« A Dieu la gloire dans l’éternité ! Amen. »
(Romains 11.36)
Il naquit à Noyon, en Picardie, le 10 juillet 1509. Son grand-père, tonnelier marinier sur l’Oise, ignorait que sa paisible barque heurterait dans l’avenir celle de saint Pierre. Son père appartenait au personnel de l’évêché ; fonctions qui lui permirent d’assurer quelques avantages au petit Jean. On ne se borna pas à lui faire contempler un « lopin » du crâne de Jean-Baptiste, et une dent de Notre Seigneur ; dès l’âge de douze ans, il reçut un « bénéfice » ecclésiastique ; source appréciable de revenus, comme peut l’être, aujourd’hui, le droit de péage sur un pont, ou la gérance d’un bureau de tabac.
Destiné à faire sa carrière dans l’Eglise, il fut envoyé à Paris, deux ans plus tard, en août 1523. Il logea chez son oncle, un serrurier, place Saint-Germain-l’Auxerrois, près de l’église dont les cloches devaient donner le signal du massacre de la Saint-Barthélemy. Si le jeune garçon arriva au début du mois, il entendit probablement la rumeur du cortège qui passa dans le voisinage, dès le 5 août, en route vers le marché aux pourceaux ; on y entraînait un homonyme, Jean Vallière, pour le brûler vif. Son crime ? Il avait mal parlé de la Vierge et des saints.
Calvin avait alors l’âge fixé par nos Eglises Réformées, en France, pour la « Confirmation », ou la « Réception » publique des catéchumènes. Il n’était plus un enfant ; il savait réfléchir sur les spectacles de la rue, ou les conversations entendues. La même année, précisément, l’un des réformateurs de Meaux, Lefebvre d’Etaples, publia le Nouveau Testament en français, pour la grande joie et l’édification des pauvres âmes, sevrées de l’Evangile par l’Eglise. Deux ans plus tard, la Cour de justice, qu’on nommait le Parlement, condamna au feu la traduction ; ainsi l’hérésie était traquée, au nom du roi, par un tribunal de l’Etat, aussi bien que par les évêques au nom du pape. D’ailleurs, les « juges » du Parlement étaient en majeure partie, des ecclésiastiques.
Brûler le Nouveau Testament ! La pieuse version (établie sur le texte latin officiel de l’Eglise romaine) était déjà précieuse aux chrétiens, qui l’employaient pour leurs dévotions personnelles. Les « romains » les traitaient de « bibliens ». Parmi ceux-ci, on remarquait un médecin du roi ; son fils, Nicolas Cop, étant l’ami du jeune Calvin, celui-ci dut percevoir, par son camarade, l’écho des discussions soulevées dans les familles par l’édit du Parlement. Et puis, au coin des rues, retentissait parfois la trompe du héraut public, chargé de crier à pleine voix l’interdiction de vendre ou d’acheter des libelles dangereux pour l’Etat et pour l’Eglise.
On put croire que le Nouveau Testament échapperait à pareille condamnation. Dans l’année qui suivit l’arrivée de Calvin à Paris, le traducteur écrivait : « Bon Dieu ! de quelle joie tressaille mon cœur, quand je vois la pure connaissance du Christ répandue dé]à dans une grande partie de l’Europe, et que j’espère voir la même bénédiction accordée à notre chère France. Depuis la publication du Nouveau Testament en langue vulgaire, de quelle ardeur est enflammée l’âme des simples pour saisir et goûter la divine parole ! Maintenant, par tout le diocèse de Meaux, l’évangile est lu au peuple, le dimanche. »
Quel branle-bas des esprits ! Calvin observait, réfléchissait. Il causait avec un de ses cousins, Pierre Olivétan, futur traducteur de la Bible d’après les originaux hébreu et grecs ; et ces entretiens, déclare un historien de l’époque, orientèrent Jean vers la vraie religion.
Mais son premier souci, comme son premier devoir, était de s’instruire. Il étudia cinq ans, à Paris, affamé de savoir, et conserva la plus vive gratitude à son maître Cordier, un ancien prêtre, pédagogue remarquable. Initié à la dialectique, il fut mis en possession d’un solide outil de raisonnement, bien qu’on discutât souvent des questions de ce genre : « Un paysan mène au marché un porc ; celui-ci est-il tenu par l’homme ou par la corde ? »
A l’âge de dix-neuf ans, au moment où il devait commencer la théologie, son père l’envoya étudier le droit à Orléans, car il entrevoyait, de ce côté, une carrière plus lucrative pour son fils. Lorsque celui-ci obtempéra aux désirs paternels, il ne se doutait guère qu’en renonçant à entrer dans les cadres ecclésiastiques, il se préparait à devenir un laïque singulier : dogmaticien, prédicateur, pasteur, distributeur de la sainte Cène, chef d’église, et fondateur d’une chrétienté !
A Orléans, il ruina une santé délicate par son application excessive au travail cérébral. Mangeant peu, le soir, pour avoir l’esprit plus libre, il restait penché sur les livres jusqu’à minuit ; dès son réveil, il « ruminait au lit », repassant les acquisitions de la veille, et fortifiant ainsi une mémoire déjà exercée. Par une telle maîtrise de l’intelligence et du caractère, il ne tarda pas à faire centre parmi ses camarades. On prétend que ses condisciples, à Paris, l’avaient surnommé l’accusatif, tant certains traits de son caractère étaient marqués ; il était « censeur sévère de tous les vices », écrit un de ses amis.
D’autre part, un moderne historien, parlant de sa popularité à Orléans, note « les sympathies qu’il inspira, dès ce moment, à son entourage », et « une fidélité qui lui gagnait tout le monde ».
