Reprenons donc le récit de la création du monde, puisque maintenant, nous avens reçu de Dieu l’assurance que le Fils de Dieu est Dieu. Je te le demande : en quoi ce même récit nie-t-il que le Fils de Dieu est vrai Dieu ? Car il n’est plus permis d’en douter : tout a été fait par le Fils ; selon l’Apôtre, en effet, « Tout est par lui et en lui » (Colossiens 1.16). Si tout est par lui, si toutes les créatures ont été tirées du néant, et si rien n’existe, sinon par lui, je voudrais bien savoir pourquoi il ne serait pas « vrai Dieu », celui qui jouit à la fois de la nature et de la puissance de Dieu ! Car le Fils a mis en œuvre la puissance propre à sa nature divine, pour donner l’être à ce qui n’existait pas et pour créer toutes choses selon son bon plaisir. « Dieu vit en effet, que tout cela était bon » (Genèse 1.25).
En définitive, la Loi[7] fait bien allusion à la personne du Fils et à nulle autre, lorsqu’elle s’exprime ainsi : « Et Dieu dit : qu’il y ait un firmament ! » (Genèse 1.6), puis elle ajoute : « Et Dieu fit le firmament » (Genèse 1.7). Notons-le : elle ne distingue pas la puissance, elle ne sépare pas la nature, elle n’emploie pas un nom différent que celui de « Dieu », ici où elle présente à notre intelligence Celui qui se contente de parler, et là où elle lui signifie Celui qui agit[8]. Le langage du narrateur n’altère pas la réalité de la nature et de la puissance du Fils ; bien plus, il nous prouve en termes aussi précis que possible, sa véritable nature. Car le pouvoir d’exécuter les ordres divins est le propre de cette nature capable de créer par son action tout ce qui lui est dit.
[7] Ici la Genèse.
[8] Celui qui se contente de parler : le Père. Celui qui agit : le Fils.
Pourquoi donc enfin, le Dieu qui agit ne serait-il pas « vrai Dieu », puisque le Dieu qui commande est « vrai Dieu » ? Lorsqu’on constate la vérité du dire, ne s’ensuit-il pas la vérité du fait ? Il est Dieu celui qui parle, il est Dieu celui qui fait. Si dans le dire, tu reconnais la parole du vrai Dieu, je voudrais bien savoir pourquoi tu nies dans le fait, l’action du vrai Dieu ! Allons, voilà qu’il est « vrai Dieu », celui qui donne l’ordre, tandis que celui qui l’exécute ne l’est pas !
Mais non ! Dans le Fils de Dieu, nous avons la vraie nature de Dieu. Il est Dieu, il est Créateur, il est Fils de Dieu, il est Tout-puissant. C’est trop peu de dire qu’il a le loisir de faire tout ce qu’il veut, car la volonté est toujours dépendante de la puissance ; bien mieux, il est même capable d’accomplir tout ce qui lui est commandé. Tel est bien, en effet, le propre d’une puissance parfaite : que la nature de celui qui œuvre puisse exécuter tout ordre qui lui est adressé. De la sorte, lorsque n’importe quel désir peut être exprimé, et que ce même désir est susceptible d’être réalisé, il est permis d’affirmer que l’on a ici la nature d’un être qui est Vérité, du fait que l’œuvre coïncide avec le dire. Aussi, soyons-en sûr, le Fils de Dieu n’est pas un faux dieu, il n’est pas Dieu par adoption, ni Dieu par pure appellation, mais il est « vrai Dieu ».
Il serait superflu d’exposer tous les arguments par lesquels nos adversaires prétendent établir que le Fils n’est pas « vrai Dieu » ; il me suffit de savoir qu’il a le nom et la nature de Dieu. Car il est le Dieu par qui tout a été fait. La création du monde me le déclare. Le Fils de Dieu est égal à Dieu par le nom, la Vérité est égale à la Vérité par l’œuvre qu’elle accomplit. La Parole qui émane de Dieu est pour nous l’expression de sa puissance ; de même, l’action accomplie par Dieu nous permet de reconnaître sa puissance en acte. Et maintenant, je te le demande : lorsque tu confesses le Père et le Fils, sur quelle autorité t’appuies-tu pour nier la vérité de cette nature qui met en œuvre la puissance propre à son nom et qui est comblée d’un nom, signe de sa puissance ?
