns dans, par et pour les autres. Prenons un autre exemple. Un grand crime historique a été commis dans l’ordre politique ou social : la révocation de l’Edit de Nantes en France au xviie siècle ; l’établissement de l’Inquisition en Espagne ; celui de l’esclavage aux États-Unis. Ces actes crient vengeance. Cependant ceux qui les ont commis vivent et meurent en pleine prospérité. Il semble même que leur faute tourne à leur avantage et qu’ils profitent des conséquences de leur crime. Le crime pourtant subsiste. La conscience en est révoltée. Ne sera-t-elle point soulagée, comme délivrée d’un poids qui l’oppressait, si peu à peu l’histoire révèle que ce crime engendre ses effets et se juge dans ses effets ? Si la France du xviiie siècle et du xixe siècle pâtit de l’exode et du massacre de ses meilleurs enfants au xvie et au xviie siècle ? Si l’Espagne rongée par ses prêtres et ses moines, démoralisée par son fanatisme et son intolérance, stérilisée par l’esprit même que représente l’Inquisition, moissonne aujourd’hui par une longue décadence ce qu’elle a semé il y a trois siècles ? Si les Etats-Unis d’Amérique n’effacent que par les flots de sang de la guerre de Sécession la flétrissure morale qu’ils s’étaient infligée par l’institution de l’esclavage ? N’est-ce pas là ce qu’on appelle « la justice de l’histoire », « la justice immanente des choses », bref : la justice que la conscience approuve ? Or qu’approuve-t-elle en l’approuvant ? Ne nous faisons pas d’illusions. Elle approuve en même temps deux choses fort différentes et en apparence opposées l’une à l’autre. D’une part la loi de l’histoire et de la solidarité qui veut que les fils pâtissent du péché des pères ; d’autre part, la loi de justice tout court qui veut que nul ne supporte justement que les conséquences des fautes qu’il a accomplies.
Au point de vue individuel strict, il y a, entre ces deux thèses également approuvées par la conscience, contradiction radicale : les individus coupables ne sont pas les mêmes que ceux qui souffrent. Qu’est-ce à dire ? La conscience s’égare-t-elle ? Nullement. Mais elle transcende le point de vue purement individuel, non comme faux, mais comme incomplet, et s’élève au point de vue humain. Si les individus ne sont plus les mêmes, c’est pourtant toujours la même humanité. La conscience substitue l’unité humaine de la race à la diversité des individus. Elle connaît donc la réalité et l’unité morale de l’espèce. Et à ce point de vue elle se prononce en faveur de la loi de solidarité ; elle concilie la justice (à chacun ce qui lui est dû) avec la solidarité (les uns pâtissent pour les autres). Or qu’est-ce à dire encore ? Sinon qu’en pâtissant pour les autres nous recevons ce qui nous est dû ; et que donc nous avons tous participé (non en tant qu’individus, mais en tant qu’hommes) à la faute originelle dont les conséquences s’étendent sur la race entière. Ne dites donc pas que la conscience ignore la chute ou la déchéance de l’humanité et qu’elle n’y accède que par des arguments de fait ou de raison ; non, elle lui porte un témoignage direct. Sans doute elle l’ignore en ce sens qu’elle n’en a pas le souvenir historique ; elle ne l’ignore pas, en ce sens qu’elle approuve et qu’elle légitime la loi qui en régit les conséquences ; elle approuve et légitime cette solidarité morale qui nous unit les uns aux autres dans l’enchaînement et l’indivision d’une même culpabilité.
