Les Vaudois rentrés sous la domination de leur prince légitime sont persécutés avec la dernière rigueur.
Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. — Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. — L’inquisition sévit dans la plaine. — Martyrs à Carignan, à Méane, à Barcelonnette. — Démarches des Vaudois. — Cruautés. — Commissaires du duc aux Vallées. — Les moines de l’Abbadie et leurs victimes. — Concession momentanée du duc. — Mission de Poussevin. — Dispute publique. — Dernières démarches. — Préparatifs de défense. — Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. — Oppression croissante. — Alliance avec le val Cluson. — Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. — Trêve. — Signature du traité de paix ; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain.
Après avoir été asservi à la France pendant vingt-trois ans, le Piémont fut rendu à son légitime souverain, le 3 avril 1559, par le traité de Catteau-Cambrésis, à l’exception de Turin et de trois villes fortes du voisinage avec leur territoire. Ainsi, les Vallées Vaudoises retournèrent sous la domination de la maison de Savoie. Le duc régnant Emmanuel-Philibert qui, en 1553, avait succédé à son père Charles III (auteur de la persécution de Bersour), était un prince justement apprécié, distingué autant par sa valeur que par des talents peu communs et par la sagesse de son administration. Il venait d’épouser Marguerite, sœur du roi de France. Cette princesse, instruite de l’excellence des principes évangéliques par ses illustres parentes, Marguerite reine de Navarre et Rénée de France, fille de Louis XII, était bien disposée pour les réformés. Les Vaudois pouvaient donc espérer des jours tranquilles et la jouissance du culte de leurs pères.
Mais en faisant la paix, les princes contractants s’étaient promis réciproquement de combattre la réforme et de détruire cette hérésie. Le règne d’Emmanuel-Philibert ne devait donc se consolider que pour aboutir à la persécution religieuse. Déplorable et honteuse nécessité, si c’en était une ! Il est certain aussi, et le fait a été constaté dans le chapitre précédent, que la doctrine vaudoise qui n’était autre que celle de la réforme, s’était répandue de proche en proche en Piémont, pendant la domination française, et que, dans les Vallées surtout comme à leurs abords, l’Eglise dite hérétique s’était fort accrue et avait remplacé son ancien système de dissimulation par une profession générale et publique. Les clameurs des zélés papistes, blessés dans leurs croyances, irrités des succès des amis de la Bible, les cris d’effroi des dévots, les lamentations incessantes des superstitieux partisans des images, le mécontentement de plusieurs seigneurs, inquiets des effets que pourraient avoir pour leurs revenus les changements de religion de leurs vassaux, par-dessus tout enfin, les plaintes des prêtres dont la considération diminuait autant que leur prébende, accusaient auprès du gouvernement du jeune duc les braves Vaudois, et sous le masque de la religion et de la justice ne demandaient que vengeance. On peut croire que le jugement du prince lui conseillait une administration paisible et mesurée, et que le vœu de son cœur, éclairé par les douces représentations de son épouse, le portait à épargner des sujets inoffensifs. Mais ne connaissant pas par lui-même la piété qui est selon la vérité, élevé dans les erreurs de Rome, comment eût-il su et pu résister aux instances de l’inquisition, des prélats et du nonce papal, coalisés contre les Vaudois avec des seigneurs de la cour et avec les ambassadeurs de France, d’Espagne et de divers princes d’Italie.
Aux sollicitations de tant d’ennemis de l’Evangile, Emmanuel-Philibert, après une année de règne, publia donc le 15 de février 1560, à Nice, sa résidence (Turin étant toujours entre les mains des Français), un édit de persécution contre les Vaudois et les réformés de ses états. Il y était défendu à tout sujet de son Altesse d’aller entendre les prédicateurs non catholiques du val Luserne ou de tout autre lieu, sous peine de cent écus d’or d’amende, pour une première fois, et des galères perpétuelles pour la seconde. La moitié de l’amende était promise au dénonciateur. Bientôt après suivirent de nouvelles ordonnances plus sévères les unes que les autres, et entre autres, celle d’assister à la messe sous peine du bûcher. L’exécution des édits fut confiée à un prince du sang, Philippe de Savoie, comte de Raconis, cousin du duc, et à George Coste, comte de la Trinité. On leur adjoignit pour la procédure Thomas Jacomel, inquisiteur général, homme cruel et dissolu, le conseiller Corbis, en qui la violence n’avait pas éteint la sensibilité, comme il le prouva en résignant ses pouvoirs après avoir assisté à quelques scènes de barbarie, et le prévôt général de justice. (Voir Léger,… IIme part., p. 34. — Gilles,… chap. XI, p. 72, 73. Voir le même auteur pour tout ce qui suit.)
C’est à Carignan qu’on commença à appliquer l’ordonnance de persécution ; et d’abord sur un étranger, pour épouvanter les nombreux réformés que comptait cette ville opulente. Mathurin (1), c’était son nom, après avoir confessé sa croyance, devait, aux termes de l’édit, être brûlé, si dans trois jours il ne se rétractait pas et ne consentait pas à aller à la messe. Jeanne, sa fidèle femme, obtint de le voir, voulant, disait-elle, lui parler pour son bien. A peine introduite dans son cachot, semblable à la courageuse mère des Machabées, elle exhorta son mari en présence des commissaires à persévérer dans la profession de sa foi pour le salut de sort âme, à ne s’inquiéter d’aucune chose de ce monde, non pas même de son supplice qui serait de peu de durée, ni de la laisser veuve et délaissée ; car elle était résolue de l’accompagner à la mort, si telle était la volonté de Dieu. Les menaces des commissaires ne purent l’ébranler ni elle ni son mari. Elle obtint même par ses sollicitations de subir sa peine le même jour et sur le même bûcher que son époux.
(1) – Il est appelé Marcellin, dans une lettre écrite à un seigneur de Genève, par Scipion Lentulus , pasteur aux Vallées a cette époque. (Léger,… IIme part., p. 34.)
Les fidèles de Carignan et d’une infinité d’autres lieux, persécutés à outrance, s’enfuirent à Turin, alors terre de France, ou ailleurs. Leurs biens furent confisqués, mais ils sauvèrent leur vie, du moins pour le moment. Il est triste d’ajouter, mais la vérité l’exige, que plusieurs abjurèrent par crainte de la mort et pour conserver leur fortune à leurs enfants.
Les exécuteurs des vengeances romaines saccagèrent, dans le voisinage de Suse, les contrées de Méane et Mattis, peuplées de Vaudois, en condamnèrent les habitants aux galères, ou à d’autres peines, et en brûlèrent lentement, à petit feu, le digne ministre. La vallée de Barcelonnette, et d’autres, nouvellement soumises au duc, éprouvèrent de semblables traitements.
Insensiblement la persécution qui venait de sévir tout autour des Vallées, s’approchait de cette antique forteresse de la vérité évangélique. Le récit des dévastations, des confiscations, des arrestations, des sentences infamantes, des supplices et des abjurations, parvenait de toutes parts à ces hommes voués aux mêmes maux. Dans des conjonctures si critiques, les pasteurs et les principaux des Vallées se réunirent pour aviser aux moyens d’écarter le danger, s’il était possible. On implora, par d’ardentes et d’humbles prières, les directions de l’Esprit de Dieu et les effets de sa grâce toute-puissante. Puis l’on décida d’écrire au duc, à la duchesse et au conseil pour leur exposer l’état des affaires, ainsi que la justice de leur cause, et pour implorer la clémence d’un souverain qu’ils n’avaient jamais eu le dessein d’offenser.
Dans la lettre à leur prince, ils réclament de sa justice le droit reconnu à tout accusé, même à tout coupable, savoir celui d’être entendu avant que d’être condamné. Ils protestent ensuite solennellement de leur attachement à la vraie foi et à la religion pure et sans tache du Seigneur Jésus-Christ. Ils déclarent que la doctrine qu’ils suivent est celle des prophètes, des apôtres, du concile de Nicée et d’Athanase, qu’ils acceptent volontiers les décisions des quatre principaux conciles et les écrits des anciens pères de l’Eglise, dans tout ce en quoi ils ne s’éloignent point de l’analogie de la foi. Ils assurent qu’ils rendent de bon cœur l’obéissance due à leurs supérieurs et qu’ils cherchent la paix avec leurs voisins. Que, quant à leurs opinions, ils ne refusent pas de se laisser éclairer ; que, loin de s’opposer à un concile libre, dans lequel toute question serait débattue et résolue par la Parole de Dieu, ils le désirent de tout leur cœur et qu’ils prient Dieu de disposer les princes à en accorder un. Ils supplient ensuite leur souverain de bien considérer que la religion qu’ils suivent n’est pas nouvelle comme quelques-uns voudraient le faire croire ; mais que c’est la religion de leurs pères, de leurs aïeux, des aïeux de leurs aïeux, et de leurs prédécesseurs les saints martyrs, les confesseurs, les prophètes et les apôtres. Ils font ensuite mention de leur confession de foi, disant qu’ils l’avaient proposée à l’examen des docteurs de toute université du monde chrétien, avec promesse de se départir de toute erreur qui s’y trouverait, si elle était démontrée par la Parole de Dieu ; mais qu’on ne leur en avait signalé aucune. En conséquence, ils demandent d’être tolérés. « Au nom du Seigneur Jésus, écrivent-ils, nous requérons que si, en nous, en notre religion, se trouve quelque erreur ou faute, elle nous soit démontrée ; mais si nous avons la vérité pure et irrépréhensible, qu’elle nous soit laissée pure et entière. C’est chose certaine, sérénissime prince, que la Parole de Dieu ne périra point, mais durera éternellement. Si donc notre religion est la pure Parole de Dieu, comme nous en sommes persuadés, et non une invention humaine, il n’y aura aucune force humaine qui la puisse abolir. C’est ce que Gamaliel a dit pour la défense des apôtres, et chacun en reconnaît la vérité : Ne poursuivez plus ces gens-là, disait-il, mais laissez-les en repos ; car, si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même ; mais s’il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire, et prenez garde qu’il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. » (Actes des Apôtres 5.38 et 39.)
