Ce n’est que dans la communion avec le Seigneur Jésus et par la grâce rédemptrice se confondant avec sa personne sainte, que la personnalité humaine peut prendre conscience d’elle-même et de son immortelle valeur. Il est évident que dans un milieu social dont les influences seraient en harmonie avec nos vrais et immortels intérêts, nous n’aurions pas à connaître la lutte, et les contraintes jalouses, mais un concours toujours efficace et respectueux. Dans ces conditions, notre développement moral s’accomplissant régulièrement et sans entrave, n’aurait pas à subir les contradictions et les amertumes qui l’attardent et si souvent lui impriment une attitude ou des expressions qui exagèrent et qui troublent sa véritable pensée. Mais trop souvent il se fait que, plus la conscience humaine affirme son droit, ses devoirs et ses convictions et plus, en sens contraire, on voit se produire, par le fait d’une opinion intolérante et jalouse, des prétentions qui s’efforcent de l’entraver et de l’opprimer.
Cette opposition entre la société et l’individu, entre le socialisme et l’individualisme, le Christianisme qui l’a provoquée peut seul la résoudre. Par socialisme nous entendons la prétention qui voudrait que le progrès ne pût se faire qu’au profit exclusif de la société et par elle. L’individualisme prétend, au contraire, subordonner et contraindre tous les intérêts sociaux au seul profit de l’intérêt individuel. Le Christianisme est la conciliation de ces deux prétentions contradictoires. Il est d’abord et par excellence le socialisme idéal. Il n’est pas, dans l’histoire, une puissance qui, plus que lui, ait travaillé pour apprendre aux hommes que tous ils sont membres les uns des autres. C’est lui seul qui supprime au profit de la grande communion humaine, les distinctions, les diversités de race et de sang qui faisaient impossible l’humanité, une et consciente d’elle-même. Mais, en même temps, le Christianisme a su faire de l’individualisme une puissance contre laquelle nulle autre désormais ne saurait prévaloir. Bien loin de vouloir supprimer la personnalité humaine, les distinctions et les différences qui lui sont propres, il les accuse et les glorifie par la vertu de la charité. A faire autrement, il rendrait impossible toute société. Il veut l’ensemble, la communion, le royaume, comme l’idéal à réaliser, mais il veut qu’à son tour, ce royaume ne se fasse que dans l’individu et pour lui. A cette fin, il veut l’individu comme organe et comme moyen. Mais vouloir un royaume de libres personnalités, une association composée d’individualités sanctifiées, c’est vouloir en même temps que l’individu, tout en servant au bien de l’ensemble, soit toujours son propre but à lui-même, et l’ensemble le serviteur de l’individu. Telle est la vérité que formule l’apôtre, lorsqu’il compare l’Eglise à un corps servi par plusieurs membres. Ces membres sont tellement unis entre eux que s’il en est pour souffrir, tous soutirent avec eux, tandis que la joie d’un seul devient celle de tous.
Dans ce système, l’individu n’est voulu que pour servir au bien de tous, mais le bien de tous également n’a de valeur que pour servir à celui de l’individu. Ce n’est qu’imparfaitement, et dans des proportions qui le restreignent douloureusement, que cet idéal peut se laisser entrevoir dans nos sociétés modernes ! Elles portent dans leur sein confondues et confuses, les puissances qui relèvent et celles qui désorganisent, autant dire l’ivraie et le bon grain. Il n’apparaîtra pleinement réalisé que lorsque le Royaume de Dieu sera définitivement accompli. Malgré les obstacles et les imperfections de l’heure actuelle, cet idéal doit toujours rester l’objet de notre attente et de notre continuelle poursuite. Nous devons nous appliquer à le retrouver et à le faire revivre dans toutes les relations humaines, instituées de Dieu, pour servir de modèle à la grande société humaine : nous voulons dire l’Eglise, la patrie et la famille. Dans ces sociétés particulières, nous devons toujours nous inspirer de l’esprit qui a présidé à leur institution. Il faudra donc qu’à chaque progrès de la vie sociale, corresponde pour l’individu une somme de liberté plus grande, et que le milieu de son action s’étende pour mieux favoriser son développement personnel. Mais il faut aussi que, dans la même proportion, la société étende et complète son organisation pour la faire toujours plus hiérarchique et harmonique. Il faut qu’à cet effet, à l’importance toujours grandissante de la personnalité humaine, se proportionnent toujours les responsabilités et les obligations de l’Etat. Mais il faut aussi que l’individu, en sentant son influence et sa liberté grandir, s’applique à vivre toujours plus dans la dépendance qui le fait membre et serviteur de la société tout entière. Les individus, tout aussi bien que les peuples, doivent faire servir les circonstances et les événements qui leur sont dispensés, à se pénétrer toujours plus des véritables rapports, de l’action et de la réaction bienfaisantes qui doivent les unir entre eux. Mais cette éducation n’est possible que si la société et l’individu participent au bienfait de l’Évangile, car seul l’Évangile est la puissance capable de créer l’individu et la société véritables.
Quand au lieu de considérer l’individu comme l’intérêt social par excellence, on le rabaisse pour ne voir en lui qu’un moyen et qu’un outil n’ayant de valeur que pour le service de la collectivité sociale, on peut dire que l’on est en plein dans le socialisme exclusif et mauvais. Tous les états de l’antiquité païenne et surtout celui qu’à rêvé Platon dans sa République idéale, représentent ce socialisme jaloux et brutal. Ce socialisme socialiste mais antisocial, croit qu’il peut arracher les enfants à leurs parents et qu’à l’Etat seul incombe le soin de les instruire. A L’en croire, ce n’est pas non plus le jeune homme qui pourra se choisir sa compagne ou la jeune fille son mari. Entre eux interviendra toujours l’officier de l’état civil. Lui seul décidera quels sont les plus aptes à garantir la santé publique et à fournir à l’Etat des sujets capables de le défendre un jour. Ce système essentiellement païen n’a pas vécu et n’est pas mort avec le paganisme ; en plein Christianisme, bien souvent il a tenté de revivre. On peut même dire que le catholicisme est essentiellement socialiste ; en théorie, il est vrai, il admet la valeur infinie de l’âme humaine, sa destinée immortelle et, au regard de cette destinée, sa responsabilité personnelle, mais par le fait qu’il s’arroge le droit de diriger et d’assurer le salut du fidèle, et qu’il s’en fait le garant, il le retient dans une éternelle minorité qui n’est qu’une éternelle sujétion. Jamais il ne l’affranchit du joug de ses ordonnances et de ses prescriptions. Il fait pour lui de l’Eglise une prison dont il ne lui permet jamais de sortir. Mais il ne faudrait pas croire que l’autorité qui excommunie et les moyens inquisitoriaux qui proscrivent ou mutilent la pensée, soient la propriété exclusive de ce socialisme clérical. Il les a inventés, il est vrai, mais le socialisme matérialiste ne dédaigne pas de les lui emprunter et il sait les faire plus redoutables encore. On se trompe étrangement quand on ne veut voir le chef-d’œuvre du système que dans l’ensemble des moyens coercitifs dont dispose l’Eglise, il est avant tout cette mainmise sur l’âme individuelle qui la fait à jamais la propriété du prêtre. Il est aussi socialiste, l’état prétendu chrétien, qu’il soit Grec ou Latin, Moscovite ou Germain, dès lors qu’il s’arroge le droit d’imposer à tous ses sujets la même confession religieuse. En proscrivant comme un délit la moindre atteinte portée à la foi ou à l’unité de son Eglise, il s’arroge l’infaillibilité et supprime la possibilité de toute conviction personnelle. Les adversaires de l’état chrétien, les partisans et les défenseurs d’office de la liberté, bien souvent malgré leur prétention, se font les fauteurs les plus dangereux du socialisme par les brutales atteintes qu’ils ne dédaignent pas d’infliger à la liberté personnelle, au nom même de la liberté. Ainsi il en fut pendant la Révolution française, sous le règne de la Terreur. Il suffisait alors d’un dénonciateur pour envoyer un homme à la mort, surtout si le dénonciateur était un repris de la ci-devant justice royale, portant ostensiblement les couleurs de l’orthodoxie régnante et sa victime, un savant intègre comme Lavoisier, incapable cependant d’en comprendre et d’en redire le Shiboleth.
Cette intolérance vaut la peine d’être signalée car bien loin d’être une exception, on dirait qu’elle est un vice originel que se transmettent toutes les intransigeances libérales. On dirait que plus elles s’affirment, et plus elles perdent le sens et la notion de la vraie liberté. Le socialisme et le communisme contemporains nous en donnent la preuve éclatante. Au dédain qu’ils professent pour la liberté individuelle, nous pouvons au reste nous assurer que, si dangereuses que puissent être leurs prétentions, elles n’en sont pas moins d’irréalisables utopies. Dans tous les cas, il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’elles constituent la plus manifeste de toutes les contradictions. Le premier article de leur credo est pour affirmer que l’espèce seule existe, que seule elle a de la valeur et, en même temps, il exagère les droits de l’individu quel qu’il soit ; il réclame pour lui les mêmes privilèges que pour le représentant le plus éminent de la pensée sociale. Sur cette contradiction, autant dire sur ces assises caduques et branlantes, le socialisme veut fonder l’ordre social universel par l’organisation du travail, l’égalité dans la possession et la jouissance et, par surcroît, dans le savoir et le raffinement de la culture la plus délicate. Si cet ordre de choses pouvait jamais se réaliser, c’en serait fait à tout jamais de la liberté. Ce système qui ne se serait établi que pour garantir à l’individu le bonheur sur la terre, on le verrait alors se faire pour lui la plus humiliante et la plus dure de toutes les servitudes. Tous et chacun avec notre numéro d’ordre, nous aurions enfin ce fameux lit de Procuste qui ne permet le repos qu’à celui qu’il mutile ou disloque à sa mesure.
Si nous recherchons maintenant la cause, l’inspiration première de cette fatale aberration qui méconnaît l’individu et le condamne à ne valoir que comme moyen et dépendance de la communauté, nous ne pouvons dénoncer que le panthéisme. Il est, en effet, la seule école qui professe que l’ensemble des êtres et des choses constitue seul la seule réalité et que l’individu n’est plus qu’un accident négligeable. Et lorsque à l’histoire, à la société humaine, il doit faire l’application de son système, les individus pour lui ne sont plus que les gouttes d’eau qui se perdent dans l’océan, tandis que l’océan dans sa majesté, son orageuse puissance, ses vagues et ses colères, représente l’être en soi, le réel, l’immobile. Cette monstrueuse aberration constitue le véritable péril social d’aujourd’hui. Elle nous impose donc l’obligation d’affirmer plus hautement que jamais le principe de l’individualité. Aussi est-ce avec l’émotion du respect et de la reconnaissance que nous saluons, comme nos bienfaiteurs et nos maîtres, ceux qui, dans un esprit de fidélité chrétienne, osent vaillamment protester contre le panthéisme socialiste.
Il est cependant un individualisme étroit et mesquin contre lequel on ne saurait trop se garder. A le laisser faire, volontiers il s’isole du milieu social, refuse de le reconnaître pour chercher en lui seul sa véritable fin. Cet individualisme ne peut qu’exercer une influence désorganisatrice et fatale, toutes les fois que dans un milieu social il parvient à imposer son influence sectaire. A cet individualisme intransigeant il faut, en effet, pour idéal une société dont les membres ne sont plus que des atomes qui ne se rencontrent ou ne se repoussent qu’en vertu d’affinités électives. La société qu’ils constituent ne subsiste qu’en vertu d’un contrat social qui, pour différer de celui de Rousseau, ne lui en est que mieux ressemblant. Dans ce système, en effet, la société idéale n’est qu’une association qui ne vaut qu’au bon plaisir des unités qui la composent. Et comment pour l’individualisme pourrait-il en être autrement, alors qu’il ignore qu’il n’est point de vie ni d’organisme véritables pour celui qui ne croit pas ou qui ne veut pas croire, que le tout est avant les parties (totum est partibus prius). A ignorer cet axiome, on ignorera toujours la vérité sociale par excellence.
