(Avril à septembre 1519)
L’évêque et les mamelouks complotent à Troches – Fuite de Bonivard entre un seigneur et un prêtre – Trahison de ces deux misérables – Emprisonnement de Bonivard à Grolée – L’évêque recrute des soldats – Son entrée dans Genève et ses intentions – Sérénité de Berthelier – Sa campagne sur le Rhône et sa belette – Son arrestation – Sa prison et son mépris de la mort – Il refuse de demander grâce – La parole de Dieu le console
Ni le duc ni l’évêque n’étaient à bout de leurs desseins. Les têtes de Blanchet et de Navis, suspendues sept mois auparavant au noyer, y étaient encore, agitées par tous les vents, et disaient aux passants que la colère des princes n’était point apaisée. L’évêque se demandait si ces bourgeois, qui réclamaient la liberté dans l’État, tarderaient longtemps encore à la réclamer dans l’Église… On parlait de choses fort extraordinaires qui se passaient en Allemagne. Un docteur de Wittemberg en avait appelé du pape à un concile général, et il s’apprêtait à soutenir à Leipzig des thèses où la primauté de l’Église romaine était rejetée comme contraire à l’histoire de onze siècles et au texte de la sainte Écriture. Ces pensées étranges, dignes des Germains, se propageraient-elles, même dans des contrées plus rapprochées de Rome ?… Wittemberg et Genève, ces deux petits coins de terre, seraient-ils deux volcans qui ébranleraient le sol tout autour d’eux ? Il fallait à tout prix y porter remède et étouffer ces principes de liberté politique et de liberté religieuse qui, si l’on ne s’y prenait pas à temps, pourraient bien opérer dans le monde d’étranges révolutions.
L’évêque, revenu de Turin, n’avait fait que passer à Genève ; et fuyant la peste, il s’était réfugié à Ripaille, près de Thonon, d’où il fit entendre aux Genevois les plaintes les plus vives. « Vous ne cessez, leur écrivait-il, de dresser des pratiques pour satisfaire à l’appétit d’un tas de particuliers qui brassent beaucoup de choses contre leur honneur et contre moia. » Vers la fin de juin, il se transporta au château de Troches, près de Dovaine. Les principaux mamelouks accoururent dans cet antique manoirb. Ils n’avaient pas des idées très claires de ce qui se passait en Allemagne et des conséquences qui en résulteraient pour l’Europe ; leur attachement à la cause ducale et épiscopale tenait plutôt à des motifs d’intérêt, de tradition domestique, mais ils sentaient instinctivement qu’un duel était engagé dans Genève entre le temps ancien et le temps nouveau, et que les partisans du premier devaient réunir toutes leurs forces contre ceux du second. Aussi faisaient-ils retentir de leurs grosses voix les salles du château ; il s’y tramait d’affreuses conjurations ; ces hommes de la féodalité ne reculaient pas devant le crime, quelque honnêtes qu’ils fussent d’ailleurs, pour arrêter l’avènement de la liberté. Il y avait un citoyen surtout qu’ils haïssaient, une vie qui devait être immolée. « Premièrement, disaient-ils à l’évêque, il faut la mort de Berthelier, et de grâce, Monseigneur, que le coup soit prompt. Secondement, il faut la destitution des conseillers rebelles… Troisièmement, que Votre Grâce vienne dans la ville…, avec de bonnes épées !… » Les mamelouks se chargeaient de trouver de l’emploi pour ces épées, et l’évêque disait : « Amen. »
a – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 274. M. Galiffe rapporte cette lettre à l’année 1517, au temps du procès de Pécolat ; il est évident, par le contenu et par les registres du Conseil de la veille (24 mai 1519), qu’elle appartient à l’époque dont nous parlons.
b – Ce château existe encore et est habité maintenant, je crois, par le marquis de Dovaine.