Le lecteur s’en souviendra : je n’oublie pas les objections habituelles des hérétiques, et je ne leur ajoute pas foi ; je me contente pour le moment de les passer sous silence. Ce texte qu’ils aiment à citer : « Le Père est plus grand que moi » (Jn 14,28), et tous les autres de la même veine, ne me sont pas inconnus, et je ne les interprète pas comme nous enseignant que la véritable nature divine ne se trouve pas dans le Fils.
Mais notre réponse se doit de suivre pas à pas l’ordre relevé dans les questions abordées par nos adversaires ; de la sorte, la marche que nous suivrons, marche conforme à un juste enseignement, foulera les traces d’une spéculation qui n’a rien de juste ; ce faisant, elle effacera ces toutes premières empreintes laissées par une doctrine trompeuse qui s’est engagée dans une voie impie et sacrilège.
Nous laissons donc de côté et réservons pour plus tard les textes évangéliques et apostoliques, et, dès à présent, nous engageons le combat contre ces impies, sur le terrain de la Loi et des prophètes. Nous nous proposons de confondre leur mensonge et la fourberie de leur erreur, en leur opposant ces mêmes textes par lesquels ils tentaient de nous tromper. Car la meilleure manière de nous faire entrevoir la vérité, c’est de mettre au jour l’inexactitude des objections apportées centre elle ; oui, rien de plus flétrissant pour ceux qui mentent que de voir leurs mensonges eux-mêmes, se mettre au service de la vérité !
Car le simple bon sens propre à tous les hommes, estime le vrai et le faux totalement incompatibles, et juge que deux réalités contradictoires ne sauraient, l’une et l’autre à la fois, ravir l’assentiment de l’esprit. Car s’opposant par nature, selon la différence même de leur espèce, des idées diamétralement opposées ne peuvent jamais se concilier, ni des réalités disparates s’accorder, pas plus que celles qui sont étrangères l’une à l’autre ne sauraient s’unir.
Puisqu’il en est ainsi, je te pose cette question : comment interpréter cette parole : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Genèse 1.26), si nous avons affaire à un dialogue entre un vrai Dieu et un faux dieu ?
Les mots expriment une pensée, la pensée est mise en mouvement par la raison, et c’est la vérité qui inspire cette activité de la raison. Suivons donc la pensée exprimée par les mots ; à partir de cette pensée, comprenons la raison qui la motive, et, partant de cette raison, saisissons la vérité qui l’inspire.
De fait, je me demande bien pourquoi celui à qui est adressée cette parole : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » ne pourrait être regardé comme vrai Dieu, au même titre que son interlocuteur ! Car, sans aucun doute, ce texte exprime la disposition et la pensée de celui qui prend ici la parole. Or celui qui dit : « Faisons », indique clairement que lui est associé en cette œuvre, quelqu’un qui est en plein accord avec lui, qui ne lui est pas étranger, qui n’est pas sans puissance, mais qui, au contraire, est capable d’accomplir l’ouvrage dont il est question. De toute évidence, celui qui s’exprime ici a bien cette pensée, puisque tels sont les mots qu’il emploie.
Or le texte sacré nous enseigne d’une manière plus parfaite encore, la nature et l’œuvre du Fils. Celui qui a exprimé sa pensée par ces mots, a mis aussi la raison qui motive cette pensée en relation de dépendance avec la vérité, au niveau de la nature, lorsqu’il dit : « A notre image et à notre ressemblance ». Où donc est-il ce faux dieu à qui le vrai Dieu aurait dit : « à notre image et à notre ressemblance » ? Le mot : « notre » n’implique pas la confusion des personnes, il ne connote pas la diversité ni la distinction de la nature. L’homme, en effet, selon le vrai sens du texte, est créé selon une image commune au Père et au Fils. Or il n’y a rien de commun entre un vrai Dieu et un faux dieu. Dieu qui parle s’adresse à Dieu : l’homme est créé à l’image du Père et du Fils. Si le nom employé n’est pas différent, c’est que la nature est la même ! Car elle est bien une, cette image, ce modèle selon lequel l’homme est créé. Et qu’y perd la vérité, puisque demeurent entre le Père et le Fils, et la participation à une même œuvre, et la vérité de l’image qui leur est commune.