Comme le socialisme, l’individualisme peut se produire dans tous les domaines de l’activité sociale. En ce sens, on peut parler d’un individualisme politique, ecclésiastique et religieux. De nos jours, l’individualisme religieux a trouvé son représentant le plus éminent et le plus généreusement convaincu dans Alexandre Vinet. Tandis que le panthéisme socialiste supprime toutes les particularités, si concrètes soient-elles, détrône la personnalité et lui substitue l’indéterminé, l’abstraction universelle, le un et le tout, il revendique pour l’individu la place première, contrairement à ce doctrinarisme niveleur, avec toute la chaleur et toute la puissance d’une conviction émue et chrétienne. Pour lui, l’individu est la réalité essentielle et première. Il est ce qui est, il est la fin et le but de la créationa. L’individualité est l’empreinte que Dieu a marquée sur l’âme humaine, le trésor qu’il lui a confié et qu’elle doit défendre contre tous les dangers et toutes les atteintes dont la menace le milieu social. Car, quoique la société sous bien des rapports soit une condition nécessaire au développement de l’individu et que personne ne puisse se soustraire à cette condition, pour lui la société tend sans cesse, qu’elle le veuille ou qu’elle l’ignore, à comprimer et à effacer l’individualité. Nous naissons tous originaux, dit-il, car, si peu doué ou si pauvre que soit un individu, il ne vient au monde que porteur d’une pensée que personne avant lui n’a reflétée aussi distincte. Et cependant, nous tous qui naissons originaux, lorsque vient l’heure de la mort, pour la plupart, nous ne sommes plus que des copies. Car la société prend toujours à tâche de supprimer le plus possible la personnalité pour nous faire à son image par la contagion de l’exemple, de l’opinion, des convenances, des préjugés et des mœurs. Les plus faibles ont bientôt abdiqué toute individualité. Ils se font insensiblement et sans s’en douter les serviteurs et les agents de la banalité publique, et avant de se perdre et de disparaître dans l’abîme social, ils y jettent d’abord, à titre de redevance et de tribut leur individualité et leur caractère. Vinet ne cesse donc de le dire et de le redire, l’individu est plus grand, plus noble que la société, car directement il peut entrer en rapport avec Dieu. Cet honneur suprême n’appartient qu’à lui seul, tandis que la société ne peut se l’approprier qu’indirectement et de loin. La dignité de l’individu, du plus humble, du plus inaperçu, se trouve garantie par ce fait unique et que lui seul peut revendiquer : il existe devant Dieu, il est un être conscient, personnel et il est capable du salut éternel ou de l’éternelle damnation. Ce n’est pas la société, c’est l’individu seul qui peut vivre la vie à venir, l’immortalité par delà le tombeau. Seul l’individu a le privilège de croire, d’aimer, d’espérer, d’obéir et de souffrir. Il n’est que lui pour porter dans son cœur le sentiment de l’obligation et de la responsabilité vis-à-vis de Dieu. Seul encore, il comparaîtra devant le tribunal de Dieu, et dans l’attente de cette définitive comparution, seul, tous les jours, il peut se présenter devant lui. Ce n’est pas à l’humanité, ni à la société, en définitive choses abstraites, mais à l’âme individuelle, que l’Évangile fait entendre ses appels et ses promesses. Ce n’est qu’à l’individu capable de dire « moi et toi », que Dieu adresse son appel : « Venez à moi et débattons nos droits » (Ésaïe 1.18). Et qui pourrait ne pas le voir, c’est toujours Vinet qui parle, la société n’est pas un être, mais une convention, un arrangement au profit et pour l’entente des êtres personnels. Il aime encore à comparer la société à l’océan au sein duquel, dans le plus fragile de tous les esquifs, l’âme humaine se trouve jetée pour tendre au travers des flots, vers le rivage de la cité éternelle. Et l’esquif qui porte l’âme, et l’océan qui porte l’esquif, sont tous les deux dignes de notre profonde admiration. L’esquif que chacun de nous est appelé à diriger et sur lequel nous devons tendre vers le monde nouveau, c’est notre propre individualité. Un autre que moi, il est vrai, dispose de l’océan et de ses flots et trace la voie qui doit me faire franchir l’abîme. L’esquif est bien à moi, mais c’est l’océan qui a été voulu pour l’esquif et non point l’esquif pour l’océan, car la chose essentielle, la seule qui importe, la fin voulue et cherchée, c’est que l’esquif aborde au rivage. Il faut que l’âme humaine qui du sein de la foule, du milieu des vagues, seule peut regarder à Dieu et entrer avec lui dans un rapport personnel, puisse enfin accomplir sa destinée ; car c’est elle seule qui est le centre de la création et l’objet de l’attention du créateur. L’essentiel c’est que chacun sache tenir la barre de son gouvernail, car si la mer est cette chose fluide beaucoup moins légère que l’air et beaucoup plus perméable que la terre, c’est afin qu’elle puisse porter et aussi engloutir l’esquif et son nautonier. Sur l’océan social, tout aussi bien que sur celui qui enveloppe la terre, il est des vaisseaux qui sombrent et disparaissent à jamais, et à se demander lequel des deux connaît le plus de naufrages et engloutit le plus de victimes, on ne pourrait qu’agiter une question douloureusement insoluble.
a – Alexandre Vinet, sur l’Individualité et l’individualisme. De plus, deux études dans ses Essais de philosophie morale et de morale religieuse.
Cette revendication des droits et de la dignité de l’âme individuelle exprime une haute vérité et une vérité d’une imprescriptible valeur, mais elle n’exprime pas la vérité tout entière. Personne ne peut le nier, cette comparaison évoque sous une vive et belle image, une grande vérité, l’âme humaine appelée à faire elle-même, et dans son propre esquif, la traversée de l’océan pour pouvoir atteindre le rivage éternel. Mais à cette image qu’il nous soit permis d’opposer l’histoire évangélique, alors qu’elle nous rappelle que lorsque la nacelle sur le lac de Génézareth allait se perdre au milieu de l’orage, Jésus fit entendre sa voix et la tempête s’apaisa, et sains et saufs, l’équipage et la nacelle atteignirent le rivage. Cette histoire est l’image prophétique de l’Eglise. Le vaisseau qui la porte, sans cesse est assailli sur la mer orageuse de ce monde. Sur le tumultueux océan des peuples, les plus horribles tempêtes, au commandement du maître, toujours s’apaisent et laissent sain et sauf le vaisseau poursuivre sa route toujours assurée. Et avec le vaisseau les nautoniers et les passagers parviennent au port du salut, grâce à leur rencontre et à leur union, sous un seul et même maître. Nous devons donc nous rappeler que, si nous voulons avoir part à la bienheureuse délivrance, il faut que nous ayons notre place sur le véritable vaisseau et au milieu du véritable équipage, mais qu’avant toutes choses, il faut faire en sorte d’avoir avec et pour nous le Seigneur Jésus. L’image que nous invoquons est certes tout aussi vraie que celle de Vinet. Mais comme elle, comme toutes les images, elle n’exprime à son tour, qu’une partie de la vérité. Il se tromperait donc celui qui, la prenant au pied de la lettre, s’imaginerait qu’il suffit pour aborder à la rive bienheureuse, d’être extérieurement et de son corps, dans la barque de saint Pierre, d’appartenir par le droit de la naissance ou même de l’indifférence, à l’Eglise véritable et visible. Ce serait là une dangereuse et bien coupable illusion. Pour correctif nécessaire, il faut se rappeler avec la première de ces images, que chacun de nous doit avoir sa nacelle à lui et que c’est à chacun à prendre garde de ne pas sombrer dans l’orage ; malheur à celui qui oublie qu’ainsi que l’a si bien dit le Danois Soren Kierkegaard : « Sur la grande mer chacun doit naviguer dans son esquif à lui, si frêle et si chétif soit-il, et qu’il faut de plus, qu’il en soit, tout à la fois le pilote et le manœuvre. »
Mais laissant là les images et les comparaisons, nous pouvons dire qu’à méconnaître la signification vraie de la société, Vinet a méconnu également celle de l’individu. Si grande qu’il fasse la part de l’individualité, il ne sait pas cependant combien il l’amoindrit, en nous laissant ignorer qu’au-dessus de l’individu, il est un royaume qui se compose des personnalités affranchies par la grâce rédemptrice et qui constitue un organisme moral, souverain et universel. Son erreur, il faut le reconnaître, a pour cause première la confusion de l’idée de société, d’association et de communauté morale. La faute en est à la langue française qui avec le mot de société exprime les deux choses. Mais il suffit cependant d’un moment d’attention pour reconnaître les différences qui les distinguent. Le mot de société, en effet, peut ne représenter qu’une rencontre extérieure et accidentelle de quelques individus, tandis que celui de communauté, de communion, sous-entend toujours l’idée de l’unité morale et vivante. Dans la société, l’individu reste son maître, il n’a pas à reconnaître sa dépendance d’un ensemble qui le domine, tandis que dans la communauté, dans la communion, il ne peut être fort et se sentir lui-même que dans la conscience de la dépendance qui le rattache au corps qui lui communique les puissances de son être.
La société est l’œuvre des individus ; elle ne peut être et ne subsister que par leur concours et sous leur bon plaisir. Ils n’en sont pas les membres par le fait même de leur naissance et de leur personnalité, mais seulement les bénéficiaires, car ainsi le veut ce qu’ils croient être leur intérêt véritable. La communauté, au contraire, préexiste à l’individu et ce n’est que par elle qu’il peut conquérir son indépendance. Mais dès lors que Vinet ne reconnaît pas à l’association, à la communauté morale, une existence réelle et qu’il ne l’accepte qu’au bénéfice et sous la forme d’un contrat toujours susceptible de résiliation, on s’explique aisément que pour lui, société et association se confondent et signifient indifféremment un arrangement à la convenance de quelques individualités, ou un fléau redoutable qui, concentrant dans un ensemble désordonné tous les rapports et tous les faits sociaux, peut n’être pour l’individu qu’un continuel danger.
Il est facile également de comprendre que plus grandit la personnalité humaine, grâce aux nouvelles libertés qui se conquièrent, et plus en même temps la société verra s’accroître sa puissance. Mais ce n’est pas à une société ou à une association artificielle ou volontaire que l’homme doit regarder, mais à la communauté, à l’Eglise, à la véritable humanité. C’est à elle qu’il appartient par le fait de sa naissance et c’est à elle que le rattachent ses vrais intérêts. Grâce à l’influence éducatrice qu’exerce cette puissance morale, il peut rencontrer dès son entrée en ce monde, les réalités divines, fermes, immuables et dominant les réalités humaines d’aussi haut que le ciel domine la terre. Elle n’est donc pas seulement pour l’individu la puissance qui limite, circonscrit sa liberté et fait obstacle au développement de sa vie intérieure ; elle est aussi et surtout pour lui une force qui le soutient et qui le porte. Dès lors que Vinet n’a nulle idée de cet organisme moral, il ne peut qu’ignorer l’influence qu’il est capable d’exercer et il passe sans même l’apercevoir. Aussi l’idée souveraine de la morale chrétienne, l’idéal que représente le Royaume de Dieu, n’a jamais exercé sur sa pensée sa légitime et maîtresse influence. Le souverain bien, pour cet éminent penseur, n’a jamais été que le salut individuel. Et jamais les élus ne représentent pour lui la grande assemblée des âmes rachetées, se complétant ensemble pour constituer le Royaume de Dieu, et cependant, cette idée du Royaume de Dieu est si essentiellement biblique que déjà on peut la pressentir dans l’Ancien Testament comme une influence latente, un germe qui grandit sans cesse en attendant que, dans le Nouveau, il éclate dans toute sa magnificence, laissant derrière lui, dans toutes les écritures prophétiques, une traînée lumineuse. Dans cette théorie individualiste, on ne saurait trop le constater, les âmes se rencontrent, se retrouvent une à une, toujours isolées dans le monde de l’éternelle félicité et jamais elles ne forment un tout, un organisme, un corps vivant. La Bible, au contraire, nous représente la communion des saints comme un corps vivant qui se compose de plusieurs membres, réunis sous une seule tête, un seul chef, le Christ. Ou bien elle nous le décrit comme un temple construit avec des pierres vivantes, des âmes rachetées et dont le Seigneur lui-même est la pierre de l’angle. A nous demander lequel est le premier, de l’un des membres du corps, ou du corps lui-même, lequel est le premier de l’une des pierres du temple, ou du temple lui-même, forcément il nous faut répondre que ce n’est pas la pierre qui vient avant le temple, que ce n’est pas le membre qui est avant le corps mais que bien avant la pierre, bien avant le membre, il nous faut concevoir le corps et le temple. Et l’organisme ne serait pas un ensemble harmonique s’il n’existait pas avant les parties qui le constituent. Pour Vinet, au contraire, l’Eglise n’est qu’une société qui se forme accidentellement, sporadiquement dans le temps. Il suffit pour qu’elle soit, que quelques individualités s’entendent et se concertent, pour adorer ensemble au nom du Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Mais l’Eglise en tant que continuité historique, traversant l’histoire, dominant toutes ses contradictions et et toutes ses révolutions, l’Eglise préexistant à l’individu concourant à son éducation par la parole et les sacrements et les divins mystères, l’amenant au Sauveur, le sanctifiant dans sa communion et par la communion avec les âmes rachetées, l’Eglise est une conception qui dans sa théorie individualiste, n’a jamais représenté la puissance qui crée et qui organise.
Si pour Vinet, le Royaume de Dieu et l’Eglise ne sont que des idées et jamais des virtualités, des puissances concrètes, la faute en est à sa conception de l’humanité. Pour lui, l’humanité n’est que la masse des hommes qui peuplent notre planète ou l’ensemble des attributs que représente l’homme véritableb. Mais l’humanité est plus qu’un nombre, qu’un total plus ou moins grand de têtes humaines ; elle est un organisme qui embrasse tous les hommes ; elle est l’arbre aux rameaux innombrables. Tous ils sortent de son sein et pas un seul ne saurait s’en détacher sans tomber à terre et périr desséché. A ce titre, l’humanité ne comprend pas seulement les hommes qui vivent aujourd’hui, les habitants actuels de notre terre, elle revendique comme lui appartenant, comme constituant ses organes, tous ceux qui ont été avant nous et tous ceux qui seront après nous. Comme conséquence, nous avons des devoirs qui nous lient, non seulement à ceux qui vivent en même temps que nous, mais à ceux qui ne sont plus, tout aussi bien qu’à ceux qui viendront après nous. Il ne nous est pas possible non plus d’admettre, que l’humanité ne soit que l’ensemble des attributs dont nous décorons une entité abstraite. Elle est, au contraire, une idée vivante, un ensemble d’êtres réels se manifestant et se réalisant dans la totalité des êtres vivants, des individualités humaines. A l’exception de l’être premier et chef de toute l’humanité, le Christ, il n’est pas un seul être qui puisse représenter l’homme dans toute sa valeur et sa réalité. Ce n’est que la totalité des êtres humains se complétant et se multipliant en quelque sorte l’un par l’autre qui peut nous donner l’idée de l’humanité véritable.
b – Vinet, Essai de philosophie morale, p. 193.
