Demain…l’au-delà

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Dans son livre « Un petit bourgeois » 1, l’écrivain français François Nourissier raconte sa vie. Pour ce faire, il adopte un angle d’attaque bien particulier : dans une sorte de course contre la montre-de-la-mort, il s’adresse à ses deux fils. La lucidité de cet écrivain est suffisamment rare pour être exemplaire. Notre « document » vous suggère donc la lecture de quelques extraits groupés de son introduction.

1 Ed. Grasset.

Le bonheur et la mort

En 1959 l’aîné de mes enfants eut l’âge — huit ans — qui était le mien quand mourut mon père. Les circonstances de cette mort, passablement dramatiques pour un petit garçon, déréglèrent sans doute en moi des mécanismes essentiels. Je me sentis, me crus, me trouvai donc devenu, cette année 1959, vis-à-vis de mon fils Alain, cet homme de quarante-trois ans, assis seul à côté de moi et s’écroulant, un dimanche après-midi de 1935, dans un fauteuil de cinéma.

Je ne voulais pas devenir pour mes enfants l’inconnu qu’avait été pour moi et qu’est resté Paul, Eloi, Eugène Nourissier. D’où la tentation de me raconter à eux, de dresser à leur usage un inventaire moral. La recette était simple : je voyais une tombe sur mon chemin, j’écrivais donc une manière de livre d’outre-tombe. Je souscrivais à tout hasard, en faveur de mes fils, une assurance-mémoire.

F.N.

Vint un moment où, penché sur une de mes molaires, le dentiste murmura ceci : « On ne va pas l’arracher, celle-ci, on va tâcher de la conserver, hein ? Je pense que ça tiendra… »

Et je complétai mentalement sa phrase : ça tiendra bien jusqu’au bout, ça résistera bien les quelques années nécessaires. Après tout, on se rapproche du terme de la course… Je me mis à penser à moi comme à une chambre à air constellée de « rustines » et à vivre au jour le jour, automobiliste qui roule précautionneusement, guettant la crevaison, quand il pense que la pièce posée ne tiendra pas. Ce qu’il y avait eu de plus sûr au monde, de plus familier — mon corps — dénonça soudain toutes les alliances que nous avions conclues.

Hôpital, externes blondes qui regardent sans indulgence mon torse mou, électro-cardiogrammes, abominable sympathie des médecins, claques dans le dos. On se fait appeler « mon vieux » par des inconnus qui vous interdisent tout : adieu les huit cafés par jour, les comprimés innocents au creux de la paume, les jolies boîtes rouges des « Craven ». Je saute plus vite la page du « Monde » ou du « Figaro » où s’étalent d’objectives études sur l’infarctus et la maladie de Parkinson. Les notices nécrologiques me cassent le souffle : je cherche avec fièvre l’âge du défunt. Je ne m’apaise qu’au-delà de soixante-dix ans. A de certaines époques ma folie ne connait plus de trêve : tous les cancers, cavernes, lèpres, nécroses me rongent. Je suis capable pour conjurer le mal d’en parler avec pittoresque, d’en rire entre amis et d’en faire rire. Mais cela ne change rien : ma peur ne désarme pas. J’ai pris l’habitude de ne faire aucun projet, de ne fixer aucun rendez-vous sans formuler — et souvent à haute voix — la restriction mentale qui s’impose : « Si Dieu le veut ». Quand meurent mes amis — il en est mort pas mal ces derniers temps — je passe de longues heures en tête à tête avec leurs photographies, les lettres qu’ils m’ont écrites. Images de voitures tordues, lyrisme de la presse, hâtives biographies des morts : sur moi, tous les coups de cette artillerie funèbre portent. Pendant des jours j’ai mal. Le gros chat se réinstalle dans ma poitrine et de temps en temps miaule et me griffe.

Au fond, ne suis-je pas assez content de mon angoisse ? L’angoisse c’est froid, c’est distingué. c’est présentable.