A Orléans, puis à Bourges, il eut pour professeur de grec un homme qui le mit à même de comprendre à fond le texte original du Nouveau Testament. Après la mort de son père, il s’orienta vers les études classiques, et approfondit sa connaissance de l’hébreu ; il voulait, par là, « se consacrer tout à fait à Dieu » ; en d’autres termes, servir, avec les « humanistes » chrétiens, la cause d’une Eglise catholique réformée.
En septembre 1533, il logeait, à Paris, chez un marchand, zélé pour la vérité, qui distribuait des évangiles ; on tenait des réunions religieuses dans sa maison ; le jeune docteur en droit y assistait, il y prenait même la parole. A la Toussaint, l’ami Nicolas Cop, devenu recteur de l’Université, prononça un discours qui fit scandale ; il y affirmait le salut par grâce. Quoi de plus « luthérien » ! Inquiété par le Parlement, l’audacieux chercha un asile à Bâle. Quant à Calvin, soupçonné d’avoir collaboré au manifeste, il dut s’enfuir par la fenêtre, au moyen des draps de son lit (1). Il ne courut pas loin ; il trouva une retraite à Chaillot, dans la banlieue ; tel fut son château de la Wartbourg.
(1) Au n° 21 de la rue Valette on peut voir la « tour Calvin », d’où le réformateur aurait gagné le large. Elle appartenait au collège Fortet, alors habité par Calvin. De l’autre côté de la rue, sur l’emplacement de l’actuelle bibliothèque Sainte-Geneviève s’élevait le collège Montaigu, célèbre par sa discipline, sa crasse, et la rigueur d’un ascétisme funeste à la santé des écoliers. Calvin en savait quelque chose. Erasme y contracta un mal d’estomac inguérissable.
Rentré prudemment à Paris, où les trappeurs du pape furetaient dans les maisons et traquaient l’hérétique, il reconnut que sa personnalité s’affirmait de manière à le trahir. Il avait beau se cacher : « tant s’en faut que je vinsse à bout de mon désir, qu’au contraire toutes retraites et lieux à l’écart m’étaient comme écoles publiques ! » Autour de lui, les novateurs formaient cercle. Il se retira donc à Angoulême, chez un chanoine favorable aux idées évangéliques ; en échange de son hospitalité, Calvin lui rédigeait des sermons que le curé prêchait dans l’église. De là, il se rendit à Nérac, ou Lefebvre, le traducteur du Nouveau Testament « brûlé », achevait ses jours, sous la protection de Marguerite, sœur de François Ier. Vous imaginez quels furent les entretiens du vieillard et du jeune homme de vingt-cinq ans. Ils pouvaient déclarer, au sujet de leur époque : « Sache la postérité qu’il se fallait autant cacher pour lire en une Bible traduite en langue vulgaire, comme on se cache pour faire de la fausse monnaie (2) »
(2) Le mot est d’Henri Estienne, le fameux imprimeur.
Pas à pas, lentement, Calvin marche vers la rupture avec Rome ; et comme à regret. Est-ce le martyre qu’il redoute ? On ne lui ferait point grief d’avoir hésité à voler vers la torture. Craint-il pour sa bourse ? Le 4 mai 1534, il renonce aux revenus que lui assuraient des bénéfices ecclésiastiques. Mais il aspire aux travaux de l’esprit et à de studieux loisirs ; il a une santé précaire à ménager, une vocation intellectuelle à satisfaire. Or, tout cela est conciliable avec l’idéal préconisé par de chers et pieux amis : demeurer dans l’Eglise romaine, et la réformer du dedans. Erudit, philosophe, juriste écrivain, il préfère l’évolution à la révolution. Sa timidité naturelle, et une sensibilité nerveuse, parfois maladive, lui interdisent, d’ailleurs, de jouer au tribun, au chef, à l’entraîneur ; « rat de bibliothèque », il n’a pas les qualités de l’homme d’action. Au surplus, il aime l’Eglise traditionnelle ; elle reste sa Mère ; comment la frapper ?
Cependant, le Saint-Esprit, dans son for intérieur, parle toujours plus net ; si bien qu’il s’accuse de ses atermoiements. En septembre 1534. il recommande par lettre un frère, qui ne peut se soumettre à la « servitude » que nous supportons encore. Tant d’hésitations sont bien connues de ses intimes. Quatre ans plus tard, quand il eut fait le pas décisif, il écrivit à son ami d’Angoulême, le chanoine, pour lui reprocher sa pusillanimité. Sur quoi, l’autre riposta que le courage de l’évangéliste Calvin ne s’était manifesté qu’une fois la frontière passée ; avant d’avoir gagné la Suisse, quelle sourdine il mettait à sa propagande ! C’est dans la pénombre d’une grotte, aux environs de Poitiers, qu’il aurait présidé un culte avec Sainte Cène.