L’individualisme qui ne voit dans l’humanité qu’une abstraction, nous ramène quoi qu’il en ait aux vieilles querelles de la scholastique sur le réalisme et le nominalisme. Le réalisme conséquent ne connaissait le général, l’universel, que dans ce qui existe réellement. Le nominalisme, au contraire, le laissait s’évaporer dans d’idéales abstractions. Pour lui, l’universel et le général ne valaient que pour notre pensée et par elle. Ces deux conceptions ont à la fois tort et raison car, en définitive, la vérité ne se rencontre que dans l’union vivante de l’universel et du particulier. L’humanité, l’espèce humaine n’a de réalité que dans l’individu. Mais en retour, les individus ne sont ce qu’ils sont, que par le rapport qui les unit à l’espèce et par la place qu’ils occupent dans le royaume de l’humanité. Envisageant à ce point de vue le socialisme et l’individualisme, le général et le particulier, dans leur opposition, nous pouvons dire que le socialisme exclusif est réaliste, puisqu’il ne voit dans les individus que des phénomènes éphémères, des apparences qui trompent, et ne laisse subsister que le un et le tout. L’individualisme, au contraire, est strictement nominaliste. Pour lui, il n’y a d’existence véritable que pour l’individu, le fait particulier, et il condamne la société à n’être qu’une juxtaposition, une simple rencontre d’individu à individu, mais sans jamais lui reconnaître aucune existence propre. On sait l’influence considérable, qu’au moyen-âge, le nominalisme et le réalisme ont exercée sur la foi et la manière dont alors on la comprenait. Ici, nous voulons seulement nous rappeler la part très grande qui lui revient dans l’enseignement de la morale, alors qu’il s’agissait de déterminer les rapports du fidèle avec l’Eglise. En opposition contre la conception socialiste, réaliste de l’Eglise, le nominalisme soutenait le droit de l’individu. Sur la fin du moyen-âge, il fut un dissolvant dans l’Eglise. C’est donc bien à tort, que trop souvent on fait aux nominalistes l’honneur immérité de les ranger au nombre des précurseurs de la Réforme. Ils ne furent en réalité que les précurseurs de ces petites sectes réformatrices qui n’ont pas survécu au moyen-âge. En définitive, ils n’ont exercé aucune influence sur la conception de l’Eglise au sens vraiment protestant. Car conformément à la doctrine de la Sainte Ecriture, la Réforme a toujours compris l’Eglise comme la conciliation du nominalisme et du réalisme, de l’individu et de l’autorité. Dans les temps modernes, nous voyons se reproduire, mais sous une forme toujours plus élevée et plus compliquée, la vieille querelle des nominaux et des réaux. Sans faire revivre les anciennes dénominations, on peut dire que la pensée moderne est essentiellement nominaliste, non seulement quand il s’agit de religion et d’Eglise, mais également et surtout en politique. Ils sont nombreux, ceux qui ne veulent voir dans la religion qu’un intérêt privé et dans l’Eglise qu’une association de même nature, qu’une loge maçonnique ou un comice agricole ; il est vrai que l’état n’est plus pour eux qu’une simple société d’assurances. La vraie notion chrétienne est tout autre ; elle veut la conciliation de tous les contraires. Elle est réaliste, ou pour nous servir d’une expression plus accessible à la conscience moderne, elle est universaliste, c’est-à-dire pour elle, le Royaume de Dieu, la totalité précède l’individu qui, à son tour, n’est plus pour elle qu’un chaînon dans la grande chaîne, un organe dans le grand corps. Mais en même temps, elle est nominaliste, ou si on l’aime mieux, elle est individualiste. Pour elle, l’individu dans le grand tout n’est pas un simple accident, un organe ne valant que pour le service qui lui est imposé ; il est lui, et avant tout, il a sa fin en lui-même et cette fin est d’une valeur infinie. Ce qu’est le Royaume de Dieu, les sociétés particulières doivent l’être à leur tour, car elles ne sont que les types qui le prophétisent et les organes qui le préparent. Toute association d’êtres humains, un état, un peuple, une commune, une famille n’existent réellement et ne conquièrent toute leur valeur que par et pour l’individu. Il faut. de plus que l’individu se considère et agisse comme un membre de l’association tout en poursuivant son bien propre à lui. Afin que selon la belle pensée du philosophe Baader : « Ils existent l’un dans l’autre et l’un par l’autre, le corps n’existant pas à côté et en dehors de ses membres et les membres à leur tour n’existant pas sans le corps. »
Vinet veut, au contraire, que l’individu soit au-dessus de la société. Telle est la formule qu’il affectionne et qui souvent revient dans ses écrits ; mais elle n’en est pas moins erronée. A la prendre à la lettre, la société ne serait plus alors qu’un moyen pour l’individu. Mais s’il est incontestable qu’au regard de son immortelle destinée, l’individu ne peut pleinement se développer dans aucune de nos associations humaines, la cause en est, non point à la société, mais au fait que l’homme est appelé à faire partie d’un ordre supérieur et que sa cité véritable ne se trouve que dans le Royaume de Dieu. Dans la famille, il ne peut pas trouver son plein développement, il est appelé à devenir un jour le serviteur de l’Etat. Dans l’Etat non plus, il ne peut pas réaliser tout ce qu’il doit être, parce qu’il faut qu’il s’élève plus haut et qu’il devienne un membre du royaume de l’humanité qui, à son tour, doit revivre et se glorifier dans le Royaume de Dieu. L’Eglise non plus ne peut pas l’absorber tout entier, parce qu’elle n’est que l’Eglise visible et ne vaut que comme préparation à la communion des saints. La vérité vraie veut qu’à tous les moments de notre développement moral, il y ait entre l’individu et la société, action et réaction. Tour à tour et l’un par l’autre, il faut qu’ils soient but et moyen, et que l’un et l’autre conservent une valeur qui leur soit inhérente. Mais du fait que l’homme a une destinée supérieure à celle de la société, Vinet veut en déduire que, seul, l’individu a une valeur morale. Et dès lors qu’il refuse à la société cette même valeur, il en vient à la considérer comme n’étant plus qu’un moyen pour l’individu, car, dit-il, « seul l’individu est immortel et seul il peut entrer en rapport avec Dieu. » Mais il oublie que parmi les associations humaines, il en est une au moins, et on ne peut le nier, qui a reçu les promesses de la vie éternelle. Cette association, c’est l’Eglise, à laquelle son chef a donné l’assurance que les puissances de la mort ne prévaudront point contre elle (Matthieu 16.18). D’après la Sainte Ecriture, l’Eglise est donc un fait moral, appelé à s’élever et à grandir jusques à la stature parfaite de Christ (Éphésiens 4.13). Si dans ce texte, l’Eglise est représentée comme un homme, dans d’autres endroits, elle est comparée à l’épouse et Christ est son divin époux (Apocalypse 22.17). C’est la même conception qui fait dire à saint Paul (Galates 3.28) : « Vous êtes tous un dans le Christ Jésus », et dans Éphésiens 2.14 : « Des deux peuples, les juifs et les païens, il n’a fait qu’un peuple ». En présence de ces déclarations et de beaucoup d’autres semblables, qui pourrait soutenir que pour l’apôtre, l’Eglise n’est qu’un ensemble de perfections, qu’il personnifie mais auquel il ne reconnaît aucune réalité ? Qui ne voit, au contraire, que l’Eglise pour lui est bien réellement une personnalité, un organisme un et personnel ? Au lieu d’être un composé, une juxtaposition de fidèles, croyant chacun pour son propre compte, et chacun soutenant ses rapports personnels et particuliers avec Dieu, l’Eglise, au sens des Ecritures, est bien réellement l’homme nouveau. Les croyants qui la composent, par le fait de leur union en Christ, et dans le même esprit, participent à la même foi, à la même espérance, au même amour et aux mêmes biens. Non seulement ils sont unis entre eux, mais ils forment une seule et même personne, quoiqu’elle ne soit pas encore l’homme fait, l’humanité nouvelle qu’un jour l’Eglise réalisera. Ce que sera cette humanité future, aucun croyant pris isolément ne pourra jamais nous le faire pressentir. Séparé de l’Eglise, le croyant n’est plus qu’un fragment, un débris du miroir, et par cela même, il ne peut que refléter un rayon de la gloire de Christ, qu’en son entier, nous ne pouvons contempler que dans l’Eglise, le miroir parfait. La vie chrétienne du simple croyant ne peut non plus reproduire que d’une manière incomplète le rapport d’intimité et de charité qui doit unir à Dieu l’homme nouveau. Cette communion, on ne peut la concevoir que par l’Eglise prise dans son ensemble, alors qu’elle unit et confond, malgré la diversité de leurs dons, tous les croyants et les fait être un seul cœur et une seule âme pour penser, pour vouloir et pour agir. Elle n’en fait également qu’un seul corps dont tous les membres partagent les mêmes besoins, les mêmes désirs, les mêmes joies. Partout où se rencontre une communauté chrétienne composée de véritables croyants, ce n’est pas le croyant qui, en lui-même, isolément, est en communion avec Dieu, mais la communauté tout entière. Cette communion, nous la voyons s’affirmer dans toute sa pureté et son idéale beauté dans l’oraison dominicale que, jusques à la fin des siècles, l’Eglise doit s’appliquer à redire. Car cette prière ne sera jamais celle qu’un croyant puisse redire pour lui seul et dans l’isolement de l’orgueil et de la justice propre. Elle ne vaut que pour tous et par tous. Elle n’est possible que dans la communion fraternelle, tandis que tous se sentent unis par le lien indissoluble de la solidarité, et qu’un seul prie pour tous, et que tous prient par un seul.
Ce n’est donc que malgré l’Ecriture, et contrairement à son enseignement le plus formel, que Vinet a pu dire qu’il n’y a pas de jugement pour la société, pour la collectivité, mais seulement pour l’individu. N’est-ce pas, au contraire, l’Ecriture qui nous enseigne qu’il est un péché collectif, un péché commis par l’Eglise, parfaitement distinct du péché individuel.
Dans les lettres aux sept églises d’Asie, ne sommes-nous pas en présence d’un jugement qui frappe l’Eglise comme une collectivité personnelle, un ensemble d’âmes solidairement responsables ? N’est-ce pas au nom de l’ange lui-même, que ce jugement est prononcé ? Et nous pouvons encore le demander : déjà ici-bas, ne voyons-nous pas les peuples jugés et frappés par la justice divine pour des péchés nationaux ? Depuis le commencement jusques à la fin de l’histoire d’Israël, ne voyons-nous pas les prophètes dénoncer à tous les Israélites des promesses et des menaces qui ne sont que pour le peuple ? Et lorsque Jésus pleure sur Jérusalem parce qu’elle n’a pas voulu reconnaître les choses qui regardaient à sa paix, ses larmes sont-elles pour l’individu ou pour le peuple tout entier ? La parole sainte nous dit formellement qu’au jour du jugement, à la seconde venue du Christ, tous les peuples seront assemblés devant son tribunal (Matthieu 25.32), que les gens de Ninive qui se sont convertis à la prédication de Jonas, s’élèveront en jugement contre la génération qui ne s’est pas convertie à celle du Christ et la condamneront (Matthieu 12.41). L’Ecriture conçoit donc une génération déposant contre une autre. L’étude de l’histoire et l’expérience de chaque jour nous convainquent également que dans un peuple tous les individus, quoique n’étant pas coupables au même degré, n’en sont pas moins responsables et punissables pour l’opinion qui le dirige. C’est encore l’étude de l’histoire qui nous oblige à reconnaître comme providentielle pour un peuple, la loi du « tous pour un et du un pour tous ». Cette loi nous fait tous responsables pour les œuvres bonnes ou mauvaises qu’accomplit la nation à laquelle nous appartenons. Nous supportons les conséquences de sa prospérité ou de ses désastres, de son honneur ou de son déshonneur. Et cette solidarité, avant de s’imposer à la génération présente, s’est déjà imposée à celle qui nous a précédés et dont nous ne sommes que les héritiers. Elle s’étendra également sur ceux qui viendront après nous pour leur bien ou pour leur mal. Qui donc, au point de vue individualiste, pourra expliquer la joie que nous éprouvons, lorsque devançant l’avenir et entrevoyant des jours heureux pour notre humanité et notre peuple, nous en tressaillons d’un saint enthousiasme ! Et cependant, personnellement, nous ne verrons pas ces jours heureux. A ce même point de vue, qui donc expliquera l’héroïsme d’un peuple, s’immolant sur un champ de bataille pour un avenir qu’il ne connaît pas, et au nom d’un passé de vaillance et d’honneur que lui ont légué des ancêtres qu’il ne connaît que par la pensée ? Sans ce lien de la solidarité, dont la négation constitue l’individualisme, que signifierait pour nous un passé historique que nous n’avons pas vu, un avenir que nous verrons moins encore ? N’est-ce pas ce lien indissoluble et sacré qui fait de toutes les générations, de toutes les individualités qui se succèdent et se séparent dans le temps, une personnalité toujours vivante ? Et cependant ce lien n’a plus de raison d’être et reste une insoluble énigme pour l’individualiste qui ne voit dans la société qu’un rapprochement accidentel de personnalités ne se rencontrant, comme les atomes d’Epicure, que fortuitement et pour bientôt se séparer. Pour être conséquent avec sa théorie, il doit refuser à la tradition et à l’histoire toute valeur morale.