Sans doute encore le jugement que porte la conscience en fonction humaine n’est pas également clair, certain, assuré partout. Il y a des cas où elle hésite et se trouble, des cas où cette même solidarité qu’elle a justifiée (déclarée juste) en certaines circonstances lui paraît obscure, trouble, scandalisante en d’autres. En général son jugement est plus sûr dans le passé que dans le présent. Pourquoi ? Pour deux raisons. Parce que, d’une part, elle prononce d’une manière plus impartiale (les affections, les intérêts, et, pour tout dire, l’égoïsme ne troublent pas son verdict, comme ils le font là où, de près ou de loin, l’individualité est engagée) ; de l’autre, le passé mieux connu que le présent dégage plus nettement les lignes de la solidarité historique. Le présent, trop complexe, trompe volontiers, à la fois parce que nous y sommes juge et partie et parce que la multiplicité des détails nous voile la simplicité et la continuité de l’enchaînement solidariste. Il suffit donc qu’en quelques cas bien marqués la conscience approuve et même réclame la solidarité morale de la race dans le développement de l’humanité, qu’elle ne soit satisfaite qu’à condition de constater dans les événements la justice immanente de l’histoire, pour que nous soyons en droit de statuer qu’il n’y a pas divorce, mais accord entre la justice et la solidaritéd. La conscience en fonction humaine proclame, bien qu’elle ne le voie pas toujours, que le fond des choses est juste ; que la loi de solidarité qui gouverne le monde est une loi juste. Elle ne peut le faire, il est vrai, que sous condition de l’existence morale de l’espèce ; mais s’il est attesté qu’elle le fait, il l’est donc aussi qu’elle porte un témoignage direct, immédiat et spontané à cette unité morale en vertu de laquelle, tous responsables les uns des autres, nous le sommes tous aussi d’une faute qui nous est commune.
d – « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht », a dit Schiller.
Restons-nous néanmoins encore perplexe ? Désirons-nous des preuves plus tangibles, plus saisissables, moins lointaines et plus explicites de la même vérité ? Faut-il une démonstration en quelque sorte éclatante, que la solidarité morale en vertu de laquelle souffrant les uns par les autres nous souffrons les uns pour les autres, parce que nous sommes les uns dans les autres, est une évidence première de la conscience ? La voici. Je reviens à la sympathie dont j’ai déjà parlé plus haut. En face du malheur d’autrui, la sympathie devient compassion (qui est en latin le synonyme exact du mot grec). Vous entrez dans une maison où la mort a frappé. Vous y allez non comme fonctionnaire, non par décorum, ni par bienséance, vous y allez en ami, en ami véritable. Qu’y allez-vous faire ? Vous y allez pour compatir, pour sympathiser et donc (pesez cela) pour prendre votre part de la douleur d’autrui, « car si la sympathie soulage, elle ne soulage la douleur qu’en la partageant, et comme l’a dit Alexandre Vinet :
Deux cœurs unis affrontent l’infortune ;
A tous les deux au moins elle est commune,
Et sur chacun ne frappe qu’à demi.
La compassion réalise donc le fait que l’un souffre pour le compte de l’autre ». Elle nous jette d’instinct, et comme par une nécessité intérieure, dans le grand courant de la solidarité humaine. Or, ce que je vous demande c’est ceci : la compassion est-elle un sentiment répréhensible ? Ce que nous appelons un bon cœur, serait-il un mauvais cœur ? La conscience approuve-t-elle ou réprouve-t-elle la sympathie ? Lorsque vous avez compati (c’est-à-dire, remarquez-le, lorsque vous vous êtes offert pour souffrir gratuitement avec quelqu’un, et donc pour quelqu’un), lorsque vous avez compati, avez-vous le sentiment d’avoir accompli un crime, ou une bonne action ? Êtes-vous en paix, en harmonie avec la meilleure partie de vous-mêmes, ou en conflit et en désordre ? Répondez. Et concluez de votre réponse ce qu’il faut en conclure : savoir que la conscience, approuvant la compassion comme elle approuve la justice, unit la solidarité à la justice et proclame de la sorte, avant qu’on lui en ait parlé, en dehors des arguments de fait et de raison, l’unité morale essentielle de l’espèce humaine. Elle se porte elle-même garante que la solidarité réalise la justice.
