(Juin à Août 1535)
Première Bible de la Réforme – L’imprimeur et l’impression – Appel d’Olivétan à l’Église – Conversions après la dispute – Délais des conseils – Grande misère dans Genève – Les réformés demandent la libre prédication – Farel prêche à la Madeleine – Le conseil le lui défend – Farel prêche dans diverses églises – La cathédrale de Saint-Pierre – Le faux culte et le vrai – Prédication de Farel à Saint-Pierre – Deux systèmes quant à l’État
Rome avait établi à côté de la Bible, et même au-dessus d’elle, la parole et la tradition des hommes. La Réformation demandait que l’Écriture sainte fût lue de tous et prêchée du haut des chaires. La Parole écrite et l’enseignement oral devaient remplacer cette chaire prétendue infaillible, chargée seule, disait-elle, d’exposer la volonté de Dieu.
Un fait s’accomplissait alors qui avait une grande importance. La discussion que soutenaient à Genève Farel, Bernard, Chapuis, Caroli, n’était qu’une décharge de mousqueterie ; mais à quelque distance de cette ville, à Neuchâtel, grâce aux travaux de Calvin et d’Olivétan, un industriel, Picard comme eux, chargeait alors une grosse artillerie, dont les volées puissantes devaient abattre les murailles de l’erreur, sur les décombres desquelles une main divine devait établir la vérité de Jésus-Christ.
Pierre Robert de Noyon, dit Olivétan, avait achevé l’œuvre dont l’Église l’avait chargé. Le 4 juin 1535, paraissait la première Bible française de la Réformationa. Doué d’un esprit vif et pénétrant, disait un des lecteurs bien capable d’apprécier la traduction, le translateur ne manque pas de science, il n’a épargné ni travail, ni recherches, ni soins, et a bien rempli les devoirs d’un traducteur de la Bibleb. » — J’ai fait du mieux que j’ai pu, disait le traducteur lui-même, en présentant son livre à ses frères, j’ai labouré et foui le plus profondément qu’il m’a été possible dans la vive mine de pure vérité ; mais je n’entends pas l’avoir entièrement épuiséec. » — Quelques-uns ont prétendu que la Bible d’Olivétan n’était qu’une copie de celle de LeFèvre d’Étaples. La traduction de l’Ancien Testament, probablement commencée avant le voyage d’Olivétan aux Vallées, est la meilleure partie de son travail, et l’on peut dire qu’elle est originaled. Le cousin de Calvin avait sans doute sous les yeux la traduction de son prédécesseur ; mais celle-ci ne contient pas trois versets consécutifs, auxquels Olivétan n’ait rien changé. Son nouveau Testament est plus semblable à celui de LeFèvre ; toutefois des changements nombreux y ont été introduits. On a reconnu que le nouveau traducteur avait réformé le texte biblique du docteur de la Sorbonne en vingt-trois mille cinq cents endroits, et en plus de soixante mille, si l’on tient compte de toutes les minuties du stylee. Le travail de Calvin se rapporte surtout aux éditions postérieures de cette Bible. Pour ce qui regarde la partie matérielle, les deux cousins avaient trouvé un auxiliaire distingué.
a – Annales de Boyne, ad annum.
b – Calvin. Epître en tête de la Bible de 1535.
c – Préface de la Bible de 1535.
d – Olivétan profita de tous les commentaires hébreux et paraphrases, réunis dans la Bible de Bomberg. (Venise, de 1518 à 1526.) Voir les articles de M. Reuss dans la Revue de Strasbourg.
e – Em. Pétavel, la Bible en France, p. 106, 107.