Les courageux Vaudois rappelaient ensuite à leur prince, que l’on avait en vain essayé autrefois de détruire, par la persécution, la religion de leurs ancêtres ; et ils le conjuraient de ne pas se joindre à ceux qui s’étaient souillés de sang innocent. Ils lui promettaient une entière fidélité et une parfaite soumission en tout ce qui ne porterait pas atteinte à leur foi, voulant rendre à César ce qui est à César, comme à Dieu ce qui est à Dieu. « Et nous prierons de tout notre cœur, ajoutaient-ils, notre Dieu tout bon et tout puissant qu’il lui plaise de conserver votre Altesse en toute prospérité. » La lettre était signée au nom des habitants des vallées de Luserne, Angrogne, Pérouse, Saint-Martin et d’autres innombrables habitants du pays de Piémont.
La lettre adressée à la duchesse était dans un style différent : elle ne renfermait pas d’apologie. On lui témoignait une grande confiance. On lui parlait comme à une protectrice et à une amie. On lui exposait les maux qu’avaient déjà soufferts les disciples de la Parole de Dieu, à Carignan et autres lieux, et les menaces terribles qu’on faisait à tous ceux qui ne consentiraient pas à se rendre à la messe. Enfin, en se recommandant à sa bienveillante et puissante intervention auprès du prince, son époux, on lui rappelait les exemples d’Esther et d’autres femmes pieuses, ainsi que ceux de fidèles qui avaient sauvé les enfants de Dieu persécutés.
La lettre adressée au conseil de son altesse reproduisait les considérations et les prières contenues dans la lettre du duc, avec des développements nouveaux. Elle insistait sur l’obligation imposée aux magistrats chrétiens d’empêcher l’effusion du sang innocent, et sur le compte qu’ils auraient à rendre de leur gestion à Dieu. Elle les invitait à se souvenir de ce que Dieu avait dit et fait pour le sang d’un seul Abel, et à penser à ce qu’il ferait pour le sang d’un si grand nombre de fidèles qu’on persécutait à mort. Ils réclamaient enfin, pour eux chrétiens, isolés dans leurs montagnes, la même tolérance qu’on accordait aux Juifs et aux Sarrasins, au milieu des meilleures villes du Piémont.
Les Vaudois ajoutèrent à cette lettre une apologie ou défense de leur religion, ainsi que de leur conduite présente et passée. Ils y réfutaient victorieusement d’injustes accusations et quelques calomnies. Ils envoyèrent aussi leur confession de foi.
Ce ne fut pas une petite difficulté pour ces hommes voués au mépris, frappés de réprobation, abandonnés d’avance aux exécuteurs de la justice, que de faire parvenir, d’une manière sûre, leur justification et leurs requêtes entre les mains de leur prince et de leur princesse circonvenus. De deux de leurs amis qui s’étaient rendus à Nice à cet effet, l’un, le sire de Castillon, se laissa effrayer par la perspective des affronts et des insultes à endurer. Mais l’autre, Gilles de Briquéras, bien venu auprès du comte de Raconis, ne repartit de la résidence qu’après avoir pu faire parvenir toutes les pièces à la duchesse et obtenu d’elle de les présenter elle-même au duc. Les Vaudois s’étaient aussi recommandés à l’intercession et aux bons offices d’un de leurs seigneurs, le comte Charles de Luserne, seigneur d’Angrogne.
Mais pendant que les députés des Vaudois se rendaient à Nice, puis durant les trois mois qui s’écoulèrent avant que Gilles eut remis les lettres à Marguerite de France, l’état des choses déjà si menaçant empira, et la haine intéressée se fit jour contre les amis de la Bible par des violences. Ce turent d’abord des seigneurs de la contrée qui se firent les agents de la persécution et qui rivalisèrent de barbarie avec l’inquisiteur et ses suppôts. Tandis que le dominicain Jacomel et le conseiller Corbis, établis à Pignerol, signifiaient par lettres aux Vaudois qu’ils eussent à se soumettre à l’Eglise de Rome et à aller à la messe, et que le comte de Raconis entrait en pourparler à Saint-Jean, en avril 1560, avec les syndics et les ministres, sans autre résultat qu’un échange de paroles, divers seigneurs maltraitaient leurs vassaux et leurs voisins de la religion. Dans la vallée de Luserne, on se plaignait surtout du comte Guillaume qui, avec quelques amis et à la tête de ses serviteurs, arrêtait et dénonçait les Vaudois, surtout ceux de Bubbiana, Campillon et Fenil, qui se rendaient au prêche. Il faisait de cette manœuvre une spéculation, revendiquant pour sa peine la moitié de l’amende de cent écus d’or, infligée par l’édit à chaque délinquant convaincu de faute pour la première fois.
Dans la vallée de Saint-Martin, deux frères, Charles et Boniface Truchet (2), tourmentaient sans relâche les Vaudois de leur seigneurie de Rioclaret. C’était la haine de la religion évangélique qui les animait. Déjà, durant la domination française, ils avaient fait tout ce qui dépendait d’eux pour empêcher que les services religieux se fissent publiquement. C’étaient eux qui avaient arrêté et livré à l’inquisition le libraire Hector brûlé à Turin. Dernièrement encore, ils avaient, à deux fois, cherché à s’emparer du pasteur. Une première fois, ils l’avaient laissé comme mort entre les bras de ses fidèles paroissiens qui le leur disputèrent ; et une seconde fois, ils l’eussent arrêté dans le temple même, ayant déjà mis la main sur lui, sans la résistance opiniâtre de l’assemblée. L’édit de persécution avait été sollicité par eux. Ils avaient même obtenu permission de lever cent hommes, et de les employer à la soumission des hérétiques.
(2) – On prononce Truquet.
Or donc, au mois d’avril 1560, ils assaillirent à l’improviste les hameaux de la commune de Rioclaret, épars sur le penchant des monts, ravageant et tuant. Le jour paraissait à peine ; les habitants épouvantés se précipitent hors de leurs maisons, la plupart sans vêtements, jetant des cris d’alarme pour avertir leurs frères, et vont chercher un refuge sur les hauteurs encore couvertes de neige. Le ministre n’échappe qu’avec grande difficulté. Et tandis que la population, chassée à coups d’arquebuse, se consume par le froid et par la faim dans les retraites des bois et des rochers, leurs impies agresseurs se gorgent de biens dans les chaumières abandonnées. Un ministre de la vallée, de retour de Calabre depuis peu, apprenant ce malheur, veut aller consoler ses frères dans la détresse, mais il est reconnu, saisi et conduit à l’abbaye de Pignerol, où Jacomel et Corbis le condamnent au feu, ainsi qu’un autre homme de la vallée de Saint-Martin. Cependant les fugitifs virent poindre la délivrance au quatrième jour ; quatre cents de leurs coreligionnaires du val Cluson, soumis à la France, émus de compassion à la nouvelle de leur infortune, passèrent les monts et vinrent se jeter sur la troupe ennemie qu’ils dispersèrent. Les Truchets exaspérés s’en allèrent à Nice se plaindre au duc et réclamer secours. On leur promit tout. On leur accorda aussi de reconstruire le château du Perrier, détruit par les Français, vingt ans auparavant, et d’y tenir garnison. Des circonstances personnelles à ces seigneurs (3) arrêtèrent seules pour le moment l’explosion de leur colère. (Gilles,… chap. XIII, p. 88, etc.)
(3) – Ils furent capturés par des Turcs sur la mer de Nice, puis rançonnés.
Vers la fin du mois de juin, Philippe de Savoie, comte de Raconis, haut commissaire, vint pour la seconde fois dans la vallée de Luserne, accompagné du comte de la Trinité, son adjoint. Ayant assemblé les ministres et les syndics, ils leur apprirent que leurs écrits avaient été envoyés à Rome par le duc qui attendait la réponse du pape. Puis s’adressant aux chefs des communes, ils leur insinuèrent que la persécution cesserait aussitôt et que les prisonniers seraient remis en liberté, si les Eglises consentaient à écouter les prédicateurs que le duc leur enverrait, et s’ils retiraient à leurs pasteurs le droit de prêcher, pendant qu’on ferait l’épreuve du savoir faire des premiers. Les syndics répondirent sur-le-champ au premier point : que si les prédicateurs proposés annonçaient la pure Parole de Dieu, ils les écouteraient ; mais non dans le cas contraire. Quant au second point, ils demandèrent d’y réfléchir jusqu’au lendemain : leur réponse fut qu’ils ne pouvaient faire cesser leurs pasteurs aussi longtemps qu’ils n’auraient pas reconnu que les nouveaux prédicateurs étaient de vrais serviteurs de Dieu et des ministres du pur Evangile de vérité ; réponse aussi prudente que sage et digne de magistrats pieux. Ils refusèrent également de renvoyer ceux de leurs pasteurs qui étaient étrangers. Les commissaires du duc exigeant une réponse par écrit à leurs demandes, le conseil des communes s’assembla le 30 juin et la donna rédigée avec toute la fermeté désirable, unie aux formes et aux ménagements dans les expressions que requérait la dignité du prince à qui elle était faite. Le mécontentement des commissaires fut grand. Dans leur colère, ils firent une nouvelle publication des édits, et la persécution se ralluma plus violente que jamais.