Déjà les rigueurs des princes de Savoie avaient atteint Bonivard. Le jour même où le duc était entré dans la ville, le prieur de Saint-Victor en sortait, sous « un habit dissimulé de moine, » entre deux amis du pays de Vaud, avec lesquels il avait grande familiarité, » le seigneur de Voruz et l’abbé de Montheron. Ne craignez rien, lui disait le dernier, nous irons d’abord à mon abbaye ; puis de là nous vous conduirons à Échallens, ville ressortissante de Berne, où vous serez en lieu de sûreté. » Mais c’était dans un tout autre lieu de sûreté qu’on le menait. Le prêtre (Montheron) et le gentilhomme (Voruz) avaient fait ensemble leur compte. Ils s’étaient dit que nul dans Genève n’était plus haï de l’évêque et du duc que Bonivard ; qu’à leurs yeux il était, non un Genevois, mais un Savoisien qui trahissait son prince ; en sorte que, pour l’avoir, ces princes donneraient son pesant d’or. Le prieuré de Saint-Victor étant un bon bénéfice, les deux perfides amis avaient donc résolu de proposer un échange ; ils mettraient le duc en possession du prieur, tandis que le duc les mettrait en possession du prieuré. Cette maison reviendrait naturellement à l’abbé ; mais celui-ci s’engagerait à faire sur le bénéfice, au sieur de Voruz, une pension de deux cents florins par an. La lueur de l’or affolit ces misérables, et ils conclurent leur infâme marché. Le gentilhomme et l’abbé paraissaient redoubler de vigilance pour qu’il n’arrivât aucun mal au prieur. Les trois voyageurs étant arrivés à Montheron, situé dans les forêts du Jorat, entre Lausanne et Échallens, le prieur fut conduit courtoisement dans une chambre qui, sans qu’il s’en doutât, devait lui servir de prison. Le lendemain matin, Voruz, à qui Bonivard se fiait comme à son frère, entra dans sa chambre, s’assit en face de lui, et posant une feuille de papier sur la table : « Renoncez, lui dit-il, à votre prieuré de Saint-Victor, en faveur de M. l’abbé. — Quoi ! s’écria Bonivard effrayé, est-ce que, sous couverture d’amitié, vous me dressez des embûches ? — Vous êtes notre prisonnier, répondit froidement Voruz ; toute tentative de vous sauver serait vaine. » Bonivard comprit alors dans quelles mains il était tombé. « Ainsi, dit-il, au lieu de me conduire à Échallens, vous m’empêchez d’y aller. » Il déclara qu’il ne donnerait pas la main à ce brigandage et refusa nettement de renoncer à son prieuré. « Le duc, reprit froidement Voruz, va faire exécuter Berthelier et ses compagnons ; prenez garde ; si vous ne faites pas ce que nous vous disons, nous vous livrerons en ses mains, et ce sera un huguenot de plus pour l’échafaud. Vous êtes libre ; choisissez : la renonciation ou la mort ! » Bonivard n’avait pas envie de mourir. Quitterait-il sitôt ce monde qu’il aimait passionnément ?… Verrait-il brusquement interrompu ce beau rêve de liberté, de philosophie, de poésie, dont les chimères l’avaient si longtemps bercé ?… Il consentit à tout. « Bien ! » dit Voruz en prenant la renonciation que le prieur avait signée ; et sortant, il ferma la porte à clef. Bonivard, qui se croyait libre, maintenant qu’il était devenu pauvre, dut apprendre que les compassions des méchants sont cruelles. Il fut aussitôt livré par Voruz et l’abbé au duc, qui le fit conduire à Gex par le capitaine de ses gardes. En vain l’ancien prieur disait-il que toute sa faute était d’être l’ami des huguenots et des Suisses ; Charles, aux yeux duquel c’était un grand crime, le fit enfermer dans le château de Groléec, sur les bords du Rhône, à deux lieues de Belley. Ce premier emprisonnement, qui dura deux ans, fut un avant-goût de sa captivité, plus dure et plus longue dans le château de Chillon. Le duc mit l’abbé en possession du prieuré de Saint-Victor ; Voruz reçut ses deux cents florins ; les méchants triomphèrent, et Bonivard se livra, dans la solitude, à de sombres pensées. Était-ce donc au fond d’un obscur cachot que devaient commencer les temps nouveaux de la lumière et de la liberté ? Le duc ayant frappé le premier coup, c’était le tour de l’évêque. Il prenait ses vacances ; il allait de Ripaille à Troches, de Troches au château de Bonne, de là en d’autres lieux voisins, et mettait tout son zèle épiscopal à recruter des soldats. En effet, le 16 août, des paysans de ces campagnes, venus à Genève pour le marché, annonçaient que l’évêque rassemblait des gens de guerre pour entrer dans la ville. Le syndic De la Mare et l’un de ses collègues, alarmés sur l’avenir de la communauté, partirent aussitôt pour Bonne, et recommandèrent la ville à la douceur épiscopale de Jean. « Hélas ! dirent-ils, elle est frappée à la fois du double fléau de la peste et de l’épée. » Le prélat, aussi menteur que son cousin, répondit : « On vous a trompés, Messieurs ; sans doute j’entrerai demain dans Genève, mais seulement avec cent ou cent cinquante hommes de pied pour ma garde. Je veux y vivre joyeusement avec les citoyens, et protéger chacun dans son bon droitd. » De la Mare et son ami crurent ce que Jean de Savoie leur disait, et vinrent le rapporter. On fut un peu rassuré dans la ville ; ce petit évêque, faible et fluet, qui avait l’air d’un mort, ne paraissait pas bien redoutable. On résolut au moins de cacher le mécontentement et les craintes qui étaient au fond des esprits. « Que les boutiques soient fermées comme en un jour de fête, dit le conseil, et que tous ceux qui ont des chevaux aillent au-devant de Monseigneur ! »
c – Grolée est maintenant dans le département de l’Ain. — Savyon, Annales, p. 89. — Bonivard, Chroniq., II, p. 353. — Notice du docteur Chaponnière, Mém. d’archéologie, IV, p. 54. — Manuscrits de Bonivard.