L’ironie du chanoine était déplacée ; elle rappelle ce dicton : « Qui s’excuse, s’accuse ! » Mais il reste vrai que Jean Calvin, fidèle enfant de l’Eglise romaine, s’émancipa lentement de son emprise, et malgré soi. « Même après avoir acquis un léger goût de la saine doctrine », je refusai longtemps, dit-il, de lire les ouvrages de Luther et Zwingle, me figurant qu’ils réduisaient les sacrements à « de purs et vides symboles ». Décrivant son état d’âme, devant l’évangile des Réformateurs, il se dépeint « offensé de cette nouveauté ». Contre les novateurs, « j’ai vaillamment résisté. Il m’en coûtait de confesser que, toute ma vie, j’eusse été nourri en erreur et ignorance. » Homme d’ordre et d’autorité, il ne voulait pas manquer au respect : « Une chose il y avait qui me gardait de croire ces gens-là : c’était la Révérence de l’Eglise. » Cependant, il a fini par admettre que le plus bel hommage à lui rendre, c’est de lui restituer sa noblesse première. « Après que j’eus consenti à être enseigné, je connus bien que la majesté de l’Eglise » n’en serait pas diminuée. Car « ils montraient qu’il y avait grande différence entre abandonner l’Eglise, et corriger les vices dont elle est contaminée. »
Bref, au cours de l’année 1534, très probablement, la crise décisive éclata, celle que Jean Calvin désigne ainsi : « Conversion soudaine ». Elle fut soudaine, en ce sens qu’elle mit fin brusquement, et d’une manière décisive, à de pénibles incertitudes. Et, comme pour Luther, c’est l’expérience religieuse qui déclencha le mouvement sauveur. Calvin attribua ce miracle à une cause toute surnaturelle, à une directe intervention du Dieu omnipotent. « Chaque fois que je descendais en moi, ou que j’élevais le cœur à toi, une si extrême horreur me surprenait, qu’il n’était ni purifications, ni satisfactions, qui m’en pussent guérir. Et plus je me considérais de près, plus ma conscience était pressée d’aigres aiguillons, tellement qu’il ne me demeurait autre consolation ni réconfort, sinon de me tromper moi-même en m’oubliant… Seigneur ! je me confesse digne d’être entièrement anéanti ; mais, puisque je n’ai pas la force de porter telle sévérité, ne me traite pas selon mes démérites, mais plutôt pardonne-moi mes péchés par lesquels j’ai provoqué ta colère contre moi. »
Tels étaient les sentiments qui animaient Calvin, quand la funeste affaire des Placards, à Paris, jeta François Ier dans une fureur infernale ; il vit rouge, et mit la Réforme à feu et à sang. Dramatiques incohérences de l’histoire ! En octobre 1517, le placard contre les indulgences ouvre l’Allemagne au protestantisme. En octobre 1534, les placards contre la messe ferment la France au protestantisme…
Les amis de Calvin, devant ce delirium tremens de la persécution en France, déclarèrent que, désormais, pour servir efficacement la Réforme, il fallait fuir ce terrain volcanique. C’est de Strasbourg et de Bâle, de Genève et de Neuchâtel, qu’on agirait sur l’infortuné royaume. En restant sur place, ou bien Calvin mentirait à ses convictions pour échapper au bûcher ; ou bien, brûlé vif sur la place publique, il accorderait aux suppôts de l’Antéchrist la volupté satanique d’anéantir, avec son corps, le merveilleux et grandiose message qu’il portait déjà en lui. Où donc s’affirmerait le plus utilement sa mission de réformateur ? Sur les fagots soufrés de la place Maubert, ou sur la colonne de la Liberté ?
Calvin s’exila. Il gagna Bâle. Etait-ce pusillanimité ? Lui reprocherons-nous d’être mort dans son lit, en Suisse, après avoir exhorté tant de martyrs à endurer le dernier supplice en France ? Alors, blâmons le contremaître de diriger la manœuvre à coups de sifflet, le capitaine de rester sur la passerelle du navire, le chef de commander. D’ailleurs, Calvin garda bonne conscience en ce domaine. Autrement, aurait-il osé, quelques mois plus tard, d’écrire son propre idéal avec tant d’audacieuse candeur ? Il écrivit dans l’introduction à la version française de la Bible, par Olivétan : « Quelle chose donc sera-ce qui nous pourra détourner et aliéner de ce saint Evangile ? Seront-ce injures, malédictions, opprobre, privation des honneurs mondains ? Mais nous savons bien que Jésus-Christ a passé par ce chemin que nous devons suivre, si nous voulons être ses disciples... Seront-ce bannissements, proscriptions, privations des biens et richesses ? Mais nous savons bien que, quand nous serons bannis d’un pays, la terre est au Seigneur ; et quand nous serons jetés hors de toute la terre, nous ne serons pas toutefois hors de son règne. »
Les amis du fugitif ne s’étaient point trompés ; sa retraite studieuse réalisa l’antique prophétie : « Le désert s’épanouira comme le narcisse. » Dès le printemps de 1535, Il publiait sa Préface à la traduction du Nouveau Testament, par Olivétan. L’été venu, il data du 23 août la fière épître à François Ier, que le roi, peut-être, ne lut jamais. Cette lettre était l’introduction à l’ouvrage capital du réformateur : l’Institution de la religion chrétienne. Un de ses amis, de la Forge, venait d’être brûlé pour cause d’hérésie ; Calvin défendit l’honneur des martyrs, ces catholiques « bibliens », que d’autres catholiques, au nom de Rome, calomniaient atrocement avant de les torturer jusqu’à la mort. Il écrivit au monarque : « Je voulais principalement, par ce mien labeur, servir à nos Français, desquels j’en voyais beaucoup avoir faim et soif de Jésus-Christ, et bien peu qui en eussent reçu droite connaissance. »
L’Institution est un catéchisme pour adultes, une exposition de la doctrine évangélique, un résumé des principes et du programme de l’Eglise catholique réformée. L’ouvrage eut, du vivant de Calvin dix éditions latines et quatorze éditions françaises. A l’époque de Henri IV, un catholique romain écrivait avec ironie, au sujet de l’Institution : « On la considère comme un trésor tombé du ciel. Depuis le conseiller de la Cour suprême, jusqu’aux cochers et aux bateliers, tous relisent, jour et nuit, cette Institution « dorée (3). » Quels sont les traits du christianisme biblique, tel qu’il apparaissait à Calvin ?
(3) Cité par J. Pannier : L’Eglise-réformée de Paris sous Henri IV, p. 175.
