Au point de vue de la date et de l’authenticité, la Lettre des Smyrniotes se divise en deux parties bien distinctes : le corps de la Lettre (ch. 1 à 20), et les deux derniers chapitres (21 et 22), qu’on peut appeler chapitres complémentaires. Dans les discussions qui suivent nous n’avons en vue que le corps de la Lettre ; les deux chapitres complémentaires feront plus loin l’objet de quelques remarques additionnelles.
Les auteurs de cette lettre se donnent, non seulement pour des contemporains de Polycarpe, mais pour des témoins oculaires des événements qu’ils rapportent : ils étaient présents dans le stade au moment où Polycarpe y fut introduit (9.1) ; ils ont vu de leurs propres yeux le saint martyr sur le bûcher (15.1-2) ; ce sont eux qui, après une première tentative infructueuse (17.1), ont enfin réussi à enlever et à mettre en lieu sûr ses ossements calcinés (18.2) ; ils se proposent de se réunir autour de ses précieuses reliques pour célébrer l’anniversaire de son martyre (18.3) : cette dernière circonstance semble indiquer que, au moment où ils écrivaient, une année entière ne s’était pas encore écoulée depuis la mort de Polycarpe ; bref, les Smyrniotes parlent des événements qu’ils racontent comme s’ils étaient relativement récents. Le fait même de n’envoyer qu’un récit sommaire, en remettant les détails à plus tard, semble trahir la hâte qui caractérise les premiers moments.
Remarquons cependant que, Philomélium, aujourd’hui Akschéher, étant situé à plus de quatre cents kilomètres de Smyrne, au fond de la Phrygie Parorée, il avait fallu un certain temps pour que la nouvelle du martyre de Polycarpe y parvint et que la correspondance s’établît entre les deux chrétientés.
A s’en tenir aux termes mêmes de la Lettre, celle-ci a été écrite certainement peu de temps après l’événement, et probablement dans le cours de l’année même qui suivit la mort de Polycarpe, c’est-à-dire entre 155 et 157, sans qu’il soit possible de préciser davantage.
Mais les auteurs de ce document sont-ils vraiment, comme ils le prétendent, des témoins oculaires encore sous le coup du mémorable événement qu’ils rapportent ? En d’autres termes, la Lettre est-elle authentique ?
Jusqu’à ces derniers temps, aucun doute ne s était élevé sur l’authenticité de ce remarquable document. Sa transparente sincérité, pour employer l’expression de Lightfoot, l’avait recommandé aux générations successives de critiques et d’historiens.
Les premières objections furent soulevées par Schürer (Zeitschr. f. Histor. Theol., 1870). Lipsisus, suivi en cela par Gebhardt et Holtzmann, prétendit que cette Lettre n’avait été écrite que sous la persécution de Dèce, vers 250. Keim (1878) lui assigna une date encore plus tardive, entre les années 260 et 282.
Ces attaques ont trouvé peu d’écho, même chez les critiques de l’école avancée : c’est ainsi que Renan, bien qu’y faisant allusion dans une note, ne juge pas à propos d’y répondre. « Ce beau morceau, dit-il, constitue le plus ancien exemple connu des Actes de martyre. Il fut le modèle qu’on imita et qui fournit la marche et les parties essentielles de ces sortes de compositions. »
Ces objections ont été victorieusement réfutées par Hilgenfeld, et surtout par Lightfoot (Apost. fathers, 1889).
1° Témoignages externes.
L’Antiquité chrétienne nous fournit des témoignages peu nombreux, il est vrai, mais sérieux en faveur de l’authenticité.
Lucien semble avoir eu connaissance de la Lettre des Smyrniotes, et l’avoir utilisée pour son récit de la mort de Pérégrinus (vers 165). Les rapprochements entre les deux textes ne sont pourtant pas assez clairs pour constituer un témoignage bien probant.