Pierre de Wingle (dit Pérot Picard), était un des bons typographes du seizième siècle. L’officialité métropolitaine de Lyon, où il demeurait, l’avait poursuivi pour avoir imprimé « certains écrits venus d’Allemagne ; » il s’était alors réfugié à Genève ; mais l’impression du Nouveau Testament et de divers pamphlets l’avait obligé en 1532 de s’enfuir à Neuchâtel, ville réformée dès 1530, qui se montra plus hospitalière, et même lui fit plus tard don de la bourgeoisie. A une demi-heure à peu près de Neuchâtel est le petit village de Serrière ; ce fut là que Wingle établit ses presses ; cette modeste, mais heureuse localité, qui la première avait entendu l’Évangile prêché par Farel, devait être aussi la première à voir la Bible mise au jour par Olivétan. — Celui-ci avait daté sa dédicace :
Des Alpes, ce XIIe de feburier 1535,
comme s’il voulait confondre les Vallées vaudoises des Alpes cottiennes, où l’idée avait été conçue, avec les contrées de la Suisse où elle était mise en exécution. Les Vaudois avaient collecté pour cette publication cinq cents écus d’or.
A peine le volume fut-il sorti de presse, que Wingle et ses amis l’envoyèrent partout où la langue française était parlée. Le Roi des rois n’a t-il pas ordonné, pensaient-ils, que sa Parole soit portée jusqu’aux extrémités du monde ? Le peuple qui te fait ce présent, disait Olivétan à l’Église, est le vrai peuple de patience qui, en silence et espérance, a vaincu tous les assauts. Longtemps il t’a vue malmenée, semblant plutôt une pauvre esclave que la fille et l’héritière du Dominateur universel. Mais maintenant que tu commences à reconnaître la race dont tu es, ce peuple, ton frère, s’avance et t’offre amiablement son tout. En a avant donc, pauvre petite Église ! va décrotter tes haillons tout fangeux, va laver tes mains toutes salies. Veux-tu toujours être à des maîtres, n’est-il pas temps que tu songes à ton époux ? Voici un précieux joyau qu’il t’envoie comme présent de noces et gage d’un mariage loyalf. As-tu peur que quelque jour il te laisse veuve, lui qui vit éternellement ? Courage ! prends congé de cette traître marâtre que si longtemps tu as appelée mère. Il est vrai que tu ne peux apporter à cet époux chose qui vaille ; mais viens, viens hardiment avec tous les nobles et attitrés de ta cour, tes injuriés, tes excommuniés, tes emprisonnés, tes bannis, tes confisqués ! Viens avec tes tenaillés, tes flétris, es oreillés, tes démembrés. Tels sont ceux que Christ appelle pour les faire triompher avec lui, en sa céleste courg. »
f – La Bible est, selon Olivétan, la corbeille de mariage contenant les bijoux et présents que l’époux envoie à l’épouse.
g – Calvin plaça en tête du volume deux morceaux : une Épître à tous empereurs, rois, princes et peuples soumis à l’empire de Christ, et un Discours préliminaire, qui fut longtemps mis en tête des anciennes Bibles genevoises.
Si les fruits de la Bible publiée à Neuchâtel furent plus nombreux, ceux de la dispute de Genève furent plus prompts. Les catholiques les plus candides étaient frappés de voir les hommes qui étaient du côté de la Réforme rendre raison de leur foi, et ceux qui étaient de l’autre rester muets. Ce contraste avait de l’éloquence. Aussi des prêtres, des laïques, des femmes, dépouillés de préjugés, déclarèrent-ils que la vérité de Dieu, mise en avant dans la dispute, leur avait ouvert les yeux. Sans doute, plusieurs quittaient simplement les formes de la papauté pour les formes du protestantisme. Écarter les superstitions, briser les images, décliner l’autorité du pape, telle était pour eux la Réforme ; leur chef était Ami Perrin. Mais, chez un bon nombre de Genevois, le mouvement du dedans, la conversion du cœur, répondait au mouvement du dehors. Il y avait, dans cette ville, des courants d’eaux vives que nul ne pouvait arrêter et auxquels plusieurs étanchaient leur soif.
