Notes sur les Paraboles de notre Seigneur

XIV.
Les talents

Matthieu 25.14-30

Les vierges attendaient leur Seigneur ; ici, ce sont des serviteurs qui travaillent pour Lui. Il ne s’agit plus uniquement de la vie intérieure du fidèle, mais de son activité extérieure ; il est mis en garde contre l’indolence à laquelle il pourrait être tenté de céder. La parabole des Vierges précède à bon droit celle des Talents, car il est impossible d’agir pour le royaume si l’on n’entretient pas dans son cœur la vie de Dieu. On peut dire aussi que les vierges représentent l’élément contemplatif dans l’Église, et les serviteurs l’élément actif. Il est vrai que la contemplation et l’action doivent distinguer chaque membre de l’Église, mais l’un de ces éléments peut prédominer chez tel ou tel. Chacun doit s’efforcer d’atteindre l’équilibre sous ce rapport, selon les dons qu’il a reçus et les besoins divers qui existent autour de lui.

Notre parabole se retrouve dans Marc 13.34-36, mais avec des variantes et des réminiscences de la parabole des vierges (v. 36), en sorte que les deux paraboles y sont réunies, tandis que saint Matthieu les distingue avec soin. La parabole des Mines (Luc 19.12) a plus d’un rapport avec la nôtre, mais avec des différences toutefois. Elle fut prononcée par Jésus tandis qu’il approchait de Jérusalem ; celle des Talents le fut sur la montagne des Oliviers. La première s’adressait à la multitude et aux disciples ; l’autre, aux seuls disciples qui devaient continuer l’œuvre de Christ. Le but de la parabole des Mines est double. La multitude, ainsi que plusieurs des disciples, pensait que le Seigneur allait entrer dans son règne (Jean 6.15 ; Actes 1.6). Il voulut alors leur faire comprendre que l’établissement de son royaume n’aurait lieu que plus tard ; qu’il devait Lui-même disparaître pour un temps, et que l’opposition du monde contre son royaume ne cesserait qu’au moment de son retour. En attendant (et ici les deux paraboles se rencontrent), ceux qui le servent ne doivent pas attendre son retour dans l’indolence, mais travailler à son règne, chacun selon ses talents, dans la certitude d’une récompense. Le but de cette parabole est donc double. Elle est adressée, en partie, à la multitude frivole, qui suivait Jésus dans l’espoir qu’il consentirait à se laisser proclamer roi, et qui, plus tard, le repousserait, parce que son espoir aurait été déçu. Jésus les avertit de ne pas se scandaliser lors même que la manifestation du Roi et du royaume n’aurait pas encore lieu. Quant aux disciples, ils devront être fidèles à leur Maître absent, s’ils veulent avoir part à la récompense.