Mais en sacrifiant la société à l’individu, ce n’est pas la société mais l’individu lui-même qu’amoindrit la théorie de Vinet. Et cependant, ce sera sa part la meilleure et son honneur dans l’histoire, d’avoir revendiqué la dignité et la valeur de l’individu. Mais il n’en reste pas moins que, pour n’avoir pas compris que l’individu est un organe, servant et ressortissant au grand corps, il lui a enlevé la force que lui garantit cette subordination. Il fait voir, il est vrai, avec une profondeur et une délicatesse d’intuition, qu’on ne peut qu’admirer, tous les dangers dont la société menace l’individu. Avec une insistance qui jamais ne se lasse, il met en relief ses innombrables préjugés, ses illusions, ses erreurs, ses séductions toujours dangereuses. Il la représente comme le monstre qui toujours dévore et ne dit jamais assez. Mais toujours il laisse dans l’ombre les bienfaits de l’action sociale. Il ne dit pas la protection qu’elle exerce, l’influence éducatrice dont nous sommes redevables aux bonnes habitudes, aux bonnes institutions du passé. En attaquant les églises nationales, en leur déniant toute valeur pédagogique, il ne voit pas que l’Eglise de la véritable individualité, la communion des saints, n’est possible que par l’Eglise nationale, qu’elle seule peut élever l’individu et le rendre capable de sa liberté. A son insu, il porte une atteinte irréparable aux humbles et aux petits, en les livrant à cet océan qu’il décrit comme si dangereux sans leur apprendre, au préalable, à résister aux périls qui les attendent. Qu’il le veuille ou non, il amoindrit l’individu en le privant de la part du bien qui devait lui échoir par le fait de sa participation au fonds commun social. Pour être conséquent avec lui-même, il faudrait que l’individualiste supprimât tout sentiment de sympathie dans la nature humaine et fît de l’homme le plus monstrueux de tous les égoïstes, ne vivant que pour lui, ne travaillant qu’à son salut dans le plus absolu de tous les isolements. Dans cette théorie, on ne peut, en effet, demander à l’homme d’autre affection que celle qui le lie à un prochain, car seul l’individu existe. Mais on ne peut pas lui demander d’aimer son peuple, la patrie, l’Eglise, l’humanité et surtout le Royaume de Dieu, car ce Royaume se fait dans l’histoire ; il est au passé et à l’avenir plus encore qu’au présent. Force nous est de le redire, la théorie individualiste dont Vinet reste le représentant le plus éminent, supprime les sentiments les plus nobles et les plus humains, les sacrifices les plus héroïques, l’histoire qui le plus est la gloire de l’homme et de la patrie. Car pour elle il n’est plus de patrie, plus d’Eglise, plus d’avenir, parce qu’il n’est plus de passé, et qu’en dehors de l’individualité, il n’est plus que le néant. Dieu nous garde d’imputer à Vinet lui-même les conséquences de son système ! Il est peu d’écrivains, au contraire, dont la personnalité reflète autant d’attraits et de charmes et dont le cœur soit aussi généreusement ouvert que le sien à toutes les causes grandes et saintes. En dépit de son système, on ne peut le lire sans se sentir sous le charme d’une parole chaude et toute vibrante d’amour pour l’être humain. Nul plus que lui ne l’a aimé et respecté. On peut même le dire, ce ne fut que par dévouement pour l’humanité, qu’il en vint à concevoir et à s’exagérer le soucis de l’individualité. Pour lui, elle était surtout la cause des petits et des humbles. Il les voyait menacés par un universalisme dangereux. Il courut à leur défense. Mais qu’on lise ses « Essais de philosophie morale », « ses Etudes évangéliques », « ses Discours religieux », et l’on se trouvera en présence d’une parole qui par la finesse de ses aperçus, le tact, l’ingénieuse délicatesse de ses déductions, la force pénétrante de sa pensée, vous fera connaître une édification qui est à la fois un attrait pour le cœur et une lumière pour l’esprit.
Si pour les protestants de langue française, A. Vinet a été l’avocat général de la cause individualiste, le danois Soren Kierkegaard l’a été pour ses compatriotes du nord, avec infiniment d’éclat et de puissance.
[Kierkegaard (prononcer Kirkegohr), né à Copenhague en 1813 et mort dans la même ville en i855. Quoique gradué en théologie, il n’exerça jamais de fonctions ecclésiastiques. Il ne fut qu’écrivain, mais un écrivain qui sut être un psychologue pénétrant, un penseur délicat et surtout un poète passionné. A tous ces titres, il pouvait devenir un chef de parti ; il ne fut et ne voulut jamais être qu’un écrivain (Lücke, La situation ecclésiastique dans les pays Scandinaves ; Elberfeld 1864, p. 465). De ses nombreux écrits, quelques-uns seulement sont connus sur le continent, grâce à une traduction allemande. Nous dirons seulement les plus remarquables : « Ecrits pour le temps présent », « Exhortations et conseils pour un examen de conscience » (Voir Kierkegaard et ses écrits, par Berthold, le même : douze discours de Kierkegaard). L’impression provoquée en Allemagne par cet écrivain est si générale et si profonde, qu’il nous a paru nécessaire de laisser subsister dans notre traduction l’appréciation si lumineuse que nous en donne dans sa Morale chrétienne le Docteur Martensen. Il est après tout une des manifestations les plus remarquables de cette tendance subjectiviste qui restera la caractéristique de l’heure présente. Et nous avons trouvé, en outre, qu’il était intéressant de comparer ensemble ces deux défenseurs de la même cause qui malgré bien des points de contact sont aussi différents l’un de l’autre que le ciel du midi de celui du nord. (N. du T. Allemand.)]
Telle est la véhémence et la flamme de ses plaidoyers en faveur de l’individualisme, que l’on peut dire qu’ils seront un des épisodes les plus remarquables dans l’histoire de la pensée contemporaine. Aussi avec lui et à l’occasion de ses écrits, nous voulons reprendre l’étude de la théorie individualiste quoique déjà longuement elle nous ait occupé avec Vinet, qui après tout, reste son représentant le plus autorisé. On pourra si l’on veut ne considérer les pages qui vont suivre que comme un appendice de notre étude de la morale chrétienne. Pour Kierkegaard comme pour Vinet, l’opposition avant d’être entre l’individualisme et le socialisme, est essentiellement entre l’individualisme et l’universalisme. Pour l’intelligence de cette thèse, il nous faut dire d’abord ce qu’est l’universalisme.
L’universalisme, pour nous, représente cette tendance exclusivement intellectuelle, qui ne veut voir le réel et l’absolu que dans l’ensemble de tous les êtres.
Les idées pures et les catégories philosophiques représentant ce que l’on peut concevoir de plus universel : la philosophie panthéiste, le panlogisme, reste la conception universaliste sous sa forme la plus vraie. L’universalisme ne saurait donc trouver une expression plus élevée et plus concrète que celle que lui a donnée la philosophie Hégélienne. Si ce système jamais venait à se réaliser, le monde de la réalité s’évaporerait dans un monde idéal et ne serait plus que le royaume des concepts. Les réalités du monde matériel, les phénomènes de la nature, les actes de l’histoire resteraient les gestes ou les phases de la pensée. La religion ne vaudrait plus que pour traduire la science à l’usage des ignorants, ou si on l’aime mieux, elle serait la prise de possession de l’absolu à l’aide de l’imagination, tandis, que seule la philosophie le posséderait sous la forme de l’idée réellement adéquate à la vérité vraie. Les personnalités humaines, les individualités les plus marquantes de l’histoire ne seraient que des acteurs que, de toute éternité, l’idée appelle sur la scène et renvoie dans les coulisses, leur rôle une fois terminé. L’histoire ne serait plus celle de l’homme mais de la logique. En même temps que cette philosophie, apparaissait un idéalisme poétique, artistique. Il se fit son allié et ne voulut plus voir dans une œuvre d’art que l’idée générale. Elle seule, à son dire, pouvait réaliser la valeur de l’œuvre, infiniment plus que le contenu, que la pensée de l’ouvrier, étant donnée la beauté de la forme. Toute œuvre, quelle qu’elle fût, qu’elle procédât de l’antiquité, des temps modernes, du ciel ou de la terre, qu’elle s’inspirât de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, il l’admettait avec la même indifférence, pourvu que la forme fût véritablement belle et qu’elle exprimât une idée universelle. Mais unir la beauté plastique à l’abstraction pure, à l’idée universelle, c’est là une prétention que bien peu peuvent réaliser, et la philosophie de Hegel moins que tout autre. Jusques dans ses analyses les plus idéalistes, elle retient toujours un ferment matérialiste et je ne sais quelle apparence d’ambiguïté qui a pu bien souvent la faire prendre pour une mauvaise mystification. Mais l’essentiel pour elle, est d’atteindre au sommet le plus élevé de la spéculation, pour que le moi, en possession du dernier mot de la science, puisse enfin connaître la douceur du repos dans l’idéale contemplation. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut prendre pour sa demeure les lumineux portiques de la spéculation, ce temple que décorent les colonnes de la logique, et qu’embellissent les images les plus vivantes de tous les âges et de tous les climats. Alors, pour le philosophe, la réalité si terne et si vulgaire que, la veille encore, dédaignait son regard, se transfigure dans une immortelle apothéose. Et si difficile qu’elle soit, cette glorieuse transformation par la magie de l’idée pure, les néophytes de l’absolu, dans la ferveur première de leur enthousiasme, la tenaient déjà pour un fait accompli. Ils ne parlaient plus que de se retremper dans, les eaux profondes de la spéculation et de l’esthétique. Pour eux, c’était le baptême, le bain régénérateur qui les plongeait tour à tour au sein des flots de l’infini, ou dans les ondes plus profondes encore d’un éther toujours lumineux, malgré les anathèmes et les objurgations des Philistins attardés et consternés.
Dans ce délire de la spéculation, on n’oubliait qu’une chose, un détail imperceptible, un infiniment petit dont nul ne s’inquiétait alors ; l’idée morale et religieuse. Bientôt cependant, il fallut compter avec elle, car elle ne prescrit jamais. Elle ne se contente pas de n’être qu’une pensée, qu’une image ; elle veut une existence réelle, elle appelle la réalité. Contre cet universalisme, la réaction ne devait donc pas se faire attendre. Elle fut l’œuvre tout à la fois de la théologie et de la philosophie. Et cette œuvre fut une protestation contre l’universalisme, au nom de la morale et de la religion, de la personnalité et de la conscience humaines. Et cette protestation, ce ne fut pas seul, le chrétien, mais l’homme, en tant qu’homme, et au nom de l’humanité, qui la fit entendre. Car grâce aux progrès des sciences expérimentales, d’autres voix et mieux autorisées surent la reprendre et la faire plus retentissante encore. L’élan, une fois donné, ne s’arrêta plus. Dans le monde de la nature comme dans celui de la pensée, l’étude de l’infiniment petit réclama sa place et sut la faire toujours plus grande aux dépens du culte de l’infiniment grand. Le microscope détrôna le télescope. Le monde qui est aux pieds de l’homme et que l’homme n’avait pas aperçu, prit alors la première place et mit à l’ordre du jour de toutes les préoccupations, l’étude de l’infiniment petit. Mais ici et pour nous, l’essentiel est d’imposer à cette réaction son véritable sens et de ne pas la laisser s’égarer. A nous donc de prendre garde selon la locution vulgaire, en jetant l’eau du bain, de ne pas jeter l’enfant avec. Il faut donc que tout en repoussant la signification mauvaise de l’universalisme, nous sachions retenir ce qu’il peut avoir de vrai. Plus que jamais, nous avons à nous défendre contre tout entraînement irréfléchi et à rechercher attentivement la conciliation de l’universalisme et de l’individualisme, de l’idée et de la réalité. Par le fait même de cette recherche, nous sommes donc ramenés à la grande question qui divisait le moyen-âge, le problème du nominalisme et du réalisme. Seulement il nous revient sous une forme tout autre. Pour nous, la langue a complètement changé. Ce que le moyen-âge appelait réalisme est devenu le nominalisme et le nominalisme d’alors reste pour nous l’empirisme.
Dans la réaction que provoque l’universalisme dans le monde moral et religieux, Kierkegaard occupe une place à part. Pour lui, tous les maux, du temps présent n’ont d’autre cause que cette impatience de tout savoir, de tout connaître qui, au profit de la science et des richesses intellectuelles qu’elle fait toujours plus grandes, nous désapprend la vie véritable et ne nous laisse plus le temps de devenir des hommes. A son dire, grâce à la spéculation et à la haute critique, notre génération en est venue à ne plus se douter que le but véritable de la vie est de vivre, de se créer sa personnalité, de conquérir un caractère, une individualité qui soient à nous et nous empêchent d’être confondus avec les autres hommes. Constamment, il répète qu’à force d’objectivisme, notre époque a désappris le véritable subjectivisme. Aussi, n’a-t-il voulu connaître qu’une seule tâche : rompre avec l’esprit régnant et le contraindre à reconnaître qu’il existe pour lui une nouvelle catégorie, celle de l’individu et du personnel. Et sur sa tombe il voulait qu’on gravât cette seule épitaphe : « Ci-gît l’original, l’homme qui fut lui-même. » Il emporta avec lui la conviction que si la catégorie de l’individuel n’existait pas encore pour ses contemporains, elle n’en était pas moins celle de l’avenir.
Kierkegaard a quelque peu le droit de revendiquer cette catégorie comme une découverte à lui personnelle. Et à ne considérer que l’originalité avec laquelle il sut la faire valoir, nous n’osons pas le contredire lorsqu’il affirme qu’il est le premier de tous les individualistes et qu’il n’a qu’un seul précurseur, le païen Socrate.