Parmi les plus grands ennemis dont les Vaudois eussent à redouter la fureur, il ne faut point oublier les moines de l’abbaye de Pignerol. Non contents de vivre dans l’opulence, ils s’étaient accordé de tout temps la satisfaction, douce à leur cœur, de faire la chasse aux Vaudois. Le moment leur parut unique pour la faire en grand. C’est pourquoi ils prirent à leur solde une troupe considérable de méchantes gens qu’ils lançaient fréquemment sur les évangéliques de la vallée de Pérouse, et de Saint-Germain en particulier, village éloigné de Pignerol seulement d’une lieue et demie. Ils ne réussirent que trop bien dans l’une de leurs expéditions. Ayant gagné un homme bien connu du pasteur de ce dernier lieu, ils envoyèrent de grand matin, avant le jour, ce traître au presbytère requérir pour un cas pressant le ministère du fidèle pasteur, qui ne soupçonna le danger que lorsqu’il était trop tard, savoir quand il se vit entouré des sicaires de l’abbaye. Il tenta de s’échapper par la fuite, en même temps qu’il réveillait les villageois par ses cris. Hélas ! c’était trop tard ! Il fut atteint, blessé et emmené. Plusieurs de ses fidèles paroissiens le furent avec lui, ainsi que des femmes. Quelques-uns même furent massacrés, en voulant l’arracher des mains des soldats. Le pasteur fut, quelques jours plus tard, lié sur le bûcher. L’on contraignit même, par un raffinement nouveau de cruauté, et pour le divertissement des spectateurs, les pauvres femmes prisonnières à porter des fagots sur le feu qui consumait lentement leur conducteur spirituel. Nul ne saurait en renseigner aux prêtres de Rome.
La troupe soldée de l’abbaye de Pignerol (de l’Abbadie), forte d’environ trois cents hommes, fit de nouvelles expéditions contre Saint-Germain qu’ils dévastèrent. Ils se jetèrent aussi sur Villar de la Pérouse, qui en est proche, ainsi que sur les villages voisins, Prarustin et Saint-Barthélemi. Ils poussèrent même leurs courses jusqu’à Fenil, Campillon et autres lieux dans la plaine, au débouché du val Luserne. Le pillage était leur œuvre de prédilection. Les prisonniers qu’ils faisaient étaient pour la plupart envoyés aux galères. A leur approche tout fuyait. C’est à peine si les persécutés osaient faire leurs récoltes. La famine et l’angoisse étaient sur le penchant des montagnes vaudoises qui regarde Pignerol.
Cependant les sicaires des moines allaient à leur tour trouver à qui parler. Les habitants du val Luserne, émus de compassion de la calamité de leurs frères, songèrent d’abord à les protéger, au moyen d’un fort détachement d’hommes armés, qui feraient la garde pendant que les persécutés récolteraient leurs moissons et mettraient ordre à leurs affaires. Un plein succès couronna leur dévouement. Mais après leur départ, les courses des pillards recommencèrent, jusqu’à ce qu’un jour des gens d’Angrogne, qui moissonnaient leurs champs sur les hauteurs qui dominent Saint-Germain, ouïrent une fusillade et aperçurent une grosse troupe d’hommes armés se dirigeant sur le village situé à leurs pieds. Alors, au cri d’alarme de leurs frères, les Angrognins bien armés se précipitèrent dans la plaine, comme une avalanche qui renverse tout sur son passage. Divisés en deux bandes, tandis que l’une mettait les papistes en fuite, l’autre s’emparait à temps du pont sur le Cluson pour leur couper la retraite. Il ne restait plus à l’ennemi cerné, battu, qu’à abandonner ses morts et ses blessés et à se jeter dans la rivière. Heureusement pour lui que les eaux en étaient basses à cause de la sécheresse de l’été. Plusieurs y périrent toutefois, atteints par les balles qu’on tirait sur eux du rivage. Les Angrognins s’étant comptés, et se trouvant au nombre d’environ quatre cents, eurent un instant l’intention de se porter sur l’abbaye de Pignerol, pour y délivrer leurs frères prisonniers, ce qui eût été très-praticable, comme on le sut ensuite, les moines et leurs gens saisis de crainte ayant en hâte quitté leur couvent pour se réfugier en ville. Mais l’absence d’un chef expérimenté et la prudence les retinrent de s’aventurer au milieu des flots de leurs ennemis acharnés, qui déjà faisaient sonner le tocsin dans lotis leurs villages et aussi à Pignerol.
Les Vaudois de la vallée de Pérouse (rive gauche), soumis à la France, eurent aussi leurs tribulations à cette époque. Ils durent quelquefois, comme leurs voisins, recourir à la force pour se défendre. (V. Gilles,… p. 94 et 95.)
Cependant, le duc et son conseil s’étaient sérieusement occupés des demandes et des représentations que les pauvres Vaudois leur avaient adressées au printemps. Le duc se figurant que sa religion était la bonne et que son excellence pourrait être démontrée par des raisons suffisantes, comme aussi sans doute par l’Ecriture sainte à laquelle les Vaudois en appelaient toujours quand il s’agissait de défendre la leur, le duc inclinait pour accorder à ces derniers des conférences dans lesquelles des catholiques éminents par leur savoir démontreraient la vérité de la religion de Rome et l’erreur du culte vaudois (4). Cet avis avait été communique au pape, mais n’avait pas été goûté par lui. Le pontife avait répondu qu’il ne consentirait jamais qu’on mit en discussion les points de sa religion, que les constitutions de l’Eglise romaine devaient être admises absolument et sans contestation, ni exception, et qu’il ne restait qu’à procéder avec toute rigueur contre les récalcitrants ; qu’il consentait à envoyer un légat avec des théologiens pour instruire les repentants et pour absoudre du crime d’hérésie ceux qui abjureraient, mais qu’il n’attendait pas un grand résultat de ce moyen ; que le plus expédient serait de procéder contre eux par voie d’exécution, et même par la force des armes. Il offrait au duc son assistance au besoin.
(4) – Botta dit lui-même : « Il duca désideroso di non far sangue pensò d’instituire un colloquio, per cui sperava di potergli acquistare alla religione dei piu. » (Botta, Storia d’Italia,… t. II, p. 423.)
L’avis du pape fut admis en conseil. On ne le modifia que sur un point. On jugea convenable que le commissaire ecclésiastique cherchât à convaincre les Vaudois d’erreur et à les instruire avant de procéder avec la dernière rigueur. L’on choisit pour cette mission un homme de renom, parmi ses pareils, mais dont le mérite n’égalait pas la réputation, Antoine Poussevin, commandeur de Saint-Antoine de Fossan. Muni de pouvoirs fort étendus, il vint aux Vallées, s’attendant à un triomphe facile. Il prêcha avec fracas à Cavour, à Bubbiana et à Luserne, se vantant beaucoup et vomissant autant de menaces que d’invectives contre les évangéliques. A Saint-Jean, où il avait convoqué les syndics et les ministres de la vallée de Luserne, il crut convaincre les assistants par la Parole de Dieu, en leur démontrant qu’elle fait mention de la messe, dans le mot massah, qui signifie consacrer : il soutint que puisque l’Ecriture sainte contient le nom de massah, avec le sens de consacrer, la messe était donc enseignée dans l’Ecriture sainte. Les ministres qu’il croyait avoir écrasés et réduits au silence par cette argumentation n’eurent pas de peine à lui prouver que la citation n’était pas exacte ; qu’il n’était point parlé de la messe dans le texte sacré ; que le mot de massah n’avait point ce sens, et surtout que la Bible n’enseignait point les doctrines figurées ou énoncées dans la messe, la répétition du sacrifice de notre Seigneur, l’adoration de l’hostie, ni tant d’autres erreurs.
Poussevin, qui ne s’était pas attendu à trouver, dans ces ministres méprisés, des connaissances théologiques et bibliques qu’il ne possédait point, renonça brusquement à une discussion qu’il ne pouvait soutenir avec honneur, et emporté par la colère il se répandit en injures et en menaces. Les nobles et les officiers de justice qui l’accompagnaient étaient honteux de son ignorance ; ils étaient aussi profondément humiliés de l’infériorité marquée que cette discussion assignait à leur religion comme à ses prêtres.
Ceci s’était passé dans le courant de juillet et d’août.
Peu après, probablement au commencement de septembre, les Vaudois comprenant quels funestes effets allaient résulter pour eux du rapport que ferait à la cour l’infortuné Poussevin, profitèrent du retour du duc dans le nord du Piémont, pour lui écrire de nouvelles lettres et pour implorer sa justice et sa pitié. Ils s’adressèrent aussi à Rénée de France, veuve du duc de Ferrare, princesse éclairée et amie de la réforme, la suppliant d’intercéder en leur faveur, à son passage à la cour de Piémont ; mais l’irritation était trop grande en haut lieu. On estimait avoir jusque-là usé d’assez de ménagement envers d’opiniâtres religionnaires. On se crut en droit de les faire abjurer par la force.
Dès le mois d’octobre, le bruit se répandit dans les Vallées que le duc levait et rassemblait des troupes pour en exterminer les habitants. Les Piémontais qui avaient des relations avec les Vaudois pressaient leurs parents ou amis d’abjurer ou de fuir pendant qu’il en était temps encore. Ainsi, le comte Charles de Luserne chercha, par une manœuvre adroite, à entraîner ses vassaux d’Angrogne dans une criminelle défection, au renvoi de leurs pasteurs, à l’admission de prédicateurs nouveaux et à la célébration de la messe dans leur commune. Une convention était même déjà signée, quand, le peuple reconnut sa faute et désavoua tout ce qui avait été fait.
