Nous traitons de la nature, de l’objet et des phases successives de l’enseignement de Christ.
Selon Schleiermacher, Christ a exercé son office prophétique par son enseignement, par ses prédictions et par ses miraclesh.
h – Das prophetische Amt Christi besteht im Lehren, Weissagen und Wunderthun ». Christl. Glaube, sect. CIII.
A l’exemple de Schleiermacher, Julius Müller faisait également rentrer dans son cours de dogmatique (inédit) l’activité thaumaturgique dans l’office prophétique, par la raison que le pouvoir de faire des miracles accompagnait généralement la charge des prophètes d’Israël. Cette raison apporte elle-même sa réplique en ce que Jean-Baptiste, le plus grand des prophètes de l’Ancienne alliance, n’a notoirement pas fait de miracles (Jean 10.41). Nous en disons autant de Jérémie, dont la parole devait être toute la force (Jérémie 1.9-10).
Si donc la puissance miraculeuse a plus d’une fois servi d’auxiliaire et même de contrôle au don de prophétie (Deutéronome 13.1 et sq.), elle n’y rentrait pas comme partie intégrante.
Cette opinion ne s’accorde pas non plus avec le rôle que nous attribuons au miracle dans le système de la révélation, et qui est moins d’appuyer des enseignements que d’agir sur les volontés.
Nous ne saurions non plus faire entrer dans l’office prophétique, comme le fait Schleiermacher en un autre endroit, l’exemple donné par Christ au monde : « Die Selbstdarstellung nicht nur durch Worte sondern auch durch die Thati. » Car l’exemple que Christ donnait par sa conduite était un effet et non pas un but, tandis que sa parole était un enseignement intentionnel.
i – Christl. Glaube. sect. CIV. 3. — Même pensée chez Ritschl. Rechtf. und Versöhn, tome III, page 399.
C’est ce caractère absolument spirituel du ministère du futur Serviteur de l’Eternel que prévit et prédit Esaïe dans cette parole que Matthieu vit accomplie en Jésus par la défense faite aux malades de divulguer ses guérisons : « Voici mon serviteur que je soutiendrai, mon élu, en qui mon âme prend plaisir ; j’ai mis mon Esprit en lui ; il fera régner le droit parmi les nations. Il ne criera point, il n’élèvera point sa voix et ne la fera point, entendre dans les rues ; il ne brisera pas le roseau froissé et n’éteindra pas le lumignon prêt à mourir ; il fera régner le droit en vérité » (Ésaïe 42.1-3 ; cf. Matthieu 12.17-20).
Le jour viendra sans doute où le Christ armera son bras d’un sceptre de fer (Psaumes 2.9 ; Apocalypse 2.27), et sa parole de sentences. Dans sa première venue en humilité et en passion, Jésus n’a voulu recourir ni au glaive de David, ni aux foudres d’Elie, ni aux éclats de voix des orateurs vulgaires. Parmi ses moyens de succès, il n’a voulu compter que l’action discrète et souvent silencieuse de la vérité (cf. Luc 9.56 ; Jean 18.37)
Pour ces raisons, nous l’attacherons le pouvoir de faire des miracles à l’office royal, et nous restreignons l’office prophétique à l’exercice de la parole.
Christ qui a proclamé Jean-Baptiste, même tôt après une chute, le plus grand des prophètes de l’Ancienne alliance (Luc 7.28), a été proclamé par Jean-Baptiste à son tour un prophète supérieur par son origine et sa dotation à tous les autres (Jean 3.34).
Après le blâme prononcé sur la locution : tôt après par la Semaine religieuse de Genève, qui y reconnaît un des nombreux sibboleths de la langue du Jura, il faut une certaine bravoure à un habitant de cette « chère région », pour n’en pas expurger sa prose. Il est vrai que nous sommes cette fois-ci en compagnie de Corneille, de Bossuet et de Littré. et comme l’écrivait M. A. G. dans le Journal religieux de la Suisse romande :
La langue que parlaient Corneille et Bossuet
Pourrait suffire encore de Genève à Coppet.