Mais, vers 177, une vingtaine d’années seulement après la mort de Polycarpe, la Lettre des Églises des Gaules (Eus. H. E.) sur les martyres de Lyon et de Vienne présente avec la Lettre des Smyrniotes des coïncidences trop frappantes et trop répétées pour n’être qu’accidentelles.
Les Actes authentiques de Pionius, mort martyr à Smyrne en 250, s’accordent avec la Lettre des Smyrniotes pour placer la mort de Polycarpe le deuxième jour du mois Xanthicus, et attestent qu’on en célébrait alors l’anniversaire, selon l’intention exprimée par les auteurs de notre Lettre.
Enfin, avec Eusèbe, au commencement du ive siècle, et le faux Pionius, vers la fin du même siècle, nous arrivons, non plus à des témoignages indirects, plus ou moins probants, mais à des citations tout à fait explicites.
Dans sa Chronique, Eusèbe déclare que le martyre de Polycarpe est rapporté par des documents écrits : « martyrium scriptis memoratur. » Dans son H. E., IV, ch. 15, il cite textuellement la plus grande partie de la Lettre des Smyrniotes et résume le texte. Il attache à ce document une valeur toute particulière, parce qu’il est le plus ancien récit authentique de martyre qui lui soit connu.
Enfin le faux Pionius insère la Lettre entière dans sa Vie de Polycarpe. Sans doute, nous ne pouvons pas prendre au sérieux la généalogie qu’il nous donne des Mss. de cette Lettre (22.2-3) ; mais il s’en dégage pourtant l’impression que l’auteur se trouvait en face d’un écrit déjà ancien.
2° Critique interne.
Ce n’est qu’au nom de la critique interne que l’authenticité de la Lettre des Smyrniotes a été attaquée. Nous ne pourrions, sans sortir du cadre restreint qui nous est imposé, répondre en détail à ces objections ; force nous est de renvoyer le lecteur à l’étude si complète de Lightfoot sur cette question (Ap. Fathers, part II. vol. I, p. (609-626).
Signalons pourtant les trois points principaux sur lesquels portent ces attaques :
1° Une idée préconçue, nous dit-on, a présidé à la rédaction de cette Lettre : d’un bout à l’autre, l’auteur est préoccupé d’établir un étroit parallèle entre le martyre de Polycarpe et la passion du Sauveur. Il ne fait d’ailleurs pas mystère de son intention : dès le début (1.1), il déclare formellement que, par une disposition providentielle, le martyre de Polycarpe, dans tous ses détails, fut conforme à la passion de J.-C, telle que nous la rapporte l’Évangile.
Cette préoccupation de l’auteur est parfaitement réelle ; mais il ne s’ensuit pas que les faits qu’il raconte soient faux. D’ailleurs, tout martyre, que ce soit celui de Polycarpe, de Pionius ou d’un autre ressemble nécessairement, en beaucoup de points, à la passion de J.-C., la comparaison s’impose donc toute seule.
Sans doute, dans le cas du martyre de Polycarpe, le parallélisme est quelquefois forcé et peu naturel. Mais cette exagération et cette maladresse mêmes sont une garantie de sincérité ; si l’auteur était un faussaire, il aurait arrangé les événements de manière à éviter les comparaisons forcées. S’il les subit, c’est parce qu’il garde les faits tels qu’ils sont. Ce n’est pas la vérité historique qu’il sacrifie à son idée fixe de parallélisme ; c’est le parallélisme qu’il plie à la vérité historique.
2° Les critiques objectent encore certains éléments miraculeux du récit, qu’ils estiment étranges sous la plume de témoins oculaires : ils rappellent en particulier la colombe s’envolant du bûcher (16.1), et la rapprochent du vautour qu’imagina Lucien à la mort de Pérégrinus.