Et le dévouement ! Léonidas meurt pour la Grèce ; Jeanne d’Arc pour la France ; Winkelried pour la Suisse ; Jésus-Christ pour l’humanité. Ils le font librement ; rien ne les y force. Ils se sacrifient, c’est-à-dire (allons au fond) ils offrent leur personne à la mort pour le salut d’autres personnes. Ils se dévouent, ils se substituent. Le dévouement est cela ou il n’est rien. Le dévouement est-il injuste ? La conscience le con-damne-t-elle ? La devise de la Confédération suisse : « Un pour tous, tous pour un », est-elle une formule immorale ? « Ce pauvre ouvrier qui trouve à peine dans sa vie ordinaire le temps de dormir assez, prend une part de ses nuits déjà trop courtes pour avancer l’ouvrage d’un compagnon affaibli par la maladie. Cette pauvre mère travaille jour et nuit pour payer les dettes de son fils, dettes contractées peut-être dans une vie de désordre. Tous les cœurs dévoués, tous ceux qui pratiquent la vertu du sacrifice, portent les fardeaux des autres : cela est-il mauvais ? » C’est pourtant là l’injustice proprement dite que l’on reproche à la solidarité : l’un souffre à cause de l’autre, à la place de l’autre, en faveur de l’autre, l’un est substitué ou se substitue à l’autre pour porter les conséquences d’un péché ou d’un mal qu’il n’a pas lui-même commis. Pourquoi donc le fait-il ? Comment le peut-il faire ? Comment, le faisant, sa conscience l’approuve-t-il ? Et pourquoi nous-mêmes, spectateurs de cette injuste substitution, ne pouvons-nous autrement que de l’approuver et de l’admirer ? Pourquoi ? Si ce n’est parce que la conscience pressent ou découvre une justice dans cette injustice, une justice humaine dans cette injustice individuelle, parce que la conscience atteste que nous sommes hommes avant d’être individus, et que si, comme individus, nous sommes distincts, séparés et opposés les uns aux autres, comme hommes, nous sommes solidaires et véritablement unis. La conscience est toujours l’organe de la justice, parce qu’elle est toujours l’organe du devoir, et que le devoir suprême c’est la justice. Devoir, c’est devoir à chacun ce qui lui est dû. Il n’y a pas deux justices, comme il n’y a pas deux devoirs, comme il n’y a pas deux obligations. Mais l’obligation de conscience peut être envisagée en fonctions différentes. La conscience en fonction individuelle prescrit la justice individuelle : à chacun ce qui lui est dû, dit-elle, et elle envisage comme étrangère la faute d’autrui ; c’est la justice légale, courte, non pas fausse (la justice n’est jamais fausse), mais incomplète. Celle-là comprend mal la solidarité. La conscience en fonction humaine prescrit la justice humaine. A chacun ce qui lui est dû, dit-elle, et elle accepte comme sienne la faute d’autrui ; c’est la justice morale, profonde, complète, parce qu’elle s’applique à l’homme qui est dans l’individu et qui dépasse l’individu ; et que l’homme c’est l’humanité, c’est-à-dire l’espèce, c’est-à-dire l’être moral en qui s’unissent, de qui dépendent toutes les individualités. La justice en fonction humaine — c’est-à-dire la conscience en fonction humaine — consent à la loi de solidarité, la proclame, l’accepte, la réalise. Et remarquez qu’elle y consent et l’accepte, non seulement en droit, d’une manière abstraite ou idéale, mais telle qu’elle se fait valoir en fait, dans l’enchaînement concret, pratique, actuel du péché, des misères, des souffrances et du malheur qu’engendre la faute originelle. Le pourrait-elle, Messieurs, le devrait-elle, si elle ne reconnaissait pas dans la faute d’autrui la sienne propre, dans la sienne propre celle d’autrui, et donc, en remontant jusqu’à la source, sa faute et celle de tous les hommes dans celle du protagoniste, — et donc encore la faute du protagoniste dans la sienne et dans celle de tous ? — La justice, c’est-à-dire la conscience en fonction humaine, atteste donc directement, spontanément, immédiatement, — bien qu’elle ne le dise pas toujours, mais pour le lui faire dire il suffit de la laisser parler — cette thèse si paradoxale au premier abord : que chacun de nous et l’humanité entière a péché en Adam.
Terminons notre enquête par deux constatations encore. L’une concerne l’amour et l’autre la prière.