C’est une religion essentiellement religieuse. Elle n’est pas fondée sur le rite, les sacrements, le clergé, mais sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit, scellant directement dans notre âme, sans intermédiaire ecclésiastique, la vérité divine révélée par Jésus-Christ. D’après Calvin, nous n’avons pas besoin qu’on vienne, du dehors, nous démontrer que la Bible est la Parole de Dieu ; nous savons le découvrir tout seuls, comme nous savons distinguer le blanc et le noir, le miel et le vinaigre. « L’âme fidèle reconnaît indubitablement et, pour ainsi dire, touche à la main la présence de Dieu, là où elle se sent vivifiée, illuminée, sauvée, fortifiée et sanctifiée. »
Une telle doctrine, loin d’enfermer l’homme en lui-même, dans une raison bornée ou un sentiment instable, l’enracine dans l’Eternel ; il est affranchi de toutes les autorités (soit dans l’Etat, soit dans l’Eglise), qui usurpent le pouvoir de Dieu. Le voilà libre, humblement, invinciblement, par la soumission au Tout-Puissant. Soli Deo Gloria ! « A Dieu seul gloire »… Laus Deo ! « Louange à Dieu ».
Ce contact immédiat, réel, mystique, entre l’Esprit saint et notre esprit, est affirmé et affermi, d’après Calvin, par le sacrement de la communion. Celle-ci ne nous offre point le miracle matériel d’une hostie déifiée ; d’autre part, la sainte Cène est plus qu’une image ou un mémorial. Le symbolisme de la manducation physique certifie que la foi est une assimilation spirituelle ; par la foi, nous sommes nourris de la sève du Cep ; on peut dire, aussi, que Jésus-Christ est la « tête » ou le « chef » dont le sang alimente le corps de l’Eglise. Ici-bas, sur la Table sacrée, tout demeure matériel ; mais la foi introduit le croyant dans le monde invisible, dans l’univers des réalités immortelles. Et si Jésus-Christ, le Glorifié, ne descend pas corporellement sur la terre dans le sacrement de la sainte Cène, celle-ci, d’autre part, élève le fidèle, spirituellement, dans l’au-delà, où il s’unit au Sauveur. Le mystère de la Communion reste donc celui de la Présence réelle ; seulement, celle-ci n’est plus exprimée en termes de matière : « La chair ne sert de rien ; les paroles que je vous dis sont esprit et vie. » Ainsi s’exprimait la Parole incarnée, d’après l’évangile de Jean. Et Calvin est l’écho de cette révélation : « La foi reçoit Christ et l’embrasse, afin qu’il soit fait nôtre et qu’il habite en nous. Elle fait que nous sommes incorporés avec lui, que nous ayons une vie commune avec lui ; bref, que nous soyons un avec lui. »
Nous voilà en plein mystère de l’Eglise, en plein mystère chrétien, dans le sanctuaire le plus intime de l’expérience religieuse, dans le Saint des saints.
Tel est le calvinisme authentique, pris à la source. Malheureusement, la doctrine de Calvin renferme des éléments moins purs et moins rafraîchissants.
Les anciens catholiques « romains », devenus catholiques « évangéliques », avaient conservé le besoin d’une autorité extérieure. Le spiritualisme sublime de Calvin, et sa magnifique spiritualité, n’étaient pas accessibles à tous ; en conséquence, il enseigna que la doctrine, désormais, au lieu de s’appuyer sur la tradition papale, serait construite sur le texte infaillible de l’Ecriture inspirée. Cherchant une fondation inébranlable pour la croyance, Calvin désigna la « Parole de Dieu », identifiée avec la Bible elle-même ; celle-ci devait être acceptée littéralement dans toutes ses parties, et dans chaque mot.
Cela pouvait paraitre logique ; mais une thèse aussi excessive était-elle pleinement d’accord avec l’affirmation, fondamentale, que l’assurance du salut repose, en réalité, sur le « témoignage intérieur du Saint-Esprit » ? Le christianisme, c’est le Christ, et non la Bible. Nous sommes attachés, passionnément, à celle-ci, parce qu’elle nous donne le Sauveur, et parce que la Parole écrite contient celui qui est la Parole vivante ; mais c’est à lui, le Fils de Dieu, que va notre hommage total, et à nul autre, et à rien d’autre. C’est au Saint-Esprit parlant en Lui, que fait écho le Saint-Esprit parlant en nous ; ce n’est pas au Saint-Esprit selon Jephté, Aaron ou l’Ecclésiaste.
Or, Calvin prétendit lier les âmes à un respect uniforme, et à une quasi adoration, de toutes les lignes du Livre. Par exemple, puisque, d’après l’Ancien Testament, la Palestine « découle de lait et de miel », un calviniste n’avait pas le droit de mettre en doute la continuité de cette merveilleuse inondation. Ou encore, puisque l’auteur de l’Exode affirme que l’Eternel « endurcit le cœur de Pharaon », et ensuite le châtia de son endurcissement, un calviniste doit adorer les voies incompréhensibles du Très-Haut ; nulle créature n’est qualifiée pour discuter avec le Créateur.