A ce titre, nul ne saurait lui être comparé. Et cependant avant lui, Vinet avait plaidé cette cause et l’on sait avec quelle noble éloquence. Lorsqu’il entrait dans la carrière, la question de l’individualisme était déjà posée et s’affirmait en face de l’universalisme. Il ne faudrait pas non plus oublier qu’ils peuvent et qu’ils doivent aussi se donner comme des défenseurs de cette catégorie, tout autant que Vinet et Kierkegaard, tous ceux qui, comme eux et quelquefois plus qu’eux, ont su revendiquer contre le panthéisme, la personnalité divine et la personnalité humaine. Car l’on ne peut pas affirmer l’honneur de Dieu sans affirmer celui de l’homme. Et dès que l’idée de personnalité apparaît, elle oblige à croire que le particulier est infiniment plus que la généralité abstraite et le personnel que l’impersonnel. Le particulier seul existe. Ainsi que le disaient les scholastiques « existentia est singulorum », tandis que l’universel n’est qu’une existence idéale qui ne peut s’élever à l’existence réelle qu’en s’unissant au fait particulier. L’individuel est de toute nécessité la catégorie du Christianisme et du théisme. Dieu est par excellence, non point dans le sens naturel mais surnaturel ; « il est le seul. » Il n’est pas l’universel indéterminé, abstrait, mais l’universel absolu et parfait. Il est un et trois. Il embrasse et comprend toutes les réalités et toutes les possibilités. Et cependant, il s’en sépare et les domine et jamais ne se confond avec elles. Au siècle passé, nous aurions été avec Leibnitz contre Spinoza, avec lui contre le philosophe juif. En face de l’abîme qui n’appelle l’existence que pour l’engloutir, et qu’entrouvre le redoutable penseur, nous aurions affirmé Dieu et la création, comme autant de monades distinctes et qui, chacune à sa manière, individualisent l’universel. De nos jours, nous sommes avec Schelling, surtout depuis que son nouveau système vient de réviser et de coordonner ses idées anciennes parfois si confuses et si étrangesc. Mais nous sommes contre Hegel qui pose l’universel comme la seule réalité et qui le fait se déterminer lui-même dans une succession infinie de manifestations et d’évolutions. Tandis que Schelling, le nouveau, affirme avec Aristote que seul, le fait particulier existe ; il ne nie pas cependant l’influence des idées, des concepts généraux, mais pour lui, l’idée ne saisit toute sa signification que si elle devient l’attribut du fait particulier ; ce n’est que par cette voie qu’elle arrive à l’existence réelle, à l’être. Dieu est pour lui l’absolu personnel revêtant l’absolu universel. Si Hegel veut que l’universel s’individualise, Schelling, au contraire, enseigne que c’est le fait particulier, individuel, qui s’universalise. Et quand Hegel en vient à se demander comment l’universel peut s’individualiser et revêtir une existence qui lui soit propre, au lieu de reconnaître que seule la volonté, en tant qu’existant la première et réellement, a le pouvoir de se déterminer elle-même et de se créer son milieu, il affirme la raison abstraite et idéale comme le concept général, comme la totalité des possibilités divines, l’ensemble des attributs à l’aide desquels la personnalité absolue se fait intelligible. Et cependant, ce semble, si l’on ne peut pas nier la raison, le royaume des idées, on ne peut pas nier non plus que cette raison, ce royaume, ne peut prendre vie, qu’à la condition d’être d’abord une volonté. Comme représentants et défenseurs résolus du théisme chrétien, à côté de Schelling, nous pouvons citer Baader et surtout Fichte le jeune. Ce dernier, à l’aide de la monade de Leibnitz, auquel il fait franchement retour, construit sa théorie de la personnalité. C’est la monade qui s’individualise et devient l’être qui existe réellement. Ainsi donc, ce que le philosophe cherche, le théologien le possède par la seule révélation. Il est, en effet, impossible de le contester, la métaphysique de la révélation se résume dans cette affirmation : ce n’est pas l’idée impersonnelle mais la personnelle existence, ce n’est pas la pensée mais la volonté, ce n’est point la sagesse mais l’amour qui est le premier en Dieu. Mais en affirmant l’amour, puissance suprême, elle aime à nous rappeler que cet amour ne se manifeste pas autrement que sous la forme de l’absolue sagesse. Et lorsque l’Ecriture sainte, avant nous, représente le Royaume de Dieu dans son expression, et son expression la plus élevée, elle l’incarne dans une puissance souveraine ; et cette puissance est par excellence un être personnel se manifestant par des êtres personnels. Le Royaume de Dieu n’est donc point celui des abstractions, des idées générales, mais celui de l’idée faite homme, personne vivante, pour appeler à lui les libres personnalités et les organiser en royaume : un royaume représentant, il est vrai, des idées générales, mais des idées qui sont avant tout des énergies et des volontés personnelles et jamais des abstractions.
c – Schelling. De la source des vérités éternelles. Tom. 2, 1re partie, p. 587.
Il ne faudrait pas croire maintenant que toutes ces thèses sur l’existence, l’idée, le particulier, l’universel, ne fussent qu’une métaphysique impuissante dont la morale doit soigneusement éviter le contact. Elles sont, au contraire, d’une application féconde et constante dans tous les rapports moraux que l’homme est appelé à connaître. Elles lui disent la tâche qu’il est appelé à remplir par la grâce de la puissance rédemptrice. Elles lui apprennent que sans cesse il doit tendre, dans la lutte morale, à réaliser l’unité de l’existence et de l’idée, de la volonté, c’est-à-dire de l’amour et de la connaissance, de l’existence vraiment personnelle et vraiment universelle, et que toute dissonance, toute dualité dans l’être ne peut provenir que du mal. Le nominalisme et le réalisme ont l’air, nous le sentons, d’être complètement dépourvus de signification morale ; et cependant, ils restent intimement et inséparablement unis, car il n’est pas de problème métaphysique qui ne soit un fait moral et qui ne trouve dans la morale sa solution et son milieu. Les idées morales les plus humbles et les plus élémentaires que chaque jour nous avons à connaître ne sont, en définitive, que les faits les plus élevés et les plus profonds de la métaphysique spéculative.
Kierkegaard est donc bien venu à soutenir qu’avec la catégorie de la personnalité, le Christianisme subsiste ou s’écroule et que, cette catégorie supprimée, le panthéisme devient la seule raison possible. A première vue, il semble donc que ce penseur doit faire cause commune avec toutes les écoles philosophiques ou théologiques qui s’appliquent à démontrer l’incompatibilité de la personnalité et du panthéisme. Et cependant, tel n’est pas le cas. Toutes les écoles qui ont défendu la catégorie de l’individuel contre l’abstraction idéaliste, si elles ne font pas ressortir l’absolue opposition du réel et de l’idéal, si elles ne les présentent pas comme inconciliables, il les considère comme pactisant avec l’impie et les traite en adversaires. Il n’admet pas qu’on puisse chercher à concilier le fait et l’idée. Pour lui, ils ne peuvent ensemble soutenir que des rapports négatifs. Aussi la métaphysique est-elle l’ennemie que constamment il attaque. Il n’entend pas opposer une spéculation à une autre, remplacer un système par un autre ; c’est l’intellectuel qu’il veut supprimer au profit du réel et c’est le milieu du réel qu’il veut substituer à celui de l’abstraction. C’est bien le système hégélien que surtout il attaque. Il trouve, ainsi que nous l’avons dit, qu’à force de science et de critique, d’histoire et de jurisprudence, notre génération désapprend la vie réelle, son intimité, sa vraie signification. La catégorie de l’individuel le passionne par le fait d’abord qu’il ne voit, lui, d’existence que dans l’homme et par l’homme seul. Il en vient ainsi à cette affirmation paradoxale et dangereuse que le subjectivisme seul est la vérité. Il a donc oublié qu’il n’est qu’une seule subjectivité humaine à laquelle puisse s’appliquer son principe, une seule qui, dans l’histoire, peut s’appeler l’unique, au sens absolu du mot et qui ait pu dire d’elle-même : je suis la vérité ; et que cet unique au monde est venu dans le monde pour se faire l’homme universel, pour se donner à lui dans la sainte communion de l’Eglise universelle et que ce n’est qu’en lui et par lui, que toutes les autres individualités humaines peuvent participer à la vérité, tandis qu’aucune d’elles ne sera jamais la vérité. Kierkegaard reste convaincu qu’à travers et par dessus tous les savoir et tous les savants du temps présent, nous avons tous besoin, alors que nous nous perdons dans le pléthore du livre, qu’un Socrate vienne et nous rappelle que c’est à Christ qu’il faut aller. Dans l’ardeur de sa conviction il s’écrie : « Socrate ! Socrate ! Socrate ! Ce n’est pas trois fois mais dix fois qu’il faudrait crier ton nom, car c’est toi seul qu’il nous faut. » Et à la pensée de ce monde qui rêve comme moyen de salut une constitution nouvelle, une charte sociale, une véritable république, et qui ne voit pas que c’est un Socrate qu’il lui faut, il ne peut retenir sa colère et ses imprécations. Et il part en guerre contre la spéculation contemporaine à la manière de Socrate. A l’aide de questions habilement amenées, il lui fait étaler son vain savoir et sous ses traits sarcastiques il le fait s’évaporer en bulles de savon qui d’elles-mêmes s’évanouissent. Pour saisir l’homme d’aujourd’hui et éveiller en lui le sentiment du péril qui le menace, il l’attaque toujours indirectement, car d’attaques directes on dirait que de parti pris il les évite. Mais dans ses attaques et sous ses coups, il n’est pas une école théologique ou philosophique qui soit épargnée. Elles peuvent défendre la même thèse que lui, mais dès lors qu’elles la défendent d’après la méthode spéculative et qu’elles lui donnent une signification plus générale qu’il ne sait le faire, sans plus ample examen, il les rejette toutes. Il les confond toutes dans la tendance du juste milieu, pour lui, la plus détestable de toutes. Peu lui importe qu’elles admettent ou qu’elles combattent la révélation ; il les traite en adversaires pour peu qu’il les suspecte de connivence avec l’intellectualisme.
Cette polémique sans aucune critique et qui ne se passionne jamais que pour le paradoxe et la guerre d’embuscade, sans pitié et sans merci, on l’excuse volontiers, à se rappeler la constante, et l’on devrait dire la maladive préoccupation de l’auteur à l’encontre de toute idée spéculative. Pour le comprendre, il faut toujours se rappeler, qu’à toutes les époques, l’histoire des sciences en fait foi, il y a eu des hommes qui, passionnés par le fanatisme de la logique, n’ont connu que le paradoxe de l’idéal et ont vécu sans se douter des lois de l’existence réelle. Fichte l’ancien en est la preuve. Kierkegaard, à son tour, reste si violemment et si naïvement épris de la passion de sa catégorie, qu’on dirait parfois que le monde des idées lui échappe, tant il reste antipathique à la raison elle-même. Ce serait à croire qu’à son tour, elle s’est retournée contre lui, et qu’à sa manière, elle a cherché à se venger. Son existence sur la terre a été de bien courte durée. Il n’a rien pu achever. Pour lui, la vie, l’individu, la volonté, la subjectivité, la préoccupation de l’infini, le paradoxe, la foi, le scandale, l’affection heureuse ou malheureuse, ont été les seuls intérêts qu’il ait connus, qui l’aient subjugué et constamment retenu dans un état de surexcitation extatique. Et pour comble d’ironie, cet homme de la spéculation à outrance n’a connu qu’un ennemi, la spéculation ! Il traite en adversaires des hommes sérieux et convaincus qui n’ont jamais spéculé sur les questions religieuses, que pour se faire une intelligence plus complète et plus vraie des faits révélés. Mais n’importe, la spéculation pour lui n’est que du temps perdu, elle nous détourne du réel et du véritable, elle nous plonge dans le chaos du temps, dans le milieu des choses périssables, elle sacrifie l’existence à un faux idéal ; elle n’est, en un mot, qu’une dangereuse distraction. A l’entendre, pour lui, l’idée n’est qu’un moyen de corrompre la foi. Aussi, quelque grande que soit la richesse intellectuelle de sa pensée, il n’a voulu vivre que pour démontrer que la vie consiste à mourir à toute idée. Ce n’est que par cette mort, qu’à son dire, nous pouvons arrivera l’existence personnelle. En nous donnant cette mort, jour par jour, c’est lui qui nous l’assure, nous apprendrons ce que vaut et ce que renferme de jouissance et de gloire ce monde de l’idée auquel volontairement nous renonçons pour nous élever à l’existence personnelle, et en s’accomplissant, le sacrifice nous dira la valeur plus grande encore de l’existence supérieure dont il est le prix. En présence de cette existence, on est obligé de dire que la passion qui l’inspire et la fait agir n’est pas le zèle ardent pour la morale ou la religion, mais le fanatisme du paradoxe chrétien. C’est lui-même qui nous le dit, car il ne voit dans le Christianisme que le grand paradoxe de l’histoire. C’est lui encore qui l’a défini le divin dans l’absurde. Il croit à cause de l’absurde que manifeste la foi ; il n’hésite pas à le dire (credo quia absurdum), plus c’est absurde et plus je crois ! Pour enlever à ces paradoxales affirmations ce qu’elles peuvent avoir de trop anguleux, il ne faudrait pas lui dire que s’il appelle absurde le fait chrétien, ce n’est que dans un sens relatif et comme saint Paul (1 Corinthiens 2.14) l’enseigne, comme l’Eglise l’a toujours compris, seulement pour les hommes que domine le péché et qu’aveugle la sagesse du siècle présent. Il n’admet pas de pareilles accommodations. Pour lui, le Christianisme est bien en lui-même le paradoxe par excellence. Il est le contraire de la raison et il se plaît à la braver, à la contredire, à la seule fin de l’abaisser et de l’humilier. La foi, pour lui, est essentiellement une passion et la première pour le croyant. Tremblant de douleur à la pensée du péché, elle saisit le paradoxe de la foi, heureuse de braver la raison, en s’affirmant comme un acte de volonté qui ne veut relever que de la vie et ne rien devoir à l’intelligence et à la doctrine. Et ce contempteur passionné de la raison est un dialecticien consommé ! C’est avec une singulière vigueur de logique, qu’il énumère les divers moments de l’existence et les devoirs qu’elle impose à l’individu. Son raisonnement n’est pas moins ferme et serré, lorsqu’il analyse les contradictions intimes qu’implique le problème de la foi, et qu’il veut nous prouver qu’on ne doit et qu’on ne peut croire que par la grâce et l’attrait de l’absurde. Et que de raison et de logique il sait déployer, lorsqu’il se prend à énumérer la perpétuelle contradiction de la logique et de l’existence humaine ! On n’a qu’un seul reproche à lui adresser, c’est de nous faire une raison par trop artificielle et toujours en dehors et au-dessus des vraies réalités et, en même temps, de la laisser intervenir dans des circonstances qui ne peuvent que la contredire. On peut également lui reprocher de ne pas faire à la révélation la place décisive et première qu’elle doit occuper. A l’en croire, l’incarnation du Christ qu’il appelle le devenir de Dieu, serait dans l’histoire un fait isolé, le deus ex machina. L’histoire, le fait social par excellence, n’existant pas pour lui, il ne l’admet ni pour préparer l’avènement du Christ ni pour en constater les conséquences. On dirait volontiers qu’il a reculé devant cette tâche, par crainte d’être obligé de reconnaître dans le Christianisme trop de sagesse et de haute raison. Pour ne pas se laisser entraîner dans le domaine de l’histoire et de la spéculation, il n’a pas voulu que l’incarnation, point de départ d’une histoire nouvelle, eût une histoire pour la préparer. De parti pris, il ne veut connaître que l’individu dans son rapport personnel et immédiat avec Dieu. Ce rapport exclusivement personnel de l’homme avec Dieu est pour Kierkegaard la seule passion qu’il connaisse ; c’est elle seule qui inspire sa vie et sa pensée.