Nous avons parlé de justice d’une part, de sympathie, de compassion, de l’autre, et nous avons montré comment et à quel prix la conscience les accorde. Prolongeons ces deux lignes que nous avons prises à mi-hauteur, et montrons qu’elles culminent dans une synthèse : l’amour. Que l’amour soit le prolongement de la sympathie, de la compassion et du dévouement, qu’il en soit le vrai nom et la forme parfaite, nul n’en doute, et je ne m’arrête pas à le prouver. Que l’amour soit le prolongement de la justice, son vrai nom et sa forme parfaite, on l’entend moins peut-être, bien qu’une obscure divination le fasse pressentir. Le paradoxe d’Augustin : « Aime Dieu et fais ce que tu voudras », n’est pas absolument inintelligible. La parole du Nouveau Testament : « L’amour accomplit la loi », c’est-à-dire la justice, éveille déjà un écho plus perceptiblee. Pour le comprendre tout à fait, il suffit d’analyser. Et voici l’analyse que je vous propose : « Aimer un être, c’est vouloir que cet être soit [ce qu’il doit être]. Aimer un être libre, c’est vouloir sa liberté. Celui qui veut sa liberté, la respecte ; et respecter la liberté d’autrui, c’est observer la justice. Ainsi l’amour renferme en soi la justicef, » et la consomme. Car on ne respectera jamais complètement la liberté du prochain que si l’on aime ce prochain. — Continuons : l’amour qui est une justice, qui est la justice, est donc un devoir, est donc le devoir. Mais le devoir qui est l’amour est double : j’ai un devoir vis-à-vis de moi-même en même temps que vis-à-vis du prochain. Il faut que « je me veuille » ce que je dois être en même temps que je veux ce que le prochain doit être. Il faut donc que je m’aime moi-même autant et de la même manière que j’aime le prochain. Ainsi le devoir d’amour qui réalise la justice a pour formule : « Aime ton prochain comme toi-même ». Cela n’est possible qu’à une condition : c’est que le prochain ne me soit ni étranger, ni opposé. En d’autres termes « si nous devons aimer parfaitement le prochain et nous aimer parfaitement nous-même, c’est que le prochain, c’est nous-même. » Je défie personne de sortir de là ; de comprendre autrement l’amour qui consomme la justice ; de justifier autrement l’exercice de l’amour que justifie la conscience. — Or, que résulte-t-il de là ? Une chose fort importante à notre sujet : c’est que l’intelligence de la solidarité est dans l’amour, qu’elle grandit avec l’amour et qu’elle diminue avec l’amour. Qu’à aimer peu, on comprend peu la solidarité, parce qu’on l’accepte peu ; qu’à aimer beaucoup, on la comprend beaucoup, parce qu’on l’accepte beaucoup ; et qu’un grand amour, un amour parfait, un amour complet, réalisant parfaitement la solidarité, la ferait seule comprendre parfaitement (Jésus-Christ). « L’humanité est solidaire d’elle-même, » voilà ce que l’amour seul fait entendre jusqu’au fond. « Les fautes de mes parents, de mes premiers parents, si vous voulez, sont mes propres fautes : je commence à l’entendre, depuis que j’aime. » Tel est le cri de l’amour. Celui de l’égoïsme est très différent. Mais aussi l’amour est l’amour, et l’égoïsme, l’égoïsme. — Et c’est ici la clef, la vraie clef du problème. La charité c’est la vérité, puisque l’amour est la vérité. Nous ne réussirons à entendre la communauté de la chute, la solidarité dans la chute, notre participation à la chute que dans la proportion où nous aimerons, c’est-à-dire où nous accepterons la tâche proposée à chacun de nous d’être des ouvriers dans l’œuvre commune du relèvement et de la rédemption de l’humanité. « Le commencement de la rédemption, comme me l’écrivait l’un de vous, est dans l’acceptation libre de la solidarité nécessaire. »
e – Que le devoir soit à la racine de l’amour, que l’obligation de conscience s’épanouisse en charité, c’est ce qu’il serait intéressant de montrer si nous en avions le loisir.
f – Ch. Secrétan, Le principe de la morale, p. 196.
Le témoignage que l’obligation de conscience en fonction de moralité humaine porte à l’unité morale de l’espèce, et par conséquent à notre responsabilité dans la chute du protagoniste, ce même témoignage se retrouve, à mon sens, dans l’obligation en fonction religieuse. Or la fonction religieuse par excellence, c’est l’adoration, c’est la prière, c’est-à-dire l’établissement libre, volontaire et conscient du rapport de l’homme avec Dieu. Dans l’adoration et la prière qu’apportons-nous à Dieu ? Je ne pense pas me tromper beaucoup en disant : nous-même, tels que nous sommes, et nous-même tout entier, nous comme individu et nous comme homme. De quoi nous sentons-nous responsable devant Dieu ? De nos actes individuels ? Sans doute. Mais de nos actes exclusivement ? Je ne pense pas me tromper beaucoup en pensant que c’est aussi de notre état. En confessant nos fautes à Dieu notre confession n’est pas entière et ne nous donne pas de paix si nous ne confessons que nos péchés (individuels, concrets, définis) ; elle n’est entière, elle ne nous apporte la paix, que lorsque nous confessons, avec nos péchés, notre péché, c’est-à-dire l’état même de notre cœur indifférent, profane et souillé. Nous sentons devant Dieu que c’est l’état de notre cœur, l’état d’un cœur non filial, qui est le grand obstacle à notre communion avec le Père ; et c’est de cet état surtout, par lequel la révélation du Père est déformée dans notre conscience et qui nous empêche de saisir son saint amour, que nous nous humilions devant le Père. C’est de cela surtout dont nous sentons la honte, la malédiction, la culpabilité ; c’est de cela surtout que nous implorons d’être purifié, changé, régénéré et par suite pardonné. Or, qu’est-ce à dire ? Sinon que nous retrouvons, là encore, comme une donnée immédiate de la conscience religieuse, cette unité morale de l’espèce dans la participation au mal originel. Car si nous confessons à Dieu notre déchéance religieuse, déchéance au sein de laquelle nous sommes né, et qui ne vient pas exclusivement de nous comme individu, c’est donc que nous sommes responsable de notre nature déchue.