C’est dans la Bible que le jeune réformateur crut découvrir la doctrine de la prédestination : « Dieu ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation. » Donc des enfants sont voués à l’enfer, avant leur naissance ; la race humaine fut condamnée à la perdition avant la chute d’Adam, et même avant la création du premier homme. En tant que pécheresse, l’humanité est haïssable par Dieu et haïe de Lui. Néanmoins, dans sa miséricorde, il fait grâce à une minorité d’élus. La masse est destinée au feu qui ne s’éteint point. – Pourquoi ? – Parce que. – Parce que … quoi&nnbsp;? – Silence ! « Dieu pourrait convertir en bien la volonté des méchants, vu qu’il est tout-puissant. Pourquoi donc ne le fait-il ? Parce qu’il ne le veut pas. Pourquoi ne le veut-il pas ? Cela est caché en lui... » Cependant, Calvin soulève le voile : « Les réprouvés ont été suscités pour illustrer la gloire de Dieu en leur damnation. »
En réalité, ces effroyables thèses défigurent la vraie pensée de Calvin. Au fond, quelle est son attitude ? Le monde est une énigme indéchiffrable. Quand on essaye d’expliquer l’Histoire, la Nature, l’Univers, on s’arrête, finalement, devant un point d’interrogation. Le problème du Mal, sous sa double forme : souffrance et péché, loin d’être résolu par la croyance en un Père bon et omnipotent, n’en devient que plus inextricable. Alors les chrétiens répètent la formule de Calvin : « Les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées. » Pourquoi les douleurs des animaux, pourquoi la Chute et la mort physique, pourquoi la perdition ? Mystère. Cet aspect de l’énigme est celui qui s’exprime dans la prédestination à l’Enfer.
Mais ce côté négatif du problème n’intéressait point Calvin. Voici, au contraire, la vérité positive, grandiose et salvatrice, à laquelle toute son âme était suspendue, avec la pathétique ou farouche obstination d’un nourrisson qui refuse d’être détaché du sein maternel.
Ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu, c’est Dieu qui cherche l’homme ; et être trouvé par l’Esprit sauveur, c’est être sauvé. Le pécheur s’écrie : « Je sais une chose, j’étais aveugle, et maintenant je vois ... Soulevé hors de la nuit par le bras puissant de la Grâce, me voilà donc à jamais sous la protection du Fidèle. Il me connaît par mon nom, et j’entends sa promesse : Nul ne te ravira de ma main. » Telle est la doctrine de la prédestination, envisagée sous l’angle religieux. Elle signifie : l’âme qui répond à la vocation intérieure du Saint-Esprit, n’a plus besoin d’étais extérieurs ; libérée des choses et des hommes, libre de la tyrannie civile ou ecclésiastique, affranchie du doute et du péché, elle est glorieusement assurée du salut, pour le temps et pour l’éternité.
Sous l’armure, d’une pareille certitude, Calvin regardait avec mélancolie, avec une pitié mélangée de mépris pour des enfantillages, les naïfs et stériles efforts des « papistes », acharnés à se procurer une fuyante paix de l’âme à force de dévotions, de mérites et d’indulgences. Plus il niait le « libre arbitre », et plus il affirmait l’indépendance de l’« élu » à l’égard de toute autorité autre que Dieu lui-même. La foi du croyant, - ainsi humilié, mais exalté, - acquérait une force inouïe de pénétration ; les adversaires ne pouvaient ni en briser, ni en dévier l’élan. Elle possédait l’énergie d’un projectile.
D’ailleurs, Calvin, en formulant avec tant de rigueur la doctrine de la prédestination, exprimait sa propre expérience. Quand il examinait son passé, il constatait que, malgré ses hérédités familiales, malgré l’ambiance romaine, malgré ses longues tergiversations, malgré ses tours et détours, -- l’aiguillon divin n’avait cessé de le presser, implacablement, jusqu’au moment de la crise finale, où il s’avoua, malgré lui, vaincu.
Mais un événement dramatique devait le fortifier encore dans le sentiment ineffable, et redoutable, que l’Esprit le contraignait à suivre une voie qu’il n’aurait point choisie.
En 1536, après une visite, en Italie, à la duchesse Renée de Ferrare, sœur du roi François Ier, il s’était rendu à Noyon, puis il était reparti pour Bâle. L’insécurité, causée par la guerre, l’avait obligé à faire un détour par Genève, où il espérait ne passer que la nuit. Or, un Français, Guillaume Farel (celui qui avait prêché la Réforme à Meaux), devenu fougueux prédicateur de l’Evangile en Suisse, habitait précisément Genève. Avisé qu’on avait reconnu Calvin à l’hôtellerie. Farel n’y fait qu’un bond. et clame : « Reste à Genève ! » L’autre objecte sa faible santé. ses études, sa vocation particulière de théologien.
Farel insiste ; Calvin résiste. Mais il est timide et son interlocuteur s’échauffe. Soudain, il s’écrie, avec la voix tonnante qui remplissait les cathédrales : « Au nom du Dieu tout-puissant, tu seras maudit, avec tes livres, si tu refuses l’œuvre du Seigneur !... » Calvin s’effondra : « Epouvanté, dit-il, non pas tant par conseil et par exhortation, que par une adjuration épouvantable ; comme si Dieu eût, d’en haut étendu sa main pour m’arrêter ... » Prédestiné !
Si la religion du réformateur fut essentiellement « religieuse », elle fut, aussi, foncièrement « morale » et « sociale » ; car le deuxième Commandement, d’après le Sommaire de la Loi, est inséparable du premier. Vous direz : « Voilà qui est peu original ; cette affirmation eut un lieu commun dans l’Eglise. » - Sans doute ; mais, à l’affirmation, Calvin ajouta l’application ; chose rare. Pareil programme exigeait une conviction inébranlable, et une ténacité extraordinaire. Au service du christianisme pratique il apporta systématiquement, sa foi de prophète, son intelligence de logicien, sa clarté de juriste. Ses efforts inouïs n’allèrent pas sans erreurs, ni fautes : énervé par la maladie, sujet à la colère, cherchant souvent ses inspirations dans l’Ancien Testament, plutôt que dans l’Evangile, harcelé par ses adversaires, - il mena un long combat, d’abord vaincu, ensuite victorieux, mais toujours indifférent à sa propre personne et à ses intérêts particuliers, ne respirant que pour « l’honneur de Dieu ».