« Le royaume des cieux est semblable à un homme qui, s’expatriant, appela ses serviteurs et leur remit ses biens ». Il faut se rappeler ici les rapports entre maîtres et esclaves dans l’antiquité ; les esclaves étaient souvent des artisans, comme les serfs en Russie et les noirs en Amérique ; chaque année ils payaient un certain tribut à leur maître, ou bien celui-ci leur confiait de l’argent à faire valoir pour son compte. Ils pouvaient placer cet argent dans le commerce, et donner au maître une part des bénéfices. « L’homme qui s’expatrie » est le Seigneur Jésus Lui-même ; Il devait retourner auprès du Père qui l’avait envoyé, et confier à ses serviteurs, pendant son absence, plusieurs dons excellents. Ils furent abondamment répandus le jour de la Pentecôte (Jean 16.7-10 ; Éphésiens 4.8-12). Pendant son séjour sur la terre, le Seigneur les avait déjà enrichis (Jean 15.3) ; dès lors, chaque génération de serviteurs à reçu de nouveaux dons (1 Corinthiens 12.4-11). Aussi, notre parabole est pour tous les temps et pour tous les chrétiens. En ce qui concerne les apôtres, les « biens » sont les dons spirituels qui leur étaient nécessaires ; mais tous les fidèles sont appelés à s’édifier mutuellement, et reçoivent dans ce but certains dons qu’ils doivent faire valoir et dont ils devront rendre compte. Ces « biens » désignent non seulement les dons spirituels, mais aussi la richesse, la réputation, les facultés diverses, la science, qui doivent être employées pour l’édification, consacrées au service de Dieu. Ce sont autant de talents à faire valoir. Mais ces dons sont répartis d’une manière inégale : « A l’un il donna cinq talents, à un autre deux, et à un autre, una. » Les talents ne furent pas accordés à chacun, comme le pense Théophylacte, « selon la mesure de sa foi et de sa pureté, » car la foi qui purifie est elle-même l’un des meilleurs dons ; mais il donna « à chacun selon sa capacité » ; la grâce ne détruit pas la nature, les traits spéciaux du caractère de chacun, en sorte qu’il n’y ait plus aucune différence entre les individus (1 Corinthiens 12.4-31 ; Éphésiens 4.16). Les dons naturels sont comme le vase qui ne peut contenir que dans une certaine limite, selon qu’il est plus grand ou plus petit (Romains 12.6), mais qui peut toujours être rempli. C’est pourquoi celui qui ne reçoit que deux talents possède tout ce qu’il est capable de recevoir et tout ce qui lui est nécessaire pour répondre à sa destination ; car « il y a diversité de dons, mais le même Esprit » ; et de même que le corps n’est pas tout œil, ni tout oreille, de même que, dans l’armée, tous ne sont pas chefs, ainsi, dans l’Église, tous ne sont pas appelés à diriger. Nous ne devons pas oublier toutefois que si la capacité naturelle est le vaisseau qui reçoit le vin de l’Esprit, l’infidélité de tel ou tel peut rétrécir ce vaisseau, comme la fidélité peut l’élargir.

a – Cajetan : « Dieu a bien établi toutes choses dans son Église ; il n’impose à personne un fardeau au-dessus de ses forces, et il ne refuse à personne le don qui lui convient. »

Après avoir remis les talents à ses serviteurs, et les avoir distribués à chacun selon sa capacité, le maître « s’expatria aussitôt ». Sur la terre, la distribution des dons précède nécessairement le départ du maître ; il n’en est pas ainsi dans le monde spirituel : l’Ascension, ou le départ, précède la Pentecôte, le jour par excellence de la distribution des dons, mais ces deux moments sont très rapprochés.

Nous savons ce que firent les serviteurs des talents qui leur étaient remis. « Celui qui avait reçu les cinq talents, s’en étant allé, les fit voir et gagna cinq autres talents ; et pareillement celui qui avait reçu les deux, en gagna lui aussi deux autres ». Il y a cette différence entre notre parabole et celle de Luc, qu’ici les serviteurs fidèles multiplient leurs sommes inégales dans les mêmes proportions tandis que, dans la parabole de Luc, ils les multiplient dans des proportions différentes ; tous avaient reçu une mine, mais l’un gagna dix et un autre cinq (Luc 19.16, 18). Notre parabole nous enseigne donc qu’il nous sera demandé selon ce que nous aurons reçu ; l’autre, que le gain spirituel de chacun dépendra du degré de sa fidélité, de son zèle, de son travail. « Mais celui qui en avait reçu un seul, s’en étant allé, creusa dans la terre, et cacha l’argent de son Seigneur. » C’est une image frappante de l’infidélité.