Tel est le fait, et je ne pense pas qu’aucune conscience religieuse se résolve à le nier jamais. Son explication n’est peut-être pas très difficile à produire. La religion, en effet, est une relation immédiate et simple. Elle n’a que deux termes : l’homme et Dieu. Entre ces deux termes, tous les intermédiaires s’effacent et s’évanouissent. Le propre du sentiment religieux est de passer par-dessus les causes secondes ; de ne les envisager que dans la cause première, et cela aussi bien vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis de l’homme. Dans les causes secondes qui dépendent de la liberté divine, elle ne voit que la liberté divine. Dans les causes secondes qui dépendent de la liberté humaine, elle ne voit que la liberté humaine. Elle ramène donc à la fois tous les péchés au péché, et tous les individus à l’homme. L’individu qui prie, qui adore et qui confesse à Dieu sa culpabilité ne le fait pas en fonction individuelle surtout, mais en fonction humaine surtout. Plus le sentiment religieux de celui qui prie (en esprit et en vérité) est intense, plus il entre profondément dans la relation religieuse, plus les intermédiaires se résolvent, plus il entre en fonction humaine, c’est-à-dire en fonction représentative de l’humanité, plus sa prière devient une prière sacerdotale, c’est-à-dire une prière d’intercession qui n’a d’autres limites que celles-là mêmes de l’humanité, une prière pour l’humanité et au nom de l’humanité. — Il est bien remarquable, en effet, que le sacerdoce soit la création spontanée de toutes les religions ; il n’est pas moins remarquable que le christianisme n’ait pas aboli le sacerdoce, mais l’ait universalisé, en ait fait la fonction de tout chrétien. Or, le sacerdoce est en religion la fonction représentative, synthétique et donc religieuse par excellence. Ombre et symbole avant l’Évangile, elle devient dans l’Évangile réalité, parce qu’elle y devient « esprit et vérité ». L’Évangile ne sanctionne et ne tolère que la vérité. En consacrant et en universalisant le sacerdoce, l’Évangile a donc consacré une donnée constitutive, mais imparfaite et vague, de la conscience religieuse naturelle ; il a fait d’une aspiration confuse une réalité claire et précise. Or, cette réalité, c’est toujours et de nouveau la même : l’acceptation de la solidarité universelle dans le mal, et donc de notre commune responsabilité dans la chute.
Et ici de nouveau il convient de répéter ce que nous disions de l’amour. Comme celui qui aime peu, de même celui qui prie peu, accepte peu et comprend peu la solidarité. L’intelligence de la solidarité, qui est dans l’amour, est aussi dans la religion. Elle grandit avec le sentiment religieux et diminue avec lui. La religion parfaite en donnerait l’intelligence parfaite, parce qu’elle en effectuerait seule la parfaite acceptation (Jésus-Christ).
De toutes les inductions que nous venons d’établir il résulte donc : Que nous vivions en Adam et que nous avons péché en Adam. Qu’en reconnaissant le péché d’Adam en nous et autour de nous, nous reconnaissons notre propre péché. Qu’il n’y a donc pas d’injustice dans la solidarité du mal, mais que cette solidarité, individuellement incompréhensible, se justifie et se comprend dans la mesure où nous réalisons le caractère et le devoir humain de notre individualité. Que cela n’est pas vrai seulement par des arguments de fait et de raison ; mais par une attestation immédiate de la conscience morale et religieuse en chacun de nous.