Plus on le lit, et plus on serait tenté de croire qu’il éprouve je ne sais quelle amère volupté à constater dans le Christianisme officiel une immense mystification. Qu’est-il autre chose, en effet, pour ces multitudes sans nombre qui se disent chrétiennes et vivent sous une influence et sous une loi en contradiction manifeste aux principes de l’Évangile ? Sa préoccupation première et exclusive sera donc pour rechercher comment on peut devenir chrétien, c’est-à-dire une personnalité originale et distincte de toutes les autres. Le un, l’individualité, voilà, dit-il encore, la catégorie par excellence. A ce jour, une seule fois, elle est apparue dans le monde ; Socrate fut son interprète. Grâce à sa dialectique savante et toujours incisive, elle devint entre ses mains l’arme redoutable avec laquelle il donna le coup de mort aux faux dieux de la Grèce. En pleine chrétienté, elle fait aujourd’hui, pour la deuxième fois, son apparition. Elle vient non point détruire, mais édifier car, de tous les chrétiens de nom, elle veut faire des chrétiens véritables. Elle servira non pas au missionnaire qui veut convertir les païens et leur annoncer le Christianisme, mais à celui qui veut reconquérir la chrétienté au Christianisme. Cette mission, Kierkegaard veut l’entreprendre non point d’après la méthode des apôtres, mais avec celle de Socrate, vive, dialoguée, indirecte. Fidèle à cette pensée, les livres qu’il publie les premiers sont pour défendre la thèse précisément contraire à celle qu’il veut démontrer. Mais il la défend à l’aide d’arguments qu’il sait présenter comme les meilleurs, tout en accusant leur parfaite impuissance. Sa tâche accomplie, bien sûr que l’effet produit ne saurait tromper son attente, il laisse le lecteur à sa propre inspiration. Et il faut reconnaître que ces écrits d’une allure exclusivement laïque et qui semblaient ne viser que le succès littéraire, ont souvent exercé une influence bienfaisante. Pour plusieurs, ils ont été ce trouble-fête qui oblige au recueillement et à l’examen de conscience. On ne saurait, en effet, le contester ; c’est une grande et bienfaisante impression qu’on éprouve à voir tout à coup apparaître, d’un relief saisissant, une pensée profondément religieuse sur une toile que décorent et qu’embellissent les couleurs et les enluminures d’un art raffiné et d’un aspect mondain. Il y a plaisir et profit à le suivre sur ces sentiers solitaires et si divers qui s’entrecroisent et se retrouvent dans toutes les régions de l’art. A l’écouter, on peut recueillir le propos d’une ironie consommée ou la sentence d’un esprit qui vous contraint au silence et tout rêveur vous fait rentrer en vous-mêmes, après vous avoir longtemps retenus. C’est un fascinateur que cet homme ! Il vous fait croire qu’il ne vous invite que pour admirer et contempler je ne sais quelle magique exhibition artistique, où se confondent tous les chefs-d’œuvre les plus divers et les plus fantastiques et puis, tout à coup, il souffle sur toutes ces idoles, elles ne se retrouvent plus, mais vous êtes à lui, vous lui appartenez, et il vous faut le suivre dans le monde religieux, et là seulement, il vous laisse en présence de Dieu et de son Christ. On croyait n’avoir à faire qu’à un littérateur, à un humoriste, à un critique d’art, tout au plus un moraliste, mais tout à coup il se défait de tous ces costumes, on dirait volontiers de tous ces masques de théâtre ; il les jette loin de lui et rentrant dans le sérieux et l’austérité de sa pensée, il vous y retient avec lui. Il vous domine alors de bien haut et vous confesse que toute sa littérature et tout son art n’étaient qu’un masque dont il se servait pour vous tromper dans votre propre intérêt et vous introduire, à la manière de Socrate, dans le sanctuaire de la vérité. Et lorsqu’une fois il vous a saisis, ne songez pas à lui échapper. On chercherait vainement à retourner en arrière, il a eu soin de fermer ou de supprimer toutes les issues qui laissaient possible votre retraite. De partout enveloppé de recueillement et de solitude, avec lui il faut s’enfermer dans la communion avec Dieu pour vivre avec lui seul, l’idéal de sa vie. Tel fut, au reste, le programme de son existence à lui, et il sut le réaliser. Et on ne peut s’empêcher d’admirer ce qu’il dut lui en coûter d’abnégation et de force de volonté pour atteindre un si héroïque résultat, au sein d’une grande ville, au contact de relations d’affaires et d’intérêts multiples qui sans cesse se multiplient pour vous solliciter et vous arracher à vous-mêmes. Si cette pensée, si riche et si forte, on ne la voyait pas constamment se complaire en elle-même, se diversifier et se contrefaire pour vous surprendre par ses soubresauts et ses écarts, on ne pourrait pas s’empêcher de l’admirer. Il est encore une chose qu’on ne saurait lui contester : nul comme lui n’a fait preuve d’une pénétration psychologique aussi profonde. Il excelle dans l’analyse des états d’âme les plus compliqués, qu’ils soient réels ou simplement possibles ; il sait les faire revivre avec un indéniable talent. Et tandis que bien rares sont ceux qui les ont observés et plus rares encore ceux qui savent les décrire, il les analyse avec une telle supériorité, qu’on est obligé de reconnaître que s’il ne les a pas observés dans la vie réelle, c’est dans sa vie à lui qu’il les a vécus.
Pour savoir ainsi observer et faire revivre les phénomènes de la vie intime, il faut être capable d’une grande puissance d’observation et de plus avoir connu et pratiqué les épreuves et les joies, les luttes et les tentations de la solitude. Aussi, c’est lui-même qui nous l’apprend dans « ses confidences à tout le monde », il a vécu seul dans le vaste monde. Au milieu de la foule ou dans l’intimité du tête à tête, il a su se dérober sous un voile qui le faisait tout aussi impénétrable que si tout seul il eût été enveloppé des ténèbres de la nuit la plus profonde. Et cette solitude, il la pratiquait au milieu de réalités plus effrayantes et plus douloureuses encore que celles qu’on peut rencontrer dans les forêts vierges d’un continent désert. Et il avait connu ces moments de la vie où l’angoisse de la solitude devient si dure à porter, qu’elle fait apparaître comme la délivrance, le bruit de la foule importune ou menaçante ! Ces moments, il les souffrait et il sut rester seul avec sa propre pensée que nul autre que lui ne comprenait, seul avec les douleurs que lui infligeait une santé toujours chancelante et qui si bien lui apprit ce qu’était l’écharde que l’apôtre Paul portait en sa chair (2 Corinthiens 12.17). Seul encore, à l’heure même où la décision à prendre fait sentir la nécessité d’un conseil ami et voudrait pouvoir si possible se réfugier sous la protection du genre humain tout entier. Seul encore et toujours, dans ses luttes contre sa propre pensée, à l’heure de la crise suprême et sous le regard d’une conscience perplexe. Il est donc indéniable que pour quiconque voudra approfondir les questions de philosophie morale et religieuse, ses écrits restent un document d’une incontestable valeur. Il faut cependant le reconnaître, cette littérature d’une si exubérante richesse n’a pas toute la valeur que, pour elle, revendique son auteur. L’individualisme dont il plaide la cause avec une verve si intarissable et si étourdissante a été, nous le reconnaîtrons volontiers, sous bien bien des rapports, un correctif bienfaisant contre les excès d’un universalisme oppresseur, mais à la condition qu’on nous permette de rappeler que ce correctif, à son tour, a besoin d’être corrigé. On ne peut pas non plus se le dissimuler, cet art de solliciter les âmes à l’aide des artifices et des séductions de la fiction, autant dire de les tromper, on a de la peine à le concilier avec ce qui constitue l’essence du Christianisme. Aussi, a regarder le Christ tel que le conçoit Kierkegaard, on ne peut s’empêcher de lui trouver un faux air de Socrate et d’un Socrate dont l’attitude embarrassée et contrainte fait regretter l’abandon et la simplicité de Jésus de Nazareth, qui jamais, lui, ne condescend à des voies détournées, aux stratagèmes de la sophistique pour attirer les regards de la foule. Cette dissimulation persistante même au service de la vérité forme un choquant contraste avec la simplicité si vraie et si loyale dont un Vinet nous donne toujours l’exemple. Dans tous ses plaidoyers pour ce qu’il croit être la cause de l’Évangile, Vinet n’est jamais que le témoin de la vérité, et jamais on ne peut être tenté de le prendre pour un espion qui cherche à la servir en prenant les couleurs de l’ennemi. De plus en plus on reconnaîtra, et de divers côtés déjà on l’a fait, qu’elles n’ont pas toute la valeur que d’abord on serait tenté de leur attribuer, ces fascinations spirituelles, que comme tout autant de paillettes d’or, Kierkegaard agite et sème sur ses pas dans le long pèlerinage que tout seul il poursuit à la recherche de la vérité. La route qu’il suit et qu’il voudrait nous faire suivre n’est, en fin de compte, qu’un faux raccourci qui ne peut que nous égarer ; il nous laisse, non pas en présence de la vérité, mais de son masque et de sa contrefaçon. Cette conséquence était inévitable, dès lors qu’à son point de départ, dans sa lutte contre l’universalisme, il commençait par méconnaître avec une passion qui va toujours s’exagérant, le rapport véritable qui doit unir l’idée et l’existence, la foi et la connaissance, le Christianisme et l’humanité, l’individu et la société. Dieu n’a jamais été pour lui que le Dieu de l’individu et jamais celui de l’Eglise, et Christ le sauveur de l’homme seul et jamais celui du monde. De la même manière qu’il méconnaît l’idée véritable, il méconnaît le véritable universalisme. Toujours plus sous la domination d’une idée fausse, exclusivement subjective, il en vient à ne voir dans l’homme qu’un moi égoïste. Il ne sait que lui présenter un idéal abstrait et faux qui ne pourrait que l’asservir à d’impossibles exigences. Il sépare donc ce que Dieu a uni, la liberté et la grâce, la loi et l’Évangile, l’idéal et le rédempteur. Nous pourrions en faire plus longuement la preuve, mais nous devons nous restreindre et ne considérer pour le moment que la position que Kierkegaard a cru devoir prendre vis-à-vis du socialisme, ou si l’on aime mieux, de la sociabilité. Si contre l’individualisme de Vinet nous avons pu affirmer qu’il ne respectait ni les droits de l’individu ni ceux de la société, à bien plus forte raison nous pouvons imputer le même grief à celui de Kierkegaard. Car, sans lui faire injure, on peut dire de lui qu’il a observé avec un verre grossissant les droits et surtout les prétentions les plus jalouses de l’individualisme, et qu’il s’est consciencieusement appliqué à les reproduire en un style qui ne sait que les grossir encore.