Eh bien ! rien n’y a fait ! et après un an de silence, voilà la Semaine religieuse qui rouvre les opérations contre l’inoffensif : tôt après (1890, n° 4). Il ne nous reste plus qu’à dire à notre fidèle Vaugelas qu’il est une chose plus grave que d’employer des locutions vicieuses, c’est de condamner celles qui ne le sont pas.
Par son origine. En opposition à tous les autres prophètes qui « étant de la terre, parlaient comme étant de la terre » (v. 31), Christ seul, issu du sein même de Dieu : ὃν ἀπέστειλεν ὁ θὲος (v. 34), a pu raconter en témoin, comme ses disciples pourront le faire seulement dans l’ère future, les mystères de Dieu et du ciel (Matthieu 11.27 ; Jean 1.18 ; 3.13).
Par sa dotation. Christ a seul aussi pu recevoir l’Esprit sans mesure : οὐκ ἐκ μέτρου (Jean 3.34) ; et tandis que tout autre prophète, portant encore le péché en soi-même, était exposé à mêler sa subjectivité à l’énoncé du témoignage divin, la sainteté parfaite de Christ nous garantit, avec la sincérité absolue de la reproduction de la vérité divine par ses organes, la validité absolue de son enseignement à toutes les époques de son ministère.
Mais le caractère qui le différencie le plus catégoriquement de tout autre prophète ou messager divin, c’est que tout en étant témoin immédiat de la vérité, il en a été aussi l’objet suprême ; prêchant la vérité, seul il a eu le droit de se prêcher lui-même.
Les anciens dogmaticiens donnaient pour objet à l’enseignement de Jésus-Christ, l’Evangile et la loi :
In specie consistit hoc munus : a) in plenaria doctrinæ evangeliæ umbris typis que legalibus olim involutæ expositione ; b) in legis assertione et vera interpretatione (Quenst.)
Selon Hollace : Veterem legem moralem Christus neque abrogavit, neque mitigavit, neque perfecit, cum sit perfectissima, eamdem tamen a corruptelis Pharisæorum vindicavit et solide interpretatus est. Proinde Christus non est novus legislator (contre les catholiques), sed legis veteris interpres et vindexj.
j – D’après Luthardt, Compend., page 215.
Nous disons a priori que cette dualité d’objets dans l’enseignement de Jésus-Christ serait un symptôme d’infériorité attaché et à l’enseignement de Jésus-Christ et à son œuvre elle-même. Faire de Christ le répétiteur, l’interprète même le plus autorisé du commandement mosaïque, serait méconnaître à la fois le caractère propédeutique de ce commandement, et le rôle consommateur de la personne de Christ, de son œuvre et de sa parole. Nous ne prétendons pas contre l’évidence que Jésus n’ait jamais rappelé les enseignements de la nature, ni les préceptes de la morale naturelle, ou ceux de l’ancienne loi mosaïque ; mais il ne l’a fait et n’a pu le faire qu’en vue et au profit de la doctrine du salut, et en ramenant tous les éléments épars de la vérité qu’il avait pu recueillir dans la nature, dans la conscience humaine ou dans les révélations de l’A. T., dans le courant de son œuvre de justification et de vie. Ce n’est pas seulement aux falsifications des Pharisiens qu’il a opposé un solennel : « Mais moi je vous dis », c’est aussi aux préceptes d’une pédagogie élémentaire (Matthieu 5 ; Galates 3.24) ; et Christ a accompli la loi et les prophètes par ses enseignements, comme il l’a fait par sa pratique, en dégageant tout ensemble du rite et de la lettre leur réalité finale qui était lui-même : Τέλος νόμου Χριστός εἰς δικαιοσύνην παντὶ τῷ πιστεύοντι, Romains 10.4.
