Cette grâce dont l’homme avait besoin ne pouvait cependant qu’être le fruit d’une restauration de sa chute. Dieu allait-il relever l’homme tombé, et comment pouvait-on concevoir ce relèvement ? Saint Athanase examine la question dans l’Oratio de incarnatione, 6-9. Trois solutions, observe-t-il, se présentaient, en dehors de l’incarnation. Ou bien Dieu pardonnerait purement et simplement à l’homme, et n’exécuterait pas l’arrêt de mort porté contre lui en cas de transgression. Solution impossible, car Dieu ne peut mentir à sa parole. Ou bien Dieu laisserait l’homme périr, et la corruption (φϑορά) faire son œuvre dans le monde. Mesure qui ne convenait guère mieux, parce que, ainsi, le plan de Dieu serait ruiné par la malice du démon, et l’on verrait disparaître de la terre l’être raisonnable, participant du Verbe (6). Ou bien enfin, Dieu exigerait de l’homme qu’il fît pénitence et lui remettrait sa faute. Et cette solution serait encore incomplète : car la pénitence, qui efface les péchés passés et préserve des péchés à venir, ne remédie pas à la corruption et à la mortalité, peine du péché et partie de notre nature : οὔτε δὲ ἡ μετάνοια ἀπὸ τῶν κατὰ φύσιν ἀνακαλεῖται (7). Un seul moyen restait donc : à savoir que le Verbe de Dieu, seul capable de tout restaurer parce qu’il avait tout créé, prît un corps humain, et livrât à la mort ce corps pour tous les hommes (ἀντὶ πάντων). De cette façon, tous mourant pour ainsi dire en Jésus-Christ (ὡς μὲν πάντων ἀποϑανόντων ἐν αὐτῷ), la sentence de mort portée par Dieu serait, d’une part, exécutée ; mais, d’autre part, Jésus-Christ revenant à la vie et la grâce de sa résurrection nous étant communiquée, l’homme se trouverait affranchi à l’avenir de la loi de corruption qui pesait sur lui (7-9).
Athanase conclut ainsi de la volonté rédemptrice de Dieu à la nécessité de l’incarnation et de la mort de Jésus-Christ. On verra que ce raisonnement est généralement adopté par les Pères grecs du ive siècle. Quant aux idées sotériologiques qu’ils émettent, elles ne sont, dans l’ensemble, ni systématiques ni exclusives. Quelques-uns d’entre eux seulement paraissent s’attacher de préférence à tel ou tel mode de concevoir et d’exposer le comment de la rédemption de Jésus.
Ces conceptions peuvent se ramener à trois types, ou constituent, si l’on veut, trois théories différentes. C’est d’abord la théorie mystique ou physique, dans laquelle l’incarnation joue le rôle principal. La nature humaine est déchue ; le péché l’a souillée et l’a soumise à la mort ; mais elle est prise par le Verbe, et ce contact intime avec celui qui est la Sainteté et la Vie substantielles la sanctifie et la vivifie elle-même. — Une seconde théorie est dite réaliste, et, sans exclure la première, met l’accent sur les souffrances du Sauveur. L’homme pécheur doit, pour rentrer en grâce avec Dieu, expier ses fautes et satisfaire à la justice divine. Jésus-Christ se substitue à lui, à tous les hommes, pour acquitter cette dette. Par ses souffrances et sa mort, il paie notre dette envers Dieu, il nous rachète ; il expie nos fautes en subissant le châtiment qui nous était dû ; il satisfait à la justice, il apaise la colère de Dieu et nous le rend favorable ; il offre, en un mot, à Dieu le sacrifice expiatoire et propitiatoire qui efface les péchés du monde. Toutes ces idées, plus ou moins complètement énoncées, ne font qu’exprimer les divers aspects de l’efficacité du sang de Jésus-Christ pour nous rendre l’amitié divine et nous délivrer de la mort. — Enfin, on peut distinguer la théorie que l’on a appelée des droits du démon, et qui n’est souvent qu’une façon un peu singulière et oratoire d’exposer l’idée de rachat. Par le péché nous sommes devenus la propriété de Satan qui ne nous lâchera que moyennant un juste prix. La vie et le sang de Jésus-Christ sont ce prix payé à Satan. Celui-ci s’empare, en effet, du Sauveur mais il ne peut retenir sa victime, sa rançon. Jésus-Christ ressuscité lui échappe et se délivre lui-même.