Mais nous ferons remarquer qu’Eusèbe ignore cette colombe ; il n’en est fait mention que dans les textes dérivés du faux Pionius. Or, on le sait, celui-ci est un grand fabricant de miracles : déjà, dans sa Vie de Polycarpe, il raconte qu’une colombe avait plané sur la tête du saint évêque lors de sa consécration. Il y a donc tout lieu de croire que les mots περιστερὰ καί n’appartiennent pas au texte primitif, et que c’est le faux Pionius qui les y a insérés. — Pour les autres faits du même genre, voir Lightfoot.
3° Le terme de καθολικὴ ἐκκλησία est employé dans la Lettre en un sens qui serait, en 155, un anachronisme, et qui indique une époque postérieure. C’est Keim surtout qui a développé cette objection, à laquelle il attache une grande portée.
Remarquons d’abord que, dans l’antiquité ecclésiastique, le terme ἡ καθολικὴ ἐκκλησία s’entend en deux sens différents : 1° il signifie l’église universelle, par opposition à une église particulière ; c’est ainsi que J.-C. est appelé le pasteur de l’église universelle, ποιμένα τῆς κατὰ τὴν οἰκουμένην καθολικῆς ἐκκλησίας. (19.2). Dans ce cas, l’adjectif καθολικός garde son sens naturel et ordinaire, et n’est caractéristique d’aucune époque particulière. Près de cinquante ans auparavant, saint Ignace, dans son épître aux Smyrniotes (8.2), l’employait déjà ainsi.
2° A partir d’une certaine date, ἡ καθολικὴ ἐκκλησία prend un sens nouveau, pour ainsi dire technique, qui n’exclut d’ailleurs pas le premier : ce terme désigne alors l’église orthodoxe en possession de la pure doctrine apostolique, par opposition aux sectes hérétiques ou schismatiques.
Dans la Lettre des Smymiotes, ἡ καθολικὴ ἐκκλησία est employé trois fois dans le premier sens : dans la suscription et 8.1, 12.2, et par conséquent ne peut soulever aucune difficulté.
C’est seulement 16.2, que cette expression se rencontre avec sa signification technique : Polycarpe y est appelé ἐπίσκοπος τῆς ἐν Σμύνῃ καθολικῆς ἐκκλησίας, évêque de l’église catholique de Smyrne, par opposition aux sectes hérétiques qui existaient certainement alors dans cette ville.
Nous avons ici le plus ancien exemple connu de l’expression église catholique dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui.
Mais, comme le fait remarquer Lightfoot, il faut bien qu’une expression se rencontre quelque part pour la première fois : pourquoi ne serait-ce pas dans notre document ? Dans le fragment de Muratori et dans les œuvres de Clément d’Alexandrie, l’emploi d’église catholique, au sens moderne du mot, ne fait pas de doute : or ces derniers écrits ne sont que de peu d’années postérieurs à la mort de Polycarpe.
D’ailleurs, le jour où l’église chrétienne s’est divisée en sectes, il a bien fallu créer un terme spécial pour distinguer la véritable église des rameaux parasites qui étaient venus s’y joindre ; ce terme fut καθολική. Or, en 155, ce jour était arrivé depuis longtemps : à Smyrne, comme dans les autres grandes villes de l’Orient, il y avait alors des Marcionistes, des Valentiniens, etc. Καθολικὴ ἐκκλησία, dans le sens actuel d’église catholique, n’est donc nullement, à cette époque, un anachronismea.
a – A condition de ne pas sous-entendre automatiquement : Église catholique romaine, comme fait semblant de l’oublier le prêtre Auguste Lelong… (ThéoTEX)
Le ms. de Moscou, suivi en cela par la version latine, au lieu de καθολικῆς porte ici ἁγίας ἐκκλησίας, ce qui couperait court à l’objection de Keim. Mais Eusèbe écrit καθολικῆς, et, devant cet accord d’Eusèbe avec quatre mss. grecs sur cinq, il n’y a pas lieu de rejeter καθολικῆς.
Somme toute, les objections contre l’authenticité ne sont pas bien sérieuses, et n’ont pas ébranlé la confiance des critiques dans la sincérité et la valeur historique de ce précieux document.