Il est certain qu’un homme qui croit l’existence de Dieu, ne hasarde rien, ou peu de chose, s’il se trompe, pour m’exprimer avec l’incrédulité ; et qu’un homme qui ne la croit point, hasarde infiniment, s’il est dans l’erreur, n’y ayant aucune proportion entre la volupté déréglée que la religion nous fait perdre, et le salut éternel auquel l’athéisme nous fait renoncer, quand même les deux sentiments auraient une égale probabilité ; ce qui est bien éloigné d’être.
On a objecté à M. Pascalb, qui s’est attaché à donner du jour à cette pensée, qu’on ne se persuade pas toujours ce qu’on désire, ou que si l’on en vient là, on doit se défier d’une opinion qui naît de nos désirs ; et qu’ainsi il faut nous prouver l’existence de Dieu, et non pas nous faire voir qu’il est de notre intérêt de la croire.
b – Abbé Henri de Villars (1635-1673), Traité de la délicatesse.
Ceux qui raisonnent ainsi, ne connaissent pas le véritable usage de cette pensée, qui est, non de convaincre l’esprit, mais d’ôter au cœur l’éloignement qu’il a pour cette vérité, et de répondre à ces objections secrètes de l’amour-propre : mais si la religion n’était point véritable ? mais s’il n’y avait point de Dieu ?
Et il ne faut point craindre que cet intérêt délicat que nous trouvons à croire l’existence de Dieu, nous fasse illusion. Nous avons deux intérêts fort différents, dont l’un nous trompe toujours, et l’autre ne nous trompe jamais, qui sont l’intérêt de l’homme ou de la créature raisonnable, et l’intérêt de la cupidité et des passions. Celui-ci trompe la raison, parce qu’il précède toutes les réflexions de l’esprit ; mais il est impossible que l’autre trompe la raison, puisque c’est des plus pures lumières de la raison qu’il tire sa naissance. Ainsi un honnête homme trouve son intérêt à être tempérant, juste, charitable ; intérêt raisonnable, qui ne trompa jamais personne, et dont aussi l’on n’a pas accoutumé de se défier. Un vicieux au contraire trouve de l’intérêt à se venger, à se plonger dans la débauche, à se satisfaire par toutes sortes de voies ; mais c’est un intérêt de cupidité, qui est en possession de tromper les hommes, et dont ils savent qu’il faut se donner de garde.
Comme donc il est évident que toutes nos passions ont un intérêt commun à combattre l’existence de Dieu, et qu’au contraire c’est l’intérêt de notre raison et de tout ce qu’il y a d’opposé aux passions au dedans de nous, de recevoir cette vérité, il s’ensuit qu’il y aurait de là folie à balancer un moment dans le choix de ces deux sentiments.
Cette vérité paraîtra beaucoup mieux, si l’on considère en troisième lieu les effroyables inconvénients qui suivent l’athéisme. Si le sentiment des athées a lieu, la vertu n’est qu’une chimère, qu’un arrangement d’atomes, qu’un nom ; la probité, qu’un vain scrupule ; la bonne foi, qu’une simplicité ou une hypocrisie : toute confiance cesse entre les hommes ; car qui se fierait à des hommes qui, ne connaissant point de Dieu, ne reconnaissent point aussi de loi plus sacrée que celle de leur intérêt ? Si ce sentiment a lieu, la conscience n’est qu’un préjugé, la loi naturelle qu’une illusion, le droit qu’une erreur : la bienveillance que les hommes ont les uns pour les autres, n’a plus de fondement ; les liens de la société se détachent ; la fidélité est ôtée ; l’ami est tout prêt à trahir son ami, le citoyen à livrer sa patrie, et le fils à assassiner son père pour jouir de sa succession dès qu’il en trouvera l’occasion, et que l’autorité ou le silence le mettront à couvert du bras séculier, qui seul est à craindre : les droits les plus inviolables, et les lois les plus sacrées ne doivent plus être regardées que comme des songes et des visions.