Telles sont les trois formes principales sous lesquelles se sont présentées, dans l’antiquité surtout, les vues sotériologiques des Pères. Répétons que, chez ceux qui nous occupent ici, la première et la troisième, quand on les trouve dans leurs œuvres, n’excluent jamais la seconde, et qu’une efficacité spéciale est toujours attribuée par eux à la mort de Jésus-Christ. Ceci posé, on peut dire que saint Athanase et saint Grégoire de Nysse représentent particulièrement la théorie mystique ou physique ; Didyme, saint Cyrille de Jérusalem, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze mais surtout saint Chrysostome la théorie réaliste ; saint Grégoire de Nysse et, dans une certaine mesure, saint Basile la théorie des droits du démon.
Saint Athanase se sert de la première, contre les ariens, pour démontrer la pleine divinité de Jésus-Christ. La restauration de notre nature, en effet, ne peut être, en définitive, qu’un retour à la vie divine et à la participation du Verbe concédées d’abord à l’humanité : c’est une ϑεοποίησις. Cette divinisation comprend, avec la filiation divine et la ressemblance avec Dieu, l’immortalité du corps (ἀφϑαρσία). Comment se réalisera-t-elle ? Simplement par l’union de notre nature avec celui qui est Dieu, propre Fils de Dieu, l’image parfaite de Dieu, la vie par essence. Car cette nature, à laquelle nous participons tous, se trouvant vivifiée et divinisée par cette union, nous, qui sommes concorporels (σύσσωμοι) avec Jésus-Christ, nous trouvons par là même tous divinisés et vivifiés ; notre chair est, suivant l’expression d’Athanase, verbifiée (λογοϑείσης τῆς σαρκὸς διὰ τὸν τοῦ ϑεοῦ λόγον. « [Le Verbe] est devenu homme, afin de nous faire dieux en lui ». « Il s’est fait homme afin que nous devinssions dieux : il s’est rendu visible dans un corps, afin que nous reçussions la connaissance du Père invisible : il a souffert l’outrage des hommes afin que nous héritassions de l’immortalité. »
Dans cet exposé, Athanase paraît s’exprimer parfois comme si l’humanité du Christ n’avait pas été individuelle, mais eût embrassé de fait celle de tous les hommes. Il ne faut voir là qu’un abus du langage platonicien qu’on retrouve plus marqué encore chez saint Grégoire de Nysse. Dans son Oratio catechetica, celui-ci reprend, sous une forme absolument tangible, la théorie physique de la rédemption. En Jésus-Christ les deux moitiés de notre nature, que la mort tend à dissocier, sont soudées à jamais (10) : « Dieu s’est mêlé avec ce que nous sommes, afin que, par ce mélange avec le divin, ce que nous sommes devînt divin » (25). Toute la nature humaine était unie, et par conséquent nous tous étions en quelque façon, dans le Christ, unis à Dieu ; et ainsi, en ressuscitant son humanité, le Christ a ressuscité toute l’humanité, tous les hommes (ὅλον συναναστήσας τὸν ἄνϑρωπον), comme si toute la nature avait été concentrée en un seul : καϑάπερ τινὸς ὄντος ζώου πάσης τῆς φύσεως (32)a.
a – Voir des échos de cette même théorie dans saint Grégoire de Nazianze (Orat. XXX, 6, 21), et saint Chrysostome (Homil. in ascens. D.N.I.C., 2, 3).
A côté de cette théorie, on trouve cependant dans saint Athanase et saint Grégoire de Nysse, je l’ai dit, des expressions non équivoques de la théorie réaliste. Le premier déclare nettement que de la mort de Jésus nous vient l’immortalité, et que notre salut était impossible autrement que par la croix. Cette mort était le paiement d’une dette (ἐκπλήρου τὸ ὀφειλόμενον ἐν τῷ ϑανάτῳ); elle était aussi un sacrifice (ἱερεῖον καὶ ϑῦμα). Pour détruire la malédiction qui pesait sur nous, Jésus-Christ a pris sur lui la malédiction. Non qu’il soit devenu lui-même malédiction et péché : « non ; mais il a pris notre malédiction ; il a porté nos péchés, et il les a portés dans son corps sur la croix ». Des idées analogues se rencontrent dans saint Grégoire de Nysse.