Mais ce n’est pas encore le moment de traiter cette question ; nous démontrerons plus tard[9] quelle est cette image de Dieu le Père et de Dieu le Fils, selon laquelle l’homme fut créé. Pour l’instant, contentons-nous de rechercher s’il ne serait pas « vrai Dieu », celui à qui le vrai Dieu a dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Distingue, si tu le peux, le vrai et le faux dans cette image commune aux deux, et que ta hargne hérétique partage ce qui est indivisible ! Car ils sont un, eux par qui l’homme a été fait modèle unique de leur image et de leur ressemblance !
[9] De fait Hilaire oublie de revenir sur la question. Il ne parlera en XI, 35 que de la résurrection des corps.
Mais poursuivons notre lecture pour montrer que la pierre d’achoppement créée par leur mensonge n’altère pas la vérité qui, elle, est toujours cohérente avec elle-même.
« Et Dieu fit l’homme, il le fit à l’image de Dieu » (Genèse 1.27). L’image est commune au Père et au Fils ; l’homme est fait à l’image de Dieu. Je demande alors à celui qui nie que le Fils de Dieu soit vrai Dieu : à l’image de quel Dieu l’homme a-t-il donc été fait par Dieu ? Il devrait toujours s’en souvenir : tout a été fait par le Fils, à moins peut-être que l’intelligence de l’hérétique ne s’attache à réserver au Dieu Père l’activité créatrice !
Si donc l’homme a été fait par Dieu le Fils à l’image de Dieu le Père, il a été créé aussi à l’image du Fils, car on ne peut le nier : ces mots : « à notre image et à notre ressemblance » s’adressent au Fils. Le langage divin exprime dans les mots la raison d’une vérité que l’œuvre créatrice manifestait dans un acte : si la parole divine nous montre Dieu qui façonne l’homme à l’image de Dieu, c’est pour nous indiquer qui est Dieu et ne pas priver Dieu le Fils de la vérité de sa nature divine ; puisqu’il s’agit du Dieu vrai qui partage (entre le Père et le Fils) le fait d’être l’image selon laquelle l’homme est créé, on reconnaît dans l’œuvre réalisée que Dieu le Fils est vrai Dieu.
O fureur extrême d’un esprit dont il n’y a plus rien à espérer ! O sotte audace d’une impiété aveugle ! Tu entends : « Dieu » et « Dieu », tu entends : « notre image ». Pourquoi supposes-tu un vrai Dieu et un faux dieu ? Pourquoi fais-tu intervenir ici un Dieu réel et un Dieu illusoire ? Pourquoi ruiner la vraie foi au nom de la vraie foi ? Pourquoi, en parlant d’un seul Dieu et d’un seul vrai Dieu, cherches-tu à nier l’existence du Dieu unique et vrai[10] ?
[10] Arius conclut de la divinité du Fils à l’existence de « deux Dieux j. Ce que récuse Hilaire.
Je n’en suis pas encore à étouffer ton souffle insensé au moyen de textes tirés des Evangélistes et des Apôtres ; ceux-ci en sont garants : le Père et le Fils sont l’un et l’autre un seul vrai Dieu, non selon la personne, mais par nature. Pour le moment, la Loi seule te condamne. Parle-t-elle d’un Dieu vrai et d’un Dieu qui ne le soit pas ? Emploie-t-elle pour l’un et l’autre un nom différent du nom propre à la nature divine ? Elle mentionne : un Dieu et un Dieu, parce qu’elle parle du Dieu Un.
Mais pourquoi prétendre qu’elle s’est contentée de nous donner ce seul enseignement ? En affirmant la vérité de l’image, elle proclame un « vrai Dieu » et un « vrai Dieu ». L’Ecriture emploie tout d’abord dans son vocabulaire le nom réservé à la nature ; ensuite, dans sa manière de s’exprimer, elle traduit la vérité propre à la nature. En effet, puisque celui qui reçoit l’existence est créé selon l’image de Dieu Père et de Dieu Fils, le fait qu’il soit à l’image du vrai Dieu, rend impossible que l’un et l’autre, Dieu le Père et Dieu le Fils, ne soient pas le vrai Dieu !