Toutes les objections portent contre les théories théologiques plus que contre la donnée biblique. — toutes recèlent une lacune grave dans leur notion de Dieu, de la loi, du péché. — Dieu est à la fois amour, justice et sainteté. — La conscience, l’histoire et la révélation disent ensemble que l’amendement ne suffit pas à effacer le péché et à tarir sa source. — La Rédemption est expiatoire en même temps que rénovatrice.
En résumé, nous croyons avoir établi que le salut qui est en Christ n’est pas seulement la restauration de la vérité, ou la proclamation de la grâce, ou l’effusion d’une vie nouvelle, mais que c’est avant tout une céleste et divine amnistie ; — qu’il sort essentiellement de sa mort, assimilée aux sacrifices propitiatoires, avec cette différence capitale qu’elle est la sainte réalité dont ces sacrifices n’étaient que l’ombre ou l’anticipation provisoire ; — que l’idée d’expiation se recommande par les croyances et les traditions générales de l’humanité ; — que la raison est forcée de reconnaître l’insuffisance du repentir et que la conscience l’atteste instinctivement ; — que la véritable vie spirituelle ne peut naître que du sentiment de notre réconciliation avec Dieu, et que ce sentiment implique quelque intervention qui, ôtant la coulpe et la peine, ramène d’une ou d’autre manière l’acte propitiatoire, c’est-à-dire l’élément fondamental du dogme ecclésiastique ; — que la profonde convenance d’une dispensation telle que celle qui fait la base du Christianisme, ressort d’elle-même des réclamations de la loi et de l’ordre moral de l’Univers, — et que les objections qu’on y oppose portent généralement contre les théories théologiques plus que contre la donnée biblique, à moins qu’on n’y transforme les incompréhensibilités en impossibilités, érigeant l’esprit de l’homme en juge absolu de ces voies divines sur lesquelles se courbent en vain les anges pour en voir le fond. Sachons donc nous tenir, avec une humble et ferme docilité, à ces grandes données de la révélation. Attachons-nous, avec une pleine assurance de foi, à cette parole du Précurseur où se résume en quelque sorte l’enseignement apostolique : Voilà l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde.
Quelques mots encore sur ce sujet si capital et si controversé.
Les objections les plus accréditées aujourd’hui, quoique très diverses, ont cependant pour la plupart un principe commun qui permet de leur appliquer une remarque générale. Les systèmes dont elles dérivent, et entre lesquels se partage la nouvelle théologie, recèlent, sinon une erreur matérielle, du moins une lacune grave dans leur notion de Dieu et du gouvernement moral de l’Univers ; ils font abstraction d’un des éléments intégrants du péché, de la loi et de la justice rétributive. La théodicée et l’anthropologie qu’ils posent à leur base sont incomplètes et par là inexactes. Envisageant Dieu dans son amour, comme Père et Sauveur, plus que dans sa sainteté comme Législateur et comme Juge, ils ne considèrent dans le péché qui éloigne de lui que la pénalité interne ou naturelle, celle qui naît d’elle-même de l’acte ou du sentiment vicieux, le trouble et le tourment du remords ; ils ne voient guère dans la justice céleste que la Volonté ordonnatrice qui a établi ce lien indissoluble entre le désordre et la souffrance ; le mal produit le mal et le bien le bien, comme la cause son effet : tout s’arrête là ; la peine externe ou positive et la justice rétributive qui l’applique disparaissent l’une et l’autre. Le péché est simplement une déviation. Tant que la déviation dure, elle entraîne ses conséquences pénales ; dès qu’elle cesse, ses conséquences cessent avec elle. On échappe aux suites du désordre et du mal en rentrant dans l’ordre et dans le bien ; l’être ou l’état nouveau amnistie l’être ou l’état ancien. Dès lors, l’amendement, le renouvellement de l’âme et de la vie suffit à la réhabilitation, il la constitue tout entière ; et l’expiation n’ayant plus de motif ni de but, n’a plus de raison ni, par conséquent, plus de place. Ce scandale du vieil Évangile tombe de lui-même. La propitiation, c’est l’initiation née de la souffrance. La conversion enlève la peine en anéantissant sa cause. Dans le régénéré, Dieu regarde, non à ce qui a été, mais à ce qui est ; ce n’est pas le pécheur de la veille qu’il voit, c’est le juste d’aujourd’hui. « Dieu n’a rien à défendre pour soi », selon l’expression de Ballanche, ni conséquemment rien à redemander de l’homme revenu à lui. Or, si l’expiation se dépouille de sa nécessité morale, si elle devient inutile, elle devient aussi impossible. Elle ne serait alors qu’une exigence injuste, qu’une cruauté gratuite, et on l’arrache, par un procédé ou par l’autre, des Écritures qui paraissent la contenir si formellement.