Or, j’avoue que je ne conçois rien de si ridicule ni de si extravagant, que de s’imaginer que toutes les vertus, la bonne foi, la probité, la justice, l’humilité, la tempérance, la fidélité, tous les liens de la société, les lois les plus justes, les règlements les plus équitables, les tribunaux les mieux établis, le bon usage de sa raison, l’empire sur ses passions, la sagesse, la conscience, la loi naturelle, tout ce enfin qui élève l’homme et le distingue des autres animaux ; que toutes ces choses, dis-je, sortent du sein d’une erreur, qui serait le sentiment que nous avons de l’existence de Dieu, et qu’au contraire, le crime, la licence, l’injustice, la mauvaise foi, l’hypocrisie, le trouble de la société, ce qui fait le renversement de l’État et des familles, le mauvais usage de sa raison, le dérèglement, les passions et les vices les plus incontestables, et les plus grands désordres, naissent d’une vérité, qui serait le sentiment des athées, si leur supposition insensée pouvait avoir lieu.
Que si l’on refuse de comparer les inconvénients qui suivent ces deux sentiments, qu’on en compare les difficultés, nous y consentons. L’éternité et l’infinité sont les deux sources de celles que les incrédules trouvent dans notre principe : cependant les athées eux-mêmes sont contraints d’attribuer ces deux qualités à la matière ; car s’il n’y a point de principe qui ait borné l’étendue, la raison veut qu’on la conçoive sans bornes ; et quand on ne trouvera point l’infini en grandeur, il faudra du moins reconnaître l’infini en petitesse, prouvé par la géométrie. On ne pourra aussi se dispenser d’attribuer l’éternité au monde, c’est-à-dire, ou à la matière, ou à l’assemblage de toutes choses, ou aux atomes qui composent les corps, puisque n’ayant point de principe extérieur de leur existence, il faut qu’en eux-mêmes, ou du moins à l’égard des parties qui les composent, ils soient de toute éternité.
Quelle est donc l’extravagance de l’athée, lorsqu’il ne renonce aux lumières de son esprit et au consentement général des hommes, que pour tomber dans toutes les difficultés qu’il objecte au véritable sentiment ?
Mais nous n’en disons pas assez, et ces difficultés sont plus grandes sans comparaison dans le sentiment des athées que dans le nôtre. Nous ne disons point que l’éternité de Dieu soit successive ; mais les athées font successive la durée du monde : or, comme dans toute succession de durée on peut compter par mois, années, siècles, etc., il s’ensuit que si l’éternité est successive, elle enferme une infinité de siècles, et qu’une succession infinie de siècles ne peut jamais être épuisée ni écoulée ; c’est-à-dire qu’on n’en peut jamais voir la fin, parce qu’étant épuisée elle ne sera plus infinie : d’où l’on conclut que, s’il y avait une éternité successive, ou une succession infinie de siècles que le monde subsistât, il serait impossible qu’il fût parvenu jusqu’aujourd’hui, puisque cela n’a pu se faire sans franchir une distance infinie, et qu’une distance infinie ne peut être franchie, parce qu’elle serait infinie, et ne le serait pas. Qui est-ce qui satisfera à cette difficulté, qui absorbe nos pensées et nos conceptions ?
On peut dire de même, que l’infini en grandeur et en petitesse est sujet à de plus grandes difficultés que l’infini en perfection. Qui est-ce qui concevra la fin de l’étendue ou le dernier terme de la division ? ou, s’il faut reconnaître une étendue sans bornes, et une divisibilité à l’infini, qui est-ce qui sauvera les effroyables difficultés qui naissent de ce principe ? Si, en séparant, par exemple, le globe que nous habitons des espaces immenses qui l’environnent, nous croyons que ces espaces demeurent encore infinis, il s’ensuit que je puis augmenter l’infini, puisque je puis ajouter à ces espaces sans bornes notre globe que j’en avais séparé par la pensée ; et ainsi ce sera là un fini et un infini tout à la fois : et si ces espaces que je sépare de la terre demeurent finis, il s’ensuit que deux finis, savoir, la terre et ces espaces joints ensemble, font un infini ; ce qui n’est pas moins contraire à la raison.