« Or, longtemps après, le seigneur de ces serviteurs vient et règle compte avec eux ». Ces mots « longtemps après » nous indiquent que le retour de Christ n’aura pas lieu de sitôt. Lorsqu’il viendra, il fera rendre compte à chacun. « Et celui qui avait reçu les cinq talents s’étant approché, présenta cinq autres talents, en disant : Seigneur, tu m’as livré cinq talents ; voici, j’ai gagné cinq autres talents de plus ». L’assurance joyeuse de ces deux fidèles serviteurs nous montre ce que sera la « hardiesse au jour du jugement ». Ils avaient quelque chose à présenter, comme saint Paul (1 Thessaloniciens 2.19 ; 2 Corinthiens 1.14 ; Philippiens 4.1). Le serviteur fidèle dit ici : « Voici, j’ai gagné » ; dans saint Luc : « Ta mine a produit » ; saint Paul disait : « Non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui était avec moi ». Chacun de ces serviteurs obtient la même louange : « Bien ! entre dans la joie de ton Seigneur ». Nous avons ici l’image d’un festin que donne le maître pour célébrer son retour ; chacun des serviteurs fidèles y est invité. Dans certains cas, l’invitation du maître était une preuve qu’il libérait son esclave (Jean 15.15 ; Luc 12.37 ; Apocalypse 3.20).

« Mais celui qui avait reçu un seul talent s’étant aussi approché, dit : Seigneur, je te connaissais pour être un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé et qui recueilles où tu n’as pas répandu ; et, ayant craint, je m’en suis allé et j’ai caché ton talent dans la terre voici, tu as ce qui est à toi. » Il se présente le dernier parce que son cœur lui fait pressentir ce qui arrivera. Il est vrai qu’il n’avait pas dissipé les biens de son maître, comme l’économe infidèle (Luc 16.1), ni sa fortune en vivant dans la dissolution, comme l’enfant prodigue (Luc 15.13) ; on ne saurait confondre son péché avec le leur. Il s’agit ici de ceux qui enfouissent leur talent ; ils peuvent facilement se faire illusion, car la tentation est grande d’échapper aux efforts qu’exige la mise en œuvre de ce talent. Il faut remarquer que c’est précisément celui qui n’avait reçu qu’un talent qui est l’infidèle ici. Il ne pouvait s’excuser en disant : « Ce qui m’a été confié est si peu de chose qu’il importe peu de savoir quel usage j’en ferai. » Christ nous enseigne que ce qui importe ce n’est pas le plus ou le moins de dons qui nous ont été remis, mais la fidélité avec laquelle nous les aurons fait valoir.

« Seigneur, je te connaissais pour être un homme dur ; » c’est le motif qu’il donne de son infidélité. Il n’a pas cru à l’amour de son seigneur, qui était disposé à accueillir tout ce qui serait sincèrement accompli dans le désir de lui plaire. Il y avait chez lui une ignorance volontaire et coupable du vrai caractère de son maître. Connaître le vrai caractère de Dieu, c’est se confier en Lui, et cette connaissance empêchera toujours le fidèle d’être lâche dans son service. Le serviteur infidèle de la parabole ne craint pas d’attribuer à son seigneur le caractère d’un despote dur et déraisonnable, qui aime à moissonner où il n’a pas semé. Il montre par là qu’il ne se rend aucun compte de la nature du service qui lui est demandé. Il le considère d’une manière purement extérieure, comme si Dieu donnait une tâche sans donner aussi la capacité, sans répandre aucune joie ni aucune consolation dans les cœurs de ceux qui l’accomplissent. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, qu’il ait pu dire : « ayant craint, je m’en suis allé et j’ai caché ton talent dans la terreb », pour excuser sa lâcheté. Il craignit de faire valoir ce talent parce qu’il ne voulait pas courir le risque de le perdre, en s’efforçant d’en gagner d’autres, et d’irriter ainsi son maître, comme ceux qui s’excusent de ne pas gagner des âmes à Christ par la crainte de perdre leurs propres âmes. « Voici, tu as ce qui est à toi. » Il est probable qu’il rendit le talent à son seigneur, mais alors comment expliquer qu’on puisse rendre à Dieu, dans leur intégrité, les dons qu’on a enfouis, car ne pas les faire valoir est une manière de les dissiper ? En réalité, cela ne peut se faire, mais les hommes le croient ; tout ce que Dieu demande, pensent-ils, est de s’abstenir de ce qu’il défend.

b – Hilaire voit dans ces mots « ayant craint » le langage de ceux qui préfèrent demeurer sous la loi, dans un esprit de servitude, plutôt que de connaître la liberté du service chrétien.