Il faut cependant exposer plus en détail cette conception d’après les auteurs qui la développent expressément. Saint Basile et saint Chrysostome mettent surtout en lumière, d’une part, la nécessité d’une expiation capable d’apaiser la justice divine et, d’autre part, l’impuissance de l’homme à fournir cette expiation. La raison qu’ils apportent de cette impuissance est que l’homme étant pécheur ne saurait être agréable à Dieu ni être lui-même une victime sainte et pure, propre à apaiser sa justice et à effacer les péchés du monde : « Il fallait, conclut saint Chrysostome, la mort du Seigneur pour nous sauver. » Lui seul, ajoute saint Basile, pouvait « offrir à Dieu une expiation (ἐξίλασμα) suffisante pour nous tous. »
Cette valeur d’expiation des actes et de la mort du Rédempteur, saint Cyrille de Jérusalem la tire surtout de la liberté de Jésus-Christ dans son sacrifice, mais aussi de la dignité de sa personne, point de vue nouveau que nous n’avions pas jusqu’ici rencontré : « Il n’était pas petit celui qui est mort pour nous ; ce n’était pas une victime sans raison, ni un homme ordinaire, ni même un ange, mais le Dieu fait homme. L’injustice des pécheurs n’était pas aussi grande que la justice de celui qui est mort pour nous ; nous n’avions pas péché autant que valait la justice de celui qui, pour nous, a livré son âme. »
Nous ne pouvions donc pas nous sauver nous-mêmes, mais nous avons trouvé un sauveur, l’Homme-Dieu. Comment va-t-il accomplir ce salut ? D’abord, en se substituant à nous. Comme un roi qui, voyant un brigand près de subir sa peine, envoie à la mort son fils unique et chéri, et transporte sur lui non seulement la mort mais la faute, ainsi Dieu fait pécheur et péché celui qui ne connaissait même pas le péché, loin de l’avoir commis. « Les hommes devaient être punis : Dieu ne les a pas punis ; ils devaient périr : Dieu a donné son Fils à leur place (ἀντ’ ἐκείνων). » La comparaison et les paroles sont de saint Chrysostome, mais la pensée se retrouve dans Didyme, saint Basile, saint Cyrille de Jérusalem et surtout saint Grégoire de Nazianze qui représente énergiquement Jésus-Christ s’appropriant, faisant sienne notre rébellion et devenant pour nous ἀυτοαμαρτία καὶ αὐτοκατάρα.
Cette substitution a sans doute été faite par le Père, mais elle a été librement et volontairement acceptée par Jésus-Christ, et saint Chrysostome d’ailleurs nie expressément que le Père ait fait à son Fils un précepte proprement dit de mourir (In Ioan., hom.60.2-3). Ceci posé, nous trouvons dans nos auteurs l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ représentée sous toutes les formes que nous avons signalées plus haut. Jésus-Christ se donne et donne sa vie comme le prix (ἀντίλυτρον) de notre rachat : il est notre rançon. Ayant pris sur lui nos péchés et nous portant en quelque sorte tous en lui, il expie, par ses souffrances et sa mort, nos iniquités : « Il nous a délivrés de la malédiction en devenant malédiction pour nous ; il a subi pour nous une mort honteuse. » Nous mourons tous et notre péché en lui. Jésus-Christ est une victime, et sa mort a été un sacrifice volontaire et véritable, un sacrifice expiatoire dans lequel le péché a été crucifié avec celui qui l’avait pris sur soi. Ce sacrifice était capable d’apaiser le Père et de nous le rendre propice ; et, de fait, il a effacé nos péchés, il a aboli à la fois la faute et la peine et nous a réconciliés avec Dieu. Et Didyme conclut : « Dans l’incarnation est la médiation. Par elle, s’immolant ineffablement pour tout le genre humain, et s’offrant à son propre Père comme un parfum spirituel, [le Fils de Dieu] l’a apaisé, a éteint la mort imminente sur l’universalité du genre humain, nous a détournés des idoles, nous a unis par la connaissance de Dieu, nous a rendu le paradis et ramenés au ciel, joignant, comme Dieu Seigneur, les choses terrestres aux célestes, rapprochant ce qui était séparé, et restituant l’homme dans la grâce dont il était déchu. »