Que la chrétienté soit une immense illusion, nous pouvons, à la rigueur, le lui concéder, mais à la condition que notre concession ne soit applicable qu’à ceux qui, incapables de discerner entre le visible et l’invisible n’appartiennent qu’extérieurement au Christianisme, mais non point à ceux qui en réalité subissent son influence. La question revient donc à nous demander : quelle est l’influence que représente l’Eglise, comment cette influence peut-elle se produire ? L’Eglise est-elle visible ou invisible ? A toutes ces questions on chercherait vainement une réponse. Dans les nombreux écrits que Kierkegaard a publiés, on ne parviendra pas à la trouver. A l’en croire, il n’y aurait d’Eglise que dans le ciel, et dans le ciel, elle ne se ferait que par la rencontre fortuite d’individualités chrétiennes qui, après les épreuves d’ici-bas et les luttes de la grande tribulation, tout à coup se retrouvent dans la communion des saints. Jamais il n’a pu se représenter l’organisme moral autrement que sous la forme d’association volontaire, résultat d’une juxtaposition accidentelle. Pour lui, jamais l’histoire et la tradition n’ont représenté une influence qui s’étend et se propage, au sens et au profit de la solidarité. Il n’a jamais compris que les influences mauvaises au sein de l’humanité au détriment de l’individu ; et quand ces influences, il ne les trouve pas, il en crée d’imaginaires. Toujours il se complaît à dépeindre la société sous les couleurs les plus sombres et les plus vulgaires. Pour lui, elle n’est que la grande ou vile multitude. « Il en est, dit-il, qui ne veulent voir la vie véritable que dans la communion avec les grandes multitudes et dans le culte des influences qu’elles traînent avec elles. Mais il en est aussi qui savent que la multitude est le synonyme de l’erreur et qui osent dire : là où est la multitude là est le mensonge. » Constamment il répète que, sous le rapport moral et religieux, la foule est toujours comme une première instance du mensonge. Et à l’adresse du nombre, du gros monceau, il trouve parfois le trait acéré et juste. Mais il faut nous demander si la société est tout entière sur la place publique et même si la multitude à elle seule, est capable de la représenter, et si indépendamment de la place publique et de la multitude, il n’est pas des relations sociales qui sont des influences morales que tous nous sommes tenus de respecter. Cette question n’est pas pour l’arrêter. Pour lui, tout contact avec la foule est immoral et il ne voit d’autres moyens de moralisation que dans l’isolement absolu. Plus il isole l’homme, plus il croit travailler à son perfectionnement. Il n’hésite pas à proclamer bien haut que ce n’est que seul à seul et jamais en masse que l’on peut se sentir dans le communion divine de l’âme avec Dieu. Pour lui, il en est de l’édification comme de la charité, elle ne peut être que le fait d’un seul, et tout autant que la charité, il faut qu’elle pratique le précepte : « que ta main gauche ignore ce que fait ta droite ». L’individualité dans l’originalité n’est donc pas une distinction que peut se permettre un homme que recommandent des aptitudes particulières. Elle est la condition nécessaire, première, que tous doivent s’efforcer de réaliser, s’ils veulent être chrétiens. A la lettre, le salut pour lui consiste à être soi de la manière la plus exclusive. Cette singulière prétention, il la consigne tout au long dans « ses études historiques. » Cette pensée vaut la peine d’être retenue ; elle met en pleine lumière la tendance antisociale de l’auteur. Mais alors même qu’on lui accorderait que l’édification est chose impossible au contact de la multitude et que, selon une expression célèbre, « elle ne doit pas se prendre à la gamelle », il ne saurait en résulter qu’elle ne soit qu’une affaire individuelle. Car l’édification que l’on a cherchée et que l’on trouve dans l’assemblée des fidèles, n’est pas précisément celle que peut offrir la promiscuité de la place publique. Jamais, en effet, ce n’est le nombre qui fait qu’une assemblée est l’Eglise. Elle est par elle-même indépendante du nombre. Ce qui fait l’Eglise, c’est que ceux qui en constituent l’assistance, ont conscience de répondre à l’appel qui vient de Dieu et non à leur commandement, à eux ou à celui d’un homme si élevé soit-il. Ils savent que la place qu’ils occupent n’est à eux que par le fait de la volonté du Seigneur, se révélant et se donnant à eux, par la puissance de son esprit, les rassemblant et les recueillant par la grâce de sa parole et de la vertu de ses sacrements. Ce qui fait l’édification efficace et vraie, c’est qu’elle n’est possible que dans la vérité qui est pour tous universelle, catholique au sens réel du mot, dès le commencement confiée aux saints, par eux transmise au travers de l’histoire et de toutes les générations, aux croyants de tous les temps. Cette vérité s’affirme aujourd’hui dans toutes les langues de la terre et constitue notre foi particulière et personnelle. Cette édification, je ne puis me l’approprier qu’en me sentant uni, non seulement avec les croyants qui se rencontrent avec moi dans le même local et à la même heure, mais avec tous ceux qui ont appartenu avant moi à l’Eglise visible et qui aujourd’hui vivent et nous attendent dans le ciel. L’édification pour être vraie doit même nous unir à ceux qui ne sont point encore et qui, après nous, viendront partager notre foi et participer à la même rédemption. La foi devient plus forte et plus sûre d’elle-même, à se sentir unie avec tous ceux qui, avant nous et après nous, ont confessé et confesseront le nom de Christ. La communion des saints me garantit la vérité, non point parce qu’ils constituent la grande assemblée, mais parce que je suis fait, non point pour vivre isolé dans l’espace et dans le temps, mais, au contraire, parce que je ne puis être réellement moi-même qu’à la condition d’appartenir à cette grande assemblée et de me reconnaître comme l’un de ses membres. L’édification mutuelle des croyants entre eux et les uns par les autres est incompatible avec celle que réclame l’individualisme exclusif.
Il ne la tient pour possible que dans un rapport strictement personnel du moi humain avec le moi divin. Pour être conséquent, il faudrait donc que le croyant individualiste ne communiât qu’avec lui-même et célébrât pour lui tout seul la sainte cène. Et cependant, le Seigneur l’a si bien instituée comme le repas fraternel par excellence, comme un gage d’union, qu’on dirait qu’elle n’est plus elle-même lorsqu’elle n’est administrée qu’à un seul. L’individualité n’a donc que faire de l’Eglise ; pour lui, elle n’a plus de raison d’être. Mais alors, il faut qu’il oublie que le Seigneur Jésus a constitué comme dépositaire de la vérité le collège apostolique tout entier et non pas un individu. Au jour de la Pentecôte, le Saint-Esprit ne fut pas donné à un seul, mais à tous les disciples réunis dans le même lieu et, entre eux d’un commun accord. Mais comment ne pas voir que ce n’est pas comme individu isolé et croyant pour lui tout seul, mais comme faisant partie de l’Eglise, que le chrétien a reçu la promesse que le Seigneur Jésus serait toujours avec lui.
Il faut bien cependant le reconnaître, cette notion si exclusive de l’édification, au sens de notre auteur, est la seule conséquente et vraie, quand on ne la comprend que comme l’œuvre des croyants entre eux et pour eux, et non point comme celle que le Seigneur Jésus accomplit en eux et par eux. En d’autres termes, si l’on ne fait la communion religieuse qu’avec les membres de l’Eglise, en oubliant, que chacun d’eux doit être personnellement en communion avec le Seigneur. Alors sous le nom de Christianisme, on n’a plus qu’un faux socialisme qui dénie à l’individu toute valeur personnelle et l’autorise à se croire chrétien par la grâce de la seule tradition. Il croit et se croit l’Eglise, sans être, pour ce qui le concerne personnellement, jamais entré en rapport avec le Seigneur. Ce Christianisme d’habitude se concilie fort bien avec le culte et l’édification se faisant en masse et par le fait de la masse, sans qu’il soit nécessaire que, dans cette assistance, il y en ait un seul réellement en communion vivante avec le Sauveur. Sans aucune injustice, on peut donc les accuser de s’unir ensemble pour fonder une société d’assurances mutuelles, pour se garantir à tous et à chacun la parfaite suffisance de leur Christianisme, alors qu’il n’en est peut-être pas un pour être véritablement chrétien, ou s’il en est un, on peut être assuré qu’il ne l’est que bien imparfaitement. On peut donc, en pareille occurrence, et en pleine chrétienté, poser la question : Comment peut-on devenir chrétien ? En d’autres termes : Comment peut-on affranchir l’homme de la tyrannie de la despotique multitude ? Comment lui faire entendre qu’il est une âme et qu’il faut que seul, il se présente devant Dieu, afin que dans ce solitaire et solennel tête-à-tête, il fasse lui-même son examen de conscience, à la redoutable clarté de la mort et du commandement de l’Évangile ? Mais les services que sous ce rapport nous a rendus Kierkegaard, écrivain moraliste et religieux, il faut le reconnaître, d’autres, à côté de lui et avant lui, les avaient déjà rendus. Nous ne le constatons pas pour amoindrir envers lui notre dette de reconnaissance, mais pour accomplir un devoir de justice. Après tout, bien avant Kierkegaard, il n’est pas un prédicateur de réveil qui n’ait posé la question : Comment devient-on chrétien ? Le plus humble d’entr’eux a combattu le faux socialisme du Christianisme traditionnel, la fausse sécurité qui fait croire que l’on sera sauvé, parce que extérieurement on appartient à l’Eglise, autant dire au peuple chrétien. Et toutes les fois que la voix du réveil véritable se fait entendre, c’est à la seule fin de conjurer la tyrannie de la multitude, pour que le pécheur, rendu à lui-même, puisse se ressaisir et se retrouver sous le regard de Dieu. La phraséologie changée, la thèse reste absolument la même. La seule différence appréciable est dans l’emploi des moyens. Tandis que Kierkegaard se perd en de longues et interminables digressions, sans cesse revenant sur ses pas pour retrouver la voie qu’il fait semblant d’ignorer, sans cesse se masquant et se démasquant avant de se produire ouvertement comme le défenseur de la religion et du Christianisme, l’homme du réveil, toujours lui-même, attaque l’adversaire sans lui laisser ignorer qu’il veut l’amener à la conscience de lui-même par la conversion, par l’isolement, pour le rattacher à l’Eglise par les moyens de grâces, le baptême, la sainte cène, la parole sainte. Mais ici encore, la différence reparaît, car Kierkegaard ne reconnaît ni l’Eglise, ni la communauté croyante.
Mais il est entre eux une différence plus grande encore dans la manière tout opposée dont ils jugent le temps présent. Cette différence a pour conséquence une manière tout autre de comprendre la mission en pays chrétien. Kierkegaard accuse hautement un parti pris de pessimisme, et d’un pessimisme auprès duquel celui que nous venons d’étudier n’a plus que des couleurs de rose. Il vaut donc la peine de le constater pour lui infliger le blâme que si justement il provoque. Et nous pouvons d’autant moins éviter de le faire, que c’est au travers de cette noire et malsaine conception qu’il étudie et juge ses contemporains ; s’il leur reconnaît encore quelques bonnes prédispositions, quelque velléité pour la vérité, c’est en quelque sorte par mégarde et à son corps défendant. Ce n’est que du bout des lèvres et en s’excusant que parfois il reconnaît avec Goethe et Hegel, qu’à tout prendre, l’opinion publique a du bon et qu’à céder à ses légitimes exigences, on s’en trouverait moins mal. Que de peine, au contraire, il se donne pour faire entendre que si le peuple n’est pas foncièrement mauvais, ce n’est que quand il n’a ni vices ni vertus. Pour lui complaire, il croit qu’il suffirait de lui donner pour héros et pour maîtres, des histrions et des charlatans. Plus d’une fois il nous a blessés, au sans façon avec lequel il nous déclare que pour le peuple la vérité n’est qu’un mot vide de sens et que quand il lui arrive d’entrevoir cette vérité sous la forme du bien et du devoir, ce n’est que pour la maudire. A l’en croire, le temps présent est essentiellement mauvais, complètement plongé dans le mal. Aussi bientôt pour lui se fera un terrible l’éveil. A regarder nos assises sociales les plus fermes et les plus assurées, il entend déjà le sinistre craquement, avant-coureur d’une catastrophe soudaine. Elle emportera en s’effondrant toutes les puissances qui garantissent encore un semblant d’ordre et de sécurité. A l’en croire, la société actuelle n’est plus qu’un chef-d’œuvre d’équilibre instable. Les fondements sur lesquels elle repose s’effritent et s’usent lentement mais sûrement, attaqués qu’ils sont journellement par le temps et l’opinion conjurés.