Mais cette notion des choses, qui ôterait au dogme son fondement et le ferait incroyable en le faisant superflu, ne tient pas compte d’un des caractères essentiels du péché et de la justice ; elle néglige ou mutile la loi de solidarité qui lie ensemble les êtres et les mondes ; elle perd de vue un des grands côtés de l’ordre et du gouvernement moral de l’Univers. Comme nous l’avons déjà dit, elle porte sur une théodicée et une anthropologie partielles. N’embrassant pas intégralement les éléments du problème, la solution qu’elle en donne ne saurait être exacte, malgré les apparences de vérité logique et métaphysique qu’elle peut revêtir. Il est un fait qui frappe de prime abord et qu’elle laissa dans l’ombre. Le péché ne nuit pas seulement à celui qui le commet, il vicie plus ou moins ce qui l’entoure ; ses pernicieuses influences s’étendent au dehors et au loin ; essentiellement contagieux, il compromet l’ordre et le bien général ; son action malfaisante peut se faire sentir longtemps après que le coupable s’est amendé ; et, pour tout dire en un mot, il est toujours à quelque degré ce qu’il fut à sa première apparition : il a toujours son monde où il souille tout ce qu’il atteint. Il y a là un mal, il y a un danger, qui le font infiniment plus criminel qu’on ne se le figure du point de vue que nous avons à juger, et qui exigent une répression particulière. Il est responsable de tout ce qui vient de lui. La peine dite naturelle, si elle était seule, ne lui serait point adéquate, car elle ne l’atteint pas tout entier ; elle n’est suffisante ni comme châtiment ni comme frein.
La notion du péché est donc incomplète et par suite inexacte dans ces systèmes ; quelques-uns de ses caractères constitutifs y sont écartés ou voilés, Il en est de même de la notion de Dieu. Il ne faut pas considérer Dieu uniquement en rapport avec le coupable isolé ; il faut voir en lui le Juge du monde, le Législateur et le Régulateur suprême qui, pour assurer l’ordre universel, doit assurer le respect universel de la loi ; en d’autres termes, il faut distinguer sa justice spéciale ou essentielle et sa justice générale ou rétributive. En lui, sans doute, elles s’identifient, mais elles se différencient dans notre conception de sa Providence. Sa justice spéciale, qui n’est que sa sainteté, pourrait, ce semble, se contenter de l’amendement, et ne faire des douleurs du péché qu’un moyen de réforme et de réhabilitation. Mais ce que nous avons nommé sa justice générale ne le permet point. Ayant à garantir l’ordre et le bien de l’Univers sur lequel elle veille, et à arrêter ou à prévenir l’invasion du mal, les punitions qu’elle inflige prennent de là un caractère qui en étend la portée. Elles sont, non seulement des remèdes, mais des avertissements. Elles ont pour but et de retirer du mal et d’en détourner. Elles sont par cela même externes et positives, non moins qu’internes et naturelles. C’est là une nécessité dans la répression morale, la seule que comporte le gouvernement des êtres libres. Si la pénalité était purement pénitentiaire, elle ne remplirait qu’en partie ses fins ; elle doit être à la fois curative et préventive, sauvegardant l’ordre en frappant le désordre ; il faut qu’elle soit sensible au dedans et visible au dehors. Eh bien ! cette haute distinction de la pénalité et de la justice rétributive, les systèmes avec lesquels nous discutons ici semblent la perdre de vue ou craindre de la relever.
Cet incomplet de leur notion du péché et de la justice divine se découvre également dans leur notion de la loi ; et cela doit être, puisque la loi est l’expression de la justice et la révélation du péché. La peine que la loi prononce n’est pas uniquement morale, elle est aussi positive ; ce n’est pas seulement le remords, c’est le châtiment. De plus, la loi se pose comme éternelle et immuable ; et cette direction théologique l’abroge pour le croyant, qu’elle livre à son sens régénéré. Développée jusqu’au bout sur sa ligne propre, cette direction dérive toute sa morale de l’amour de l’homme envers Dieu, comme toute sa dogmatique de l’amour de Dieu envers l’homme : vérité partielle, unité factice qui ne simplifie le problème qu’en mutilant les faits, et qui la jette dans des voies qui ne peuvent être sans péril. Par là se manifeste encore la lacune fondamentale que nous voulions y signaler. Elle n’envisage que sous une de leurs faces et le péché et la justice et la loi. De l’incomplet de son point de vue ou de son principe, l’incomplet de ses déductions et, par conséquent, leur inexactitude : de là, en particulier, l’erreur qui lai fait écarter l’expiation en lui faisant perdre le sentiment de sa nécessité.