Que répondra-t-on à ceux qui demandent s’il y a actuellement une infinité de parties dans une boule de cire ? Il est certain qu’elle est divisible à l’infini ; et on le démontre si clairement dans la géométrie, qu’il faudrait être un homme de l’autre monde pour contester là-dessus. Que si elle est divisible à l’infini, elle est divisible en une infinité de parties ; et si elle peut être divisée en une infinité de parties, il faut que ces parties ne soient pas une seule et même chose, puisque alors elles ne pourraient jamais être divisées ; et si ce globe peut être divisé en une infinité de parties, lesquelles, bien que jointes, ne sont pas pourtant la même chose, il s’ensuit qu’il y a dans cette masse de cire un nombre infini de parties qui sont actuellement distinctes, encore qu’elles ne soient point actuellement divisées. Cependant, si vous grossissez cette masse de cire, en y ajoutant de nouvelle matière, vous augmentez très certainement ce nombre de parties que vous aviez supposé infini, et auquel, par conséquent, vous aviez dit qu’on ne pouvait rien ajouter ; de sorte qu’un même nombre est infini et ne l’est pas.
Ainsi, laissant à part tous ces mystères de la nature, qui exercent l’esprit des physiciens, le flux et le reflux de la mer, la vertu de l’aimant, le principe des météores, la production des plantes, la formation des animaux, etc., et tous les phénomènes que les hommes ne connaissent point, ou ne connaissent que très imparfaitement, et sur lesquels l’esprit humain ne cesse de former des difficultés à l’infini ; nous n’avons qu’à considérer les deux attributs de la matière, les plus vagues et les plus généraux, pour faire voir que l’esprit humain est court, et se trouve d’abord arrêté, environné d’abîmes et de difficultés impénétrables, lorsqu’il veut raisonner sur tout ce qu’il voit.
Il est même évident que, dès qu’on a renoncé à la vérité de l’existence de Dieu, on est arrêté non seulement par ces difficultés qui sont communes à tous, mais par une infinité d’autres qui naissent immédiatement de l’athéisme. tout devient énigme, tout est paradoxe ; ou plutôt tout est renversé dans nos idées. La plus grande lumière est pour nous la plus effroyable des obscurités. La sagesse qui est dans l’univers nous confond mille fois plus que ne ferait le désordre. Ce que nous trouvons fait avec le plus de raison, nous fait perdre la nôtre, par manière de dire, dès que nous ne reconnaissons point de Dieu, parce que nous ne trouvons plus de principe auquel nous puissions rapporter toutes ces merveilles.
N’est-ce donc pas le comble du dérèglement et de la folie, de ne comprendre rien dans la nature, et de vouloir tout comprendre dans la religion ; de rejeter le sentiment général de tous les autres hommes, sous prétexte qu’on n’y comprend pas tout, lorsqu’on en embrasse un autre qui enferme un plus grand nombre de difficultés, et des objets plus incompréhensibles ; de se plaindre qu’on ne connaît pas à fond les desseins ou les perfections d’un être qu’on suppose infini en perfection et en sagesse, lorsqu’on ne connaît rien dans les choses qui sont les plus proportionnées à l’homme, et qui paraissent au-dessous de sa condition ; de fuir les difficultés de notre sentiment, qui deviennent mille fois plus grandes dans celui des athées, et qui même changent nos connaissances les moins suspectes en un embarras inexplicable, et des ténèbres profondes ? C’est en vérité vouloir s’arracher les yeux pour voir clair.
Nos raisons sont prises de tout ce que nous comprenons, et les raisons des athées de tout ce qu’ils ne comprennent point. Nous avons autant de preuves de la vérité de notre sentiment, qu’il y a de choses qui nous montrent quelques caractères de sagesse. Les athées au contraire n’ont point de raisons qui ne se réduisent à ces deux générales : Je ne vois point, je ne comprends point Dieu ; comme si cette disproportion nécessaire qui est entre leur esprit et l’être suprême, pouvait former un légitime préjugé en leur faveur ; comme si ce n’était pas là le caractère le plus essentiel d’une divinité souverainement élevée. Recevez les raisons des athées, elles vous engagent à révoquer en doute qu’il y ait une matière, comme elles vous font douter de l’existence de Dieu. Supposez qu’il y a une matière qui existe, vous avez répondu aux principales objections de ceux qui attaquent l’existence de Dieu.