Cependant les magistrats, loin de réformer le culte romain, demeuraient immobiles et muets. Les amis de l’Évangile prirent l’initiative. Claude Bernard, frère de Jacques, un des capitaines de la ville, plein de zèle pour la vérité, se rendit le 28 juin au conseil, accompagné des ministres et de plusieurs notables, et représenta que la messe, les images et autres inventions et idolâtriesh, étant contraires à la sainte Écriture, comme l’avaient démontré les débats, il était temps qu’on les supprimât. La loi des consciences devait devenir aussi la loi de l’État. « Un père, disait Bernard, doit-il permettre que les fils dont Dieu lui a confié la garde s’attachent à des errements contraires à la vérité de Dieu ?… Magistrats ! agissez comme des pères. Ce sera la gloire de Dieu et le salut du peuplei. »
h – « Idolotramenta. » (Registres du Conseil du 28 juin 1535. — Farellus Calvino.)
i – « Magistratus fungeretur officio patris…, officium faceret pro gloria Dei et plebis salute. » (Farellus Calvino. — Chroniq. msc. de Roset, III, p. 37.)
Les syndics et conseils ne pouvaient se décider ; le pas qu’on leur demandait était en effet le pas d’un géant. Ils craignaient d’exciter les catholiques à prendre les armes et le duc de Savoie à entourer Genève de ses artilleries. Franchir décidément la limite qui séparait les siècles anciens et le siècle nouveau, c’était trop pour eux. Saint Paul et les apôtres l’avaient fait de leur temps, les réformateurs le faisaient à cette heure ; mais les syndics de Genève n’étaient ni des Paul ni des Farel. Ils craignaient la guerre civile et les escalades ; ils préféraient attendre que la Réforme s’accomplit sans eux et que tout se trouvât changé sans que personne ne s’en fût aperçu. « Le conseil donc, délayant, ne faisait rien. — Les procès-verbaux de la dispute sont longs à mettre en ordre, répondit le premier syndic à Claude Bernard ; quand les secrétaires les auront rédigés, nous verrons ce qu’il faudra faire. » — La grande évolution de la Réformation était transformée par ces bons édiles en une affaire de procès-verbal. Pour montrer leur amour du statu quo, ils condamnèrent à trois jours de prison, au pain, à l’eau et à l’estrapade, un huguenot qui avait détruit des images placées devant la chapelle de Notre-Dame.
Les amis de Farel résolurent d’attendre encore. Mais en vain avait-on eu dix fois le temps de dépouiller les procès-verbaux, aucune mesure de réforme ne paraissait. Les huguenots trouvaient que le conseil se tenait en des « cachettes tortues, » quand il devrait se comporter vaillamment au grand jour. Les évangéliques pensaient que, « puisque Dieu nous donne tout à main ouverte, il faut aussi que le pli de notre cœur soit ouvert et déployé. »
Jamais le courage et la fermeté n’avaient été plus nécessaires. Les grandes misères commençaient. Tout était intercepté par l’ennemi. Il n’était entré dans la ville, depuis la dispute, ni une charretée de bois, ni un sac de blé, tandis qu’auparavant il en venait deux fois par semaine un grand nombre de chars. Point d’œufs, de beurre, de fromage ; point de besteage (de bétail) ! Un jour pourtant, une vache fut amenée par un homme d’un village voisin ; quel approvisionnement pour toute une cité ! Mais à peine cet homme était-il ressorti de la ville, que les ennemis le saisirent rudement et lui firent payer trois fois le prix qu’il avait reçu. Si des amis cherchaient à apporter, des fermes les plus proches, quelques chétives provisions, ils n’osaient le faire que de nuitj. Se voyant réduits à de telles extrémités, des citoyens, à une ou deux reprises, sortirent de la ville pour avoir du pain ; on les accabla d’injures et de reproches. « Ah ! disaient ces malheureux, nous n’avons qu’à bouger le bout du doigt, et nous éloigner de la ville de la largeur d’un ongle, pour que nos ennemis s’écrient que nous renversons le ciel et la terrek. »
j – Collection Galiffe.
k – Dépêches des syndics, du 18 juillet, aux cantons suisses.