En prenant la question par un autre côté nous arrivons au même résultat. Si, au lieu de nous attacher aux idées abstraites de loi, de péché, de justice, nous consultons la conscience, l’histoire et la révélation, nous en recevrons un semblable enseignement.
La conscience dit-elle que l’amendement efface le péché en en tarissant la source ? Les suites naturelles de l’action ou de la disposition anormale sont-elles les seules dont elle menace ? Ne parle-t-elle pas d’une Némésis vengeresse, dont le coupable doit ressentir ou détourner les coups ? N’a-t-elle pas poussé quelquefois à chercher le châtiment comme une satisfaction nécessaire et une sorte d’allégement à la torture intérieure ? N’a-t-elle pas toujours dénoncé, ne dénonce-t-elle pas toujours les jugements d’En haut ? Et n’y a t-il pas dans ces sentiments immédiats quelque chose de plus qu’on ne veut y voir, quelque chose qui dépasse le principe auquel tout devrait se ramener ?
L’histoire, cette conscience de l’humanité, nous montre aussi partout la crainte d’une autre peine que celle qu’on laisserait subsister seule, et l’emploi de mille moyens pour l’éloigner ou la conjurer. La peine redoutée, — les faits le proclament de toutes parts, — est une peine infligée de dehors par les puissances invisibles ; et pour s’y soustraire on a recours à tous les genres de propitiation. Il y a là bien des superstitions, mais sous ces superstitions elles-mêmes il se découvre une de ces attestations de l’âme humaine, une de ces croyances natives, dont la science doit tenir compte.
La Révélation, à laquelle nous devons surtout regarder puisqu’elle est notre véritable lumière, la Révélation appose le sceau de la certitude à ces grandes données de la conscience et de l’histoire. Elle nous montre la peine positive du péché constamment unie à la peine naturelle, depuis le premier jugement qu’elle raconte jusqu’au dernier jugement qu’elle annonce. Adam n’est pas seulement livré au trouble spirituel qu’entraîne sa désobéissance en rompant sa communion avec Dieu ; il est chassé d’Eden, assujetti à la souffrance et à la mort, relégué sur une terre à laquelle il devra arracher ses fruits ; de plus, les fatales conséquences de sa chute s’étendent à travers les âges sur tout ce qui sort de lui. Et au jour des rétributions, les hommes verront s’ouvrir devant eux le Ciel et l’Enfer ; où il faut bien reconnaître deux mondes, et non pas seulement deux états intérieurs, si l’on veut en croire la Bible. Notez aussi ce qui est dit d’un bout à l’autre des Livres saints de la colère de Dieu, suspendue sur tout être coupable, et demandant, au nom de la loi, que la peine encourue soit infligée. Il y a là encore de l’anthropomorphisme, les attributs et les actes divins sont décrits sous des expressions humaines ; mais le symbole recouvre un fait et la figure une réalité. Le péché éloigne de Dieu ; il ferme les trésors de sa bienveillance et attire les jugements de sa justice. Si Dieu est le Seul Bon, il est aussi le Trois fois Saint. Sa bonté elle-même protégeant par-dessus tout la pureté morale, fondement de l’ordre et du bien, l’empêcherait de traiter les êtres tombés dans le mal, malgré leur amendement, comme les êtres restés fidèles, le péché une fois commis établissant entre eux une différence indélébile. La loi, expression de l’éternelle volonté de Dieu, répète dans la conscience comme dans l’Écriture : l’âme qui péchera, mourra. Pour que ses prescriptions conservent leur caractère d’inviolabilité et d’immutabilité dans l’exercice de la miséricorde, il faut que ses sanctions soient maintenues ; il faut qu’elles le soient par l’acte même qui y soustrait le pécheur repentant. Or, c’est à cette haute réclamation du sentiment religieux et moral, c’est à cette nécessité interne du gouvernement divin, que répond le sacrifice dans les anciens cultes et la rédemption dans le Christianisme. Mais elle n’y répond réellement que lorsqu’elle est expiatoire en même temps que rénovatrice. Sans prétendre sonder le mystère de la Croix, dont les raisons et les fins nous passent à mille égards, on peut dire pourtant qu’il a pour objet, ou pour un de ses objets, de sauvegarder la loi dans la grâce, le devoir dans le pardon, l’ordre moral de l’Univers dans la réhabilitation d’un monde déchu. De là le vice radical des tendances qui, faisant abstraction de cette face des choses, n’embrassant pas l’Évangile dans sa plénitude, réduisent l’œuvre de Christ à son élément de restauration spirituelle. Incomplètes dans leurs prémisses, ces théories, vers lesquelles tout incline maintenant, deviennent fausses dans leurs conclusions ; elles le deviennent d’autant plus qu’elles sont plus fidèles à leur principe et plus logiques dans leur déduction. La lacune de leur théodicée et de leur anthropologie produit l’erreur de leur sotériologie et atteint leur eschatologie elle-même.