Il ne restait plus qu’à se préparer à l’orage qui s’amoncelait, qui grondait en approchant et qui allait fondre sur les Vallées. Les pasteurs et les principaux s’assemblèrent à plusieurs reprises et délibérèrent sur ce qu’il était opportun de faire pour éviter la ruine totale dont ils étaient menacés. Et premièrement, convaincus que Dieu seul pouvait les délivrer, qu’en sa miséricorde et en sa grâce était leur seul recours, ils décidèrent de ne donner la main à aucune mesure qui fût préjudiciable à son honneur ou opposée a sa Parole ; ils convinrent d’exhorter chacun à recourir sérieusement à Dieu avec une vraie foi et une repentance sincère, ainsi que par d’humbles et ardentes prières. Quant aux précautions à prendre, ils arrêtèrent que chaque famille rassemblerait ses provisions, vêtements et ustensiles et les transporterait, ainsi que les personnes faibles, dans les habitations les plus élevées au pied des cîmes et des rochers. Enfin, vers la fin d’octobre, à l’approche de l’armée papiste, on célébra un jeune public, et le dimanche suivant on prit la cène. Dans ce moment solennel, le peuple fut visiblement soutenu d’en-haut. On le voyait résigné aux épreuves dont il plaisait à Dieu de le visiter pour la sainte cause de son Evangile. Dans l’intérieur des chaumières et sur les sentiers des montagnes, dans leurs déménagements, on entendait ces martyrs de la vérité s’encourageant les uns les autres par des discours édifiants et par de saints cantiques.
Quant à la défense, il y eut diversité d’avis. Les uns demandaient qu’on ne fît usage des armes qu’à la dernière extrémité, lorsqu’on serait poursuivi dans les asiles reculés des montagnes. D’autres voulaient une résistance immédiate, alléguant que c’était le pape avec ses satellites plutôt que leur prince qui leur faisait la guerre, puisque, comme on l’affirmait, il entrait pour une grande part dans les frais de l’expédition (5) et que, quant au sang versé, s’il y en avait, le péché devait être imputé, non à ceux qui le répandraient en défendant leur vie, leurs familles et leur religion, mais à ceux qui les attaquaient injustement. Ne vouloir se défendre, disaient-ils, que lorsqu’on serait réduit au dernier asile des montagnes, quand l’ennemi aurait tout pillé et tout détruit dans les hameaux du bas, c’était se perdre sans ressource, puisqu’il ne resterait plus alors aucun moyen de subsister ; ils conjuraient donc de se défendre dès l’entrée des ennemis dans les Vallées, en se confiant en Dieu, le protecteur des opprimés. Cet avis prévalut, et l’on se prépara au combat.
(5) – Cinquante mille écus par mois et l’abandon de son revenu d’un an de tous les biens ecclésiastiques des états de son altesse. (Gilles,… chap. XVIII, p. 115.)
Le 1er novembre 1560, l’armée piémontaise, forte d’au moins quatre mille fantassins et de deux cents chevaux (6), composée en partie d’officiers et de soldats, qui avaient vieilli dans les guerres de leur souverain avec la France, et commandée par le comte de la Trinité, arriva à Bubbiana, terre vaudoise, et le lendemain déjà commença ses opérations dans la vallée de Luserne par une attaque contre les hauteurs d’Angrogne, les plus voisines de Saint-Jean. Les Vaudois n’avaient à opposer à ces troupes aguerries et disciplinées qu’un petit nombre d’hommes, mal armés, sans ordre ni connaissances militaires, n’ayant pour eux, avec le secours d’en-haut, que leur courage, la connaissance des lieux et l’habitude de la montagne. Car, quoique la population totale des Vallées Vaudoises montât déjà alors à dix-huit mille âmes (7), c’est un fait connu que leurs hommes armés ne dépassaient pas douze cents, et encore ils étaient disséminés à de grandes distances les uns des autres dans leurs trois vallées. A l’attaque des hauteurs d’Angrogne par un corps de douze cents Piémontais, l’on n’avait pu opposer en toute hâte que deux cents hommes. Ceux-ci cependant firent si bien leur devoir que l’ennemi battit en retraite, laissant plus de soixante morts, n’en ayant perdu eux-mêmes que trois (8). Le même jour l’armée occupa la Tour, petite ville en plaine, au cœur de la vallée de Luserne, et peuplée en majeure partie de catholiques. La Trinité en fit réparer le château, situé au nord sur une colline, au débouché de la vallée d’Angrogne et détruit par les Français durant leur occupation. Il y mit une forte garnison qui se distingua par ses cruautés. Il fit aussi occuper le château du Villar, dans la même vallée, celui de Pérouse dans celle de ce nom, et celui du Perrier dans celle de Saint-Martin. Le gros de l’armée était à la Tour, d’où elle pouvait se jeter au nord sur Angrogne, à l’occident sur Villar et Bobbi, et au midi sur Rora. A l’orient, Saint-Jean, Bubbiana, etc., étaient déjà occupés.
(6) – C’est le chiffre qu’en donne le pasteur de Saint-Jean, Scipion Lentulus, dans sa lettre à un seigneur de Genève. (Léger,… IIme part. p. 35.)
(7) – Voir la même lettre de Lentulus.
(8) – Selon la même lettre.
Le lundi, 4 novembre, la Trinité essaya encore ses forces par une expédition à la Combe, hameau populeux sur la hauteur qui domine le Villar, où les habitants de cette commune avaient retiré leurs familles et leurs biens meubles. Mais ses troupes durent battre en retraite avec perte, ainsi qu’au Taillaret, hameau montagneux au nord-ouest de la Tour. Dans ces combats, les Vaudois avaient fait preuve de capacité militaire, de courage et d’une résolution bien arrêtée de mourir plutôt que de livrer leurs familles à l’ennemi. Le général comprit qu’il avancerait peu, s’il n’appelait à son aide la ruse et la politique. Il avait découvert dans ces montagnards une si grande sincérité et bonhomie, unies à un désir ardent de paix, une ignorance si complète des intrigues, et une confiance si extraordinaire en la bonne foi d’autrui, qu’il vit immédiatement tout le parti qu’il pourrait en tirer. Après avoir employé adroitement Jacomel, l’inquisiteur, et surtout Gastaud, son secrétaire intime qui feignit d’aimer l’Evangile, le comte ne rougit pas de tromper les principaux d’Angrogne appelés auprès de lui, en leur citant de prétendus discours du duc et de la duchesse des plus flatteurs pour eux, mais aussi des plus propres à les endormir, leur laissant entrevoir qu’au moyen de certaines complaisances tout pourrait s’arranger amicalement. Il réussit ainsi à leur faire déposer dans la maison d’un de leurs syndics quelques-unes de leurs armes dont il s’empara, à laisser célébrer, soi-disant pour la forme, une messe dans le temple de Saint-Laurent à Angrogne, et à se faire conduire, lui général ennemi, au Pradutour, forteresse naturelle, refuge ordinaire en temps de persécution. Certainement les gens d’Angrogne poussèrent un peu loin la confiance ou la simplicité. Enfin, pour couronner l’œuvre, il les engagea et après eux les autres communes, malgré l’opposition de quelques hommes clairvoyants et de la plus grande partie des ministres (9), à envoyer les principaux de leurs vallées en députation au duc, résidant alors à Verceil (Turin étant toujours au pouvoir des Français), pour obtenir la paix.
(9) – Voir la lettre de Lentulus déjà citée.
Par cet artifice, le comte de la Trinité atteignit plus d’un but. Il endormait la vigilance de ces pauvres gens ; il amollissait leur résolution par l’espérance de la paix ; il les privait de leurs meilleurs conseillers et les empêchait de rien faire contre lui, de crainte de compromettre la négociation et même la vie de leurs chefs, actuellement entre les mains des papistes. D’un autre côté, par ces mesures, le comte ne s’était imposé aucune gêne à lui-même et restait libre de ses mouvements comme on put le remarquer bientôt.
A peine les députés étaient-ils partis pour Verceil que le comte recommença de molester les gens du Taillaret, hameau considérable de la commune de la Tour, situé au nord-ouest, au pied du majestueux Vandalin. Cette localité est d’une certaine importance en temps de guerre, étant à la jonction des chemins de montagne qui mettent en communication les hameaux supérieurs du Villar avec le bourg de la Tour, comme aussi ces mêmes hameaux et bourg avec le vallon du Pradutour de la vallée d’Angrogne. Se plaignant de manque d’égards pour lui et de menaces faites à ses gens (c’était le loup se disant offensé par l’agneau), il exigea d’abord qu’on s’humiliât devant lui, puis qu’on lui remit toutes les armes, puis il saccagea les habitations, sans doute pour qu’elles fussent abandonnées et que le chemin des monts lui restât ouvert. Il fit aussi des prisonniers en grand nombre. Il se conduisit de la même manière dans les hameaux du Villar. L’oppression devint telle qu’à la Tour, sous les yeux du général, nul, ni rien n’était en sûreté, et que les évangéliques du bourg cherchaient à se mettre à couvert, eux, leurs femmes et leurs filles, avec ce qu’ils pouvaient emporter, dans les antres des rochers, quoique ce fût en hiver. D’autres plus heureux trouvèrent un asile dans les communes voisines. Les soldats les suivaient à la piste. Citons un fait. Ils trouvèrent dans une caverne un vieillard de cent trois ans et sa petite-fille qui le soignait. Après avoir tué l’homme vénérable, ils allaient outrager la fille, quand elle s’élança en bas les rochers, préférant la mort à la honte.
La Trinité imposa aussi à la vallée une contribution forcée de seize mille écus. Il exigea ensuite le renvoi des ministres ; au moins, disait-il, jusqu’au retour des députés. On dut, ou plutôt, on crut devoir y consentir. Il espérait pouvoir s’assurer de leurs personnes à leur départ ; mais les Vaudois prirent de telles précautions, qu’ils les conduisirent en sûreté, bien qu’au travers des neiges et par les hauts passages de Giulian, puis du val Saint-Martin, chez leurs frères de Pragela sur terre de France. Etienne Noël, pasteur d’Angrogne, seul avait été excepté, comme par une faveur du comte qui paraissait avoir pour lui une grande estime. Mais on vit bientôt que c’était dans l’espérance de l’enlever plus sûrement. Le coup manqua heureusement, grâce à l’attachement des paroissiens de Noël, qui le protégèrent contre les soldats envoyés pour le saisir et qui le conduisirent hors de leur atteinte.