Voyant que rien n’avançait, les hommes évangéliques résolurent de conquérir la libre proclamation de la Parole de Dieu. Il ne leur suffisait pas de l’avoir imprimée, ils la voulaient prêchée, — non plus seulement dans leurs maisons ou dans l’auditoire de Rive, mais dans les temples. Ils avaient dans leurs murs un des plus puissants prédicateurs du temps, Farel ; ils croyaient que leurs devoirs envers Dieu et leurs concitoyens, les obligeaient à faire entendre à la multitude sa voix éloquente.
Le 22 juillet était la fête de sainte Madeleine. La messe avait été solennellement sonnée pour appeler les fidèles dans l’église de ce nom, et déjà un grand nombre de catholiques et même quelques évangéliques se trouvaient dans l’enceinte. Était-ce par une messe latine qu’on devait célébrer le souvenir de cette Madeleine, à qui Jésus avait dit : Ta foi t’a sauvée ? N’était-ce pas la parole que Jésus lui adressa qu’il fallait prêcher, et non toutes les sottises dont les prêtres endormaient leurs ouailles ? C’est ce que pensaient les réformés. Ils remarquaient de plus que les catholiques, moins nombreux que les protestants, avaient six églises, tandis que ceux-ci avaient à peine un ou deux lieux de culte. Ils ajoutaient que si l’œuvre merveilleuse commencée dans Genève devait s’achever, il fallait tenir de grandes assemblées dans les temples. Quelques-uns s’écrièrent : Farel ! — Oui, Farel, répétèrent plusieurs ; allons chercher Farel ! » On courut au couvent de Rive. Le réformateur s’y trouvait ; il venait de monter en chaire quand on lui transmit le message. Farel était toujours prêt et se croyait en droit de parler dans un temple. « Mes amis, dit-il à son auditoire, il nous faut aujourd’hui prêcher la bonne nouvelle sous les voûtes de la Madeleine et y abolir l’idolâtrie. » Puis il descendit de chaire et se dirigea vers la vieille et vaste église ogivale, au clocher carlovingien, et dont la fondation remonte au onzième siècle. La foule de ses auditeurs le suivit. Il entre ; ses amis donnent des signes de joie ; le prêtre, debout à l’autel, où il célébrait la messe, s’arrête épouvanté et s’enfuit ; ses acolytes l’accompagnent, et tous les dévots veulent faire de même. Mais les huguenots, pensant que c’est à eux précisément que la Parole de Dieu est nécessaire, ferment les portes. Les catholiques s’émeuvent, les femmes effrayées jettent des cris, tous font telle noise, que les réformés ouvrent l’église et laissent sortir tous ceux qui le désirent. Il resta cependant un certain nombre de personnes indécises, et Farel se mit à annoncer avec puissance le Sauveur qui avait pardonné à Madeleine et qui pardonne encore aux pécheurs.
Cependant ceux qui s’étaient enfuis, se dispersant dans les rues et dans les maisons, criaient partout au scandale, tandis que le curé de la paroisse, courant à l’hôtel de ville, se plaignait au conseil. Défense fut faite à Farel de prêcher dans cette église. Le sermon étant terminé, les catholiques rentrèrent dans la Madeleine et les prêtres y dirent la messe avec plus de ferveur que jamais. Les huguenots ne s’y opposèrent point, mais ils prétendaient aussi que nul ne s’opposât à leurs assemblées. Les deux cultes devaient être libres. En effet, le même jour, à vêpres, ces canailles, dit la sœur Jeanne, prirent encore possession de la sainte église, et tous les jours depuis fut leur ordinaire d’y prêcherl. »
l – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève. p. 137. — Registres du Conseil du 23 juillet.
Le conseil, irrité, cita Farel devant lui, le 30 juillet. « Messieurs, dit le réformateur, vous-mêmes vous avez reconnu que tout ce qui ne peut se prouver par l’Écriture doit être supprimé ; pourquoi donc tardez-vous à le faire ? Les défenseurs du papisme n’ont-ils pas été vaincus dans nos débats ? Et la ville presque entière n’a t-elle pas reconnu le doigt de Dieu dans cette défaite signalée de la papauté ? Donnez-nous, Messieurs, des commandements auxquels nous puissions obéir, de peur que nous ne soyons contraints de vous répondre avec l’Écriture, qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Assemblez le conseil des Deux-Cents, et qu’il en décide. » Les syndics, sachant que les amis de la Réforme étaient en majorité dans cette assemblée, se refusèrent à cette demande, et renouvelèrent à Farel leur défense, en ajoutant : Pour de bonnes raisons.