d – Registres du Conseil du 19 août 1519, msc.
Le samedi 20 août 1519, les syndics et la plus grande partie de la ville étaient sur pied. A quatre heures après midi, on vit paraître l’escorte de l’évêque ; le perfide prélat, qui venait mettre à mort les plus nobles d’entre les citoyens, regardait d’un air narquois la belle réception qui lui était faite. Six cents soldats, hommes rudes et vigoureux, entouraient le pasteur de Genève ; « l’évêque avait jugé ce nombre nécessaire, disent les annales, pour prendre Berthelier. » Les Genevois, se rappelant que Jean ne devait amener avec lui que cent ou cent cinquante hommes d’armes, comptaient… et en trouvaient six cents. Ils comprenaient que l’entrée du prélat était une seconde édition de l’entrée de Son Altesse. Le bâtard, satisfait du bon accueil qu’il recevait, se rendit immédiatement dans son palais, et fit convoquer sans délai pour le lendemain le conseil général. La tristesse était dans les cœurs. Le dimanche matin, le peuple s’étant réuni, l’évêque parut entouré de ses conseillers et de ses courtisans. Il semblait n’avoir qu’un souffle de vie, mais ses regards mornes et farouches annonçaient des mesures sévères. « Monseigneur, dit son official, n’ayant plus de longs jours à vivre, veut que toutes choses soient mises en ordre avant son décès. Il a donc pris avec lui des gens de guerre, afin de corriger quiconque serait assez fou pour lui résistere. » Ayant lancé cette parole menaçante, l’évêque retourna précipitamment dans son palais et s’y renferma deux jours sans donner signe de vie. Il avait choisi sa première victime, et ruminait silencieusement sur les moyens de l’immoler. « Il se tint coi, dit Bonivard, veillant sur Berthelier, qu’il tenait pour le bélier du troupeau. » Pendant ce temps, ses satellites ne se tenaient pas cois. Logés chez les huguenots, ils leur prenaient tout ce qu’ils pouvaient emporter ; si on leur résistait, ils usaient de paroles outrageuses ; ils allaient çà et là à la maraude ; mais l’évêque ne sortait pas de son silence et de son immobilité. Ce silence épouvantait toute la ville, et chacun attendait ce qui allait advenirf.
e – Les Mamelouks de Genève, msc., p. 149.
f – Ibid.
Un seul homme dans Genève avait le cœur paisible et le regard serein, c’était Berthelier. Il n’avait voulu prendre la fuite ni lors de l’entrée de Charles, ni lors de l’entrée du bâtard ; en vain le conjurait-on encore de se retirer à Fribourg ; tout était inutile. Il s’attendait à la mort ; la piperie de l’espérance, comme on parlait alors, ne l’amusait pas. « Le loup est dans la bergerie, lui disait-on, et c’est vous qui serez sa première victime. » Berthelier entendait, souriait et passait outre. Selon lui, il ne pouvait y avoir aucun mal dans la vie, pour celui qui a compris que la privation de la vie n’est pas un mal. Il attendait avec calme cette fin tragique qu’il avait lui-même annoncée ; chaque jour il s’exposait aux coups de ses ennemis. Depuis l’arrivée de l’évêque, il allait et venait partout comme devant ; on eût dit qu’au lieu de fuir la mort, il lui courait aprèsg. »
g – Bonivard, Chroniq., II, p. 362. — Galiffe, Notices biographiques, I, p. 10. — Savyon, Annales, p. 96.