Enfin, le comte de la Trinité, après avoir détruit tout le vin et toutes les récoltes qu’il ne put emporter, et après avoir brisé tous les moulins qu’il lui fut possible, conduisit son armée en quartier d’hiver dans la plaine, laissant toutefois de fortes garnisons dans les forts et châteaux de la Tour, du Villar, de la Pérouse et du Perrier.
Pendant l’absence du chef, ces garnisons commirent toutes sortes de cruautés et d’infamies. Mais il est plus honorable de les taire que de les raconter.
L’on attendait aux Vallées avec une grande impatience les députés envoyés à Verceil pour obtenir une capitulation honorable. L’on annonça, enfin, leur retour dans leurs montagnes chéries, au sein de leurs familles et de leurs frères persécutés. Mais, à leur air souffrant, à leur regard abattu, on vit, avant même qu’ils ne parlassent, qu’ils n’apportaient aucune bonne nouvelle ; qu’ils avaient été cruellement trompés, qu’ils étaient honteux tout à la fois d’eux-mêmes et du rôle qu’on leur avait fait jouer. Gastaud, le secrétaire du comte, racontèrent-ils, les avait effrayés, et leur avait fait présenter au duc une lettre toute différente de celle que leurs frères des Vallées les avaient chargés de remettre. Ils avaient dû demander pardon à son altesse et ensuite au légat du pape. Durant les six semaines de leur séjour à Verceil, ils avaient été continuellement harcelés par les moines. On les avait accablés d’injures et de menaces, au point qu’ils s’étaient vus contraints de promettre d’aller à la messe. Ils apportaient l’ordre formel aux communes vaudoises de recevoir des prêtres, de fournir à leur entretien et de consentir au culte romain, à l’introduction de la messe, par conséquent, sous peine d’une extermination générale.
Que faire ? la situation avait empiré. Il ne restait de choix qu’entre l’apostasie avec la paix, mais au prix du salut de leur âme, et de la fidélité à Dieu, à sa Parole, à l’Eglise des apôtres avec une perspective de maux affreux et immédiats, mais avec l’approbation de la conscience et l’espérance de la couronne de vie dans le ciel auprès du Seigneur. Placé entre ces deux alternatives, le peuple choisit la bonne part. Aux avantages de ce monde, il préféra la vie éternelle. Il rejeta les conditions honteuses qu’on lui faisait au nom du prince. Il rappela ses pasteurs et rendit au service divin sa publicité et sa forme usitée. Là où l’on avait souffert l’introduction de quelques images dans le temple, à Bobbi, par exemple, on les en arracha avec indignation. Partout se manifesta hautement l’intention généreuse de tout souffrir, jusqu’à l’incendie, la fuite et la mort, plutôt que de renier la foi de leurs pères.
Les pasteurs reçurent aussi, dans ces circonstances critiques, des lettres pleines d’affection et de sympathie chrétienne de leurs frères de l’étranger. La certitude du vif intérêt qu’on leur portait, la connaissance des prières qu’on faisait en divers lieux en leur faveur, les conseils de la charité la plus pure et les encouragements à ne regarder et à ne s’attendre qu’à Dieu pour leur délivrance : tous ces témoignages leur firent du bien, ils se sentirent moins seuls dans la lutte.
L’attachement sincère que leurs voisins et coreligionnaires du val Cluson ou Pragela (10) leur avaient toujours montré dans les jours de joie, comme dans ceux de deuil et de persécution, notamment dans les derniers événements, fit songer à renouveler l’ancienne union. Des députés des trois vallées passèrent les monts couverts de neige et vinrent proposer l’alliance aux communautés val-clusonnes, que leur souverain François II, roi de France, avait donné ordre de persécuter aussi. Acceptée sans hésitation, elle fut aussitôt jurée. On convint de se secourir mutuellement de toutes les forces disponibles, toutes les fois que leur ancienne Eglise apostolique serait persécutée. On réserva cependant la fidélité, que les contractants devaient à leurs souverains respectifs (11). Les envoyés des vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin reçurent le serment de leurs frères du Dauphiné qui, à leur tour, envoyèrent des députés recevoir le serment de leurs alliés. Ils arrivèrent par le Giulian à Bobbi, où l’union fut jurée par l’assemblée unanime de tous les pères de famille. Ils purent même voir, le lendemain, le premier acte agressif de ces hommes paisibles, qui dans l’espérance de la paix s’étaient jusque-là bornés à la plus stricte défensive. Tout le peuple des hameaux occidentaux de la vallée de Luserne vint se ruer, semblable à un torrent de leurs montagnes, sur la forteresse du Villar, réclamant la mise en liberté de leurs parents prisonniers dans ses cachots. Les gentilshommes de la contrée enfermés dans le château, firent avec la garnison une vigoureuse défense. Les Vaudois manquaient de canon et de machines de siège. Une partie d’entre eux devait surveiller la route de la Tour, car ils y livrèrent, en quatre jours, trois combats aux troupes que le commandant du château de ce dernier lieu envoyait au secours de ses compagnons d’armes. Cependant les assiégés mal approvisionnés, et surtout manquant d’eau, durent capituler au dixième jour. Ils rendirent le fort qui fut aussitôt démoli, et s’estimèrent heureux d’être reconduits à leurs avant-postes, la vie sauve.
(10) – Vallée au nord des trois vallées vaudoises du Piémont : le val Cluson est la continuation de la vallée de Pérouse. — V. la carte.
(11) – Quoique le val Cluson soit sur le versant oriental des Alpes, enclavé dans les possessions piémontaises de la maison de Savoie, il avait fait partie du Dauphiné anciennement, et appartenait encore maintenant à la France.
Dans l’intervalle, les députés de toutes les communes s’étaient réunis et avaient ratifié et juré l’union, se promettant secours mutuel et s’engageant à ne rien conclure les uns sans les autres. Entre les mesures de détail qu’ils prirent, on ne peut omettre la levée d’une troupe d’élite de cent arquebusiers constamment de service, destinée à se porter en hâte sur les points menacés, et appelée à cause de cela la compagnie volante. Et, chose digne de remarque aussi bien que d’une juste louange, deux pasteurs furent désignés pour l’accompagner à tour, dans toutes ses expéditions, pour lui rappeler les devoirs du chrétien, s’opposer à tout excès, et célébrer régulièrement avec elle un service religieux.
Il était bien temps de se préparer au combat ; car le comte de la Trinité, ayant appris le siège du fort du Villar, s’était hâté de rassembler ses troupes disséminées en quartier d’hiver dans la plaine et de les jeter dans la vallée de Luserne. Il est vrai que, arrivé, le 2 février 1561, un jour après la reddition du fort, il renonça pour le moment à ses vengeances sur le fond de la vallée ; mais après avoir encore essayé, quoique inutilement, de diviser ses adversaires en faisant aux Angrognins des offres et des promesses, il reprit ses préparatifs contre la citadelle de ces montagnes, nous voulons dire contre la partie supérieure du vallon d’Angrogne, nommé le Pradutour. Cet endroit, célèbre dans l’histoire des Vallées (12), a la forme d’un immense entonnoir, dont les bords ont une hauteur diverse, et qui est déchiré sur l’un de ses côtés. Il est entouré, an nord, des hautes cîmes rocheuses de l’Infernet et de Soiran qui le séparent du val Saint-Martin ; à l’occident, par la ceinture infranchissable des monts neigeux du Rous et des pics dentelés, rivaux du Vandalin, qui enveloppent un vallon alpestre, la Sellaveilla avec ses chalets d’été ; au midi, par les flancs échancrés du superbe Vandalin, qui s’abaisse en pentes rapides sur le large plateau de Costa-Roussina, d’où l’on descend au sud vers le Taillaret et dans la plaine de la Tour ; enfin, à l’orient, par des pâturages plus on moins inclinés et par le massif de rochers, nommé la Rocciailla, qui, quoique inférieur en hauteur aux orgueilleux pics du voisinage, forme cependant une barrière infranchissable entre le pied du mont Cervin au nord, et le torrent de l’Angrogne au midi. Entre ces monts imposants et la Rocciailla, s’étendait au bord d’une eau pure et mugissante une prairie, le Pra ou Prédutour avec sa bourgade, et de tous côtés, sur les pentes, de petits domaines avec leurs édifices rustiques entourés d’arbres fruitiers. Ce quartier fort peuplé en été l’est beaucoup moins en hiver ; mais il n’avait pas cessé de l’être dans les mois rigoureux de la fin de 1560 et du commencement de 1561. La rentrée dit comte de la Trinité dans les Vallées avait fait refluer aussitôt les Angrognins dans leur asile. Un moulin y existait déjà pour les besoins de la localité ; on en construisit un second par prudence. (Gilles,… chap. XXIII, p. 142.)
(12) – Voir chap. XVI.