Un certain nombre de sujets sont réservés à l’autobiographie, d’autres tolérés, d’autres enfin interdits. Je crains que la mort ne soit de ces derniers. Je veux dire : ma mort. Car si je raconte celle de mon grand-père ou de mon meilleur ami, chacun lira avec émotion ces récits mouillés de larmes et l’on saura sur quel rayon de la bibliothèque me classer. Mais ma mort, mon corps, tels de mes dégoûts, je l’ai remarqué dans les conversations, ne soulèvent que l’indignation, ou bien des encouragements courtois. Il m’est arrivé, par bravade, d’aborder ces thèmes de vive voix. Au bout de trois minutes je me sentais dans la peau d’un Anglais qui parlerait de ses intestins.

On avait l’air offensé. La moindre des réactions était le cercle des visages de bois, incrédules. Cette incrédulité est importante. On a tendance à ne rien croire de ce qui est écrit sur un sujet interdit.

La mort-dans-les-livres, je veux dire celle que les romanciers aiment à raconter — terme d’une lente hémorragie de jours, paroles sourdes, le crépuscule des yeux, le lit — a beau faire partie du folklore humain, elle ne me révolte pas moins que l’autre : choc, cris, et cette énorme culbute du ciel sur la terre. Je la poursuis de rêveries obstinées. (Ce moment, chaque matin, à l’heure du bain, où je contemple mes membres en imaginant comment la peau, la chair, s’y feront poussière et bientôt laisseront l’os à nu, comment et en combien de temps ? Les mêmes images, chaque matin. Les mêmes questions, chaque matin.)

J’écris, je le crois, ce livre pour survivre.

Sans doute, Gilles et Alain, lirez-vous ce livre vers vos dix-huit ans. Et là, j’entre en pleine brume. Serai-je à vos côtés ? Ce temps me sera-t-il laissé ? Je ne me sens pas trop d’optimisme sur ce sujet. Les hommes de la famille professent une discrétion excessive : ils se retirent tôt.

En somme, que je sois là ou non ce livre présente une utilité ; presque la même dans un cas ou dans l’autre. Le silence autour d’un père vivant risque en effet de ressembler singulièrement au silence autour d’un père mort.

On aime dans le noir, on aime à l’aveuglette, c’est la règle. Seule une distraction toute-puissante me permet de vivre. Nous dévalons une pente, pressés par des ombres, entourés d’inconnus, la tête pleine de nuages, les yeux fermés, sans nous être jamais expliqués, les yeux fermés, les yeux fermés.

Voici le terme du voyage.

Je ne suis pas fier de ma vie. Je ne m’aime pas. Je n’aime pas ma vie.

Voilà ce que crie mon livre.

Sur mon corps, l’allié enfui, le complice de toutes les trahisons, il me semble en avoir pas mal dit. Tout ? Non. Mais suffisamment pour faire un exemplenbsp;: voilà comment il convient de traiter ce sac, cette molle machine fatiguée qui ne réagit plus qu’à l’injure.

Sur mon âme, je me suis tu. Pas de confidences à faire. La bête, sur son âme, est muette. Possède-t-elle une âme ? Elle crève de peur, elle interroge les étoiles, elle redoute les insomnies et les aubes, elle fuit les pleins soleils d’été où dérivent des angoisses : tout le théâtre métaphysique est de la fête, mais Dieu absent. Ce n’est pas faute de m’être assez souvent faufilé dans cette pièce réservée de la maison où, selon la règle des vies bien distribuées, Il est censé s’installer afin de veiller sur nos jours… Mais la pièce est vide. J’y retourne, parfois, le cœur battant.

Pour en revenir à vous, Gilles et Alain, qui êtes les témoins et les destinataires un peu fantomatiques de mon récit, je n’ai guère à vous offrir que des conseils de morale. Mais pourquoi pas ?

Votre vie est devant vous ? Je vous dis : Loupez-la, sabotez-la. Peut-être un peu de paix vous attendra-t-elle au fond du trou que, de vos mains, vous aurez creusé.

Tout mon livre est aux couleurs du bonheur et de la mort. Le bonheur et la mort sont les thèmes de ces trois cents pages et leur musique. Je n’ai pas d’autre foi à prêcher : apprivoisez votre mort et, à cette lumière noire, travaillez sauvagement — je répète : sauvagement — à votre bonheur.

François Nourissier

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