Hors de la ville, dans un lieu solitaire appelé alors Gervasa (nom dont on a fait maintenant les Savoises), était une paisible prairie, que le Rhône baignait de ses eaux rapides ; c’était la retraite favorite de Berthelier. Eloigné des bruits de la ville, assis sur les rives pittoresques du Rhône, voyant ses eaux bleues courir avec vitesse à ses pieds, il pensait à la rapidité du temps, et portant sur l’avenir un regard sérieux… il se demandait quand Genève serait libre. « Tous les jours il avait coutume d’y aller s’ébattre, disent des annales, et il ne laissa pas de le faire quoiqu’il eût alors tant d’ennemis dans Genèveh. »
h – Savyon, Annales, p. 97. Savyon appelle cet endroit Péricua.
Le mardi 23 août, il sortit vers six ou sept heures, pour aller prendre l’air du matin dans sa retraite chériei. Berthelier n’avait pas quarante ans ; tout lui annonçait que sa fin était proche ; mais il s’apprêtait à faire, sans passion et sans frayeur, le passage de la vie à la mort. Cet énergique et redouté citoyen se mit à jouer, mais avec douceur et sérieux, sur le bord de la tombe. Il possédait une petite belette « qu’il avait en délices. » « Pour plus grande méprisance de ses ennemis, il avait pris ce gentil animal dans son sein, et il s’en allait ainsi à son jardin s’amusant avec lui. » Le vidame, qui connaissait ces promenades matinales, avait donné ordre à un certain nombre de soldats de se poster hors des murs de la ville, tandis que lui-même, restant au dedans, se réservait de prendre Berthelier par derrière. Au moment donc où celui-ci allait sortir, la troupe qui l’attendait s’avança. Berthelier, « toujours botté et prêt à partir pour les rivages inconnus de l’éternité, » ne songea pas à rentrer dans la ville, à appeler les enfants de Genève ; il ne se détourna point de son chemin, il continua à caresser doucement sa belette qui, vive et agile, remuait avec crainte ses petits yeux noirs, et chemina droit contre les hommes d’armes, aussi fièrement que si c’était lui qui allât les prendrej. » Ils se rencontrèrent, dit un manuscrit sous les Crets (la treille) devant l’hôtellerie de l’Oiek, et le vidame qui descendait les Crets sur sa mule, l’atteignant en même temps, lui mit la main sur l’épaule, en disant : « Au nom de Monseigneur de Genève, je vous arrête… » et s’apprêta à lui ôter son épée. Berthelier, qui n’avait qu’à donner un coup de son terrible sifflet pour rassembler de passionnés défenseurs, demeura calme, sans désir de vengeance, et remit tranquillement son glaive au vidame, se contentant de lui dire avec une noble fierté : « Prenez garde à ce que vous ferez de cette épée, car vous en rendrez compte. » Aussitôt le vidame le plaça au milieu de ses soldats, et Berthelier se mit en marche ayant toujours avec lui sa belette ; la petite bête effrayée glissait sa tête mignonne dans le sein de son maître, et celui-ci la rassurait par de tendres caresses. Il arriva ainsi au château de l’Ile, et le vidame, mettant partout des gardes, même jusque dans la chambre du prisonnierl, l’enferma dans la tour dite de César. Le lieu même où des murailles avaient jadis été élevées par le destructeur des libertés de Rome, était celui où le citoyen, humble, presque inconnu, qui fut pourtant l’un des fondateurs des libertés modernes, devait trouver une sanglante prisonm.
i – Les Registres du Conseil portent, sous la date du mardi 23 août, l'emprisonnement fait aujourd'hui ; Bonivard parle du lundi à six heures. Il se pourrait que cette arrestation ait eu lieu le lundi soir ; mais nous nous sommes tenu aux Registres du Conseil dont l’exactitude doit être supérieure à celle de Bonivard, alors absent de Genève.
j – Bonivard, Chroniq., II, p. 369.
k – Les Mammelus de Genève, msc, p. 149.
l – Registres du Conseil du 23 août. — Bonivard, Chroniq., II, p. 362.
m – A lacu Lemano, qua in flumen Rhodanum influit… præsidia disponit, castella communit. » (Caesar, de Bello Gallico, lib. I.)