L’ennemi, comprenant fort bien que l’asile du Pradutour était le cœur des Vallées et qu’on ne les blesserait à mort qu’autant qu’on s’en rendrait maître, dirigea tous ses efforts de ce côté. Après deux attaques successives de la partie inférieure d’Angrogne, une première infructueuse, par les Sonnagliettes ou Roccamanéot, et une seconde, opérée de divers côtés à la fois avec de grandes forces et un plein succès, quoique chèrement payé, le comte de la Trinité en était resté maître jusqu’à la Rocciailla et à la Cassa. Puis, après avoir porté l’incendie dans tous les hameaux, sans pouvoir toutefois consumer les deux temples, il assaillit le Pradutour, le 14 février, par trois points différents ; savoir, par son entrée naturelle, au sud-est, le long du torrent et au pied de la Rocciailla, par les hauteurs qui le séparent au nord-est du vallon de Pramol, et au nord, par celles de la vallée de Saint-Martin. L’attaque par la route ordinaire, au sud-est, s’annonça par l’incendie. A la vue des flammes, consumant les hameaux abandonnés, les réfugiés pouvaient croire que l’armée approchait ; ils se seraient peut-être jetés en masse dans cette direction, si l’on n’avait soupçonné une feinte et réfléchi qu’en tous cas quelques hommes suffiraient pour défendre un si étroit passage. L’on ne s’était pas trompé. De ce côté, l’attaque n’était que simulée. Six arquebusiers arrêtèrent et mirent en fuite ce qui se présenta. Un corps de troupe, qui se montra tout-à-coup sur le plateau de la Vachère an nord-est de la Rocciailla, venant de Pramol (13), où il avait passé la nuit, éprouva le même sort. Mais, tandis que nos pâtres aguerris les poursuivaient, l’on aperçut du quartier du Pradutour, sur les pentes des hautes montagnes qui le séparent au nord du val Saint-Martin, une masse considérable de soldats qui descendaient en toute hâte. Un cri d’effroi est jeté. La foule sans défense adresse une prière fervente à Dieu (14), et tandis que quelques-uns courent avertir leur force principale, occupée à la poursuite des fuyards du côté de la Vachère, vingt-cinq à trente hommes seulement montent à la rencontre de l’ennemi. Bientôt rejoints par leurs frères victorieux et par la compagnie volante, en face des papistes, ils se jettent à genoux, priant Dieu de les secourir, et tombent avec tant d’impétuosité sur leurs adversaires, qu’ils les culbutent, les épouvantent et les chassent devant eux. Deux fois, les malheureux soldats, fatigués par une marche inaccoutumée et forcée sur le gazon glissant ou sur les pierres roulantes de la montagne, se retournent, préférant se battre plutôt que de gravir ces mêmes pentes sans fin qu’ils ont descendues, et deux fois effrayés de la force et du courage croissant des Vaudois, ils reprennent la fuite en se dispersant. Le montagnard au jarret vigoureux et exercé les atteint bientôt et les immole. Le carnage fut grand, mais il l’aurait été bien davantage, si le ministre de la compagnie volante ne l’eut fait cesser partout où il put se porter et faire entendre sa voix.
(13) – En faisant ce détour par Saint-Germain et Pramol, l’ennemi avait tourné le passage dangereux de la Cassa, un peu à l’est, traînée de débris de rochers roulés et épars.
(14) – Voir la lettre de Lentulus déjà citée.
Ce combat coûta la vie à deux des principaux chefs de l’armée du comte. L’un, Charles Truchet, seigneur de Rioclaret, qui avait persécuté ses propres vassaux, comme nous l’avons vu, et qui était l’un des promoteurs de cette guerre, terrassé d’abord par une pierre lancée avec la fronde et abandonné des siens, eut la tête coupée par sa propre épée, dont son vainqueur le frappa. Son général et l’armée le regrettèrent, car il était vaillant et expérimenté. L’autre chef, Louis de Monteil, qui s’était enfui l’un des premiers, avait déjà passé la crête des monts quand un jeune homme de dix-huit ans l’atteignit sur les neiges, refusa sa rançon et le tua.
Ainsi s’évanouirent pour les papistes les espérances de cette grande journée. Dieu avait accordé la victoire à ses enfants. Les pasteurs et tous ceux qui ne pouvaient combattre n’avaient cessé du matin jusqu’au soir d’invoquer son nom, comme Moïse, Hur et Aaron, lorsque Israël combattait Amalec. Le soir dans toutes les directions, l’air retentissait du chant des louanges du Dieu fort et de paroles d’actions de grâces. Cette victoire valut aux Vaudois un butin considérable d’armes, de vêtements et de provisions de guerre.
N’ayant pas réussi au Pradutour, la Trinité, qui avait déjà incendié la plupart des hameaux d’Angrogne, déchargea sa colère sur quelques communautés du val Luserne. Il surprit celle de Rora, composée de quatre-vingts familles, et située dans un vallon derrière la montagne qui s’élève de la rive droite du Pélice au midi de la Tour et du Villar, et qui, incliné vers l’orient, verse ses eaux dans la rivière qu’on vient de nommer à peu de distance du bourg de Luserne. Cependant, malgré les forces que le général y envoya, ce ne fut que le troisième jour qu’il se rendit maître du village. Mais, grâce au courage déterminé de ses hommes valides et surtout de la compagnie volante envoyée à leur secours, toutes les familles et même quelque peu de leurs biens purent être sauvés et conduits au travers des neiges par d’affreux sentiers au Villar où on les reçut avec la plus touchante hospitalité.
Le Villar avait aussi été désigné par le comte à ses chefs. Son armée s’ébranla de la Tour, divisée en trois corps, le gros de l’infanterie par le grand chemin, la cavalerie avec les pionniers et quelques troupes légères le long du Pélice dans la plaine ; la troisième colonne suivait de l’autre côté de la rivière le sentier qui traverse l’envers de la Tour pour arriver entre Bobbi et Villar. Les troupes du duc eurent l’avantage sur un terrain aussi découvert. Les Vaudois durent plier sur tous les points. Peut-être s’opiniâtrèrent-ils trop à défendre quelques positions avancées. Pendant ce temps, ils furent tournés et durent battre en retraite avec quelque perte, abandonnant le Villar pour se porter dans les vignes, à l’entrée de la Combe que l’ennemi ne put jamais forcer. Ils virent leur beau et grand village incendié sous leurs yeux, mais en s’estimant moins malheureux de ce désastre que si l’ennemi s’était établi et fortifié dans leurs demeures.
La Trinité poursuivit ses ravages dans le fond de la vallée, pillant, incendiant et tuant. Il essaya même d’attaquer avec des forces considérables les hameaux supérieurs de la commune du Villar ; mais il dut y renoncer et s’en retourner avec perte.
L’on était parvenu à la fin de février. Le comte voyant son armée fort affaiblie employa un mois à la renforcer. De nouvelles troupes arrivaient tous les jours au quartier général. Le duc de Savoie avait même obtenu du roi de France dix compagnies de fantassins et quelques autres troupes d’élite (15). Un corps d’Espagnols joignit aussi les drapeaux de la persécution. En sorte que, de quatre mille hommes, nombre auquel se montait d’abord l’armée de la Trinité, elle s’accrut jusqu’au chiffre d’environ sept mille. Elle comptait dans ses rangs la noblesse du pays. A la tête d’une aussi belle armée, le comte se crut assuré de réussir, et son premier effort se porta encore contre le cœur et le boulevard des Vallées, contre l’asile de tous les fugitifs, contre le célèbre Pradutour. Il l’attaqua, le 17 mars, à l’orient, par le chemin le long du torrent, au bas de la Rocciailla, par la croupe ou arête de la montagne, au nord-est de la même Rocciailla où les Vaudois avaient élevé sur toute la largeur un formidable rempart (16), et par un sentier intermédiaire, un peu au-dessous de ce dernier, sentier dangereux à travers les rochers, et qu’on n’avait pas songé, à cause de cela, à garnir de défenseurs. Peu s’en fallut que l’ennemi ne pénétrât par cet étroit passage, car toutes les forces des Vaudois étaient rassemblées aux places principales de défense ; heureusement, il fut aperçu à temps et repoussé. Battu à la fois sur les trois points d’attaque, le général ennemi vit tuer sous ses yeux ses meilleurs officiers et décimer ses troupes d’élite si belles et si renommées. Il renonça donc au dessein de continuer l’assaut les jours suivants, quoiqu’il eût fait les préparatifs pour cela, et se retira le soir même avec son armée harassée et ses blessés, laissant un grand nombre de morts au pied du rempart et sur tous les abords.
(15) – Voir Léger qui cite l’Histoire Universelle de d’Aubigni. (Léger,… IIme part., p. 36, 37. — Gilles, chap. XXV, p. 150.)
(16) – Il y avait sur ce point un rempart naturel, la Cassa, déjà mentionné ; un autre rempart élevé sur la Gavia qui domine, et un troisième à l’autre extrémité de la Vachère nommé les barricades.
Pendant que l’armée battue se retirait en grande hâte, les Vaudois auraient pu lui causer des pertes irréparables, en l’attaquant dans les défilés, au passage des torrents ou le long des précipices ; c’était aussi le désir d’un grand nombre. Mais les principaux chefs, et surtout les ministres, ne voulurent jamais y consentir, rappelant qu’on était convenu de n’employer les armes que pour défendre sa vie, et de n’en user qu’aussi longtemps qu’elle serait menacée, modération admirable, et d’autant plus exemplaire, que ceux qu’on épargnait étaient sans pitié.
Le succès de cette journée redonna du courage et de l’espérance aux Vaudois. Les ennemis, au contraire, en furent déconcertés et abattus. Dieu combat pour eux, s’écriaient-ils ; et ces paroles se répétaient dans tout le Piémont. Le comte parut même désirer la paix, et fit faire à ces paysans invincibles des propositions d’accommodement. Ils répondirent qu’ils souhaitaient aussi de voir la guerre faire place à une honorable paix, qui leur permît de servir Dieu avec une bonne conscience. Mais ils n’osèrent se fier à lui, ayant été déjà plus d’une fois la dupe de ses belles paroles, et ayant même expérimenté que c’était lorsqu’il parlait de paix qu’il méditait les coups les plus rudes. Ils se montrèrent plus confiants à l’égard de Philippe de Savoie, comte de Raconis, qui, quoique haut commissaire de la persécution, paraissait désapprouver cette guerre. Ils reçurent avec faveur son envoyé, ce même Gilles de Briquéras, qui était parvenu à remettre leurs doléances, réclamations et apologie à la princesse de Savoie, à Nice, l’année précédente. Mais le plus triste événement vint interrompre cette négociation. Gilles, quoiqu’il se fît tard, voulut se rendre le même soir au quartier de son seigneur. On lui donna une escorte ; mais l’ayant renvoyée trop tôt, il fut tué par deux hommes d’Angrogne qui le rencontrèrent. Les démarches qu’on fit aussitôt auprès du comte de Raconis, et la remise immédiate des coupables, lavèrent de tout soupçon l’autorité vaudoise. Mais la négociation fut interrompue pour le moment.