Tous les prophètes d’Israël avaient annoncé le salut à venir. Assez d’autres docteurs de l’humanité ont prétendu enseigner le bien et la vérité.
Christ seul a osé se présenter au monde à la fois comme le seul auteur du salut, l’objet suprême de tous les devoirs et la personnification même de la vérité (Jean 14.6).
Mais cette fin unique n’apparaît pas avec la même évidence à toutes les phases de l’enseignement de Christ.
L’activité prophétique de Christ se partage tout d’abord en deux grandes périodes séparées par la Pentecôte, et que Jésus lui-même a distinguées en annonçant à ses disciples peu avant sa mort qu’il avait encore plusieurs choses à leur dire, mais qu’il ne pourrait les leur enseigner que plus tard (Jean 16.1-2).
Nous distinguons ces deux phases comme la période de l’enseignement terrestre et celle de l’enseignement du Christ glorifié.
L’ancienne dogmatique les distinguait sous le titre de functio immediata, accomplie par le Fils de Dieu incarné durant les jours de sa chair, αὐτοπροσώπως, et s’exerçant par la formation et l’éducation du collège de ses disciples ; et de functio mediata, accomplie par le Christ glorifié, par l’organe de l’Esprit agissant dans l’Eglise. Cette distinction est juste au fond, mais les deux appellations de fonction immédiate et médiate sont malheureuses.
Cette phase comprend trois modes, successifs dans leur apparition, de l’enseignement de Christ :
- La prédication directe ;
- La prédication parabolique ;
- L’enseignement ésotérique.
Nous opposons ici, d’une part, la parole publique de Jésus (nos 1 et 2) à ses discours prononcés dans le cercle intime de ses disciples (n° 3) ; de l’autre, la forme directe (nos 1 et 3) à la forme figurée (n° 2). L’objet de la prédication soit directe, soit figurée, fut la morale du nouveau royaume de Dieu ; l’objet de l’enseignement ésotérique fut sa propre personne.
A l’inverse de novateurs inexpérimentés, Jésus commença par rattacher son enseignement aux saines données du passé, à la prédication de la repentance (Matthieu 4.17), aux besoins de la conscience Israélite (Matthieu 5.3), aux aveux de la nature humaine (Matthieu 7.11). A l’incapacité naturelle de l’homme une fois reconnue (ἐπίγεια Jean 3.12), il oppose promptement et hardiment la norme morale absolue du nouveau royaume de Dieu et les conditions morales du salut, sans mettre encore en évidence le Sauveur (Matthieu ch. 5 à 7). Mais la morale prêchée dans les débuts du ministère de Jésus-Christ n’a pas été la morale indépendante. Le premier de ses préceptes est déjà appuyé sur le dogme : « Amendez-vous, car le royaume des cieux est proche, » et déjà dans les béatitudes, il faisait pressentir par une échappée fugitive la grandeur unique de sa personne : ἕνεκεν ἐμοῦ (Matthieu 5.11).
« Jésus, a écrit M. Lobstein, s’est d’abord laissé deviner ; ensuite il s’est montré, enfin il s’est donnék. »
k – Doctrine de la cène, page 77.
Comme toute parole vivante, cette première prédication de Jésus, dès l’abord signal de contradiction : εἰς σημεῖον ἀντιλεγόμενον (Jean 3.34), devait produire trois effets distincts et contraires : attirer les uns, aigrir les autres et blaser les foules. Ce triple effet, aperçu par Jésus, a motivé de sa part une nouvelle manière :
L’apparition et la justification de la prédication parabolique nous sont rapportées dans les deux passages parallèles : Matthieu 13.13 et sq. et Luc 8.10, qui sont eux-mêmes la reproduction du texte prophétique : Ésaïe 6.9, cité encore deux fois dans le N. T. ; par Jean 12.10 ; et par Paul, Actes 28.26-27.