Berthelier, enfermé dans cette forteresse, environné de gardes qui se promenaient en long et en large dans sa chambre et autour du château, se sentait plus libre qu’eux tous. Nous ne disons pas qu’il ait eu la liberté que le christianisme donne ; peut-être était-ce dans les Tusculanes de Cicéron plus que dans l’Evangile qu’il avait puisé le calme dont son âme était remplie ; toutefois il est impossible de ne pas reconnaître en lui un sentiment noble, sérieux, nous dirions presque chrétien. En voyant la mort s’approcher, il se disait que le tout était de lui ôter son masque, puisque au-dessous se trouvait la figure d’un ami. Mourir… qu’est-ce que cela ? Le moindre des soldats ne s’y expose-t-il pas sur le champ de bataille ? La mort qu’il allait endurer pour l’indépendance de sa patrie n’était-elle pas mille fois plus glorieuse et plus douce que celle d’un mercenairen ?
n – Horace, Odes.
Dulce et decorum pro patria mori.
Cependant son cœur était agité. Ces belles campagnes qu’il aimait tant, ces rives gracieuses du lac et du Rhône, ces monts dont le soleil couchant enflammait les glaces éternelles, ces amis dont il était l’idole, sa patrie, surtout, et la liberté qu’il avait voulu conquérir pour elle… toutes ces images se présentaient à lui dans sa prison et remuaient profondément son cœur. Mais bientôt il revenait à des pensées plus calmes ; il espérait que sa mort pourrait amener la délivrance de Genève, et il retrouvait son courage. Toutefois il était sans bravade et ne montrait aux soldats qui l’entouraient qu’une âme simple et candide. Son petit animal favori se jouait encore sur son sein ; étonnée de ce qui l’entourait, la belette ouvrait au moindre bruit ses courtes et larges oreilles. Berthelier lui souriait et la caressait. « Pour mieux se moquer de ses gardes, dit le prieur de Saint-Victor, il se jouait à sa beletteo. » Bonivard, enclin à prendre les choses par leur mauvais côté, voyait une moquerie où il n’y avait que de la débonnaireté. En effet les gardes, hommes durs et violents, touchés de tant de patience et de courage, dirent à Berthelier : Demandez grâce à Monseigneur. — Quel seigneur ? — Monseigneur le duc de Savoie, votre prince et le nôtre. — Il n’est point mon prince, répondit-il ; mais quand il le serait, je ne lui demanderais pas grâce, car je ne me suis point méfait. C’est aux méchants de demander grâce, et non pas aux gens de bien. — Alors, il vous fera mourir, » dirent les gardes. Berthelier ne répondit pas. Mais quelques moments après, s’approchant de la muraille, il y écrivit ces paroles : Non morior sed vivant et narrabo opera Domini. « Je ne mourrai pas, mais je vivrai et je raconterai les œuvres du Seigneur. » Ce passage du psaume 118, où le Messie parle par la bouche de David, indique au moins dans Berthelier une certaine connaissance des saintes Ecritures ; peut-être même montre-t-il que c’était en Dieu que son âme s’était déchargée de tous ses soucisp.
o – Bonivard, Chroniq., II, p. 369.
p – Bonivard, Chroniq., II, p. 363. — Savyon, Annales, p. 97. — Spon, Hist. de Genève, 1, p. 343.
Au moment (1519) où des chrétiens, s’appuyant sur la Bible, s’élevaient à Wittemberg contre le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel, des citoyens, s’appuyant sur les chartes antiques de la liberté, s’élevaient à Genève contre le pouvoir absolu dans l’ordre temporel. Il n’y eut pas alors fusion de ces deux principes. Luther ne devint peut-être pas libéral ; Berthelier ne devint sans doute pas protestant. Mais ce grand citoyen, en présence de la mort, chercha ses consolations dans la Parole de Dieu et non dans les rites du prêtre, ce qui est l’essence du protestantisme. Le passage qu’il écrivit sur la muraille se rapporte à la résurrection du Sauveur. Berthelier trouva-t-il dans cette transformation du roi des fidèles, une raison solide d’attendre pour lui-même une résurrection, une transformation glorieuse ? Espéra-t-il, après le monde présent, un monde glorifié d’une beauté impérissable, demeure éternelle des enfants de Dieu ? — Nous aimons à l’espérer.