Un historien écrit : « A la vocation exceptionnelle correspondit l’œuvre exceptionnelle ». On l’avait « forcé à devenir l’instrument de Dieu à Genève. Dès lors, pourquoi tiendrait-il compte de la résistance des autres ? Dieu l’a voulu ! Dieu le veut ! Dompté, il devient indomptable (4) ».
(4) E. Doumergue : Le caractère de Calvin (page 8).
Tout de suite, il s’affirma. « Le Français » (on le désignait ainsi dans le registre du Conseil de Genève), « le Français », nommé professeur des Saintes Ecritures, inaugura des leçons publiques sur la Bible, annoncées par une sonnerie de cloches. Bien que laïque, il reçut ensuite la charge pastorale, et se lança dans les labeurs d’une prédication incessante. Dès le 1er janvier 1537, par un mémoire présenté au Conseil, il laissa entrevoir les éléments du vaste programme qu’il espérait appliquer à Genève, d’accord avec les principes de l’Institution chrétienne.
En voici les grandes lignes. L’Etat chrétien a Dieu pour chef. Donc, pour être reçu bourgeois de la cité, il faut prêter serment de vivre selon l’Evangile, fréquenter le culte dominical, communier quatre fois l’an. Participer à la Cène est un double hommage à Dieu, souverain de l’Etat, à Jésus-Christ, chef de l’Eglise. Ces deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, font respecter la volonté du Tout-Puissant. Les autorités politiques ont le pouvoir du glaive ; elles exercent la peine de mort ; les autorités ecclésiastiques ont le pouvoir de la Parole : elles frappent d’excommunication. Les sentences de l’Etat et de l’Eglise doivent s’en référer au texte biblique.
Contrairement au programme de Grégoire VII, la suprématie appartient à l’Etat, car il faut que le pouvoir politique s’affranchisse de la tutelle ecclésiastique. Mais cette suprématie ne le rend pas indépendant de l’Eglise. Au magistrat chrétien s’applique l’axiome de Calvin sur le roi ; s’il ne cherche pas la gloire de Dieu, il « n’exerce point règne, mais briganderie ». Le magistrat doit donc, d’accord avec les pasteurs qui le surveillent, maintenir dans l’Etat une stricte discipline ; non seulement civique, mais doctrinale ; non seulement dogmatique, mais morale et sociale. Le magistrat doit punir les voleurs, les adultères, les meurtriers ; il doit châtier aussi les blasphémateurs, bannir les papistes qui vont à la messe, brûler vives les sorcières, sévir contre le travail du dimanche, et l’abandon du culte public. Il interdira le jeu de dés, la danse aux tambourins, les habits de soie, les parements de velours, les cordons d’or, toute frisure des cheveux. Défense d’inviter plus de vingt ou trente personnes aux banquets de mariage selon l’importance de la noce. En définitive, si la primauté, dans l’Etat chrétien, est adjugée au magistrat, il n’exerce pourtant qu’un pouvoir de contrôle sur l’Eglise, car il est lié par la lettre de la Bible, et son autorité reste ainsi limitée par une constitution écrite. Ainsi, le calvinisme, ennemi-né de la tyrannie, est le gardien du droit naturel contre l’absolutisme de l’Etat. Au surplus, l’Eglise, d’après Calvin, dépend directement de Dieu, qui gouverne lui-même au moyen de sa Parole et des ministres de la Parole. 1° Ceux-ci ne constituent pas un clergé ; « ils n’ont pas des droits différents de ceux des fidèles, mais des devoirs particuliers à leur vocation (5) » . La primauté de Jésus-Christ dans l’Eglise exclut toute hiérarchie cléricale. 2° De plus, la souveraineté divine sur les âmes se manifeste par la participation des laïques au gouvernement des Eglises réformées ; certains ministères spéciaux leur sont confiés dans la paroisse : les Diacres exercent la bienfaisance, les Anciens exercent la discipline. Les fidèles peuvent s’opposer à l’élection d’un pasteur, ou demander sa déposition. Dans les Conseils délibérants de l’Eglise, les laïques sont toujours plus nombreux que les pasteurs. 3° Enfin, la maîtrise de l’Esprit s’affirme dans le culte, où la place d’honneur appartient à la Parole ; le prédicateur ne revêt pas le costume du prêtre, mais la robe du professeur ; il enseigne ; il se voue à l’instruction et à l’éducation du troupeau. Son but est de former des personnalités.
(5) E. Choisy : Calvin éducateur des consciences (page 76).
Rien d’étonnant qu’au programme aussi vaste, mis en œuvre avec vigueur et rigueur, ait vite provoqué un conflit entre Calvin et le Conseil de la cité. L’Eglise luthérienne s’était fondée sur la Parole et les Sacrements ; l’Eglise calviniste compléta cette double base par la Discipline ; elle aspirait à devenir une société purifiée, un groupement pur. Hanté par cet idéal, Calvin déclara, un jour, que la communauté n’était pas digne de communier, et refusa de distribuer la Cène. Exaspéré, le Conseil l’expulsa, ainsi que Farel, en 1538.