Pendant ces pourparlers, l’armée du comte était allée dans la vallée de Saint-Martin débloquer le château du Perrier, assiégé étroitement par les Vaudois du voisinage et par leurs voisins et alliés du val Cluson. A son approche les assiégeants se retirèrent avec leurs frères des villages inférieurs dans les hameaux du haut de la vallée, où ils se défendirent avec succès pendant un mois, après lequel ils eurent la joie de voir l’ennemi s’éloigner.
Les Vaudois retirés dans les localités les plus âpres et les plus sauvages, pressés, entassés dans un petit nombre de cabanes avec toutes leurs familles, voyaient diminuer rapidement leurs provisions, en même temps que grossir le nombre de leurs frères fugitifs, qui venaient réclamer d’eux un abri et du pain. On eût pu craindre que la disette ne se fît sentir et ne vînt, ajoutée à tant d’autres souffrances, affaiblir les corps et décourager les cœurs. Mais celui qui avait nourri Elie sur les bords du Kérith fournit aussi de vivres ses serviteurs réfugiés vers les sources des torrents de leurs montagnes, et il remplit à souhait de farine et d’huile les vases des veuves, des enfants et des pauvres, comme il l’avait fait autrefois à Sarepta pour la pieuse veuve.
Le printemps commençait à faire sentir, même sur les monts, sa douce chaleur. Mais, tandis que le souverain bienfaiteur et dispensateur de toutes choses allait rendre la vie à la création endormie et féconder la terre, le cruel comte de la Trinité ne songeait qu’à détruire de nobles créatures et à arroser le sol de leur sang. Il voulait à tout prix pénétrer dans l’asile du Pradutour pour y éteindre sa soif dans un bain de sang, semblable à un loup amaigri, qui, la gueule béante, la langue desséchée et pendante, rôde depuis bien des jours, la rage dans le cœur, autour d’une multitude de brebis et d’agneaux parqués dans une bergerie bien close, y cherchant quelque ouverture pour s’y introduire. Le comte espéra enfin l’avoir découverte. Il se proposa de surprendre le Pradutour par le Taillaret. On se souvient que le hameau de ce nom est situé au nord de la Tour, sur le versant méridional d’un plateau médiocrement élevé (au pied du flanc oriental du Vandalin), qui sépare la vallée de Luserne, et la commune de la Tour en particulier, du vallon supérieur d’Angrogne, ou Pradutour. Pour réussir, par ce côté-là, il était de toute nécessité d’arriver sans bruit, avec toute la colonne expéditionnaire, sur le plateau de Costa-Roussina avant que l’alarme eût pu être donnée ; sinon on s’exposait à être assailli et infailliblement repoussé d’en haut, en gravissant une pente de plus de deux lieues de longueur. La triste fin de Truchet et de sa division taillée en pièces dans une situation pareille, par un petit nombre de pâtres, était une leçon suffisante. Il fallait donc, si la chose était possible, endormir la vigilance des gens du Taillaret et de leurs voisins. Le comte, à qui les paroles trompeuses coûtaient peu, persuada à quelques particuliers influents du Taillaret, et en particulier au capitaine Michel Reymondet, de le venir trouver, leur ayant envoyé le sauf-conduit nécessaire. Il flatta leur vanité en leur disant que le duc les estimait et qu’il leur donnerait des preuves de son bon vouloir, s’ils posaient les armes et cessaient de lui montrer de la défiance et un esprit de révolte par les patrouilles incessantes qu’ils se permettaient de faire sans nécessité. Il les assura que, s’ils restaient en repos, il empêcherait ses soldats de leur causer le moindre déplaisir ; mais que, dans le cas contraire, il les châtierait avec la dernière rigueur.
La vanité de ces pauvres gens ainsi mise en jeu, ils promirent de rester en repos, et ils gardèrent leur parole, malgré les sérieux avertissements et les reproches du ministre de la compagnie volante, à qui ils rendirent compte de leur voyage. Le ministre, augurant ce qui allait arriver, fit réunir sa compagnie d’arquebusiers à la Combe du Villar, placer des sentinelles et envoya des messagers dans diverses directions annoncer une attaque prochaine.
En effet, à l’aube du jour, le petit corps d’élite, qui avait déjà rendu de si grands services à la cause vaudoise, fût averti par ses sentinelles avancées que les papistes montaient au Taillaret. Il se mit aussitôt en marche par un chemin affreux, le long des escarpements et des précipices, dans l’intention d’arriver au plus haut du Taillaret et au-dessus de l’ennemi, Cependant, celui-ci, en plusieurs bandes, surprenait toutes les bourgades de ce grand quartier. Un régiment d’Espagnols se fit remarquer par ses excès. Le crédule Reymondet échappa à peine avec sa femme qui était accouchée depuis peu et son petit enfant. Les troupes atteignirent le plateau. Les arquebusiers vaudois n’avaient pu arriver à temps. Du haut de la montagne, les ennemis virent devant eux, au nord, le grand et profond ovale du Pradutour. En moins d’une heure de descente, par les pentes de Barfé, ils en auraient atteint les habitations du côté du midi. Mais ils préférèrent suivre un sentier qui leur permît d’attaquer le Pradutour par le haut : c’est ce qui les perdit. Les Vaudois venaient d’achever la prière accoutumée du matin, quand, presqu’en même temps, leurs sentinelles avertirent de l’approche de l’ennemi sur trois points : par le plateau à leur midi dont il vient d’être fait mention, et à l’orient par les deux chemins au nord et au sud de la Rocciailla. Douze hommes seulement s’élancèrent tout d’abord au-devant de la colonne débouchant du plateau par l’étroit sentier, et ils suffirent pour l’arrêter.
Le voyageur, peu exercé aux courses de montagnes, ne marche qu’avec hésitation et tremblement sur le sentier à peine tracé qui coupe une pente rapide. Le pas de la plupart des soldats du duc n’était pas plus assuré ; aussi s’arrêtèrent-ils, quand ils virent leur étroit passage barré par six hommes résolus, et des pierres, des débris de rochers que les six autres détachaient des hauteurs du voisinage rouler sur eux et menacer de les entraîner d’un même bond dans le ravin. Mais le cœur leur manqua tout-à-fait à la vue des agiles et intrépides montagnards, accourant toujours plus nombreux au secours de leur avant-garde. Ils tournèrent le dos et s’enfuirent au plus vite sur le plateau ou était encore une partie de leur troupe. Sur ces entrefaites, la compagnie volante arriva par le flanc du Vandalin sur les hauteurs qui dominent le plateau, et s’abritant derrière de gros arbres, des rocs et de petits murs qui séparent les pâturages, fit un feu nourri et meurtrier. La colonne papiste, ramassée et à découvert, perdit beaucoup de monde, tandis que les tirailleurs des montagnes n’eurent que trois morts. Enfin, après avoir encore fait l’essai de reprendre l’offensive, elle battit en retraite, non par le Taillaret par lequel elle aurait été trop exposée, mais par le sommet de la montagne qui s’abaisse insensiblement, en contournant vers la Tour, et qui par son peu de largeur facilitait la défense.
Quant aux deux colonnes qui s’étaient avancées par Angrogne, comme elles devaient, non opérer seules, mais simplement appuyer l’attaque par le Taillaret, en faisant diversion, elles se retirèrent lorsqu’elles virent leurs frères d’armes en fuite sur la montagne voisine.
Telle fut l’issue du dernier combat livré aux Vaudois dans cette campagne. Le comte de la Trinité craignant peut-être, après tant de revers, de se voir attaqué dans ses quartiers de la Tour par les montagnards aguerris, détala le soir même et se retira à Cavour avec une partie de ses troupes. De là, il menaçait encore de tout ravager, d’aller couper les blés en herbe, les vignes et les arbres. Mais une dangereuse maladie qui l’atteignit, et le fit descendre jusqu’aux portes du tombeau, rendit impossibles ses sinistres projets. Pendant son inactivité forcée, les Vaudois renouèrent avec Philippe de Savoie, comte de Raconis, les relations interrompues par le meurtre de Gilles de Briquéras. Ce prince, qui dans l’acquit de sa charge de haut commissaire avait toujours fait preuve de modération, se montra favorable à la paix. Il consentit à transmettre à madame la duchesse les vœux et une requête de ses sujets persécutés, tendant à obtenir des conditions que leur conscience pût accepter. Ayant reçu les pouvoirs nécessaires pour traiter, le comte de Raconis déploya une bienveillance pleine de confiance, qui abrégea la négociation et, après un mois de pourparlers, amena un accord résolvant toutes les questions pendantes et signé par les deux parties.
Un pardon général y était accordé à tous ceux des Vallées et d’ailleurs, qui avaient pris les armes contre son altesse et contre leurs seigneurs particuliers, pour cause de religion.
La liberté de s’assembler dans les lieux accoutumés pour ouïr des prédications, et pour célébrer tous les actes de leur religion, était reconnue à la majeure partie des communautés des trois vallées (17), ainsi que celle de construire des édifices à cet usage. Mais le droit de prêcher et de se réunir était formellement refusé, en dehors des limites indiquées dans la capitulation. Toutefois les ministres étaient autorisés à faire des visites pastorales à ceux des leurs qui seraient domiciliés dans des lieux où il n’y avait pas d’exercice public de leur religion (18), pourvu que ces visites se fissent avec prudence et discrétion. Il était spécifié qu’on ne regarderait point comme une infraction au présent accord, ni comme une prédication prosélytique, les réponses qu’un Vaudois pourrait faire lorsqu’il serait interrogé touchant sa foi.