Ajoutons seulement que, d’après le principe posé par saint Cyrille de Jérusalem, cette expiation et rédemption, réalisée par Jésus-Christ, a été surabondante. Sa mort, en effet, étant celle d’un Homme-Dieu, « était largement équivalente à la ruine de tous (Chrysost., In epist. ad. Hebr., hom.17.2). » « Le Christ a payé plus que nous ne devions, autant que l’océan surpasse en grandeur une goutte d’eau (Chrysost., In epist. ad Rom., hom.10.2). »
Reste à parler de la troisième théorie sotériologique, celle des droits du démon, dont j’ai dit qu’elle était représentée par saint Basile et saint Grégoire de Nysse. Nul doute que l’un et l’autre ne l’aient empruntée à Origène, le premier à l’avoir expressément formulée. Mais il n’est pas moins curieux d’observer que, alors que saint Basile et son frère l’ont adoptée, saint Grégoire de Nazianze, élevé à la même école, la condamne absolument. C’est, à ses yeux, un blasphème de dire que le démon a reçu une rançon de Dieu, et un Dieu en rançon. Il est juste d’ailleurs de remarquer que saint Basile suppose cette théorie plutôt qu’il ne l’enseigne directement : « Vous avez besoin d’une rédemption ; car vous avez perdu votre liberté ; vaincus par le démon qui vous tient captifs, et qui ne vous lâchera que moyennant une rançon équivalente. Il faut que la rançon soit de même espèce, mais d’une valeur bien supérieure, si l’on veut que le tyran relâche volontairement ses captifs. Aussi un de vos frères ne pouvait nullement vous racheter… Ne cherchez donc pas pour votre rédemption un frère, mais quelqu’un qui vous soit supérieur en nature, non un simple homme, mais l’Homme-Dieu, Jésus-Christ. » Dans ce passage, l’idée d’une rançon à payer au démon est, comme on le voit, clairement énoncée. Mais la théorie est bien plus complètement et rigoureusement exposée dans l’Oratio catechetica, 22-24, 26, de saint Grégoire de Nysse. Dieu est bon, dit-il, il est sage, mais il est juste. Or la justice exigeait que, puisque le démon nous avait acquis par le péché, nous ne lui fussions point arrachés par la force. Il avait droit à une rançon, et cette rançon, il est clair qu’il la voudrait supérieure en valeur à ceux qu’il rendrait à la liberté. L’Homme-Dieu est cette rançon. Il se fait un rachat synallagmatique (συναλλαγματικὴ λύτρωσις). Le démon, comme un poisson vorace qui ignore l’hameçon, se jette, pour s’en emparer, sur l’homme Jésus qui lui est présenté. Il est pris à l’hameçon de la divinité. Le Christ agit suivant sa nature : il dissipe les ténèbres, détruit la mort, échappe au démon. Celui qui avait trompé l’homme — et c’est justice — est trompé à son tour. Mais il est trompé pour le bien de l’homme et le sien propre, puisque le démon — on le verra plus loin — doit profiter lui-même de la rédemption.
On peut voir aisément, par ce qui a été dit, que la théorie dite réaliste est, en somme, la plus commune dans l’enseignement théologique des Pères grecs du ive siècle, et que les autres s’y joignent comme des sortes de compléments ou d’explications plus raffinées. Mais du reste, le fruit que nos auteurs assignent à cette rédemption est toujours le même. Elle doit nous remettre dans l’état dont nous sommes déchus, nous délivrer du péché et de la mort, nous rendre l’immortalité et la grâce : elle doit nous diviniser. On a déjà, sur ce dernier point, entendu saint Athanase. Sa doctrine est particulièrement riche. Il remarque que Jésus-Christ, recevant comme homme les dons divins, nous les a transmis ; bien plus, il nous communique sa divinité, sa filiation divine par le don qu’il nous fait de son Esprit. Cet Esprit, qui est l’Esprit du Fils, nous rend enfants de Dieu, participants de Dieu (μέτοχοι τοῦ ϑεοῦ). Les Cappadociens ne parlent pas autrement. Saint Cyrille de Jérusalem non plus : le but de l’incarnation est de rendre l’humanité pécheresse participante de Dieu (ϑεοῦ κοινωνός). Saint Chrysostome, bien qu’appartenant à l’école d’Antioche, ne fait pas exception. Tous les effets de la rédemption, qu’il décrit magnifiquement, et qu’il déclare surpasser de beaucoup notre nature, se résument pour lui, comme pour ses contemporains, dans une divinisation de cette nature : « Étant Fils de Dieu, Jésus-Christ est devenu fils de l’homme, afin de rendre fils de Dieu les enfants des hommes (In Ioan., hom.11.1 ; In epist. ad Rom., hom.10.2). »