Calvin trouva un asile auprès du réformateur de Strasbourg, Bucer, qu’il seconda dans son ministère, et auquel il emprunta, avec d’autres éléments de notre liturgie, la grave prière qui est devenue notre confession des péchés. En même temps, il donnait des cours de théologie. Sa pauvreté - (il dut vendre une partie de ses livres, pour en tirer argent) – ne l’empêcha point d’épouser la veuve d’un anabaptiste, qui accepta ainsi d’être, à la fois, épouse et garde-malade. Le garçon qui naquit de cette union mourut en bas âge. Calvin déclara, plus tard : « On me reproche d’être sans enfants ? C’est par myriades que je compte mes fils à travers la chrétienté ! »
Sur ces entrefaites, un nouveau Conseil prit le pouvoir à Genève et décida de rappeler Calvin. Celui-ci en fut épouvanté. Pendant deux jours, il ne fut « qu’à moitié maître de lui-même ». Il tressaillait tout entier d’horreur ». Farel, une fois de plus, le presse d’objurgations ; mais Calvin se déclare incapable de ployer, à nouveau, sous le joug dont il est affranchi. Il part pour Worms, où se tenait une Conférence de théologiens ; mais les délégués genevois l’y rejoignent. Calvin lit la lettre du Conseil, et il en expose le contenu à ses amis ; deux fois, les sanglots l’arrêtent ; le retour à Genève lui apparait comme un suicide. Scène pathétique¨ ! Ainsi, à Worms même, la ville où Luther avait bravé l’empereur, Calvin, – qu’on représente parfois comme un autoritaire, dévoré d’ambition, – s’effondre.
Farel redouble d’instances. Enfin, Calvin répond : « Tu m’as violemment effrayé par tes foudres. Je capitule ! ... Je ne suis pas le maître de moi-même ; j’offre mon cœur, comme immolé, en sacrifice au Seigneur. » Le sceau de Calvin représente, en effet, une main tenant un cœur, avec la devise : Promptement et sincèrement.
Le 5 septembre 1541, le Prédestiné, trainé par la Providence, vaincu par la Grâce, rentrait à Genève. Il remonta en chaire, et reprit son commentaire de la Bible, à l’endroit précis où il l’avait interrompu, trois ans auparavant ; il ne parla ni de ses ennemis, pour les juger, ni de lui-même, pour se disculper ; il exposa l’Ecriture sainte, avec l’inflexible et sereine ténacité de la foi, sûre de l’avenir. Cet homme de trente-deux ans, perclus de migraines et tenaillé par les maux d’estomac, allait maintenant construire sans arrêt, pendant près de vingt-trois années, la citadelle de la Réforme en Europe, une « Cité de refuge » pour les pionniers et les martyrs de l’Evangile.
L’ascendant de sa personnalité s’affirma, de plus en plus, avec une force presque irrésistible. Sans doute, il n’était que l’agent d’une majorité précaire, qu’il fallait sans cesse ou former, ou maintenir ; mais pareille situation place en lumière sa persévérance prodigieuse. En ce qui regarde l’application de la discipline, soit aux grands, soit aux petits, je pourrais citer de nombreux faits, grotesques ou odieux. Un particulier, entendant braire un âne, déclara qu’il chantait un beau psaume ; ce propos lui valut trois mois de bannissement. Un rêveur mystique, pour avoir « médit et blasphémé du Seigneur Calvin », fut condamné à faire le tour de la ville, en chemise, la torche à la main. Un généreux esprit, le libre croyant Castellion, dut quitter Genève, pour avoir maintenu ses doutes sur l’inspiration du Cantique des Cantiques et sur la réalité d’une descente de Jésus-Christ aux enfers. Un libre penseur., coupable d’impiété, eut la tête tranchée, Michel~ Servet, un médecin espagnol, observateur génial, qui semble avoir affirmé la circulation du sang, eut le tort d’affirmer également que le dogme trinitaire et le baptême des nouveau-nés ne pouvaient pas se justifier par l’Ecriture. Calvin obtint contre lui la peine capitale, et ne réussit pas à lui épargner le supplice du feu. On l’entendit clamer sur son bucher : « Jésus, Fils du Dieu éternel, aie pitié de moi ! » S’il avait prié ainsi « Jésus, Fils éternel de Dieu ! », il aurait, peut-être, sauvé sa vie. L’événement sinistre eut lieu le 27 octobre 1553.
Aujourd’hui, sur le plateau de Champel, ou expira l’hérétique, détruit par l’hérétique, se dresse une pierre, unique au monde ; elle porte l’inscription suivante : « Fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle, et fermement attachés à la liberté de conscience, selon les vrais principes de la Réformation et de l’Evangile, nous avons élevé ce monument expiatoire, le 27 octobre 1903 »
Pareil désaveu est un soulagement inexprimable pour notre conscience. Et l’inspirateur de cette initiative est l’un des plus enthousiastes admirateurs de Calvin ! Il osa dire, devant ce monument d’un genre si nouveau : « Servet est pour nous un symbole : il représente toutes les victimes de l’intolérance protestante... Il représente toutes les erreurs et toutes les fautes de nos Réformateurs et de notre Réforme (6). » Un autre professeur de théologie rappela « les horreurs du bûcher de Servet », et « ces flammes que nous voudrions éteindre de toutes nos larmes ».
(6) E. Doumergue. – (Lire les pages consacrées au Monument de Champel dans le volume de E. Choisy : Calvin éducateur des Consciences.)
Honneur à l’Eglise qui aura entraîné la chrétienté sur la voie de la confession publique, du désaveu, des réparations tardives, mais fécondes ! Car la parole de Pascal s’adresse à l’Eglise entière, aussi bien qu’à l’âme isolée : « S’offrir par les humiliations aux inspirations. »
Des voix isolées s’élevèrent, dès le XVIe siècle, contre le supplice de Servet. Castellion s’écria : « O Christ, te trouves-tu, quand on t’y appelle, à cette cruelle boucherie, et manges-tu chair humaine ? Si toi Christ fais ces choses, ou commandes être faites, qu’as-tu réservé au diable qu’il puisse faire ? » Mais un rappel à l’esprit de l’Evangile ne troublait guère Calvin ; car sa règle était la Bible entière, un code en deux parties ; et c’est dans le « Vieux Testament » qu’il trouvait l’arsenal de ses lois pénales contre les blasphémateurs. D’ailleurs, à plus d’un égard, il fait figure d’un héros de l’Ancienne Alliance. Dans son catéchisme, le Pater et le Credo ne sont que la préface du … Décalogue, présenté comme tableau de la conduite évangélique !