En deux mots, devant la conscience religieuse et devant l’Écriture sainte, impartialement consultées l’une et l’autre, le salut exige deux choses : la régénération et la justification, double grâce sans laquelle le Ciel ne saurait s’ouvrir pour nous et que nous trouvons en Christ.
Dieu est amour ; il est notre Père céleste. C’est la grande révélation de l’Évangile ; mais il est aussi lumière. Le même apôtre le déclare. Il est charité et miséricorde ; mais il est aussi sainteté et justice. Si ses compassions sont par-dessus toutes ses œuvres, il est aussi un feu consumant ; il l’est sous l’Évangile comme sous la loi (Hébreux 12.29). Dualisme irréductible que grandit la rédemption, et contre lequel s’épuise vainement la spéculation théologique. On n’arrive à l’unité qu’aux dépens de la vérité, qu’en sacrifiant dans un sens ou dans l’autre le fait au système. Et dans les deux sens le péril naît de l’excès. Du défaut de la base, l’écart de la construction. Si, avec d’anciennes théories qui comptent encore de nombreux adhérents, vous prenez pour principe dogmatique et par suite pour facteur la sainteté ou la justice divinea, l’expiation biblique se détache peu à peu de tout le reste et s’élève par dessus ; elle domine tout, parce qu’elle fonde tout. Mais vous courez risque d’en faire cette satisfaction juridique et anthropopathique qui, modelant les choses du Ciel sur celles de la Terre, poussant au delà du vrai certaines images, cherche dans la Passion du Sauveur l’équivalent des peines que méritaient les péchés du monde ; vous allez aboutir à une doctrine dont le règne a été long, mais devant laquelle ont reculé à la fin la raison et la foi, la conscience naturelle et la conscience chrétienne, parce qu’elle semble trop souvent laisser vide la place de l’amour éternel, source première du don de Dieu en Jésus-Christ ; outre qu’il peut en sortir et qu’il en est souvent sorti des tendances antinomiennes (ultracalvinisme).
a – Mot d’Edwards : « La sainteté est la divinité de la Divinité. »
Si vous prenez pour principe suprême et, en définitive, pour principe unique l’amour divin, avec la plupart des théories actuelles, Dieu n’ayant rien à défendre pour lui même et ne réclamant que le retour des êtres égarés, la restauration morale de l’homme vous apparaît comme la seule chose nécessaire ; la justification et la régénération se confondent ; la rédemption n’est que la création nouvelle qu’opèrent l’Évangile et l’Esprit de Christ ; l’expiation s’en va, on ne reste que nominalement là où l’on veut conserver l’expression scripturaire ; et l’on tombe aussi dans une sorte d’antinomianisme mystique (abrogation de la loi pour le croyant).
Dans les deux cas, la vérité qui est la vie s’altère par voie d’addition ou par voie de retranchement ; le mystère de piété perd une partie de son contenu ou reçoit des éléments étrangers. La rédemption ne p’offre plus avec l’ensemble de ses caractères évangéliques, ni par conséquent sous son aspect réel ; et l’ordre du salut peut se trouver gravement compromis.
Encore une fois, sur les grands faits de révélation, — et c’est ici le fait central et vital, — apprenons à croire simplement, fermement, pleinement, afin que notre Évangile soit véritablement l’Évangile de Dieu ; car l’Évangile de Dieu est seul la puissance de Dieu en salut aux croyants.