J’arrive maintenant aux attaques plus précises dont mon livre a été l’objet ; et je commence par l’accusation capitale qu’a lancée mon antagoniste le plus prononcé. Cette accusation qui surprendra peut-être la plupart de mes lecteurs comme elle me surprit moi-même, est celle de mysticisme, synonyme, en fin de compte, aux yeux de ce critique, de subjectivisme et d’incrédulité. C’est au nom de la stricte orthodoxie scripturaire que M. de Gasparin, qui s’en pose le défenseur, la formule et la développe.
Le mot « mysticisme » appartient à cette classe d’expressions malléables, flexibles, à plusieurs sens, dont la destinée est singulière et étonnante. Chaque époque a, dans le domaine religieux, un ou plusieurs termes de ce genre, marqués au sceau d’une monnaie courante, rendant le commode service de jeter un discrédit souverain sur ce que l’on est convenu de proscrire, et dont on veut sans plus de façon se débarrasser. De ce genre est aujourd’hui en Allemagne le mot « Piétisme ». Pour des milliers de gens qui n’ont du piétisme ni une idée historique, ni une idée philosophique, ce mot vient à point nommé pour désigner en général une tendance mauvaise et dangereuse, et en tout cas quelque chose d’étrange et de fort bizarre. En définitive, et quoiqu’on applique individuellement le mot « piétisme » à des choses fort différentes, à cause du point de vue particulier auquel on se place, on s’accorde à flétrir par cette expression l’excès prétendu de foi ou d’austérité chrétienne qui nous blesse dans les autres. C’est dans ce sens qu’il y a quelques dizaines d’années le mot mystique était aussi employé parmi nous. C’était un incommode superflu de foi qu’on voulait stigmatiser par cette épithète, de cette foi qui, solidement basée sur le cœur et sur la pensée, luttait contre le rationalisme alors dominateur ; et il s’en fallut de peu, comme le dit fort bien Nitzsch, qu’en ce temps Herder, Hamann, Claudius, et presque Lessing, Kant, et Fichte, ne fussent marqués du sceau réprobateur de mystiques.
Heureusement il n’en est plus ainsi de nos jours en Allemagne. Le mot de mystique n’y est plus si aveuglement jeté à la tête des croyants comme une parole d’injure, et l’on a l’habitude de désigner plus justement les théologiens qu’on appelait autrefois de ce nom. La cause en est dans la connaissance plus approfondie à laquelle on est arrivé des deux côtés, et qui a appris aux uns et aux autres à établir des distinctions légitimes. On s’est mis à étudier avec plus de soin l’histoire de la Mystique, et à mieux connaître ses vrais représentants de tous les siècles, sous le double rapport de leurs personnes et de leurs doctrines. On a pris l’habitude de bien distinguer les phénomènes divers que nous présente ce champ de l’histoire et de la vie humaine, et de n’y pas confondre les sains avec les morbides, et les naturels avec les artificiels. On a appris à apprécier la haute importance de la Mystique à certaines époques, et notamment son étroit rapport avec la réformation allemande. A la clarté de ces études historiques, on a mieux défini et plus solidement fixé l’idée de la Mystique. Et après tous ces travaux, les esprits sincères et ceux qui n’étaient pas complètement fermés à toute lumière, ont dû se dire : Les théologiens modernes, à la fois savants et croyants, ne sont pas des mystiques ; ou, s’ils le sont, ils me sont que ce qu’ont été les théologiens chrétiens et vivants de toutes les époques, parce que certaines parties du christianisme en renferment à la fois la raison et la justification.