(17) – Les lieux où les Vaudois étaient autorisés à se réunir en assemblées religieuses sont les suivants : — dans la vallée de Luserne, Angrogne, Bobbi, le Villar (avec cette condition que, si le souverain établissait un fort en ce lieu, les réunions religieuses ne se feraient plus dans le bourg, mais dans un des hameaux ou autre lieu qui plairait aux habitants), Val-Guiebard, Rora ; — dans la communauté de la Tour, les hameaux du Taillaret et la Rua de Bonet (le bourg de la Tour était exclus) ; — dans la vallée de Saint-Martin, Praali, Rodoret, Macel, Maneille ; — dans la vallée de Pérouse, le Pevy (Peui), hameau de la paroisse de la Pérouse, le Grand-Dublon (hameau de la paroisse de Pinache), Saint-Germain (au quartier de Dormillouse), Rocheplatte (aux Gaudins). — Le droit de s’assembler dans des temples était donc refusé à ceux de Saint-Jean, du bourg de la Tour, de Bubbiana, etc., Rioclaret, etc.
(18) – La capitulation mentionne spécialement ceux de la commune de Méane, ainsi que ceux de Saint-Barthélemi voisins de Rocheplatte, comme autorisés à jouir de ce bénéfice.
Tous les fugitifs desdites Vallées et tous ceux qui auraient abjuré ou promis d’abjurer avant la guerre étaient admis à rentrer dans leurs maisons, avec leurs familles, ainsi que dans le libre exercice de leur religion. Leurs biens devaient leur être restitués, tous ceux du moins qui leur avaient été enlevés par le fait de cette guerre. La même promesse était faite à ceux de la vallée de Méane et à ceux de Saint-Barthélemi.
On assurait à tous la restitution, par voie de justice, de leurs meubles et de leur bétail (sauf ce qui aurait été enlevé par les soldats), ainsi que le rachat des objets vendus, au même prix que les acquéreurs les auraient payés. Le même droit était garanti aux catholiques contre les Vaudois.
On confirmait aux susdits Vaudois (19) toutes franchises et immunités, ainsi que tous privilèges, tant généraux que particuliers, concédés, soit par son altesse, soit par ses prédécesseurs, soit par des seigneurs, pourvu qu’ils ressortissent de documents publics.
(19) – Dans la capitulation aucun nom particulier, par exemple celui de Vaudois, n’est donné à ceux avec qui elle est faite. Ils n’y sont désignés que par ces mots : Ceux des Vallées.
Une bonne justice leur était promise.
Un rôle des fugitifs à réintégrer serait dressé et remis à son altesse.
Le duc se réservait de pouvoir construire un fort au Villar ; mais il donnait à la fois l’assurance de ne pas s’en servir au préjudice des biens et des consciences de ceux des Vallées.
Le duc exigeait aussi des susdits de renvoyer ceux de leurs pasteurs qu’il indiquerait ; mais en retour, il leur permettait de les remplacer auparavant. Il excluait toutefois de leur choix le pasteur Martin du Pragela.
Le droit de faire célébrer des messes et autres offices du culte romain dans toutes les paroisses des Vallées était réservé par son altesse. Mais elle reconnaissait à son tour à ceux de la religion opposée la liberté de ne pas y assister, en leur imposant toutefois l’obligation de laisser faire ceux qui voudraient y venir.
Remise était faite aux susdits de tous les frais de guerre, ainsi que des huit mille écus qu’ils redevaient à son altesse sur les seize mille qu’ils s’étaient engagés à payer.
Tous les prisonniers restés entre les mains des soldats seraient relâchés contre une rançon modérée ; tous ceux qui pour cause de religion auraient été envoyés aux galères seraient mis en liberté gratuitement.
Il était permis à tous ceux des vallées de Méane et autres lieux mentionnés dans la capitulation, les ministres exceptés, de s’arrêter, d’aller et de venir, d’acheter, de vendre et de trafiquer dans les états de son altesse, pourvu qu’ils eussent leur domicile dans l’intérieur de leurs limites (20), et qu’ils s’abstinssent dans leurs voyages de controverser, de prêcher et de faire des assemblées.
(20) – L’histoire de Pignerol mentionne, après cet article, un article supplémentaire qui ne se lit pas dans le texte donné par Léger ; il porte en substance : qu’un Vaudois pourra obtenir le domicile hors de ses limites, dans les états de son altesse, s’il y trouve de l’emploi, comme serviteur ou fermier, ou encore, s’il y acquiert des propriétés, pourvu qu’il ne fasse point d’assemblée, etc. Cet article, inconnu à Léger, et cité par un auteur catholique, n’est pas sans importance. (V. Storia di Pinerolo,… Torino, 1834, t. III, p. 54.)
Ce traité de paix fut signé, à Cavour, le 5 juin 1561, au nom du duc, par Philippe de Savoie, comte de Raconis, et au nom des communautés des Vallées, par deux pasteurs, François Val, ministre du Villar, Claude Berge, ministre du Taillaret, et par deux des principaux députés, George Monastier, syndic d’Angrogne, et Michel Reymondet, envoyé dit Taillaret (21). (V. Léger,… IIme part., p. 38. — Storia di Pinerolo,… Torino, 1834, t. III, p. 54.)
(21) – Les autres députés étaient Rambaud du Villar, Arduino de Bobbi, Jean Malanot de Saint-Jean, Pierre Pascal de la vallée de Saint-Martin, Thomas Roman de Saint-Germain pour la vallée de Pérouse.
Tel fut l’accommodement qui intervint, grâce au cœur noble et généreux du glorieux Emmanuel Philibert, secondé par sa royale épouse, Marguerite de France, par le loyal Philippe de Savoie, comte de Raconis, et assurément par la majorité d’un conseil, éclairé et juste. Que ce soit un accord, un traité ou une patente, peu importe ; l’essentiel est que le contrat ait eu son effet, selon l’engagement des parties signataires. Appeler faiblesse blâmable un tel acte de clémence, il est vrai, mais aussi de justice, comme l’a fait l’historien Botta, parce que le duc de Savoie a admis le concours de ses sujets vaudois pour régler et déterminer les points de cet accommodement, nous paraît une critique mal fondée autant qu’injuste. Car pourquoi un souverain n’admettrait-il pas ses peuples à exprimer leur adhésion à l’acte solennel qui règle leurs rapports avec lui, surtout lorsque, étant de religions différentes, il s’agit de régulariser un mode de vivre qui concilie ses droits avec l’acquit des devoirs qu’ils s’estiment obligés de rendre à Dieu. Loin d’être coupable de faiblesse, le prince qui condescend aux besoins religieux de ses sujets ne se montre que juste, et s’il consent à leur donner des garanties par un accord signé des deux parts, il fait preuve d’une haute sagesse, il se place au rang élevé et glorieux de père de son peuple. Certes, la maison de Savoie n’a pas à regretter la politique qu’elle a suivie. Si, pour condescendre aux exigences de Rome, elle a dû souvent persécuter ses sujets vaudois, en leur rendant ensuite sa bienveillance, elle a aussi tellement conquis leurs cœurs, que leur attachement, leur fidélité et leur dévouement pour elle ne se sont jamais démentis. (Storia d’Italia, da Carolo Botta,… t. II, p. 428, etc. ; Parigi, 1832.)
Botta remarque encore que, quoique le duc observât l’édit pendant quelques années, il ne voulut cependant jamais le ratifier, ni le faire enregistrer par le sénat et par la chambre des comptes, formalité indispensable pour qu’il acquît force dédit exécutoire. Mais cette argumentation est étrange. L’authenticité du traité ne saurait être niée (22), et son exécution, n’eût-elle été que momentanée, est également une preuve suffisante pour en constater la valeur. La suite de cette histoire démontrera, d’ailleurs, qu’il est devenu la base des relations ordinaires entre l’autorité civile et les Vallées. Il est triste de voir recourir à un tel subterfuge, lorsqu’il est si essentiel que la parole du prince soit entourée de respect et de confiance. Honneur à Emmanuel Philibert, qui, pendant toute sa vie, a été fidèle à l’accommodement qui avait été fait en son nom !
(22) – Léger donne dans son histoire des preuves irrécusables de la validité légale de ce document. (IIme part., p. 200, etc.)
Si les deux parties intéressées consentirent à la convention, y trouvant chacune leur avantage, une personne en éprouva un vif déplaisir ; ce fut le pape à qui le duc la communiqua. Le pontife de Rome s’en plaignit avec amertume. Il pensait que ce pernicieux exemple de tolérance pourrait trouver des imitateurs, et que, par leur lâche complaisance, l’hérésie s’implanterait à toujours dans tant de royaumes placés sous sa houlette. Les moines et les prêtres du Piémont se donnèrent beaucoup de mouvement, et, s’ils ne réussirent pas à faire rompre l’accord, ils en retardèrent ou entravèrent l’exécution, particulièrement en ce qui concernait la restitution des biens confisqués ou enlevés (23), et la libération des prisonniers, surtout de ceux qu’on avait envoyés aux galères. Cependant Philippe de Savoie, comte de Raconis, ayant consenti à porter aux pieds de la duchesse les griefs des Vaudois, cette excellente princesse, après avoir encore appelé auprès d’elle le vénérable pasteur Noël d’Angrogne, obtint le redressement de tous les torts et la stricte exécution du traité. (Voir, pour tout ce chapitre, Gilles,… chap. XI à XXVIII. — Léger,… IIme part., p. 29 à 40.)
(23) – Cette restitution rencontrait surtout des entraves à Bubbiana, à Fenil et à Campillon, petites villes de la vallée de Luserne, à l’extrême frontière, vers la plaine.
La persécution avait duré quinze mois, dont sept de guerre acharnée.
Quittons maintenant les vallées du Piémont et transportons-nous dans une de leurs anciennes colonies, en Calabre, pour assister à son entière destruction.