La différence existant entre la version de Matthieu qui porte ὅτι (v. 17) et celle de Luc qui, plus fidèle au texte original, porte ἵνα (v. 10), se résout facilement en ce que le ὅτι donne la raison du ἵνα : c’est parce que déjà ils ne voient pas qu’ils sont condamnés à n’y plus voir.
L’enseignement parabolique était le plus approprié aux trois catégories d’auditeurs que nous venons de signaler : auxiliaire pour les uns ; jugement pour les autres ; châtiment pour les troisièmes. C’était une manière tout à la fois de soustraire momentanément aux travestissements de la multitude des vérités supérieures à sa capacité morale ; c’était pousser les adversaires dans la voie de l’endurcissement où ils étaient déjà entrés ; c’était exciter la sainte curiosité des disciples en leur révélant les harmonies préétablies entre les règnes de la nature et le royaume de Dieu.
Aussi bien la carrière tout entière de Jésus se compose d’avances hardies et de retraites prudentes, les unes et les autres motivées par les intérêts permanents et bien entendus de la cause de la vérité.
Nous pouvons fixer la date de cette nouvelle évolution, qui s’accomplit non pas, avons-nous dit, dans la conscience, mais dans l’enseignement de Jésus, et devait d’ailleurs laisser subsister à côté d’elle les deux modes précédents, à la scène de Césarée de Philippe (Matthieu 16.13 et sq. ; Marc 8.27 ; Luc 9.18). C’est dès ce moment où la faveur populaire s’est détournée de lui qu’il commence à annoncer explicitement à ses disciples le mystère de sa personne et de ses doubles destinées, sa mort imminente (Matthieu 16.21) et son règne futur (v. 27 et 28).
Ce sujet en comprend deux :
- Enseignement de Christ aux morts ;
- Enseignement du Christ glorifié à l’humanité terrestre.
Le but de la descente de Christ aux enfers dont il a été parlé plus haut, est désigné successivement par Pierre comme une proclamation : ἐκήρυξεν (1 Pierre 3.10) et une évangélisation : νεκροῖς εὐηγγελίσθη (1 Pierre 4.6). Ce second texte nous apprend de plus que cette mission salutaire de Christ, dans le court intervalle de sa mort et de sa résurrection, s’est adressée à tous les morts de l’Ancien monde, et non pas seulement aux contemporains de Noé, comme on eut pu le déduire des termes seuls du premier texte : 1 Pierre 3.19.
Nous sommes fondé à tirer de cette donnée l’inférence que, du commencement à la fin de l’histoire de l’humanité, est réservée à toute créature humaine, soit dans l’existence terrestre, soit dans l’intervalle de la mort et du jugement, la chance d’entendre la parole du salut qui est en Jésus-Christ ; et cette inférence est confirmée par la sentence même de Jésus-Christ prononcée contre le péché seul irrémissible, Matthieu 12.32.
Ainsi est résolue l’antinomie résultant de l’universalisme de la grâce, établi dans la première section de notre première partie, et du particularisme de l’appel qui est attesté à la fois par l’Ecriture et par l’expérience.
Etant donné toutefois le fait général de la prédication de l’Evangile à tous les morts de l’humanité et de tous les temps, il serait téméraire à nous de prétendre déterminer soit l’époque, soit le mode, soit les agents de cette œuvre d’évangélisation d’outre-tombe (voir l’Eschatologie).
Christ remonté au ciel continue son enseignement à l’humanité terrestre constituée dans ses deux grandes fractions : l’Eglise et le monde, et il se sert à cet effet d’un agent invisible qui est son envoyé et reste son représentant : le Saint-Esprit, et d’un agent visible, le Livre. C’est par le concours de l’Esprit et du Livre qu’il instruit l’Eglise et par l’Eglise elle-même, le monde.
Mais comme l’instruction n’a qu’un but relatif à la fondation et à l’entretien du royaume de Dieu, l’exposé du sujet indiqué doit être arrêté ici pour être repris ultérieurement dans la tractation des moyens de gouvernement de Christ dans l’Eglise et dans le monde.