Farel croyait ces raisons mauvaises. En pareille matière, il n’en connaissait qu’une vraiment bonne : Prêchez l’Evangile à toute créature, avait dit le Seigneur. Il ne mettait de bornes, ni à ses désirs pour le triomphe de la vérité, ni à son attente du secours de Dieu pour lui donner la victoire. Une sainte ambition, qui ne voulait point être « rétrécie », l’animait, et, selon la parole d’Elisée, il frappait cinq ou six fois, jusqu’à ce que l’ennemi fût vaincu ! Farel était de ces hommes que Dieu forme pour les grandes et salutaires révolutions ; l’opposition ne faisait qu’enflammer son courage.
Le 1er août, il se rend à Saint-Gervais, où les amis de la Réforme étaient nombreux ; les syndics inquiets envoyent cinquante hommes de garde ; mais Farel monte en chaire et prêche dans la vieille église l’Évangile toujours nouveau de Jésus-Christ. Le 5 août, il s’enhardit encore plus et proclame la doctrine antiromaine dans l’église de Saint-Dominique, père de l’Inquisition. Ce ministre ne faisait pas son office à ses heures seulement, et selon sa commodité ; il ne s’épargnait jamais, quels que fussent les ennuis qu’il retirât de ses labeurs. Il appelait au repos, près de Christ, les âmes travaillées ; il poursuivait les contredisants ; il arguait, il tançait, il suppliait, il exhortait. Il multipliait les aiguillons pour faire prendre le chemin de la vie aux retardataires, et « sa véhémence était toujours trempée de douceur. » L’heure était arrivée, où la vérité divine devait triompher des erreurs humaines ; il multipliait donc les assauts. Le plus grand coup restait encore à porter. Un éclat de tonnerre allait faire fondre sur la terre desséchée une pluie abondante, et l’effusion de l’Esprit qui descend du cielm.
m – Registres du Conseil du 30 juillet.
La cathédrale de Saint-Pierre, qui élevait ses trois vieilles tours au sommet de la cité, y jouait un grand rôle, et tout Genevois était affectionné à ses pierres, quoiqu’elles fussent maintenant comme rompues et dispersées, et que le service divin fût contaminé par de douloureuses profanations. Mais plus la désolation était grande, plus les hommes pieux désiraient voir ce temple auguste purifié, et la bonne nouvelle proclamée sous ses voûtes. Il s’y trouvait encore quatorze chanoines, établis pour le défendre ; mais ces malheureux clercs, isolés, épouvantés, vaincus à l’avance, attendaient en tremblant que le flot de la Réforme, qui ne cessait de monter, envahît leur sanctuaire. Ils n’attendirent pas longtemps. Le dimanche matin, 8 août, une foule de Genevois réformés gravissaient les rues qui conduisent à cette église, et s’en approchaient avec la ferme intention d’y remettre la lumière sur le chandelier. « Quand la rouille a rongé le fer, disait un réformateur, on cherche à lui rendre son ancien éclat ; ne faut-il donc pas effacer de l’église de Christ la rouille épaisse, que des âges de ténèbres y ont déposéen ? » Étant entrés dans le noble édifice, les réformés mirent en branle la grande cloche, pour appeler le peuple à l’ouïe de l’Évangile. La Clémence sonnait alors la dernière heure du moyen âge, le de defunctis des images, « ces dieux des prêtres, » comme les appelaient les huguenots. La chapelle où se trouvait le bras de Saint-Antoine sur lequel on prêtait serment dans les cas graves, devait être abolie ; toute cette multitude de mains en cire, offertes par les dévots, et mille autres reliques aussi stupides devaient disparaître. Dans ce temple, alors « tout farci d’idoles, » Dieu et sa Parole devaient seuls régner désormais.
n – Calvin.