Le seigneur de la parabole se place sur le même terrain que son serviteur pour lui répondre, et l’oblige à se condamner lui-même (Job 15.6 ; 2 Samuel 1.16 : « Serviteur méchant et paresseux ! tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je recueille où je n’ai pas répandu : il te fallait donc mettre mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurais retiré ce qui est à moi avec l’intérêt. » Admettons que je sois, comme tu le dis, sévère, impitoyable, tu aurais dû me satisfaire selon la justice et me donner au moins un petit intérêt de mon argent. Il est difficile de donner un sens spirituel à l’acte de mettre l’argent chez les banquiers. Olshausen dit : « Les natures timides qui ne sont pas aptes à un travail indépendant dans le royaume de Dieu sont averties ici de s’attacher à d’autres caractères plus forts, sous la direction desquels elles puissent faire valoir leurs dons pour le service de l’Église. » Mais sans presser autant les termes, nous pouvons dire qu’ils signifient, d’une manière générale : « Si tu ne voulais pas agir pour moi dans les grandes choses, tu aurais pu cependant te montrer fidèle dans des sentiers plus cachés, moins dangereux, et tu m’aurais ainsi épargné une perte.c »

c – Godet : « le chrétien à qui manque la douce expérience de la grâce, devait être le plus anxieux des travailleurs. »

La sentence de ce serviteur infidèle est alors prononcée. Le talent lui est ôté ; il est jeté « dans les ténèbres de dehors. » « Otez-lui donc le talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. » Ce dépouillement est la conséquence de sa négligence : « A celui qui n’a pas, cela même qu’il a lui sera ôté. » Les dons de Dieu sont multipliés par l’exercice ; « il sera donné à celui qui a, et il aura encore davantage. » L’un obtient le talent négligé par l’autre, il reçoit la couronne que l’autre abandonne (Apocalypse 3.11). Nous voyons souvent que par un décret de Dieu, un autre prend la place de celui qui a négligé ou mésusé des occasions qui lui avaient été données (Genèse 25.34 ; 27.36 ; 1 Samuel 16.1, 13 ; 1 Rois 2.35 ; Ésaïe 22.15-25 ; Actes 1.25-26 ; Romains 11.11). Le talent ne sera pas ôté seulement au jour du jugement, mais, dès à présent, il disparaît par degrés. Nous sommes avertis, en conséquence, de retenir ce que nous avons, « d’affermir le reste qui s’en va mourir. » Il est toujours possible de raviver la flamme, tant qu’il reste une étincelle. Le serviteur paresseux est non seulement privé de son talent, mais encore « jeté dans les ténèbres. » (Matthieu 13.42 ; 22.13).

On peut comparer les motifs de l’exclusion de ce serviteur et ceux de l’exclusion des vierges folles. Elles furent trop présomptueuses ; le serviteur ne le fut pas assez. Il y a donc ici deux écueils pour la foi, que nous sommes avertis d’éviter. Les vierges regardaient le service du Seigneur comme trop facile, le serviteur comme trop difficile. Elles l’envisageaient simplement comme la joie d’un festin, et lui comme une œuvre insupportable pour un maître dur. Les vierges représentent une catégorie de personnes qui ont besoin d’être averties que « la porte est étroite, et le chemin est étroit, qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouvent » (Matthieu 7.14) ; « Travaillez à votre propre salut avec crainte et tremblement (Philippiens 2.12) ; « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même » (Matthieu 16.24). Le serviteur représente ceux qui ont besoin de la parole de l’épître aux Hébreux, Hébreux 12.18, 22, 24.

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