Pour comprendre – non pour justifier – les dures aberrations de Calvin, il faut remonter au principe sublime qui inspira tout le message, et toute la mission du réformateur de Genève ; à savoir que le christianisme authentique, intégral, ne peut condenser dans la formule mystique : « Dieu et l’âme, l’âme et son Dieu ». Le chrétien vit dans un monde à transformer. D’après l’oraison dominicale, prier ainsi : « Notre Père ! » oblige à prier ainsi : « Ton règne vienne ! »
Calvin, pionnier du Christianisme social, fut aussi le champion d’un Christianisme moral. Dans un siècle corrompu, paganisé, luxueux et luxurieux, où la noblesse et le clergé par leur infection découlante, pourrissaient encore la pourriture, l’âme de Calvin, pure comme l’acier, opéra un redressement sauveur. Arrière les niaiseries solennelles et les pompeux mensonges d’une piété qui distrait les yeux, étourdit la conscience, et amuse l’humanité, vieil enfant vicieux en chatouillant les sens, les nerfs ou l’imagination ! Assez de masques ! Assez de théâtre ! ... Au labeur ! Apothéose de la conscience. Divinisation du Devoir ... Dieu veut ? Je veux.
L’historien Michelet rend hommage au réformateur : « Genève, cité rieuse, légère, satirique … , devint une ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail et austérité, la grande école de la foi et des martyrs. »
Oui au labeur ! Du bout de sa plume qui grince, la nuit, sous la lampe, un valétudinaire mène le monde ; il suscite l’âme indomptable des « Gueux » de Hollande, et des « Huguenots » de France, et des « Puritains » d’Ecosse, et des exilés volontaires qui, par horreur de la tyrannie, allèrent creuser en Amérique les fondations des Etats-Unis. Quand la Révolution française proclama les Droits de l’homme et du citoyen, elle s’inspirait d’une charte démocratique élaborée, au-delà de l’Océan, par les intrépides colons de la Nouvelle-Angleterre. Toujours l’âme de Calvin !
Malingre et fiévreux, rongé de maux chroniques, il entretenait une correspondance énorme, conseillant les chefs, dirigeant les églises, affermissant les martyrs, exposant sa théologie, polémiquant sans trêve ; il a laissé plus de deux mille sermons manuscrits ; ses œuvres tiennent à peine, serrées, dans une soixantaine de pesants volumes.
Enfin, le petit-fils du marinier de l’Oise apprit, comme son aïeul, qu’un gouvernail se brise. L’heure sonna où Calvin sentit qu’il ne pourrait aller plus loin. Il convoqua les pasteurs de Genève, pour leur faire ses adieux. « Vous croyez, peut-être, que je ne suis pas à toute extrémité ? Pourtant, je suis bien malade. Quand on me prend pour me mettre sur le lit, je m’évanouis. » Et puis, pleinement lucide, le voilà qui raconte ses souvenirs : « J’ai vécu ici un combat merveilleux… J’ai été salué par moquerie, le soir, devant ma porte, de cinquante ou soixante coups d’arquebuse … On a mis les chiens après moi, criant : hère ! hère ! et ils m’ont pris par la robe et par les jambes … Je vous assure que, de ma nature, je suis timide et craintif. » Ceci, dans sa pensée, est un hommage indirect au Saint-Esprit, opérant malgré son infirmité. Combien la grâce divine a éclaté en lui ! « Vous êtes en une perverse nation, et vous aurez de l’affaire quand Dieu m’aura retiré ; car, bien que je ne sois rien, j’ai empêché trois mille tumultes qui eussent été à Genève. » Puis, il s’humilie : « J’ai eu beaucoup de faiblesses, et même, tout ce que j’ai fait n’a rien valu. Les méchants s’empareront de ce mot … Je prie que le mal me soit pardonné ; mais s’il y a du bien, que vous vous y conformiez. »
Il expira, le 27 mai 1564, à 8 heures du soir : Théodore de Bèze écrit : « Voilà comme, en un instant, le soleil se coucha, et la plus grande lumière qui fût en ce monde, pour diriger l’Eglise de Dieu, fut retirée au ciel. »
Un libre penseur français, né dans l’Eglise romaine, le critique littéraire Emile Faguet, a rendu l’hommage suivant au réformateur : « Blanchi de bonne heure, creusé, les traits tirés, les bras maigres, la main sèche, faible, et de mine chétive, comme ce saint Paul qu’il a tant aimé, n’ayant pour ainsi dire que les yeux et la voix, et une physionomie plutôt qu’un visage, et un geste plutôt qu’un corps, torturé de maladies sans nombre, il resta sur la brèche pendant vingt-trois ans, gouvernant, prêchant, écrivant et dogmatisant … , profitant de son mauvais estomac pour ne pas manger, et de ses migraines pour ne pas dormir … , soutenu par une volonté de laquelle il semble que celle des plus grands conquérants et chefs d’empire n’approche pas … Ce fut un homme de combat et de création, qui sut renverser et bâtir, une des plus vigoureuses intelligences qui aient été, une des plus hautes consciences, surtout un des plus grands courage qui se soient montrés dans la race humaine. »
Quel témoignage à une personnalité qu’il est parfois difficile d’aimer, souvent impossible de ne pas admirer, et qui fait toujours croire à la réalité de l’Esprit ! Sa devise était : Il faut que Dieu gagne !
La destinée de Jean Calvin, illustre un dicton qu’il formulait en ces termes pittoresques : « Sous une étoffe de gris ou de bure, habite souvent un courage de pourpre. »