Farel arriva et monta dans la chaire. Le culte qu’il allait célébrer ne devait pas être un service ordinaire ; une révolution religieuse allait s’accomplir. Les rites étaient l’essence de la papauté. Or, Farel était plein de la pensée qu’il n’y a dans le christianisme point de lois cérémonielles ; qu’un acte de culte, accompli selon la règle de l’Église, n’est pas par cela même agréable à Dieu et méritoire ; que surcharger les fidèles de fêtes, de signes de tête, de signes de la croix, d’agenouillements devant des tableaux, de rites, est contraire à l’adoration en esprit ; que remplir les églises de statuettes, d’offrandes, de reliques, de cierges, c’est porter atteinte à la justice de la foi, au mérite de la mort de Christ, qui seuls sauvent le pécheur. Il croyait de toute son âme que le culte selon le Nouveau Testament ne consiste pas en processions, élévations, salutations, courbettes, génuflexions devant l’hostie, et autres usages superstitieux ; que son essence est la foi à l’Évangile, la charité qui en découle, la patience à porter la croix, la confession publique de Jésus-Christ, la prière vivante du cœur. A la vue de ces statues, de ces peintures, de ces ex-voto qui l’entouraient, au souvenir des cérémonies superstitieuses qui depuis des siècles avaient profané cette cathédrale, Farel, ému, était prêt à tout faire, fut-ce même au péril de ses jours, pour établir la religion qui est esprit et vie. « Ces idoles, » dit-il, en montrant du haut de la chaire les images qui l’entouraient, « la messe et toute la papauté sont condamnées par le Saint-Esprit. Le magistrat, ordonné de Dieu, doit abattre tout ce qui s’élève contre la gloire de Dieu. » Les images si elles subsistaient seraient, selon lui, le signe de la victoire du catholicisme ; mais si elles tombaient, leur chute proclamerait la victoire de la Réformation. Ce point avait été souvent discuté. Les prêtres et les dévots s’opposaient de toutes leurs forces au dessein de Farel, et prétendaient qu’il faudrait, pour de tels changements, le consentement d’un concile universel. Les hommes politiques effrayés objectaient que si l’on mettait à bas les images, alors pour un ennemi, Genève en aurait cent, — le duc de Savoie, le roi de France, l’Empereur, le pape, les cardinaux et les évêques de toute la terre.
Il y avait alors deux puissances et deux systèmes dans la ville. — Les réformateurs, dont les théories idéales n’avaient pas encore été modifiées par la réalité, disaient que l’État devait, aussi bien que les individus, devenir une nouvelle créature ; que l’Évangile accomplirait cette œuvre de transformation, que l’Église changerait le peuple et ferait de l’État un règne de Dieu sur la terre… Hélas, que cette tâche est loin d’avoir été accomplie, et peut-elle l’être jamais ? Les hommes politiques, de leur côté, sans vouloir repousser l’influence de l’Évangile, pensaient pourtant que l’État occupait la première place dans les sociétés humaines et que sans lui, l’ordre n’était pas possible ; ils croyaient que les magistrats, sans être les maîtres de la foi, devaient être le principe de la règle dans l’Église ; aussi l’État entendait-il brider les hommes évangéliques. Il l’entreprit plus tard pour Calvin ; maintenant il le fit pour Farel. Le conseil le fit appeler après le sermon de Saint-Pierre, et lui demanda pourquoi il avait prêché dans la cathédrale. « Je m’étonne, dit le réformateur, que vous me fassiez un crime de ce qui est selon l’Écriture. » Toutefois s’il rendit à Dieu ce qui est à Dieu, il voulait rendre à César ce qui est à César. Il exprima donc le désir que les réformes fussent décrétées par l’autorité légitime, et renouvela sa demande de la convocation du conseil des Deux-Cents.
Les syndics lui ordonnèrent de suspendre ses prédications à Saint-Pierre jusqu’à nouvel aviso.
o – Registres du Conseil du 8 août 1535. — Froment, Gestes de Genève, p. 142, 144.