Avec de pareilles préventions, il ne peut que trouver que parfaitement ridicules ceux qui parlent encore de l’Etat et de l’Eglise comme de ces forts et vaillants étais qui supportent et protègent l’ordre social pour le plus grand bien de l’individu. Mais si triste et désolé que soit pour lui l’aspect du temps présent, il ne laisse pas cependant que de s’en réjouir, car il lui permet de prévoir un travail d’écroulement et de nivellement qui ne pourra que servir au triomphe du principe de l’individualisme. Alors seront emportées toutes ces institutions artificielles qui oppriment l’individu, sous prétexte de le défendre. La désillusion se fera enfin ; force sera de reconnaître qu’entre l’abîme multitude et lui, il n’est plus rien au monde qui soit capable de le défendre encore. Dans ce monstrueux tête à tête, il faudra qu’il périsse ou que, s’inspirant de l’instinct de sa propre conservation, il se retrouve et se ressaisisse pour se jeter tout entier dans les bras de Dieu. Son ferme espoir, sa grande consolation dans l’attente de la grande catastrophe, c’est qu’elle ne ressemblera plus à aucune de celles qui l’ont précédée. Dans toutes les crises que jusques à ce jour nous avons eu à traverser, l’individu un moment surpris et déconcerté n’avait qu’à regarder devant lui, toujours il retrouvait un homme, une institution, quelque chose pour le recueillir et le protéger. Mais en ce jour définitif, il n’y aura plus rien pour lui. Il faudra qu’il se laisse emporter par le gouffre ou se laisse racheter par la puissance de la religion véritable. Plusieurs, en ce jour-là, jetteront des cris désespérés, mais rien n’y fera, il sera trop tard. Et le dernier mot de ce cataclysme social sera pour proclamer qu’il n’est plus de Dieu ! L’on verra alors l’homme honnête verser des larmes de désespoir sur cet éternel néant, supprimant pour lui jusques à la possibilité de l’espérance. Mais Dieu a voulu ces heures de terreur pour que l’individu soit enfin contraint à donner tout ce qu’il peut donner. L’Etat, l’Eglise, toutes ces puissances qui devaient soutenir et sauver l’individu seront emportées par la tourmente, le scepticisme pour toujours les aura rendues impossibles. Mais sous le coup de la grande catastrophe, l’individu comprendra enfin que pour lui, il n’est plus de salut qu’à la condition de se reconquérir par la religion. Ces considérations pessimistes sur l’état social d’alors lui étaient inspirées par les perturbations menaçantes que partout, provoquait l’année 1848. On retrouve encore la trace de ces mêmes impressions dans son dernier livre : « Le moment présent ». Il faut le relire, en se rappelant la date à laquelle il fat écrit. Mais pour nous, à l’heure présente, il s’agit surtout de nous demander si ce sombre pessimisme est bien réellement un sentiment chrétien. Personnellement, nous sommes très loin de le contester, notre époque semble vouée à une dissolution qui se fait toujours plus redoutable. Mais nous ne pouvons pas ne pas reconnaître qu’elle est aussi une époque de transformation, surtout au point de vue social. Il serait impossible de se le dissimuler, et il y aurait danger à le faire, la puissance sociale est moins protectrice de l’individu qu’aux jours anciens. L’Etat et l’Eglise n’exercent plus la même autorité pour le relèvement et l’éducation des masses. Par suite du travail d’émancipation qui toujours se poursuit, mais en méconnaissant la rédemption du Christ dont il n’est que la conséquence, on ne peut pas ne pas voir que la nacelle qui porte l’individu sur l’océan social qu’agitent et que soulèvent tant de tempêtes, plus que jamais menace de sombrer. Ce qui fait le péril plus imminent encore, c’est que, tandis qu’elle n’est plus l’influence tutélaire des institutions sociales d’autrefois, à cette perte, il nous faut ajouter celle de ces hommes de bien, de ces grands caractères, dont la présence était un bienfait, une sauvegarde pour la cité et pour l’état qui avaient le privilège de les posséder. Celui qui sait observer les signes des temps est bien obligé de constater les mêmes faits sociaux que notre contradicteur. Mais il s’en faut de beaucoup que ces faits nous autorisent à conclure à la désespérance absolue ; car à supposer, qu’on soit obligé de reconnaître avec lui que notre époque est essentiellement celle de la dissolution, et que la possibilité du relèvement moral lui reste à jamais interdite, pour elle, il est encore une puissance sociale dont aucun chrétien ne peut mettre en doute l’efficace puissante, nous voulons dire « l’Eglise universelle ». Elle a pour elle, nous ne devons pas l’oublier, la promesse que les puissances de la mort ne pourront jamais la vaincre. Indépendamment et au-dessus de toutes les circonstances qui semblent contredire à sa conservation, elle conserve une puissance qui l’a sauvée aux heures les plus périlleuses du passé et la sauvera encore. Qu’elle soit l’Eglise de l’Etat et de la nation, ou que la nation et l’Etat se tournent contre elle et la menacent, elle n’en est pas moins l’Eglise du Christ. L’attitude que Kierkegaard croit devoir prendre au milieu des circonstances difficiles que nous traversons aujourd’hui, nous rappelle celle du stoïcien à l’heure de la ruine de l’empire romain. Lui aussi dut pourvoir à son salut et le chercher dans le sanctuaire de la morale. C’est de la même manière que Kierkegaard veut dans le naufrage de la chrétienté, chercher son asile dans l’isolement et la solitude, à son dire, le seul vrai sanctuaire, le seul qui permette la communion directe et personnelle avec Dieu. Mais il oublie que le chrétien, quand bien même pour lui viendraient à se briser tous les liens sociaux, jamais ne pourra se résoudre à l’isolement égoïste de l’individualisme. Quelles que soient les épreuves qui l’attendent, toujours il se rappellera qu’il n’est et ne peut être chrétien, qu’à la condition d’être membre de l’Eglise de Christ. Et quand bien même pour lui viendraient à disparaître toutes les institutions qui semblent garantir la stabilité et la prospérité de l’Eglise, il sait que la puissance civilisatrice du Christianisme n’en serait point atteinte. Elle peut changer de forme, mais elle ne cessera jamais d’être elle-même. Elle revivra malgré toutes les transformations et toutes les épreuves qu’elle est appelée à rencontrer. Jamais et dans aucun cas, le Christianisme ne pourra se faire un fait individuel sans devenir en même temps le fait social et collectif par excellence. Kierkegaard lui-même n’est pas sans pressentir cette vérité ; car tout en combattant de toutes ses forces la collectivité, la prépotence sociale, tout en la déclarant valable seulement pour les intérêts matériels, mais incompatible pour l’homme et la dignité de la conscience individuelle, il finit cependant par reconnaître que lorsque l’individu à lui tout seul, en dépit des efforts contraires du monde et du nombre, est parvenu à se faire en lui-même sa retraite et son refuge moral, il doit alors, mais seulement alors, s’unir véritablement et réellement à ses semblables. Quelque gré que nous lui devions savoir pour cette concession, nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer qu’elle constitue pour lui la pire de toutes les contradictions. Comment donc fait-il pour parler encore d’union entre croyants, alors qu’il supprime l’Eglise et les influences qui, au travers de l’histoire, doivent nous unir aux chrétiens de tous les temps ? Et cette question qui pour lui et pour tous constitue un fait visible, il n’a jamais pris la peine de se la poser, si tant est qu’en passant il ait eu l’occasion de la rencontrer. On peut seulement comprendre que la réunion qu’il entrevoit et qu’il rêve ne sera jamais pour lui que l’œuvre de ces hommes forts et héroïques qui, en dépit des entraves et des obstacles que le monde leur oppose, parviendront à la conquérir par la foi et pour eux. Mais à supposer qu’il parvînt à écarter cette difficulté, il en est une autre dont il ne pourrait pas avoir aussi facilement raison. Où pourront-ils trouver la foi, ces hommes forts, alors que dans la grande tourmente du nivellement universel et sous les coups de l’universalisme athée, l’Eglise aura disparu. Pourquoi ne pas reconnaître qu’elle précède l’individu, qu’elle est avant lui et que, seule pour lui, elle en est le gardien et le dispensateur ?
On doit donc le dire hautement, le principe individualiste fait plus que méconnaître la légitimité de l’association ; il méconnaît et surtout compromet le droit de l’individu. Quelle peut être, en effet, la situation religieuse de celui qui voudrait se conformer à son enseignement ? Dès lors que l’Eglise, l’association, n’a plus rien à donner, il faudrait que la religion, et c’est là la difficulté première, laissât l’individu s’anéantir et se perdre dans ce sentimentalisme mystique et panthéiste qui sacrifie la personnalité, fait mourir l’homme en Dieu et l’ensevelit dans l’abîme sans fond de l’impersonnelle divinité. Telle n’est pas, il est vrai, la religion de Kierkegaard : ses nombreux écrits constatent même l’absence complète du véritable mysticisme, avec lui nous n’avons donc pas à redouter la fausse mysticité. Il est donc dans le vrai, quand il soutient que le sentiment du devoir et le regret pour la faute commise attestent devant Dieu la réalité de la personnalité humaine et son infinie valeur. On ne peut que l’approuver, lorsqu’il soutient encore, que ces deux faits suffisent pour que l’homme ne puisse jamais s’oublier lui-même et se suicider dans le sein du grand inconnu. C’est donc dans un excès opposé au sentimentalisme mystique que tombe Kierkegaard. Sa religion s’exagère au contraire, comme un ascétisme pratique, il en fait un apprentissage persistant du mépris de la raison au profit de la foi et du paradoxe. Et il veut qu’elle soit toujours cet amour vivant et sincère pour Dieu, s’attestant dans les œuvres de la charité au profit de nos semblables, pris un à un, servis individuellement. Mais nous sommes toujours à nous demander : comment cette religion pourrait-elle s’affirmer et vivre, alors que son premier acte est pour nier l’Eglise, autant dire celui qui s’appelle le maître et le chef de l’Eglise ? Elle reste donc privée de la plénitude de la révélation divine. Elle n’en retient que la part qui concerne le salut de l’individu et ne s’adresse qu’à lui, mais repousse ou ignore celle qui ne peut être entendue que dans la communion de l’Eglise. L’amour de Christ que révèle cette révélation mutilée est l’amour qui sépare, qui distingue et par conséquent divise, mais n’est plus celui qui unit. Elle ne peut même plus dire la prière que le Seigneur nous a enseignée : « Que ton règne vienne ! » Si Kierkegaard avait eu le moindre pressentiment des réalités idéales du Royaume de Dieu, son horizon élargi lui aurait alors permis de reconnaître que s’il est un universalisme faux, antichrétien, et qu’à bon droit il combattait parce qu’il est la négation de l’individu, il en est un autre qui n’affirme l’humanité, le Royaume de Dieu que pour en faire le milieu où toutes les âmes se rencontrent, se complètent et s’entraident dans la rédemption qui est en Christ. Alors il aurait su lire l’histoire et dans les grandes guerres que se sont livrées les peuples dominateurs, au nom de l’idéal social que, tour à tour, il ont eu la mission de représenter, il aurait vu tout autre chose que des actions d’éclat sans rapport aucun avec la vérité morale et ne servant qu’à l’ambition mauvaise, à la gloire tout aussi insensée que stérile de quelques-uns seulement. Alors aussi les œuvres d’art lui auraient révélé une puissance tout autrement grande que celle qui fait sortir un homme de la foule et pour quelques jours seulement le signale à l’opinion qui demain ne saura plus dire son nom. Dans ce Shakespeare qu’il aimait et qu’il admirait, avant de se laisser saisir par cette psychologie si profonde et si humaine, il eût d’abord admiré cette conception si profondément morale et religieuse qui sait voir dans l’homme la puissance qui s’élève et grandit sans cesse pour le bien ou pour le mal, en luttant contre le monde dont il n’est cependant que la manifestation et le produit. Alors enfin, l’histoire de la révélation divine lui aurait appris, par la parole de ses prophètes, par les peintures vivantes et si dramatiques de l’Apocalypse, que le Christianisme ne vaut pour le salut et la régénération de l’individu, que parce qu’il est surtout la puissance universelle pour les peuples. Dans leur histoire, le Christ lui serait apparu comme l’idéal pour l’individu, parce qu’il est d’abord le rédempteur de la création tout entière. Il l’aurait contemplé et adoré comme le chef sous lequel doivent se ranger toutes les puissances et tous les êtres. Et à tous les paradoxes de son système il eût ajouté le paradoxe plus grand encore qui fait du Christ le sauveur de l’individu, parce qu’il est le chef sous lequel doivent se ranger toutes les puissances de la terre. Quant à expliquer maintenant, pour parler avec Kierkegaard, comment l’individu peut se laisser tromper par la vanité, ou comment, contrairement aux institutions divines, c’est la grâce elle-même qui l’égaré, ce ne sera que plus tard et dans un autre moment, que nous pourrons aborder cette question. Mais malgré toutes les contradictions que lui infligent l’expérience et l’histoire, Kierkegaard n’en affirme pas moins et toujours, que l’individualité est la catégorie par excellence au travers de laquelle, sous le rapport religieux, il faut que passent le temps et le genre humain tout entier. « Je suis, dit-il, le soldat qui veille à la garde des Thermopyles d’aujourd’hui, mais avec une consigne tout autre que celle que devait garder la sentinelle que je relève. Il faut que j’attire les passants et que je leur montre le sentier étroit par lequel ils pourront entrer dans la terre de la promesse et ce sentier n’est autre que l’individualisme. La sentinelle qui veillait pour le salut de la Grèce devait, au contraire, à tout prix dérober l’accès du sentier confié à sa garde, aux foules assaillantes. Malheur à elle si malgré ses efforts l’ennemi parvenait à lui dérober son secret ! Le secret qu’elle devait cacher, il faut qu’à tout prix je le fasse connaître. Et ce n’est point assez dire, il, ne suffit pas que je divulgue l’étroit passage, mais que je le montre et que j’attire et invite les passants pour qu’ils viennent et s’en emparent. Mais malgré mes instances et tous mes appels, nul ne se décide à le prendre que celui qui est déjà un individu. » Mais si originale que soit la prétention de l’auteur, si spirituel que soit son propos, pour notre part, nous ne cesserons pas non. plus de le redire : ceux qui peuvent franchir le défilé et qu’il invite à le franchir, d’où viennent-ils ? Du désert ; des steppes sans eau, ou des cités fécondes et prospères ? Nous ne pouvons donc que maintenir toujours consciemment et plus fermement notre thèse : l’individu et le Royaume de Dieu, ou pour mieux dire, le Royaume de Dieu d’abord et l’individu après. Car l’appel toujours le premier vient du Royaume de Dieu, et la réconciliation de l’individu et du Royaume de Dieu reste toujours l’œuvre de l’Eglise et des moyens de grâce confiés à sa garde. Il est impossible, au reste, de ne pas le voir, quiconque aujourd’hui sait discerner les signes du temps et entendre ses appels, avec nous est obligé d’affirmer que la ’question qui s’impose et domine toutes les questions est pour appeler la conciliation entre la société et l’individu et entre les peuples, en d’autres termes, la justice sociale et la justice internationale. Dans toutes nos crises, toutes nos douleurs sociales, on est obligé de reconnaître cette question qui sans cesse revient et sans cesse renaît, car aussi longtemps qu’elle n’aura pas été résolue, elle restera en notre chair, l’écharde qui fait saigner. La morale ne peut malheureusement que signaler le problème et sa haute signification. Quant à sa solution véritable et pratique, ainsi que Kierkegaard l’a fort bien dit, elle demande un pouvoir et un savoir qu’aucune science ne peut enseigner.