Mais il en est autrement en France. Il y a sous ce rapport une différence générale très remarquable entre l’esprit germain et l’esprit roman. En effet, tandis que celui-ci se plaît au dehors, et cultive avec succès les choses de la vie extérieure, au milieu desquelles, il faut bien le dire, il ne lui arrive que trop aussi de se dissiper et de s’égarer ; le premier, plus enclin à se recueillir, aime surtout à développer la vie intérieure. Aussi l’esprit roman, en général, et l’esprit français en particulier, brillent avec éclat par les forces de l’intelligence et de la volonté ; tandis que l’esprit germain, et plus spécialement l’esprit allemand, sont revêtus d’un caractère intime et profond. Il n’y a même qu’un mot allemand qui puisse bien exprimer ce caractère, c’est celui de : das Gemüth (l’âme), qui désigne cette unité profonde de la vie intérieure où le sentiment, actif, fécond, et constant, et non pas seulement passif et mobile, occupe une place importante. On comprend dès lors que la Mystique, qui représente le principe de la vie intime, et qui a son origine dans le Gemüth, ait plus d’affinité avec l’esprit allemand, et soit moins accessible à l’esprit français dont la tournure peut être facilement changée en hostilité contre elle.
Les grandes périodes historiques de la vie et de la pensée chrétienne, auxquelles le génie national apporte son concours et aussi son cachet, viennent confirmer cette remarque. Jetez un coup d’œil sur les deux tendances capitales de la théologie au moyen âge ; la Scolastique qui ne parlait que latin et qui trônait à Paris, n’est-elle pas un produit de l’esprit roman ? et la Mystique au contraire, qui parlait soudain au cœur du peuple, dans la langue du peuple, et dont la grande vallée du Rhin allemand fut le berceau, n’est-elle pas un fruit de l’esprit germain ?
Il en fut de même, quoique sous une autre forme, au seizième siècle. Les chefs de la réformation firent passer leur esprit dans leurs églises respectives. Sans doute l’élément mystique n’est pas étranger à Calvin, comme on peut l’établir par de nombreux passages de ses écrits. Luther de son côté n’est pas mystique au sens étroit du mot. Mais il est pourtant certain et vrai que ce dernier tient très positivement par le côté intérieur de sa vie chrétienne à la mystique de Tauler, de Gerson, de la théologie allemande, de Staupitz, et qu’il l’a richement cultivée et développée dans sa propre théologie ; tandis que Calvin, formé sous une autre influence, a mis à la base de tout son système beaucoup plus le principe de la dépendance absolue de l’homme à l’égard de Dieu, que celui de son union avec Lui. Et cette différence d’esprit s’est naturellement prolongée dans le développement doctrinal des deux Églises. L’une, la nôtre, a formellement légitimé la Mystique en acceptant comme article de foi la doctrine de l’union mystique avec Dieu (unio cum Deo mystica) ; l’autre, la réformée, a au contraire, et notamment en France, éloigné ce point dogmatique en mettant à sa place l’immutabilité du décret du salut, et le don de la persévérance (donum perseverantiae), du côté de Dieu, et la ferme certitude du salut avec la pleine assurance de la consolation, (certitudo salutis et firma consolatio) du côté du croyant élu.
Si nous ajoutons que les protestants français n’ont pas fait dans la même mesure que nous ces études historiques qui pouvaient les conduire à une plus saine et plus juste appréciation de la Mystique, cette nouvelle cause unie à la différence d’esprit national que l’histoire confirme si bien, nous expliquera parfaitement leur préjugé et leur antipathie contre elle. Il se pouvait donc que M. de Gasparin, en employant le terme de mystique dans un sens peu flatteur, s’appuyât sur une disposition profondément enracinée et très répandue parmi ses concitoyens. Mais il est digne de remarque qu’il fait, lui le champion de l’orthodoxie, exactement la même chose, quoique dans un autre sens, que le rationalisme vulgaire chez nous, il y a quelques dizaines d’années. Pour lui le mysticisme n’est pas un superflu antirationaliste de foi, mais un minimum de foi, et encore un minimum tout enveloppé de rationalisme ; et s’il fait entre le mysticisme et l’incrédulité une différence, c’est au désavantage du premier.